La Logique de l’assertion pure/Chapitre premier

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Presses universitaires de France (p. 1-19).




Chapitre Premier


L’EXPÉRIENCE LOGIQUE

I) Les relations de la logique ne forment pas un monde transcendant, soit supérieur à l’univers de l’expérience, soit en marge de celui-ci, suivant la valeur qu’on lui attribue : « La pensée logique ne forme pas au-dessus de la pensée concrète, une sorte d’univers surnaturel »[1], déclare M. Poirier.

Cette affirmation se justifie par les trois ordres de considérations que voici :

1° Les produits intellectuels justiciables du tribunal d’une logique quelque peu sévère, sont peu nombreux et soumis à certaines conditions restrictives. Il est sans doute impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre les créations verbales pétries de contradictions et de non-sens et les démonstrations les plus cohérentes des mathématiciens les plus exigeants : des unes aux autres, on passe par une série de dégradés et de nuances et seuls les extrêmes forment un contraste vraiment choquant.

Dans tous les domaines la pensée procède par « gros paquets », par allusions souvent rapides, par termes approximatifs et par raisonnements globaux ; ce n’est que lorsque, par l’effet des contradicteurs ou des opposants, le souci de vérification surgit, que l’on en vient à « déliter » ces blocs, à les analyser pièce par pièce et à les reconstruire proposition par proposition. Ce qui finalement résiste à l’effort critique, constitue un système de relations ou de propositions s’appuyant soit à des faits précis, soit à des notions bien définies sur lesquels le raisonnement logique a vraiment prise.

Ce n’est qu’au prix d’une véritable ascèse intellectuelle que la science, cette œuvre collective des générations, prend solidement corps et donne progressivement à ses créations la forme précise, claire et rigoureuse que requiert la pensée logique. Et même dans ces domaines privilégiés, subsistent bien des difficultés et de multiples défaillances, témoin aujourd’hui non seulement les difficultés auxquelles se heurte une véritable théorie du raisonnement mathématique, mais encore toutes les confusions et les obscurités des logistiques modernes.

Il convient donc de distinguer avec soin entre l’effort logique immanent à l’activité intellectuelle soucieuse de vérification, et la logique comme discipline spéciale issue de la réflexion sur ce labeur. L’idée même d’une pensée rigoureusement logique est davantage un idéal et une vection qu’une réalité intellectuelle acquise.

2° Au point de vue génétique, la pensée logique est soumise à une série de conditions préalables de nature psychique que les belles études de J. Piaget[2] surtout sur la genèse du raisonnement enfantin ont mises en pleine lumière. Les vues de Piaget que nous ne saurions même esquisser ici, sont essentielles et méritent plus d’attention non seulement de la part des psychologues, mais des logiciens, qu’on ne leur en a consacré jusqu’ici.

Ces conditions préalables à la logique de l’adulte surgissent au fur et à mesure du développement intellectuel de l’enfant. Ne retenons de tous ces faits, qu’un seul qui nous semble particulièrement important, à savoir la distinction capitale entre expérience mentale et expérience logique. Celle-là « est la construction d’une réalité et la prise de conscience de cette réalité » ; celle-ci « est la prise de conscience et le réglage du mécanisme lui-même de la construction ». La première est irréversible d’où le syncrétisme et la transduction, la seconde seule est réversible. « Ce réglage, qui caractérise l’expérience logique », conclut l’auteur, « a sur l’expérience mentale des conséquences considérables : c’est de la rendre réversible, c’est-à-dire de conduire le sujet à ne plus poser que des prémisses susceptibles de soutenir entre elles des relations réciproques et de rester chacune identique à elle-même pendant l’expérience mentale[3]. »

3° Historiquement enfin, la première codification de la logique par Aristote, c’est-à-dire la première expérience logique opérée systématiquement qui aboutit à la théorie du syllogisme, s’appuie d’une part à des présuppositions ontologiques et d’autre part aux démonstrations en forme des géomètres grecs, notamment à celles d’Euclide dans ses Éléments ; elle est à proprement parler une théorie de la démonstration géométrique comme l’a montré M. L. Brunschvicg dans ses Étapes de la Philosophie mathématique.

Plus tard la renaissance d’un effort de création logique surgira chez les cartésiens et notamment chez Leibniz, le créateur à la fois du calcul infinitésimal et de l’idée d’une « caractéristique universelle » ; puis l’effort le plus récent des logisticiens est parallèle à l’arithmétisation de l’analyse et à des prétentions à tout déduire à partir d’axiomes. Logistique et axiomatisation sont parallèles.

Ce parallélisme est frappant entre les progrès de l’analyse mathématique et ceux de la logique ; il s’explique par le fait que les mathématiques exigent des démonstrations rigoureuses : plus elles deviennent complexes et difficiles, plus les exigences logiques croissent en fait de démonstrations.

En un mot analystes et géomètres ont dû commencer par constituer effectivement une pensée qui présentât un aspect logique très marqué, très apparent, pour que les philosophes tentassent de réfléchir aux conditions logiques de la démonstration et qu’une expérience proprement logique devînt possible.

La pensée logique concrète, s’exerçant dans des domaines privilégiés, a historiquement conditionné non seulement la naissance de la logique mais ses développements postérieurs.

II) Du fait que les relations logiques ne constituent pas un monde transcendant, inversement ne serait-on pas tenté de les ramener à un système de relations purement empiriques ? Mais on ne peut invoquer ici aucun tiers-exclu entre a priori et a posteriori ; il s’agit en réalité des pôles extrêmes de la pensée, de deux limites supérieures et inférieures à l’effort intellectuel et non de réalités déterminées une fois pour toute.

Suivant le Vocabulaire philosophique, « on appelle a posteriori les connaissances qui viennent de l’expérience ou qui en dépendent ; a priori celles qui en sont indépendantes, au moins relativement, c’est-à-dire que l’expérience suppose, et ne suffît pas à expliquer, alors même qu’elles n’ont d’application que dans l’expérience. A priori ne désigne donc pas une antériorité chronologique (psychologique), mais une antériorité logique ».

Constatons tout d’abord que ces deux notions sont définies en fonction de celle d’expérience qui les suppose à son tour ; suivant le même Vocabulaire philosophique, l’expérience au sens gnoséologique désigne « l’exercice des facultés intellectuelles, considéré comme fournissant à l’esprit des connaissances valables qui ne sont pas impliquées par la nature seule de l’esprit, en tant que pur sujet connaissant ».

Ensuite on distingue entre antériorité logique et antériorité chronologique (ici psychologique) ; l’une est relation de principe ou de condition à conséquence, l’autre consiste dans la relation d’avant et après. Ainsi le principe peut suivre chronologiquement la conséquence, bien que celle-ci soit logiquement, c’est-à-dire du point de vue de la construction intellectuelle, antérieure à celui-là : la coexistence des deux notions n’est intelligible que dans leur relation au double plan logique et mental (supra, I, 2°).

La psychologie moderne a fourni la preuve que, à chaque niveau de l’intelligence, correspondent des structures déterminées qui servent à appréhender et à interpréter les données empiriques ; celles-ci sont a posteriori par rapport à ces structures qui sont à leur tour a priori relativement à l’acquis empirique. L’expérience consiste donc dans une assimilation de l’a posteriori à l’a priori et dans l’adaptation de celui-ci à celui-là ; nous distinguons donc entre l’expérience qui est activité où la double fonction de l’esprit et de la matière empirique coexiste et l’empirique qui ne désigne que les apports externes résultant de l’interaction des mécanismes nerveux et de l’univers physico-social. La notion du « pur sujet connaissant » n’est que la limite supérieure au processus de spiritualisation, de même que celle de « l’empirique pur » en constitue la limite inférieure.

Ainsi l’expérience se définit, dans l’état actuel de l’épistémologie à la fois par rapport à l’a posteriori et à l’a priori ; ce sont notions corrélatives qui n’ont pas le caractère d’absolu, mais se déterminent l’une l’autre et se réfèrent toujours, suivant tel rapport défini qu’elles soutiennent entre elles, à un certain niveau d’intelligence : les a priori de l’adulte ne sont pas ceux de l’enfant, ni les a priori du civilisé ceux du sauvage. L’a priori marque la prépondérance des structures spécifiques de l’intelligence sur celles de l’expérience actuelle et de ses références à l’a posteriori constatable ; l’a posteriori, la prépondérance des acquisitions de l’expérience conservant leurs caractères de données relativement extérieures à l’effort intellectuel.

La seule chose que l’on puisse dire, sans chance appréciable d’erreur, est qu’il existe un esprit qui se révèle à lui-même dans l’effort qu’il accomplit pour vaincre les résistances qui s’opposent à son action d’intelligibilité et qu’il y a un univers physico-biologique sur lequel s’appuie cette activité spirituelle. Ajoutons que les termes eux-mêmes d’activité, d’expérience, de matière, d’esprit, de forme, etc., ne sont jamais réductibles à une définition décisoire précise ; qu’ils restent fonction de l’usage qui en est fait et surtout des rapports qu’ils soutiennent entre eux.

Dans ces conditions nous distinguerons entre un a priori fonctionnel se référant à l’acte même d’intelligence irréductible à quoi que ce soit d’autre, dans son opposition à tout ce qui ressortit aux notions de nature, d’inertie, de réalité physique ou biologique, et les a priori structuraux comme les schèmes, les formes, les catégories du jugement que l’esprit élabore en connexion avec l’empirique et qui lui servent d’instruments gnoséologiques. L’a posteriori désigne soit l’acquis de la connaissance issu des données empiriques, soit ce qui dans la connaissance organisée conserve son caractère empirique.

Les notions d’a priori et d’a posteriori s’appuient à la distinction solidement établie, au niveau du sens commun de l’adulte civilisé, entre le moi et le non-moi, le sujet pensant et les objets pensés, distinction que la philosophie cartésienne a symbolisée sous les formes antinomiques de la pensée et de l’étendue et qui constitue le fondement même sur lequel s’est élevée la philosophie moderne.

Si donc les progrès de la réflexion et de la psychologie ont ôté à l’opposition entre a priori et a posteriori, esprit et matière, interne et externe, etc., leurs caractères tranchés de termes ayant chacun son existence propre et les ont ramenés à des couples corrélatifs dont les valeurs d’ensemble varient suivant la forme de corrélation reconnue vraie à chaque niveau de connaissance, les arguments mêmes qui ont servi à cette transformation d’optique, impliquent à leur tour cette opposition ramenée à des proportions raisonnables.

Autrement dit, on ne peut établir de façon rationnelle, la relativité de ces notions opposées, qu’à la condition d’en supposer l’existence même à la source des arguments qui servent à modifier leurs formes classiques.

En un mot, l’esprit n’est intelligible à lui-même qu’à la double condition d’avoir confiance dans sa propre existence et de ne point contester les réalités qui ne lui sont point réductibles : esprit et nature, forme et matière, a priori et a posteriori sont des termes irréductiblement antinomiques.

Étant constaté que ni la conception d’une transcendance logique, ni les conceptions empiristes ne fournissent de base solide à une théorie de l’expérience logique, c’est dans une doctrine même de l’intelligence qu’il faudra la chercher.

III) L’intelligence se constitue en trois étapes qui se succèdent de telle façon que la seconde étape est conditionnée par la première et la dernière par les deux premières.

Elle prend d’abord la forme sensori-motrice, c’est-à-dire qu’antérieurement au langage, elle a pour fonction d’organiser mouvements et perceptions à l’aide de schèmes sensori-moteurs suivant un double processus d’assimilation et d’accommodation admirablement analysé par Piaget dans la Naissance de l’intelligence et dans la Structure du réel. Le contrôle des mouvements ainsi organisés qui tendent à se développer et à se compliquer en systèmes cohérents et de plus en plus automatiques sous la direction de schèmes condensateurs, s’intériorise progressivement. L’action intelligente liée à des fins intentionnelles, permet la création d’une vraie logique de l’action qui consiste dans les lois de l’exacte adaptation des moyens à la fin prescrite. Autrement dit il y a des lois de structure générale qui président à l’organisation sensori-motrice.

Ensuite s’édifie sur cette première organisation une seconde liée soit au langage soit à l’apprentissage de la langue. Le langage pose le problème très vaste du rapport entre signifiant verbal et signifié sensori-moteur, puis entre signifiants et signifiés verbaux : ainsi se constitue le plan proprement mental. L’esprit transpose sur le plan mental, sous forme symbolique cette fois, les pratiques de l’intelligence sensori-motrice, ce qui implique de nombreux décalages et des phénomènes de régression qui doivent être successivement vaincus. Le plan mental implique donc la substitution de la fonction symbolique à la fonction sensori-motrice de l’intelligence ; celle-ci crée l’objet mental et les relations entre objets mentaux. La langue pose un autre problème : l’être humain subit une langue que lui impose le milieu social ; on a justement dit que l’apprentissage de la langue était « prématuré » chez l’enfant. Or la langue a une structure grammaticale et une syntaxe qui constituent pour l’enfant une sorte de forme où sa pensée vient se couler, d’où les nombreuses inadaptations à la pensée adulte que manifeste celle de l’enfant. Cette langue est à son tour un produit séculaire de l’intelligence humaine : issue de l’intelligence symbolique, elle en constitue un produit qui varie avec les milieux sociaux et se cristallise dans des systèmes psycho-matériels qui « symbolisent avec » les objets physiques, avec les choses, suivant la belle expression leibnitienne.

Toutes les langues ont des traits et une structure commune et obéissent à des lois générales d’évolution. Comme Cournot l’a montré, la langue tend à se logiciser et à devenir, à partir de ses origines instinctives, un instrument au service de la pensée abstraite.

Il est donc incontestable que la langue, imposée à l’enfant dès son plus jeune âge par le milieu social, confère à la pensée de l’adulte une structure et des formes déterminées.

Toute éducation sensée consiste à adapter la fonction même du langage aux structures que la langue impose à la masse parlante ; il y a donc, dès que le plan mental est constitué, un problème d’adéquation entre l’expérience significatrice qui relève de la pensée et la traduction expressive qui relève du rapport de l’expression linguistique à l’expérience significatrice.

Enfin se constitue, grâce à « la prise de conscience », le plan normatif ; la pensée se réfléchit par le langage et fait retour sur elle-même grâce à l’expression matérialisée. Elle prend conscience des premières règles qui lui sont imposées par le milieu linguistique et tend à en faire des règles de conduite verbale, à l’image des règles de conduite pratique (issues de la stabilité relative du milieu vital et des habitudes qu’il suscite, renforcées par la vie en société et par les uniformités sociales). Mais le principe de la règle une fois conçu, il pourra s’appliquer à de nouveaux objets, se ramifier et s’amplifier indéfiniment ; issu de la vie sociale et des habitudes individuelles, il ne s’applique que postérieurement à la nature (apparition tardive de la notion de « loi » scientifique) ; le plan de l’intelligence normative se constitue le dernier.

Il est bien convenu que nous schématisons une évolution en réalité sinueuse et complexe puisque certaines règles notamment surgissent sous des formes embryonnaires dès le plan mental, mais ne deviennent utilisables que sur le plan normatif, parce que conscientes.

Ces plans successifs étant grossièrement établis, la notion même d’expérience logique pourra prendre un sens acceptable.

IV) La logique, comme discipline autonome, codifie les procédés que la pensée élabore au niveau d’une expérience soumise à des règles de construction, issues elles-mêmes de l’effort que font les diverses intelligences pour élaborer conjointement ou de façon convergente les données empiriques, issues du monde des perceptions. La logique ne se préoccupe pas de l’accord de la pensée avec son contenu, mais de l’accord de la pensée avec elle-même : elle n’est pas vérification directe mais vérification indirecte, au second degré. Elle est une discipline qui travaille sur une matière déjà profondément élaborée.

Cette discipline est à la fois descriptive et normative. Elle est descriptive, en ce sens qu’elle ne crée pas des règles arbitraires ou conventionnelles mais prend conscience de règles antérieurement jouées au niveau de la construction concrète, dans des domaines privilégiés (I, 1) et s’efforce de les décrire ou mieux de les traduire. Elle est normative en ce sens qu’elle doit construire ces règles dans un langage qui lui est particulier en procédant par schématisation et que ces règles une fois formulées servent à contrôler, à vérifier au second degré, les efforts ultérieurs. L’effort logique ressemble à une sorte de surface réfléchissante qui renvoie à l’esprit le dessin de ses opérations les plus formelles et générales, et facilite la prise de conscience de l’opération normative par l’entremise de la règle formulée.

C’est ici qu’apparaîtront avec le maximum de relief les caractères spécifiques de l’expérience logique : elle opère à la fois intuitivement et de façon purement formelle. Revenons pour le faire mieux saisir à la définition même de la pensée logique.

« Toute pensée logique est algorithmique, écrit M. Poirier, et consiste à construire, suivant des lois, des propositions formelles. Une proposition formelle n’est rien d’autre qu’une expression agencée avec des symboles élémentaires et canoniquement, c’est-à-dire suivant des schémas, des normes fixes[4]. » Le Vocabulaire philosophique déclare que la logique formelle (la seule qui nous intéresse ici) se réduit à traiter les concepts, les jugements et les raisonnements comme le mathématicien traite les objets de sa science, en déterminant in abstracto, indépendamment de leur contenu, sous quelles conditions ils s’impliquent ou s’excluent ».

Alors que la règle naît en général de spécifications concrètes, elle se constitue par schématisation sur le terrain purement logique. La logique substitue aux propositions ayant un sens propre, un contenu de signification de simples algorithmes qui jouent le rôle de pions sur un échiquier mental. Elle a commencé par procéder par exemplification, les propositions utilisées n’ayant qu’une valeur conventionnelle comme dans le syllogisme. (Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel.) Puis vient la lettre comme substitut de la proposition (Darii), pour aboutir finalement aux substituts de substituts qui pourront être ultérieurement spécifiés en propositions, relations, classes, etc. Elle procède, sur ce point, comme les algébristes.

Ensuite elle caractérise les opérations elles-mêmes par des symboles qui doivent être univoques, respecter le principe de permanence et réglés de façon précise. C’est ici que surgissent les difficultés véritables, sous-estimées par les logisticiens, comme nous essaierons de le montrer dans les deux chapitres suivants. En effet il y a d’une part l’opération effectuée sur les symboles littéraux : implication, négation, exclusion, etc., et il y a d’autre part leur formulation en algorithmes réglés. Une opération est formalisable lorsque le logicien peut traduire intégralement l’acte opératoire dans une symbolique dépourvue d’ambiguïté, dans la mesure où la formule recouvre l’acte opératoire. Nous montrerons plus loin que la formalisation proprement dite, au sens mathématique du mot, ne commence pas au niveau des opérations fondamentales, mais au delà de ce premier acte intensif.

M. Poirier, dans sa judicieuse critique du mot intuition, parle du « sens intuitif opératoire » concernant « le maniement des symboles, dont certains sont « irréductibles et non-formalisables » [5] et plus loin il déclare que « les symboles ainsi mis en jeu doivent avoir un sens logique opératoire, c’est-à-dire se prêter… à certaines constructions ».

En un mot, ce qu’on ne peut éliminer de l’expérience logique, en dépit des incertitudes du mot « intuition », c’est précisément la conscience intuitive d’une opération intellectuelle s’exerçant sur une matière si subtile et si raréfiée qu’elle ne saurait détourner l’esprit de la conscience même de l’opération au profit du contenu, de la signification concrète comme il arrive d’ordinaire.

Elle s’efforce ensuite de construire à l’aide de ces symboles littéraux et opératoires tous les types de raisonnements ; ces constructions sont au raisonnement concret dans le même rapport que les diverses épures à l’objet qu’elles représentent : elles se bornent à une schématisation abstraite.

La logique implique donc une pari d’invention symbolique et même d’artifices, en ce sens qu’elle crée un langage symbolique qui lui est propre, mais elle n’est pas pour cela un système de relations conventionnelles arbitraires ou empiriques. Le facteur décisoire qui ne peut être négligé, est limité par la prise de conscience d’opérations réellement effectuées par l’esprit. L’expérience logique est donc une expérience de signification au second degré, qui se dégage de l’expérience au sens gnoséologique défini plus haut, mais elle ne prélève sur les constructions opérées au préalable par l’esprit que ce qui caractérise l’effort de cohérence formelle. En ce sens précis, elle relève de l’a priori et tend à dégager ce qui dans l’activité intellectuelle constitue l’import irréductiblement spirituel ; mais l’expérience logique est a posteriori en ce sens tout d’abord qu’elle opère sur une matière préalablement élaborée où entrent des éléments issus d’une réaction de l’esprit sur les choses et dans le sens ensuite qu’elle implique prise de conscience d’opérations réellement effectuées.

« Le problème de la logique, déclarait M. Goblot, est de déterminer quelles sont les conditions d’une activité purement intellectuelle… En isolant l’intelligence, en l’obligeant à travailler seule, nous avons déterminé le domaine de la logique, et nous l’avons taillé dans celui de la psychologie[6]. » La formule est séduisante, mais elle ne nous satisferait qu’à la condition de parler « d’une activité purement formelle » de l’intelligence, car il est bien difficile de réaliser l’idéal d’une intelligence pure. Pascal ne déclarait-il pas que « même les propositions géométriques deviennent sentiments, car la raison rend les « sentiments naturels et les sentiments naturels s’effacent par la raison » [7], en un langage qui n’est plus tout à fait le nôtre ? Ensuite nous dirions, au lieu de « en l’obligeant à travailler seule », en l’obligeant à travailler sur une matière réduite à des algorithmes dépourvus de signification intrinsèque.

V) La difficulté qui subsiste en fait pour le logicien est précisément cet effort d’adéquation entre l’acte opératoire et l’image formelle qu’en donne l’expression algorithmique ; il s’agit ici d’une difficulté non théorique mais pratique qui est progressivement vaincue au fur et à mesure des progrès créateurs de la logique. C’est le fait crucial de l’expérience proprement logique ; le progrès de la logique est fonction de l’information du logicien comme de sa puissance de réflexion et d’analyse proprement logique. La mathématique peut fournir et fournit à cette réflexion une matière d’autant plus précieuse qu’elle est plus élaborée par l’esprit, mais logique et mathématique ne se confondent point pour cela. Il y a même un risque sérieux pour le logicien à imiter de façon servile les méthodes de l’algébriste, à s’abandonner de façon unilatérale à la pente des automatismes du calcul logique, sans un effort constant pour les confronter avec cette expérience de signification logique que nous avons essayé de décrire. M. Poirier a rendu un grand service aux logiciens en insistant sur ces questions fondamentales que la logistique a, semble-t-il, perdu de vue. Nous aurons l’occasion de le confirmer aux chapitres suivants par des exemples concrets et précis.

« La plupart des axiomaticiens, écrit-il, ont une philosophie de la logique un peu schématique. Il semble, à les lire, qu’elle constitue un mécanisme mental parfaitement défini et achevé, si bien que, dès qu’une notion s’y trouve incorporée, par le détour d’une formalisation plus ou moins fictive, elle se trouve transfigurée, élevée en dignité, presque idéalisée[8]. »

Mais ailleurs M. Poirier, qualifiant fort justement l’expérience logique d’« expérience combinatoire méthodiquement dirigée », compare la logique à « une « sorte de physique synthétique, physique des signes discontinus et de leurs assemblages, qui ne dépend pas de leur forme exacte, mais seulement, si l’on peut dire, de leur structure topologique… La logique, comme la géométrie, conclut-il, « requiert une physique des signes solides » [9].

Au titre d’image ou de métaphore, nous acceptons la comparaison entre logique et physique, à l’expresse condition qu’on ne laisse point s’y glisser de présupposition ontologique : autres en effet sont les symboles littéraux ou opératoires du logicien et les objets du physicien. Ceux-ci sont, à leur origine du moins, liés à l’existence de choses, de réalités physiques ; ceux-là sont simplement la cristallisation verbale d’actes opératoires, stratifiés à la longue, ou des repères topologiques, comparables aux cases d’un damier.

C’est une question de métaphysique que de trancher dans un sens ou dans l’autre, suivant qu’on ramènerait finalement les premiers aux seconds, ou l’inverse. Pour une philosophie de la logique, la question doit demeurer ouverte. L’objet logique et l’objet physique ont en commun une certaine stabilité mais on ne peut parler de la logique comme d’une « physique de l’objet » sans courir le risque d’inextricables confusions.

Insistons sur un dernier point ; soit sur la permanence relative des relations fondamentales issues de l’expérience du logicien. Elles ont la vie beaucoup plus dure que ne tentent de le faire croire ceux qui se laissent hypnotiser par l’idée « héraclitéenne » du changement perpétuel.

Cent fois la logique aristotélicienne a été mise et remise sur le métier ; peu de disciplines intellectuelles ont été aussi souvent prises et reprises sur toutes les coutures. Or l’édifice du syllogisme, en tant que syllogisme, subsiste ; si l’on s’attache à l’énoncé des relations elles-mêmes et non à leur portée épistémologique — ce qui est très différent — on devra bien admettre qu’après les remaniements de l’époque médiévale (qui ont à bien des égards cédé à l’erreur des méthodes purement automatiques), après les admirables analyses de Lachelier, celles de M. Goblot et Lalande, le syllogisme a fait ses preuves en tant que logique des propositions prédicatives.

Les principes de contradiction, d’identité et du tiers exclu, convenablement interprétés, n’ont point été ébranlés en tant que tels.

Seulement l’analyse des opérations fondamentales que nous allons tenter à nouveau, s’est singulièrement précisée et d’autres opérations ont pu être traduites en langage algorithmique : la logique moderne est née de cet effort de retour à l’expérience logique à partir d’une matière beaucoup plus élaborée et raffinée. Ce qui a été modifié ce n’est donc guère les relations anciennement découvertes, mais la perspective même de ces relations, grâce aux découvertes postérieures ; la formulation s’en est sensiblement améliorée et surtout différenciée, mais il serait faux de déclarer, comme certains le font avec emphase, que la logique classique est périmée : périmée dans ses interprétations, sa philosophie et sa perspective d’ensemble, fort probablement, mais nullement dans son fond résistant et durable.

Si l’on ne s’attache qu’au mécanisme des dix-neuf modes du syllogisme et aux quatre figures (dont les partisans de l’école de Lachelier ne retenaient que les quatorze premiers constituant les trois premières figures), on constatera que seuls Bramanlip, Darapli et Felapton ont été contestés comme tels, puisqu’ils concluent de deux universelles à une particulière ; la réduction fort ingénieuse qu’en a tentée un Padoa, les ramène finalement à la forme en Barbara. « Il nous reste donc seulement le syllogisme en Barbara, c’est-à-dire la propriété transitive du signe () de l’implication, ou syllogisme en forme collective[10]. »

Les relations n’étaient donc point erronées comme telles, ce qui était erroné c’était la valeur qu’on leur attribuait dans la théorie de la démonstration : les découvertes récentes ont entraîné un déplacement essentiel de valeur, non une modification du mécanisme formel comme tel. Nos points de départ étant établis, nous pourrons aborder maintenant la question des opérations fondamentales, à caractère beaucoup plus technique.

  1. R. Poirier, Le Nombre, p. 14.
  2. J. Piaget, Le Jugement et le raisonnement chez l’enfant, notamment ch. V : Résumé et conclusions.
  3. Idem, p, 312.
  4. Op. cit., p. 13.
  5. Op. cit., p. 13.
  6. E. Goblot, Traité de Logique, § 7, p. 22.
  7. Pensées et Opuscules, p. 373, Ed. Brunschvicg.
  8. Op. cit., p. 6
  9. Op. cit., p. 14.
  10. A. Padoa, La Logique déductive, §§ 104 et 103.