La Logique subjective/Chapitre III

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Traduction par H. Sloman et J. Wallon.
Ladrange (p. 57-98).
CHAPITRE III.
DU SYLLOGISME Ou RAISONNEMENT.

La dernière forme que prennent les jugements idéals en se développant, et que nous avons nommé, apodictique, comme lorsque nous disons : Cette maison bâtie de telle ou telle manière est belle ou n’est pas belle, cette forme est déjà presque un syllogisme ; car le syllogisme ne fait que mettre au jour ce que le jugement tient caché dans son sein. Nous venons de voir, en effet, que le général, le particulier et l’individuel, dont la réunion constitue l’essence propre de l’idée, sont implicitement contenus dans le jugement apodictique, tandis qu’ils sont expressément énoncés dans la forme appelée syllogisme qui les exprime ouvertement tous les trois, et qui les tire des formes antérieures appelées notions et jugements, où ils étaient comme ensevelis et cachés sans pouvoir se manifester au dehors. La forme du syllogisme est donc le développement ou le produit de la première forme nommée notion, se combinant avec la seconde appelée jugement. Elle nous offre l’idée devenue identique à la réalité, et parvenue à ce point de son évolution où les différences formelles, qui distinguaient encore les notions et les jugements, s’évanouissent en se rencontrant ou en se corrigeant l’une l’autre.

Or, si nous avons pu dire au précédent chapitre que les choses sont des jugements réalisés, à plus forte raison pouvons-nous dire maintenant qu’elles sont des syllogismes vivants. Car le syllogisme n’est point quelque chose créé par la raison à côté d’autre chose, mais au contraire, toute chose conforme à la raison est un syllogisme. Ainsi, par le même motif que, tour à tour, nous avons eu le droit de dire que l’absolu ou Dieu est une notion, puis un jugement, nous avons à présent celui de dire qu’il est un syllogisme, ou en d’autres termes, le général ou l’universel qui, par le moyen du particulier, devient l’individuel.

Sous la forme primitive de notion, l’idée ou la chose actuelle, c’est-à-dire actuellement présente à l’esprit, est une. Puis, divisée en ses parties constitutives (de général et d’individuel) sous la forme de jugement, elle revient, sous celle de syllogisme, à son unité ou à sa totalité essentielle.

Nous avons vu précédemment que l’objet propre de tout jugement est de nous montrer que l’individuel I est le général G ; ce que nous avons ainsi formulé :

I — G.

Le syllogisme exprime exactement la même chose ; et de là vient que, dans sa conclusion, le sujet se nomme petit-terme ou terme mineur, et le prédicat grand-terme ou terme majeur. Par ces expressions, les logiciens ont pour ainsi dire avoué, malgré eux, ce que nous venons d’exposer. Mais si le syllogisme dit la même chose que le jugement, il ne l’exprime pas de la même manière. Dans le jugement, toute la force de la vérité porte sur la copule est. Le syllogisme affirme d’une manière plus catégorique ou plus expresse, en substituant à la copule est un terme intermédiaire qui en développe ou en exprime pour ainsi dire le contenu. Ce nouveau terme que le syllogisme introduit se nomme moyen-terme, son rôle étant d’unir les extrêmes du syllogisme, en prenant cette forme développée que n’a point la copule est, chargée de remplir le même office dans les jugements.

Cette expression de moyen-terme semble rappeler, par son étymologie, quelque connexion avec l’idée d’espace, et nous porte à croire qu’il y a entre les deux extrêmes, mineure et majeure, sujet et prédicat, un éloignement ou une lacune que ce moyen-terme est appelé à remplir. Mais, en réalité, le rapport ou le lien entre les extrêmes est bien plus intime que ce mot de moyen-terme et que cette idée d’espace ne le font supposer. Au début cependant, et dans les premières formes de syllogismes que nous allons étudier, il faut avouer que ce rapport est presque aussi superficiel que l’expriment l’idée d’espace et le mot de moyen-terme. Mais en avançant peu à peu, nous le verrons se rapprocher et devenir de plus en plus intime. Dans les premières formes du syllogisme, le moyen-terme unit pour ainsi dire une chose à une autre, tandis que, dans les dernières formes où nous conduit la force dialectique, il unit le sujet à lui-même.

Il n’est point dans la nature du syllogisme d’être nécessairement formulé par une trilogie, c’est-à-dire par deux prémisses et une conclusion, ou d’avoir, en d’autres termes, un jugement majeur, exprimant une proposition générale et contenant le terme majeur et le moyen-terme ; un jugement mineur, exprimant une proposition particulière et contenant le moyen-terme et le terme mineur ; en lin une conclusion qui les embrasse toutes les deux, puisqu’elle unit le terme mineur an terme majeur. En dehors de la logique, toutes les choses subsistantes sont bien, sans aucun doute, des syllogismes réalisés, et elles n’ont pas besoin, pour être telles, de nous faire apparaître, au moyen de ces trilogies, leurs membres disjoints, ou de se réaliser sous nos yeux, d’abord comme expression d’un rapport entre le général et le particulier, ensuite et séparément comme expression d’un autre rapport entre le particulier et l’individuel, et qu’enfin ces deux premières formes fassent naître un troisième rapport contenant seul en lui-même le général et l’individuel.

Mais il est également hors de doute que le syllogisme n’est point, ainsi qu’on le croit d’habitude, un artifice ingénieux de l’esprit, ou comme un pis-aller qui supplée sa faiblesse à défaut d’autre, et tel qu’il pourrait s’en passer si notre entendement était mieux fait. Bien loin de là, c’est au contraire la nature des choses et de la vérité elle-même d’être un syllogisme, c’est-à-dire une unité ou totalité dans laquelle le général et l’individuel s’unissent ou se confondent par le moyen du particulier.

Comparée à la forme du jugement, qui est moins complète qu’elle et par conséquent relativement fausse, la forme du syllogisme est lionne ou parfaite. En se développant, la copule est du jugement est devenue le syllogisme. Le vide que ce mot est laissait en quelque sorte entre les extrêmes se trouve rempli par son équivalent ou par son contenu.

Dans la marche que la force dialectique nous fera suivre, nous rencontrerons trois formes de syllogismes correspondants à nos trois formes de jugements : le syllogisme qualitatif ou de simple aperception, le syllogisme réfléchi et le syllogisme nécessaire.

I. — première forme.
Syllogisme qualitatif ou de simple aperception.

Ce syllogisme nous dit dans sa conclusion que l’individuel est le général,

I — G.

en se servant du particulier comme de moyen-terme cuire l’un et l’autre :

I — P — G.

Ce qui veut dire que l’individuel est subordonné ou compris dans le particulier, qui l’est à son tour dans le général. En d’autres termes, ce syllogisme nous montre que le particulier est uni à l’individuel comme le gênerai l’est au particulier ; le rapport de P à I est le même que le rapport de G à P. Le moyen-terme est donc ici le particulier P, qui figure dans les deux prémisses avec un rôle différent. Il est sujet dans la majeure et prédicat dans la mineure. Par là, l’idée se trouve divisée en ses deux éléments extrêmes, le général et l’individuel, entre lesquels elle se place aussi sous forme de particulier ou de moyen-terme.

L’individuel I est une chose quelconque dont le particulier P marque une des nombreuses qualités, comme le général G, à son tour, marque une des nombreuses qualités du particulier P. Ce syllogisme ne tient donc aucun compte de toutes les autres qualités que le particulier P et l’individuel I peuvent avoir, pour ne s’occuper que d’une d’elles marquée par le général G. De cette inattention il s’ensuit que ce syllogisme n’a rien de commun avec la vérité ; car à la place du moyen-terme P, on peut mettre une seconde, une troisième particularité, comme aussi placer la même proposition mineure sous un grand nombre de majeures différentes. La chose individuelle I sera toujours mise plus ou moins en rapport avec le général G ; mais on n’est point nécessité par cette forme de syllogisme à l’unir plutôt à l’un qu’à l’autre de tous les moyens-termes qui peuvent lui convenir, et toujours un moyen-terme différent ou une autre proposition majeure conduiront à un prédicat ou à un résultat différent. Or, non-seulement ces prédicats auxquels on arrive peuvent différer l’un de l’autre, mais il peut se faire aussi qu’ils soient tout bonnement contradictoires, quoique les prémisses et les conclusions soient, dans les deux cas, parfaitement irréprochables. Si du moyen-terme qu’une maison a été recouverte de couleur bleue, on déduit syllogistiquement qu’elle est bleue, le syllogisme est très-juste, et pourtant il peut se faire que la maison soit verte, ayant d’abord été recouverte de couleur jaune, ce qui seul nous conduirait à conclure qu’elle est jaune. Si du moyen-terme de sensibilité on conclut que l’homme n’a ni vertu ni vice, parce que la sensibilité en elle-même n’est ni vertu ni vice, le syllogisme est juste, mais la conclusion est fausse, attendu que l’homme n’est pas seulement un être sensible comme les animaux, mais qu’il est de plus intelligent. L’essence concrète de l’homme comporte à la fois le moyen-terme de sensibilité et celui d’intelligence. Du moyen-terme de la gravitation de la terre et des autres planètes ou comètes vers le soleil, on déduit logiquement que ces astres doivent tomber dans le soleil ; mais en réalité ils n’y tombent pas, parce qu’ils sont en même temps pour eux-mêmes mêmes des centres de gravitation, ou, comme on dit, parce qu’ils ont aussi une force centrifuge. Dans l’État, enfin, on peut du moyen-terme d’association tirer le communisme, et du moyen-terme d’individualité des citoyens tirer le suppression de l’État, afin de ne porter aucune atteinte à cette liberté individuelle ; suppression qui, pour le dire ici, a été poursuivie dans le cours du moyen âge en Allemagne, où le pouvoir de l’empereur a été détruit par les vassaux qui n’avaient en vue que ce moyen-terme de liberté, et ne tenaient pas compte du moyen-terme d’association.

L’imperfection de cette première forme de syllogisme est, comme on le voit, bien manifeste. Aussi n’y a-t-il rien de plus plaisant, en vérité, que ces syllogismes qui sont purement formels, puisqu’il n’y a point de raison pour qu’on prenne pour moyen-terme un particulier plutôt qu’un autre parmi tous les possibles. En telle sorte que quand bien même une déduction serait régulièrement suivie d’un bout à l’autre dans cette forme de raisonnement, on n’arriverait cependant à rien, attendu qu’on peut toujours y introduire d’autres moyens-termes, d’où se déduiraient tout aussi logiquement des conclusions diamétralement opposées. Les antinomies de Kant proviennent de cette latitude que laisse toujours cette forme de syllogisme.

On a tort d’attribuer cette imperfection ou cette incertitude aux matières contenues dans ces syllogismes, et de dire que la logique, ne s’occupant que de la forme, n’a point à s’inquiéter de ces matières. C’est au contraire la forme même de ces syllogismes qui les rend imparfaits et qui les oblige à n’exprimer qu’une partie de la vérité ; car c’est elle qui commande de ne prendre pour moyen-terme qu’une seule qualité ou relation des choses, entre toutes celles qui peuvent leur convenir. Et si la logique ne s’occupait, comme on le dit, que de la forme et non des matières du raisonnement, on pourrait peut-être en conclure qu’elle n’a pointa s’inquiéter du sujet que l’on choisit pour en faire le terme mineur ; mais on ne devrait jamais avouer que son devoir n’est pas de nous garer ou de nous défendre contre la possibilité d’arriver logiquement, sur le même sujet, à des conclusions contradictoires.

Les logiciens parlent volontiers de cette première forme de syllogismes, et même ils ne parlent guère que de celle-là. Il fut un temps où l’on ne croyait pas pouvoir s’en passer, et où l’on n’admettait un fait expérimental qu’après l’avoir soumis à cette épreuve et démontré par un syllogisme en règle. Mais nous venons de voir qu’on avait grand tort de se fier à cette manière de raisonner qui ne saurait contenir réellement la vérité. De nos jours on a renoncé à ces formules, et la logique, pour cela, est presque tombée en mépris. Il ne faut pas croire cependant que ces syllogismes ne soient d’aucune valeur. Nous en faisons sans cesse et à tout instant. Ainsi, quand en s’éveillant le matin, en hiver, on entend le bruit sec des voitures dans la rue, et qu’on en conclut intérieurement qu’il a gelé pendant la nuit, on use de cette forme de syllogismes dont les applications se répètent mille fois par jour. Et puisque c’est celle que nous employons le plus souvent, il n’est pas plus ridicule de s’y arrêter qu’il ne l’est de connaître les fonctions du corps ou la manière dont il absorbe ses aliments ordinaires. Sans contredit, il est pour le moins aussi grave de connaître la figure de ces syllogismes que de savoir qu’il y a plus de soixante espèces de perroquets et cent trente-sept environ de veronica, sciences pour lesquelles on parait avoir d’autant plus de respect qu’on en a moins pour la logique. L’art de plaider des avocats roule sur cette connaissance, comme aussi les disputes des diplomates, lorsque deux puissances viennent à occuper le même pays. La succession, la position géographique, l’origine du peuple ou sa langue, etc., sont autant de moyens-termes (P) qu’ils mettent en avant. Dans les plaidoyers des avocats, on a souvent, d’un côté, pour le demandeur, la lettre d’un contrat ou la nécessité de ne point se perdre dans le vague, et de l’autre, pour le défendeur, la bonne foi ou l’équité, c’est-à-dire la nécessité de ne point interpréter judaïquement la lettre du contrat, s’il en ressort par ce moyen un sens évidemment contraire aux deux parties contractantes ; ce sont là, disons-nous, les moyens-termes à l’aide desquels l’éloquence se donne carrière et fait de son mieux.

Aristote s’est occupé le premier des différentes formes du syllogisme, et il l’a si bien fait, que les logiciens de tous les temps n’y ont rien su ajouter. Voyons si nous serons plus heureux.

Notre première figure, comme on sait, est celle-ci :

I — P — G.

Mais nous avons montré que dans ce syllogisme, le moyen-terme P n’est pas justifié, puisqu’il n’exprime pas une particularité essentielle ou caractéristique de I, mais seulement une de toutes celles qui lui conviennent et qu’on pouvait tout aussi bien choisir. La force dialectique qui nous pousse à corriger cette imperfection ou ce malaise de l’esprit, nous conduit à la seconde figure.

b. — Seconde figure.
P — I — G,
ou G — I — P,

dans laquelle, comme on le voit, l’individuel I fait fonction de moyen-terme. Ici donc, c’est le particulier P qui se trouve mis en rapport, grâce au moyen-terme ou individuel I, avec le général G qui le détermine et le spécifie.

Cette vérité implicitement contenue dans la forme précédente, à savoir, que ce n’est pas tout le particulier P de la chose I, mais seulement une de ses particularités à notre choix, que nous prenions pour moyen-terme du premier syllogisme, cette vérité, disons-nous, se trouve explicitement exprimée et pleinement mise en lumière dans cette deuxième figure, qui nous montre que le moyen-terme P, que, dans le précédent syllogisme I — P — G, nous avions considéré comme un particulier, n’exprime en réalité qu’une particularité tout à fait singulière ou spéciale, ou pour mieux dire, une simple individualité, qui se donne pour telle et fait ouvertement fonction de moyen-terme dans cette seconde figure.

Les trois propositions ou jugements de ce syllogisme,

majeure, mineure et conclusion, sont de cette forme :

I — P ou P — I (majeure)
I — G (mineure)
P — G (conclusion)

Par où l’on voit que ce syllogisme atteste clairement son insuffisance, puisque la proposition mineure, I — G, n’exprime qu’un cas individuel, et que, par conséquent, la conclusion n’est tirée que d’une seule observation. Aristote et la plupart des logiciens ont donné à cette figure le troisième rang, mais pour les raisons qui précèdent, nous la nommons la seconde. La conclusion en est bonne si on ne la donne point pour générale et certaine, mais seulement pour vraie dans quelques cas, et par conséquent incomplète. — Exemple :

Caïus est savant,
Caïus est homme,
Donc quelques hommes sont savants.

Mais du cas individuel de Caïus, ils serait faux de conclure que tous les hommes sont savants. L’incertitude de ce syllogisme fait que l’on peut alterner ou permuter les prémisses (Caïus est savant, Caïus est homme), et que l’on n’est point certain de celle qu’on doit faire majeure ou mineure.

Nous avons vu tout à l’heure que la conclusion de la première figure, considérée comme certaine par les logiciens, est incertaine en réalité, ou plutôt qu’elle ne contient qu’une partie de la vérité, et n’a par conséquent qu’une certitude restreinte ou limitée. La seconde figure dont nous venons de parler fait apparaître cette incertitude, et l’on peut dire, pour ce motif, qu’elle est la vérité de la première. La force dialectique qui nous a poussé de l’une à l’autre nous conduit maintenant à la troisième.

c. — Troisième figure.
I — G — F
ou P — G — I

Dans la première figure, nous disions qu’une chose individuelle I est une chose générale G, et nous arrivions à ce résultat par un moyen-terme P, qui nous apprenait que la chose individuelle I était une chose particulière P. Il fallait donc, dans cette figure, que le particulier P servit de moyen-terme entre le général et l’individuel, tandis que dans la seconde figure, c’est l’individuel lui-même qui fait fonction de moyen-terme entre le général et le particulier. Mais si nous observons attentivement cette seconde figure, nous voyons que l’une des propositions (la mineure) est une généralité G assignée à une chose individuelle I, et que, dans la conclusion, c’est encore la même généralité G que l’on assigne cette fois au particulier P. C’est donc en réalité le général G qui sert de lien entre les extrêmes, et qui, par conséquent, doit prendre la place de moyen-terme. Or, c’est précisément ce que nous offre la troisième figure :

I — G — P
ou P — G — I

Nous avons ici une particularité quelconque P assignée à une chose individuelle I par le moyen d’une généralité G. Cette forme ne se trouve pas dans Aristote ; niais ses successeurs, les logiciens du moyen âge et ceux du nôtre, en ont parlé et eu ont fait leur quatrième figure. Sa conclusion est forcément négative ; elle n’apporte aucun résultat et ne donne aucun profit à la vérité non plus qu’à la science. Car nous avons :

P — G — I

C’est-à-dire :

P — G (majeure)
I — G (mineure)
I — P (conclusion)

En voici un exemple :

Majeure : Chez les hommes vertueux (P) on trouve la véracité (G) ;
Mineure : Le menteur (I) n’a pas la véracité (G),
Conclusion : Donc le menteur (I) n’est pas vertueux (P).

Dans cette figure, l’individuel menteur se trouve mis en rapport avec le particulier vertu, par le moyen du général véracité, qui se rencontre chez tous les hommes vertueux.

L’incertitude de cette forme fait que nous restons libres sur le choix de la prémisse qui doit servir de majeure, et dans la conclusion, sur la faculté de mettre le prédicat à la place du sujet ou réciproquement. Car la conclusion qu’un menteur n’est pas vertueux ne se tire pas mieux de ce syllogisme que la même conclusion retournée que l’homme vertueux n’est pas menteur, proposition, comme on le voit, identique à celle déjà formulée dans la majeure et dans la mineure. Il faut donc que la force dialectique nous conduise à une

nouvelle figure :
d. — Quatrième figure.
G — G — G
ou P — P — F

Nous avons vu dans le chapitre des jugements que le sujet et le prédicat ne sauraient être identiques, bien que le jugement nous dise que le sujet est le prédicat. Il faut qu’il y ait entre eux quelque différence, et nous savons que le caractère essentiel du jugement est d’attribuer une notion générale à une chose individuelle, attendu que l’attribution d’une notion individuelle à une chose individuelle ne constitue pas un jugement, ainsi que nous l’avons fait voir par quelques exemples : César est né à Rome, il a fait la guerre des Gaules pendant dix ans, ou : J’ai bien dormi cette nuit, etc. La troisième forme du syllogisme qualitatif ou de simple aperception vient de nous montrer maintenant que l’on peut retourner la conclusion ou mettre le sujet à la place de son prédicat, et revenir ainsi à la proposition majeure. Ce qui n’était que possible ou en puissance dans la conclusion de cette troisième figure se

trouve donc effectué dans la quatrième :
G — G — G
ou P — P — P

Cette forme se compose de trois jugements, majeure, mineure, conclusion, dans lesquels toute différence entre les sujets et les prédicats s’évanouit pour ne laisser qu’une identité absolue. C’est la forme mathématique du syllogisme qui nous apprend, comme on le fait dans cette science, que deux choses sont égales entre elles lorsqu’elles sont chacune égale à une troisième. Ici c’est bien encore une troisième chose ou notion qui intervient comme moyen-terme entre les extrêmes, mais elle n’a aucun rapport de subordination avec la majeure non plus qu’avec la conclusion. Des trois propositions, majeure, mineure et conclusion, contenues dans ce syllogisme, chacune peut être indifféremment considérée comme prémisse ou comme conclusion. L’un des trois jugements, que pour des raisons quelconques on croit certain, peut à volonté se mettre à la place du moyen-terme et servir à prouver l’identité des deux autres jugements que l’on était censé ignorer.

La certitude de cette forme de syllogisme mathématique lui a fait donner le nom d’axiome, qui veut dire que cette certitude n’a pas besoin d’être prouvée. On aime à faire l’éloge de cette figure qu’on déclare la plus claire et la plus précise ; mais en réalité elle n’est si claire que parce qu’elle ne dit rien. Ce syllogisme est purement formel ; la matière du raisonnement n’y entre pour rien. Il fait abstraction de toutes les qualités que les choses peuvent avoir, pour ne considérer que leur identité. Sa clarté ne fait donc qu’attester son insuffisance. Nous avons vu que les conclusions des figures II et III sont partielles ou négatives et ne sauraient être appelées des raisonnements, mais plutôt des énonciations particulières de choses individuelles ; et nous voyons que cette IVe figure est tout à fait vide et ne contient même rien qu’on puisse dire un jugement. Ainsi, il n’existe en réalité que trois figures de syllogisme qualitatif ; et la quatrième qui montre que deux choses identiques à une troisième sont identiques entre elles, n’est que le résultat futil ou négatif auquel ces trois formes nous conduisent.

Voici, en résumé, la marche dialectique que nous avons tenue jusqu’ici : les trois formes de l’Idée, ou le général, le particulier et l’individuel, ont fait tour à tour fonction de moyen-terme. Dans la première figure, c’est le particulier P qui remplit cet office ; dans la seconde, c’est l’individuel ; et dans la troisième c’est le général G. Mais, par contre, les trois. formes de l’Idée ont aussi pris la place de la conclusion, et le résultat négatif de ce mouvement nous a donné la quatrième figure ou le syllogisme mathématique. D’où nous devons conclure que ce n’est pas seulement l’une ou l’autre des trois propositions du syllogisme qui doit servir de moyen-terme ou de médiateur entre les extrêmes, et que l’insuffisance de ces trois formes du syllogisme qualitatif ou de simple aperception provient précisément de ce que ce rôle de médiateur n’y est rempli que par un seul des trois termes.

Dans ces figures, comme dans toutes celles où le moyen-terme exprime une abstraction et non point l’essence ou la substance propre delà chose ou du sujet à l’occasion duquel on provoque une conclusion, il est clair que cette conclusion ne saurait être nécessaire ou vraie, puisque l’esprit peut aussi bien choisir d’autres abstractions qui ont autant de droit que la première à tenir lieu de moyen-terme et à nous apporter ainsi une conclusion différente. Le vrai syllogisme est donc celui où la relation entre l’individuel et le général se trouve exprimée, non par une abstraction quelconque n’ayant aucun rapport à l’essence même de la chose individuelle, mais par un moyen-terme qui embrasse tout le particulier P de cette chose et nous en donne la substance. Il faut que le sujet se médiate lui-même, et que le moyen-terme en soit comme le produit nécessaire, exprimant son essence totale ou concrète. Ce vrai syllogisme n’est pas encore le syllogisme de réflexion dont nous allons parler tout à l’heure ; c’est le syllogisme de nécessité qui nous occupera en dernier.

Aristote ne reconnaît que trois modes ou formes de syllogismes. Les logiciens du moyen âge ont trouvé la quatrième et fait beaucoup d’autres règles pour nous montrer dans quels cas l’un des jugements de tel ou tel syllogisme doit être positif ou négatif, et dans quels cas la quantité des choses exprimées dans les prémisses ou dans la conclusion doit être générale ou particulière pour que cette conclusion soit valable. Mais toutes ces règles ne sont pour ainsi dire que mécaniques et ont été mises avec raison dans un complet oubli. C’est ainsi que les professeurs d’arithmétique confient à la mémoire des enfants un grand nombre de règles qui supposent toutes que l’élève ignore le principe de ces calculs. La chose est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus profonde que ces messieurs ne le supposent. Leibniz (op. II, p. 1), a cru devoir calculer la somme de toutes les formes possibles de syllogismes, et il en compte 2,048, qui se réduisent par l’élimination des inutiles, à 24, qu’il nomme utiles et bonnes, et par lesquelles il croit que l’on peut découvrir de nouvelles notions. Mais Aristote s’est si peu préoccupé de toutes cos règles, suivant lesquelles les majeures, mineures et conclusions, sont tantôt positives et tantôt négatives, tantôt générales et d’autres fois particulières, qu’il n’aurait pu, en réalité, trouver aucune des vérités physiques ou métaphysiques dont il a enrichi la science, s’il les avait soumises à ces règles. Pour y arriver, il faisait usage de la méthode dialectique et spéculative, qui n’a rien de commun avec celle des syllogismes qualitatifs ou de la première classe.

Dans toutes les figures de ce syllogisme, en effet, les trois formes de l’Idée, ou le général, le particulier et l’individuel, ont pris tour à tour, comme nous l’avons déjà dit, la place du moyen-terme. Dans la première, I — P — G, les deux prémisses I — P et P — G n’avaient pas de moyen-terme. Dans la seconde, l’une des prémisses a trouvé son moyen terme ; P — G est devenu P — I — G. Enfin, dans la troisième, l’autre prémisse trouve à son tour son moyen-terme ; I — P devient I — G — P. Les trois jugements du syllogisme, c’est-à-dire les deux prémisses et la conclusion, ont donc maintenant leurs moyens-termes ; et par conséquent les trois formes de l’Idée ne doivent plus à présent se manifester d’une manière abstraite, mais par réflexion ; ou, en d’autres termes, il faut maintenant que l’individuel I soit en même temps le général G, comme il l’est en effet dans la réalité. Or, c’est précisément ce que nous allons voir apparaître dans les syllogismes de réflexion, où chacun des termes se réfléchit dans les deux autres.

Les jugements ne sont pas prouvés, et c’est pour cela qu’on a besoin de faire des syllogismes. Mais, dans ces syllogismes qualitatifs ou d’aperception, les deux prémisses sont de simples jugements distincts ou séparés l’un de l’autre, puisqu’elles sont formellement données d’une manière abstraite, et comme exprimant des choses individuelles ; ce qui ne répond pointa l’idée que nous avons du syllogisme, et dans lequel il faut que tout soit prouvé. De plus, ces prémisses ne sauraient rester dans cet état de séparation l’une à l’égard de l’autre, puisqu’elles ne sont pas identiques et que, pour ce motif, elles doivent avoir entre elles quelque rapport. Le besoin de les prouver nous conduit à en trouver par abstraction et progressivement 4 autres, afin que les deux premières deviennent à leur égard des conclusions, puis 8, puis 16, etc., afin de prouver toujours le nouveau nombre de prémisses. Or, on peut être certain, ainsi que j’en ai souvent fait la remarque dans ma logique objective, que toutes les fois qu’une forme nous conduit à l’infini par le progrès de ses nombres, il y a contradiction manifeste entre, cette forme et son objet, qui, dans ce cas, ne saurait jamais être atteint. La divisibilité de la matière à l’infini est un exemple de ce genre, et ce qui nous arrive actuellement en est un autre. Nous avons abandonné la forme des jugements parce qu’elle n’avait pas de moyen-terme ; mais dans le syllogisme qualitatif, il arrive que ce que nous rejetons dans la conclusion, c’est-à-dire l’absence de moyen-terme, se retrouve (deux fois) dans les prémisses, ce qui est aussi vicieux dans un cas que dans l’autre, et montre bien que nous ne sommes guère plus avancés que si nous étions restés à la forme de jugements.

II. — SYLLOGISMES RÉFLÉCHIS.

Le caractère abstrait, qui est propre au syllogisme qualitatif ou d’aperception et qui le rend impropre à contenir ou à exprimer la vérité, vient d’être mis en lumière par ce qui précède. Dans ce syllogisme, en effet, les termes mineur, moyen et majeur, n’ont entre eux qu’un rapport accidentel ou abstrait, pris en dehors de l’essence même des choses. Dans le syllogisme réfléchi, au contraire, les extrêmes se montrent ou se reflètent pour ainsi dire l’un dans l’autre ; ils sont presque unis ou liés ensemble, et le moyen-terme n’est pas seulement en rapport avec eux, mais il en est l’expression complète, les embrassant ou les contenant comme par reflet, mais non pas cependant d’une manière actuelle, puisqu’il est joint à eux et qu’il n’est pas encore eux. C’est dans le syllogisme nécessaire, auquel nous consacrerons la troisième et dernière partie de ce chapitre, que nous verrons le moyen-terme en parfaite identité avec les extrêmes. Et c’est toujours ce moyen-terme qui détermine la nature ou le mode du syllogisme, attendu que les deux autres termes ou les extrêmes existent déjà comme sujet et prédicat dans tout jugement ; c’est donc la manière dont il est médiateur qui fait le caractère distinctif où le critérium du syllogisme.

La première figure du syllogisme réfléchi se fonde sur l’universel, la seconde, sur l’induction ; et la troisième sur l’analogie.

a. — Syllogisme fonde sur l’universel.

Sa majeure dit que son prédicat est applicable à tous les individus marqués par son sujet ; et par conséquent, ce syllogisme affirme et prouve que ce prédicat est applicable aussi à un individu spécial I, contenu dans le sujet. C’est donc le plus complet ou le plus élevé auquel la simple aperception puisse nous conduire ; car si nous disions, par exemple, dans un syllogisme qualitatif ainsi formulé :

La régularité dans les monuments est belle ;
Ce monument est régulier,
Donc il est beau ;

ce syllogisme ne m’empêcherait nullement de conclure que le monument peut être laid à cause des autres qualificatifs qui peuvent lui convenir en dehors de sa régularité ; et ces autres attributs nous conduiraient alors à conclure que ce monument n’est pas beau quoiqu’il soit régulier. Mais dans le syllogisme réfléchi, au contraire, si je commence par une proposition universelle et que je dise :

Tout monument régulier est beau :
Ce monument est régulier,
Donc il est beau ;

je me suis ôté la faculté d’enlever à ce monument l’épithète de beau, quels que soient d’ailleurs les attributs que je pourrais ensuite lui trouver par aperception. Il est donc vrai de dire que ce syllogisme réfléchi est le plus haut degré auquel la simple aperception des qualités d’une chose puisse nous conduire ou le dernier des syllogismes de la première classe.

Mais il est évident que ce qui fait le mérite de ce syllogisme, ou son universalité réfléchie, anéantit du même coup le véritable objet d’un syllogisme, puisque la conclusion de ce syllogisme n’est pas un nouveau jugement, différent des prémisses, mais seulement la répétition de celui déjà formulé dans la majeure. Ainsi, le moyen-terme de bâtiment régulier, étant pris à dessein dans la majeure d’une manière universelle et combiné avec le prédicat beau, il est clair qu’il est inutile de faire un syllogisme pour en déduire que ce qui est vrai dans tous les cas ou dans tous les monuments réguliers, est aussi vrai dans un seul. Car en disant tous, nous disons tous les uns. Dans ce syllogisme, le sujet reçoit un prédicat, non par la force même du syllogisme, mais un prédicat qui lui est déjà donné dans les prémisses sans aucun moyen-terme. La force dialectique nous fait donc voir qu’il n’y a point de conclusions réelles dans ce syllogisme, et, en outre, elle nous montre que la proposition majeure ne saurait être vraie sans que la conclusion le soit aussi, puisqu’elle est comprise dans celte majeure. Ainsi, dans le fameux

exemple si cher aux logiciens, et si souvent reproduit :

Tout homme est mortel ;
Caïus est homme,
Donc Caïus est mortel ;

la majeure n’est vraie qu’à la condition que la conclusion le soit aussi et dans la mesure où elle l’est. Car si Caïus n’était pas mortel, la majeure serait fausse, et l’unique cas de Caïus l’annulerait.

La dialectique nous fait donc voir que cette première figure fondée sur l’universalité, se fonde en réalité sur tous les cas individuels que l’on a reconnus vrais. Or, tous ces cas particuliers deviennent le moyen-terme de la seconde ligure du syllogisme réfléchi.

b. — Syllogisme fondé sur l’induction.

Le syllogisme précédent fondé sur l’universel, se formulait, comme on peut aisément le voir, d’après la première figure que nous connaissons déjà :

I — P — G ;

le syllogisme d’induction dont nous avons à parler maintenant, se formulera d’après la seconde figure :

G — I — P.

Son moyen-terme est donc encore une fois l’individuel I. Mais ici ce n’est plus un seul individu, comme dans le syllogisme d’aperception ; c’est la totalité des individus observés. Sa vraie figure est donc celle-ci :

i
G — i — P.
i
.
.
.
sans fin.

En voici un exemple :

Tous les métaux sont conducteurs de l’électricité ;

(majeure trouvée par induction : tous les métaux ayant été soumis à l’observation),

Le cuivre est un métal,
Donc il est conducteur de l’électricité.

Le général G, ayant été trouvé dans tous les métaux I, I, I, sans fin, est dit, pour cela même, se trouver dans un métal particulier P.

C’est la méthode des sciences positives ou expérimentales, qui tirent leurs arguments des expériences. Sans contredit, elle est bonne, mais il est évident que toute la force de ce syllogisme repose sur l’analogie. Beaucoup de métaux ayant été soumis à l’expérience, on en conclut qu’un autre, sur lequel on n’a point fait. la même épreuve, possède la qualité trouvée dans ceux que l’on a spécialement éprouvés. Car si tout métal, ou d’une manière plus générale, si tout cas individuel avait été réellement soumis à l’épreuve de l’expérience, on ne laisserait au syllogisme aucune utilité ni aucune force. Quand on lui en laisse une, au contraire, il se peut toujours qu’on rencontre un métal, non encore soumis à l’expérience, qui ne soit pas conducteur de l’électricité, ou d’une manière générale, que le cas particulier pour lequel on fait le syllogisme, soit justement en contradiction avec ce que l’on affirme d’une manière universelle. D’ailleurs, l’insuffisance de cette forme est encore attestée par la progression à l’infini qu’elle implique, et qui fait qu’elle ne peut remplir l’objet qu’elle affirme nécessaire.

On voit par là que toute la force du syllogisme réfléchi, qui, dans la première figure semblait reposer sur l’universalité ; se tire plutôt de la seconde figure ou du syllogisme par induction, dont la valeur à son tour repose, en réalité, sur un grand nombre d’individus ou de cas observés, mais non sur la totalité, et que par conséquent tous les syllogismes réfléchis reposent en

dernière analyse sur l’analogie.
c. — Syllogisme fondé sur l’analogie.

Ce syllogisme déclare expressément que l’expérience n’a pas été faite dans tous les cas. Sa formule est la troisième :

I — G — P.

Mais cette l’ois il exprime que le moyeu-terme ne doit pas être seulement une généralité quelconque, abstraite arbitrairement du sujet et prise au hasard ou au choix, mais une généralité qui marque la nature caractéristique ou l’essence même du sujet.

Ainsi, lorsque du fait que la terre, étant une planète du système solaire, se trouve peuplée d’habitants, on conclut que la lune ou une autre planète du système solaire est aussi peuplée d’êtres intelligents, la conclusion est nécessaire si l’essence de notre planète est d’être habitée ; mais elle n’est point nécessaire, puisqu’il n’est pas ici prouvé qu’il est dans la nature de notre terre, en tant que planète, d’être peuplée d’individus intelligents, car il se peut, au contraire, que ce soit une particularité de sa nature, et qui ne lui convienne pas nécessairement en tant que planète.

Les logiciens attribuent quelquefois une forme quaternaire au syllogisme d’analogie, en supposant au-dessus des trois jugements qui le constituent, un jugement qui dit : toutes les fois que deux choses ont plusieurs qualités communes, ils en ont encore plusieurs autres. Grâce à cet artifice, on croit avoir deux petits termes, comme terre et lune dans notre exemple, plus un moyen-terme, comme d’être planète, et le terme majeur peuplé, qui s’applique, dit-on, à l’un des petits termes comme prémisse, et à l’autre comme conclusion. Or, ces mêmes logiciens auraient bien dû remarquer que dans les syllogismes d’induction il y a aussi plus de trois termes ; qu’il y en a dix, douze, cent, et même un nombre infini. Dans notre manière d’envisager le syllogisme d’analogie, l’apparence de cette forme quaternaire se fonde sur ce que le moyen-terme, terre par exemple, est tout aussi essentiellement planète (terme majeur) qu’elle est peuplée (terme mineur), toutes les fois que la conclusion de ce syllogisme est identique à la réalité ou conforme à la vérité. Mais précisément parce qu’il n’a pas en lui-même la vertu de nous montrer l’existence de cette identité, il n’est point la dernière forme du syllogisme. Dans le syllogisme qualitatif ou d’aperception, nous avons senti le besoin de prouver les prémisses par d’autres prémisses indépendantes des premières. Ici, la prémisse que nous avons, comme la terre (ou une planète) est peuplée. doit trouver sa preuve en elle-même, et montrer que par cela seul qu’elle est peuplée elle est aussi planète, ou réciproquement qu’elle est planète parce qu’elle est peuplée. La forme de ce syllogisme réfléchi ne saurait répondre à ce besoin, et la force dialectique qui nous pousse, nous conduit à une troisième et dernière tonne. qui est celle du syllogisme nécessaire.

III. — SYLLOGISMES NÉCESSAIRES.

Dans les syllogismes de la première classe ou qualitatifs, on suppose qu’une chose ou qu’un sujet donné I, convient à une qualité générale G, parce qu’une qualité particulière P adhérente à ce sujet I, adhère aussi a la qualité générale G. Mais les trois figures de cette famille nous montrent que la certitude ne se rencontre point en elles.

La seconde classe, qui comprend les syllogismes réfléchis, nous fait voir à son tour que l’universalité extérieure ou purement formelle par laquelle on croyait arriver à cette certitude, ne fait au contraire qu’ôter au syllogisme toute sa force, ou pour mieux dire sa raison d’être, puisque sa majeure devient identique à sa conclusion toutes les fois que l’expérience a constaté l’exactitude de tous les cas individuels compris dans lie moyen-terme ; ce qui fait définitivement reposer la valeur de ce syllogisme sur l’anologie.

La troisième classe de syllogismes, à laquelle nous sommes maintenant conduits, nous montre que cette universalité, mise au jour par la seconde classe et ajoutée par elle, au moyen d’une simple et abstraite réflexion, aux syllogismes de la première classe afin de corriger leur imperfection, se manifeste dans les trois directions catégoriques, hypothétiques et disjonctives, qui embrassent dans leur ensemble l’essence totale ou la nature complète du sujet.

La troisième figure du syllogisme réfléchi, qui est le syllogisme d’analogie, et dans lequel le moyen-terme se tire non-seulement d’une réflexion abstraite ou d’une qualité extérieure au sujet, mais d’une partie essentielle et constitutive de sa nature, cette figure nous conduit donc directement à la troisième classe des syllogismes, qui est celle des syllogismes nécessaires, et dans lesquels on considère l’essence propre ou la nature totale du sujet, pour en tirer une conclusion qui porte aussi sur cette complète essence.

Les trois usures du syllogisme réfléchi, à chacune desquelles nous avons donné une formule spéciale afin de les mieux caractériser, auraient bien pu se formuler toutes les trois à l’aide de la seconde figure :

P — I — G,

attendu que les choses individuelles I, I, I, ou les cas particuliers constatés par l’expérience sont, en réalité, le moyen-terme de tous ces syllogismes ; tandis que le syllogisme de la troisième classe ou de nécessité, qui considère la nature totale du sujet, pourrait être, pour cette raison, ramené dans toutes ses formes à la troisième figure :

I — G — P,

car ici le moyen-terme doit contenir toutes les qualités qui sont ensemble et séparément dans les extrêmes. Il doit donc embrasser l’essence totale ou la nature complète du sujet ; et l’on donne à ce syllogisme le nom de nécessaire, précisément parce que son moyen-terme ne marque pas seulement une qualité universelle tirée par abstraction ou par réflexion du sujet et lui étant extérieure, mais au contraire un universel formé par le reflet des extrêmes et qui en est en quelque sorte le produit ou l’expression nécessaire. Ce moyen-terme renferme donc en soi l’identité cachée des extrêmes, qui ne sont par conséquent que les formes au moyen desquelles cette identité du sujet se rend manifeste.

a. — Syllogisme catégorique.

Dans cette première forme du syllogisme nécessaire, le moyen-terme est encore le seul qui marque la nécessité. La majeure ou la mineure, ou toutes les deux à la fois, sont des jugements catégoriques. Le prédicat, qui est joint au sujet dans la conclusion, se trouve mis en rapport avec lui ou placé dans son rôle de prédicat, à l’aide d’un moyen-terme tiré de la nature même du sujet. Cette essence du moyen-terme se nomme quelquefois espèce. La généralité dont cette espèce fait partie et qu’on pourrait appeler son genre est exprimée par la majeure, et la mineure exprime une individualité de cette espèce, ou l’individu par lequel et dans lequel l’espèce et le genre sont mis au jour et rendus existants.

Quoique les trois formes du syllogisme nécessaire puissent se formuler comme nous venons de le dire, à l’aide de la troisième figure,

I — G — P,

elles ont cependant chacune une figure spéciale ; et celle du syllogisme catégorique dont nous parlons maintenant correspond à la première :

I — P — G.

Mais cette forme, qui n’avait point de valeur dans le syllogisme qualitatif ou d’aperception, a maintenant un sens bien différent. Car le moyen-terme, qui est ici le particulier P, au lieu de ne traduire qu’une qualité accidentelle du sujet, exprime l’essence même et la nature complète du terme mineur ou du sujet marqué par l’individuel I ; et de plus, le terme majeur, qui est le général G, ou le genre embrassant toutes les espèces, exprime ici le caractère essentiel et complet du moyen-terme, tandis que dans les autres classes de syllogismes il n’en exprimait qu’une universalité abstraite ou accidentelle. L’incertitude, c’est-à-dire l’insuffisance et la duplicité du syllogisme qualitatif, est donc évitée, et il n’est plus possible qu’un même sujet nous conduise par des moyens-termes différents à des conclusions contradictoires. Et par la même raison, les deux extrêmes n’ayant plus seulement un rapport extérieur ou fortuit avec le moyen-terme, il n’est plus besoin de prouver les prémisses données à l’aide de nouvelles prémisses, comme il fallait le faire dans les syllogismes de la première classe ; et de plus, la vérité de ces prémisses ne dépend plus de la vérité de la conclusion, comme nous l’avons vu arriver dans les syllogismes de la seconde classe. Le syllogisme nécessaire nous fait donc apparaître enfin la vraie forme de l’Idée absolue, puisque les trois termes, majeur, moyen et mineur, sont substantiellement unis l’un à l’autre, et que les trois jugements de ce syllogisme expriment une seule et même vérité ou matière, qui se développe et s’écoule de l’un à l’autre dans ses trois formes constitutives de genre, d’espèce et d’individu.

b. — Syllogisme hypothétique.

Cette figure nous dit :

si A est, B est (majeure).
mais A est (mineure) ;
donc B est (conclusion).

Ce qui nous montre que A et B, qui paraissaient exister séparément, ne sont en réalité où substantiellement qu’une seule chose ; ou si l’on veut, que A dépend de B qui en est la raison d’être ou la cause. On dit en même temps que A et B existent chacun en soi ou séparément, mais qu’ils n’existent point chacun pour soi. Nous avons déjà montré que l’identité (qui dit que A est A) est prouvée fausse par la causalité (qui dit que A est eu quelque sorte B) ; et c’est, en effet ce que cette forme hypothétique explique et exprime ouvertement.

c. — Syllogisme disjonctif.

Quant à sa forme logique, le syllogisme hypothétique appartenait à la seconde figure :

G — I — P.

Le syllogisme disjonctif est de la troisième :

I — G — F.

Mais ce syllogisme a maintenant une valeur qu’il n’avait point précédemment, car il exprime que le moyen-terme ou le général G, embrasse et contient en lui-même le général, le particulier et l’individuel. Ce syllogisme, en effet, nous montre le général G, se développant dans le particulier P, et se réalisant dans l’individuel I. Ainsi nous disons :

A est ou B ou C ou D (majeure) ;
A est B (mineure) :
donc A n’est ni C ni D (conclusion).

Ou bien :

A est ou B ou C ou D,
A n’est ni C ni D ;
donc A est B.

Le genre A est dit être ou B ou C ou D ; c’est-à-dire qu’il est non-seulement comme B, mais aussi comme C et D. Le sujet des deux prémisses est donc celui de la conclusion. Dans la majeure, il est exprimé dans toute sa généralité ou totalité ; dans la mineure, il est déterminé ou spécifié dans l’une de ses propres espèces ; et dans la conclusion enfin, il se sépare de toutes ses autres espèces ou individualités pour se réaliser dans une seule. La mineure pose une alternative, comme A est B dans le premier exemple, ou bien elle laisse une alternative, en séparant le sujet de toutes ses autres espèces, comme A n’est ni C ni D dans le second exemple, et la conclusion exprime la réalité actuelle et positive du sujet, donc A est B. La vérité implicitement contenue dans le syllogisme hypothétique, si A est, B est, se trouve explicitement formulée dans celui-ci.

Rigoureusement parlant, ce n’est donc plus un syllogisme, puisque son moyen-terme embrasse ou comprend absolument et totalement les extrêmes. Ce n’est plus un syllogisme que nous avons sous les yeux, c’est la chose elle-même avec toute sa réalité absolue. Cette forme logique de l’Idée postule donc de nouvelles formes et nous conduit à l’objectivité ou à l’existence mécanique, chimique, téléologique des choses, et à l’idée elle-même, c’est-à-dire à la vie, à l’entendement, à la volonté, dont nous n’avons pas à nous occuper ici.

En résumé, voici le développement auquel nous avons assisté. Dans le premier chapitre traitant des notions, l’idée s’offrait simplement à nous sous forme de notion dans laquelle le général et l’individuel étaient enveloppés l’un dans l’autre, sans que ni l’un ni l’autre se montrassent ouvertement. Dans le second chapitre traitant des jugements, nous avons vu l’idée se dédoubler pour ainsi dire, et, sous forme de sujet et de prédicat, nous faire apparaître séparément ses deux manières d’être. Enfin dans le troisième chapitre traitant des syllogismes, l’idée s’oppose à ce dédoublement et revient, par sa propre force, à l’unité ou à l’identité concrète qui est la vérité de toute existence. Mais cette forme purement subjective n’épuisant pas toute sa réalité, elle parvient à se manifester sous d’autres formes qui n’appartiennent plus à cette partie de la logique que nous avons voulu faire connaître.