La Loi de Lynch/21

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Amyot (p. 229-238).

XXI.

Curumilla.

Un mois environ après les événements que nous avons rapportés dans notre dernier chapitre, dans les premiers jours du mois de décembre, que les Indiens comanches nomment dans leur langue harmonieuse et imagée ah-escia kiouska-oni, c’est-à-dire la lune du chevreuil qui jette ses cornes, quelques instants à peine après le lever du soleil, une troupe composée de cinq ou six hommes, qu’à leur costume il était facile de reconnaître pour des coureurs des bois des prairies du Far West, gravissait un des pics les plus élevés de la Sierra de los Comanches, chaîne orientale des montagnes Rocheuses qui s’étend jusqu’au Texas, où elle se termine par le mont Guadalupe.

Le temps était froid, une épaisse couche de neige couvrait les flancs des montagnes. La pente que suivaient ces hardis aventuriers était si escarpée que, bien qu’ils fussent habitués à voyager dans ces régions, ils étaient souvent forcés de rejeter leurs rifles derrière le dos et de grimper en s’aidant des mains et des genoux.

Mais aucune difficulté ne les rebutait, aucun obstacle n’était assez fort pour les contraindre à rebrousser chemin.

Parfois, épuisés de fatigue et trempés de sueur, ils s’arrêtaient pour reprendre haleine, s’étendaient sur la neige, en ramassaient quelques poignées afin d’étancher la soif ardente qui les dévorait, puis, dès qu’ils étaient un peu reposés, ils se remettaient courageusement en route et recommençaient à gravir ces glaces éternelles dont les masses gigantesques se faisaient à chaque pas plus abruptes.

Ces hommes étaient-ils à la recherche d’une route praticable dans cet effroyable labyrinthe de montagnes dont les pics s’élevaient tout autour d’eux, à une hauteur immense, dans les régions glacées de l’atmosphère ?

Ou bien peut-être voulaient-ils, pour des raisons connues d’eux seuls, atteindre un endroit duquel ils pourraient découvrir un vaste point de vue.

Si tel était leur espoir, il ne fut pas trompé. Lorsqu’après des fatigues sans nombre ils arrivèrent enfin au sommet du pic qu’ils gravissaient, ils eurent tout à coup devant les yeux un paysage dont l’aspect grandiose les étonna et les atterra par son immensité sublime.

De quelque côté qu’ils dirigeassent leurs regards, ils étaient confondus par la majesté du panorama qui se déroulait à leurs pieds.

C’est que les montagnes Rocheuses sont d’étranges montagnes, uniques dans le monde, qui n’ont aucun point de ressemblance avec les Pyrénées, les Alpes, les Apennins et toutes ces magnifiques chaînes de monts qui, d’espace en espace, bossellent le vieux monde et de leur tête chenue semblent protester, au nom du Créateur, contre l’orgueil des créatures.

Les chasseurs planaient, pour ainsi dire, au-dessus d’un monde.

Au-dessous d’eux était la sierra de los Comanches, qui n’est qu’une seule et immense montagne entrecoupée de pics neigeux qui dévoilaient toutes leurs cavités sombres, leurs vallées profondes et imposantes, leurs lacs brillants, leurs défilés ténébreux et leurs torrents écumeux qui bondissaient avec fracas ; puis, bien loin par-delà ces limites sauvages, l’œil des chasseurs se perdait dans un paysage sans bornes se déroulant de tous côtés dans un lointain vaporeux, comme la surface de la mer par un temps calme.

Grâce à la pureté et à la transparence de l’atmosphère, les aventuriers distinguaient les moindres objets à une étonnante distance.

Du reste, selon toutes probabilités, ces hommes n’avaient pas entrepris cette ascension périlleuse dans un but de curiosité. La façon dont ils examinaient le paysage et analysaient les différentes parties du vaste panorama qui se déroulait devant eux prouvait, au contraire, que des raisons fort graves les avaient poussés à braver les difficultés presque insurmontables qu’ils avaient vaincues afin d’atteindre le point où ils se trouvaient.

Le groupe formé par ces hommes aux visages hâlés, aux traits énergiques et aux costumes pittoresques, appuyés sur leurs rifles, les yeux fixés dans l’espace et les sourcils froncés, avait quelque chose de grand et de fatal, à cette hauteur incommensurable, au sommet de ce pic couvert de neiges éternelles dont la masse leur servait pour ainsi dire de piédestal, au milieu de cette nature tourmentée et bouleversée qui les environnait de toutes parts.

Longtemps ils demeurèrent ainsi sans parler, cherchant à distinguer, dans les anfractuosités des mornes et dans les détours des quebrados, les moindres accidents de terrain, sourds aux grondements lugubres des torrents qui bondissaient à leurs pieds, et aux roulements sinistres des avalanches qui glissaient le long des pentes et se précipitaient avec fracas dans les vallées, entraînant arbres et rochers à leur suite.

Enfin, celui qui paraissait être le chef de la troupe passa à plusieurs reprises le revers de sa main droite sur son front moite de sueur bien que le froid fût intense dans cette région glacée, et, se tournant vers ses compagnons :

— Amis, leur dit-il, nous sommes à vingt mille pieds au-dessus du niveau de la plaine, c’est-à-dire que nous sommes arrivés enfin à la hauteur où le guerrier indien aperçoit pour la première fois, après sa mort, le pays des âmes, et contemple les territoires de chasse fortunés, séjour brillant des guerriers justes, libres et généreux ! L’aigle seul pourrait s’élever plus haut que nous !

— Oui, répondit un de ses compagnons en secouant la tête ; mais j’ai beau regarder de tous les côtés, moins je vois la possibilité de nous échapper.

— Hum ! général, reprit le premier interlocuteur, que dites-vous donc là ? On pourrait supposer, Dieu me pardonne ! que vous désespérez.

— Eh ! fit celui-ci, qui n’était autre que le général Ibañez, cette supposition ne manquerait pas d’une certaine justesse ; écoutez donc, don Valentin : depuis dix jours bientôt que nous sommes perdus dans ces diables de montagnes, cernés par les glaces et les neiges, sans avoir rien à mettre sous la dent, sous prétexte de découvrir le repaire de ce vieux scélérat de Cèdre-Rouge, je vous avoue que je commence non pas à désespérer, mais à croire qu’à moins d’un miracle nous ne sortirons plus de ce chaos inextricable dans lequel nous sommes enfermés.

Valentin hocha la tête à plusieurs reprises. Les cinq hommes debout sur la crête du pic étaient en effet le Chercheur de pistes et ses amis.

— C’est égal, reprit le général Ibañez, vous conviendrez avec moi que notre position, loin de s’améliorer, se fait, au contraire, à chaque instant plus difficile ; depuis deux jours les vivres nous manquent complètement, et je ne vois pas comment, dans ces régions glacées, nous nous en procurerons d’autres. Le Cèdre-Rouge s’est joué de nous avec cette astuce diabolique qui ne lui fait jamais défaut ; il nous a attirés dans un piège d’où nous ne pourrons sortir, et où nous trouverons la mort.

Il y eut un lugubre silence.

C’était quelque chose de navrant que le désespoir de ces hommes si fortement trempés, calculant froidement, au milieu de la nature marâtre qui les enserrait de toutes parts, les quelques heures d’existence qui leur restaient à peine encore.

Se soutenant à peine, ressemblant plus à des cadavres qu’à des hommes, les traits hâves et les yeux rougis de fièvre, ils étaient là en proie à une faim dévorante, calmes et résignés, voyant à leurs pieds se dérouler les campagnes magnifiques au milieu desquelles bondissaient des milliers d’animaux et croissaient de toutes parts les arbres dont les fruits les auraient si vite rassasiés.

Mais entre ces campagnes et eux s’élevait une barrière infranchissable que ni la force ni la ruse n’avaient pu enlever ; tout ce qu’il était humainement possible de faire pour se sauver, depuis dix jours, ces hommes l’avaient fait. Tous leurs projets avaient été déjoués par une fatalité étrange qui les avait continuellement fait tourner dans le même cercle au milieu de ces montagnes qui se ressemblent toutes, si bien que toutes leurs tentatives avaient continuellement avorté.

— Pardonnez-moi, mes amis, dit avec un accent de tristesse déchirante don Miguel de Zarate, pardonnez-moi ! Car moi seul suis cause de votre mort.

— Ne parlez pas ainsi ! don Miguel, s’écria vivement Valentin, tout n’est pas perdu encore.

Un navrant sourire plissa les lèvres de l’hacendero.

— Vous êtes toujours le même, don Valentin, dit-il, bon et généreux, vous oubliant pour vos amis. Hélas ! si nous avions suivi vos conseils, nous ne serions pas réduits à mourir de faim et de misère dans ces montagnes désolées.

— Bon, bon ! fit le chasseur d’un ton bourru ; ce qui est fait est fait ; peut-être aurait-il mieux valu que vous m’écoutiez il y a quelques jours, c’est vrai ; mais, maintenant, à quoi bon récriminer ? Cherchons plutôt les moyens de sortir d’ici.

— Hélas ! c’est impossible, répondit don Miguel avec découragement ; et, laissant tomber sa tête dans ses mains, il s’abîma dans de lugubres réflexions.

— Caraï ! s’écria le chasseur avec énergie ; impossible est un mot que nous autres Français nous avons rayé du dictionnaire. Vive Dieu ! tant que le cœur bat dans la poitrine, il y a de l’espoir. Le Cèdre-Rouge serait-il encore plus fourbe et plus rusé qu’il n’est, ce qui serait difficile, je vous jure que nous le trouverons et que nous sortirons d’ici.

— Mais comment ? demanda vivement don Pablo.

— Je ne sais pas ; seulement, je suis certain que nous échapperons.

— Ah ! si nous nous trouvions seulement où sont ces deux cavaliers, dit le général avec un soupir, nous serions sauvés.

— De quels cavaliers parlez-vous, général ? Où les voyez-vous ? fit le chasseur.

Le général étendit les bras dans la direction du nord-est.

— Tenez, là, dit-il, auprès de ce bouquet de chênes-lièges… Les voyez-vous ?

— Oui, répondit Valentin ; ils vont tranquillement, comme des gens qui se savent sur le bon chemin et qui n’ont rien à redouter.

— Ils sont bien heureux ! murmura le général.

— Bah ! qui sait ce qui les attend au tournant de ce chemin qu’ils suivent si paisiblement ? fit le chasseur en riant ; personne ne peut répondre de la minute avenir ; ils sont sur la route d’Indépendance à Santa Fé.

— Hum ! je voudrais bien y être, moi aussi, grommela le général entre ses dents.

Valentin, qui n’avait d’abord jeté sur les voyageurs qu’un regard distrait, les suivait maintenant des yeux avec intérêt, presque avec anxiété ; mais bientôt ils disparurent derrière un angle du chemin.

Cependant longtemps encore le chasseur resta la vue fixée vers le point où ils lui étaient d’abord apparus ; peu à peu ses sourcils se froncèrent, une ride profonde se creusa sur son front, et il resta immobile et muet, appuyé sur son rifle, mais semblant en proie à une vive émotion.

Malgré eux, ses compagnons suivaient avec un intérêt croissant le travail de la pensée dont les progrès se lisaient pour ainsi dire couramment sur le vaste front du chasseur.

Il demeura longtemps absorbé en lui-même. Enfin il releva tout à coup la tête, et, promenant autour de lui un regard clair et intrépide :

— Mes amis, dit-il d’une voix joyeuse en frappant la crosse de son rifle sur la glace, reprenez courage ; je crois, pour cette fois, avoir trouvé le moyen de sortir sain et sauf du guêpier dans lequel nous nous sommes fourrés.

Les compagnons poussèrent un soupir de soulagement, presque de joie.

Ils connaissaient le chasseur ; ils savaient combien l’esprit de cet homme intrépide et dévoué était fertile en expédients et inaccessible au découragement ; ils avaient foi entière en lui.

Valentin leur annonçait qu’il les sauverait, ils le croyaient.

Ils ne soupçonnaient pas quels moyens il emploierait pour cela. C’était son affaire, non la leur. Maintenant ils étaient tranquilles, car ils avaient sa parole, cette parole à laquelle le Français n’avait jamais manqué ; ils n’avaient plus qu’à attendre patiemment que sonnât l’heure de leur délivrance.

— Bah ! répondit gaiement le général, je savais bien que vous nous sortiriez de là, mon ami.

— Quand partirons-nous ? demanda don Pablo.

— Dès qu’il fera nuit, répondit Valentin ; mais où est Curumilla ?

— Ma foi, je ne sais pas. Je l’ai vu il y a une demi-heure environ se laisser glisser le long de la pente de la montagne, comme s’il devenait fou subitement ; depuis, je ne l’ai plus revu.

— Curumilla ne fait rien sans raison, fit le chasseur en hochant la tête, bientôt vous le verrez revenir.

En effet, à peine le Français achevait-il de parler, que le chef indien montrait sa tête au niveau de la plate-forme, puis son corps, et, d’un bond, se retrouvait auprès de ses amis.

Son zarapé, attaché par les quatre coins, pendait derrière son dos.

— Que portez-vous donc là, chef ? lui demanda Valentin en souriant ; seraient-ce des vivres ?

— Cuerpo de Cristo ! s’écria le général, ils seraient les bien-venus, car j’ai une faim de loup.

— Où trouver des vivres dans ces affreuses régions ? s’écria don Pablo d’une voix sombre.

— Que mes frères regardent ! répondit simplement le chef.

Et il jeta son zarapé sur la neige. Valentin défît les nœuds.

Les chasseurs poussèrent un cri de joie, presque de bonheur.

Le zarapé contenait un lièvre, un jeune pécari et plusieurs oiseaux.

Ces provisions arrivant si à point, lorsque depuis quarante-huit heures déjà les chasseurs étaient à jeun, cela semblait tenir de la magie.

Pour comprendre l’émotion qu’éprouvèrent les quatre hommes à la vue de ces vivres si désirés, il faut avoir soi-même passé par toutes les angoisses de la faim sans espoir de l’assouvir.

C’était du délire, presque de la frénésie.

Lorsque la première impression fut un peu calmée, Valentin se tourna vers le chef, et lui serrant la main avec tendresse, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux :

— Mon frère est-il donc un machi-sorcier ? lui dit-il.

L’ulmen sourit doucement, et étendant le bras vers un aigle qui volait à peu de distance de l’endroit où se tenaient les chasseurs :

— Nous avons partagé, dit-il.

Le Français ne put retenir un cri d’admiration, tout lui était expliqué.

L’Araucan, auquel rien n’échappait, avait vu l’aigle, avait deviné qu’il avait des petits, et s’était introduit dans son aire pour dérober une partie de ses provisions, tandis qu’au sommet du pic, ses compagnons se laissaient presque aller à leur désespoir.

— Oh ! fit Valentin avec joie, c’est maintenant que nous sommes bien réellement sauvés, puisque nous allons reprendre les forces dont nous avons tant besoin pour mener à bien le projet que j’ai conçu ; suivez-moi, retournons à notre camp, mangeons gaiement le dîner dont, grâce au dévouement du chef, les aigles font tous les frais, et ce soir nous nous mettrons en route.

Réconfortés par ces bonnes paroles, les chasseurs s’élancèrent à sa suite, et la petite troupe redescendit allègrement cette montagne qu’elle avait gravie le matin avec tant de difficultés et le désespoir au cœur.