La Loi de la Presse

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LA LOI
SUR LA PRESSE.


Je ne fais pas grand cas des hommes politiques ;
Je ne suis pas l’amant de nos places publiques ;
On n’y fait que brâiller et tourner à tous vents.
Ce n’est pas moi qui cherche, aux vitres des boutiques,
Ces placards éhontés, débaucheurs de passans,
Qui tuaient la pudeur dans les yeux des enfans.

Que les hommes entr’eux soient égaux sur la terre,
Je n’ai jamais compris que cela pût se faire,
Et je ne suis pas né de sang républicain.
Je n’ai jamais été, Dieu merci, pamphlétaire ;
Je ne suis pas de ceux qui font mentir leur faim,
Et dans tous les égoûts vont s’enfournant du pain.


Pour être d’un parti j’aime trop la paresse,
Et dans aucun haras je ne suis étalon.
Ma muse, vierge encor, n’a rien d’écrit au front.
Je n’ai servi que Dieu, ma mère, et ma maîtresse ;
Et par quelque sentier qu’ait passé ma jeunesse,
Aucun gravier fangeux ne lui traîne au talon.

J’ai fléchi le genou sur la dalle sanglante,
Chaude et tremblante encor d’un meurtre surhumain,
Quand de joie et d’horreur la France palpitante
Vit un père et ses fils se tenant par la main,
À travers les éclairs d’une muraille ardente,
Passer en souriant, conduits par le Destin.

J’ai prié, j’ai pleuré, moi, fils d’un siècle impie,
Le jour qu’à Notre-Dame, aux pieds du Dieu sauveur,
Une reine, une mère, ô fatale grandeur !
Vint, la tête baissée, et par les pleurs maigrie,
Prier pour ses enfans l’ange de la patrie,
Et rendre grace à Dieu, pâle encor de terreur !

Que la liberté sainte engendre la licence,
C’est un mal, je le sais ; et de tous les fléaux
Le pire est qu’un bandit soit bâtard d’un héros.
C’est un ardent soleil que celui de la France ;
Son immense clarté projette une ombre immense ;
Dieu voulut qu’un grand bien fit toujours de grands maux.

Oui, c’est la vérité, le théâtre et la presse
Étalent aujourd’hui des spectacles hideux,
Et c’est, en pleine rue, à se boucher les yeux.
Un vil mépris de tout nous travaille sans cesse ;
La Muse, de nos temps, ne se fait plus prêtresse,
Mais bacchante ; et le monde a dégradé ses dieux.


Oui, c’est la vérité qu’à peine émancipée,
L’intelligence humaine, hier esclave encor,
A pris à tire-d’aile un monstrueux essor.
Nos hommes ont souillé leur plus vaillante épée,
La Parole, cette arme au sein de Dieu trempée,
Dont notre siècle au flanc porte la lame d’or.

Oui, c’est la vérité, la France déraisonne ;
Elle donne aux badauds, comme à Lacédémone,
Le spectacle effrayant d’un esclave enivré.
C’est que nous avons bu d’un vin pur et sacré,
Et joyeux vignerons qu’un pampre vert couronne,
Nous vendangeons encor d’un pas mal assuré.

Mais, morbleu ! c’est un sourd ou c’est une statue,
Celui qui ne dit rien de la loi qu’on nous fait !
Messieurs les députés ne visent qu’à l’effet.
Eh ! pour l’amour de Dieu, si votre ame est émue,
Soyez donc trivial comme on l’est dans la rue ;
Labruyère l’a dit ; celui-là s’y connaît.

Une loi sur la presse ! ô peuple gobe-mouche !
La loi, pas vrai ? quel mot ! comme il emplit la bouche !
Une loi maternelle, et qui vous tend les bras !
Une loi (notez bien) qui ne réprime pas,
Qui supprime ! une loi — comme Sainte-n’y-touche ;
Une petite loi qui marche à petits pas ;

Une charmante loi, pleine de convenance,
Qui couvre tous les seins que l’on ne saurait voir.
Vous pouvez tout écrire en toute confiance ;
Votre intention seule est ce qu’on veut savoir.
Rien que l’intention ! voyez quelle indulgence !
La loi flaire un écrit ; s’il sent mauvais, bonsoir.


Avez-vous insulté par quelque raillerie
Les hauts représentans de la société ?
Médîtes-vous d’un pair, ou bien d’un député ?
L’offense la plus grave a droit de seigneurie ;
Les pairs vous jugeront, s’il plaît à la pairie ;
Sinon, c’est le pays, refait et recompté.

Avez-vous comparé dans quelque théorie
L’état de république avec la royauté ?
Avez-vous fait un rêve, et dit à la patrie
Ce que pour elle, un jour, vous auriez souhaité ?
Les pairs vous jugeront, s’il plaît à la pairie ;
Sinon, c’est le pays, refait et recompté.

Aviez-vous quelque place, ou bien quelque industrie,
Dont les jours de juillet vous aient déshérité ?
D’un vieux maître banni serviteur regretté,
Osez-vous à l’exil faire une flatterie ?
Les pairs vous jugeront, s’il plaît à la pairie ;
Sinon, c’est le pays, refait et recompté.

N’auriez-vous pas construit, pour quelque espiéglerie
Au fond d’une campagne ou d’une métairie,
Un théâtre forain sur deux tréteaux planté ?
Les pairs vous jugeront, s’il plaît à la pairie ;
Sinon, c’est le pays, refait et recompté ;
Et vous verrez le bât dont vous serez bâté.

Mais monsieur le ministre a dit à la tribune
Que l’art était perdu, que le goût s’en allait ;
Que sa loi, pour la scène, était ce qu’il fallait ;
Qu’autrefois l’éloquence était chose commune,
Mais qu’en France aujourd’hui l’on n’en voyait aucune
Et la chose, à l’ouïr, parut claire en effet.


Je voudrais bien savoir, pour la rendre plus claire,
Ce que c’est que ce goût dont on nous parle tant.
Le goût ! toujours le goût ! Lorsque j’étais enfant,
J’avais un précepteur qui m’en disait autant.
Je vois bien trois mille ans depuis la mort d’Homère ;
Mais, depuis trois mille ans, je ne vois sur la terre

Qu’un seul siècle de goût, qu’on appelle le grand.
C’est celui de Boileau, c’est celui de Corneille.
Mais enfin, monsieur Thiers, cette terre est bien vieille ;
Que ce siècle soit beau, soit grand, c’est à merveille,
Et je n’en dirai pas de mal assurément.
Quand le diable y serait, ce n’en est qu’un, pourtant.

Est-ce une loi pour tous, qu’un siècle dans l’histoire ?
Parce que trois pédans m’ont farci la mémoire
De je ne sais quels vers à contre-cœur appris,
N’est-il pour moi qu’un siècle, et pour moi qu’un pays ?
Eh ! s’il est glorieux, qu’il dorme dans sa gloire,
Ce siècle de malheur ; c’est du mien que je suis.

Dans quel temps vivons-nous, voyons, je vous en prie ?
Vivons-nous sous Louis, quatorzième du nom ?
Alors portons perruque, allons à Trianon.
Soyons des fleurs d’amour et de galanterie ;
Enfin, décidez-vous, monsieur Thiers, ou sinon,
Laissez-nous être au monde, et vivre notre vie.

Serait-ce, par hasard, que ce goût si vanté
Passerait à vos yeux pour quelque vieil usage ?
Ne le croiriez-vous pas de la Grèce apporté ?
Cela pourrait bien être, et vous pensez, je gage,
Que ce goût merveilleux, dont vous faites tapage,
Vient de la vénérable et sainte antiquité.


L’an de la quatre-vingt-cinquième olympiade,
(C’était, vous le savez, le temps d’Alcibiade,
Celui de Périclès, et celui de Platon),
Certain vieillard vivait, vieillard assez maussade…
Mais vous le connaissez, et vous savez son nom.
C’était Aristophane, ennemi de Cléon.

Lisez-le, monsieur Thiers, c’est un rude génie ;
Il avait peu de grace, et de goût nullement.
On le voyait le soir, devant l’Académie,
Poser sa large main sur sa tempe blanchie,
À l’ombre du smilax et du peuplier blanc.
Le siècle qui l’a vu s’en est appelé grand.

Quand son regard perçant fixait la face humaine,
Pour fouiller la pensée il allait droit au cœur.
Mais il n’en montrait rien qu’un sourire moqueur,
Jusqu’au jour où lui-même, à la face d’Athène,
Tout barbouillé de lie, il montait sur la scène,
Attaquait un Archonte, et revenait vainqueur.

Il nommait par leur nom les choses et les hommes.
Ni le mal, ni le bien, par lui n’était voilé ;
Ses vers, au peuple même, au théâtre assemblé,
De dures vérités n’étaient point économes ;
Et s’il avait vécu dans le temps où nous sommes,
À propos de la loi, peut-être eût-il parlé.

« Étourdis habitans de la vieille Lutèce,
Dirait-il, qu’avez-vous, et quelle étrange ivresse
Vous fait dormir debout ? Faut-il prendre un bâton ?
Si vous êtes vivans, à quoi pensez-vous donc ?
Pendant que vous dormez, on bâillonne la presse,
Et la chambre en travail enfante une prison.


« On bannissait jadis, aux temps de barbarie ;
Si l’exil était pire ou mieux que l’échafaud,
Je ne sais ; mais du moins sur les mers de la vie
On laissait l’exilé devenir matelot.
Cela semblait assez de perdre sa patrie.
Maintenant avec l’homme on bannit le cachot.

« Dieu juste ! nos prisons s’en vont en colonie.
Je ne m’étonne pas qu’on civilise Alger.
Ces pauvres Musulmans ne savaient qu’égorger.
Mais nous, notre Océan porte à Philadelphie
Une rare merveille, une plante inouie,
Que nous ferons germer sur le sol étranger.

« Regardez, regardez, peuples du Nouveau-Monde !
N’apercevez-vous rien sur votre mer profonde ?
Ne vient-il pas à vous, du fond de l’horizon,
Un cétacée informe au triple pavillon ?
Vous ne devinez pas ce qui se meut sur l’onde.
C’est la première fois qu’on lance une prison.

« Enfans de l’Amérique, accourez au rivage !
Venez voir débarquer, superbe et pavoisé,
Un supplice nouveau par la mer baptisé.
Vos monstres quelquefois nous arrivent en cage ;
Venez, c’est notre tour, et que l’homme sauvage
Fixe ses yeux ardens sur l’homme apprivoisé.

« Voyez-vous ces forçats, que de cette machine
On tire deux à deux pour les descendre à bord ?
Les voyez-vous, fiévreux, et le fouet sur l’échine,
Glisser sur leurs boulets dans les sables du port ?
Suivez-les, suivez-les, le monde est en ruine ;
Car le génie humain a fait pis que la mort.


« Qu’ont-ils fait, direz-vous, pour un pareil supplice ?
Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux ?
Non ; ils ont comparé deux esclaves entr’eux ;
Ils ont dit que Solon comprenait la justice
Autrement qu’à Paris les préfets de police,
Et qu’autrefois en Grèce il fut un peuple heureux.

« Pauvres gens ! c’est leur crime ; ils aiment leur pensée,
Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant.
On ne fera d’eux tous qu’un cadavre vivant.
Passez, Américains, passez tête baissée ;
Et que la liberté, leur triste fiancée,
Chez vous du moins, au front les baise en arrivant ! »


Alfred de Musset.