La Loi des Coalitions (1864)
I
En juin 1863, à la suite des élections, Morny me pria de passer chez lui. Il me dit : « J’ai fait renvoyer Persigny et Walevski ; maintenant cela va mieux marcher. L’Empereur voulait me mettre au ministère d’État et Baroche à la présidence ; j’ai objecté que Baroche exaspérerait l’opposition par la manière dont il présiderait et que je voulais me réserver comme un autre relais. » Puis, à brûle-pourpoint : « Consentiriez-vous à entrer avec moi dans une entente avec la démocratie pour organiser la liberté ? — Oh ! je vous aiderai de toute mon âme, mais je voudrais que ce fût comme député et non comme ministre. — C’est que, si vous ne consentez pas à faire partie de la combinaison, j’y renoncerai. » Et, pour me prouver qu’il méritait ma confiance, et qu’il ne lançait pas un hameçon trompeur à une bouche crédule trop prête à le happer, il sonna son secrétaire Lépine, lui demanda la copie de la note qu’il venait d’envoyer à l’Empereur et m’en donna lecture. Cette note était remarquable par sa netteté ferme et hardie. Elle attribuait aux maladresses de Persigny le succès de Thiers. Puis elle disait : « Les élections n’ont laissé en présence que deux forces : l’Empereur et la démocratie ; les forces de la démocratie grandiront sans cesse, il est urgent de la satisfaire, si on ne veut être emporté par elle. Lui opposera-t-on un coup d’État ? Matériellement, il ne serait pas impossible ; mais après ? Comment se soutenir ? Un coup d’État n’est praticable que lorsqu’on a toute une nation derrière soi qui vous le demande. Il est temps de renoncer aux abus du népotisme, aux choix scandaleux, de donner, sinon immédiatement toute la liberté politique, du moins la liberté civile et d’étudier les problèmes sociaux. Il est surtout urgent que l’Empereur, cessant de procéder par voie de surprise, ne laisse plus ses conseillers dans l’ignorance complète de sa politique extérieure. Objectera-t-on les indiscrétions ? On pourrait avoir deux conseils : l’un, restreint, pour les Affaires étrangères, l’autre, plus étendu, pour les affaires ordinaires. »
Dans cette note, il ne parlait pas de la responsabilité ministérielle, c’était prématuré, mais, dans notre conversation, il déclara en être tout à fait d’avis, et m’expliqua par quel procédé il entendait la concilier avec le Sénatus-consulte fondamental. « Si elle devait avoir pour corollaire ou pour point de départ l’irresponsabilité impériale, il serait indispensable de recourir à un plébiscite, comme le répètent Billault, Baroche, parce qu’ils savent que l’Empereur ne veut pas même en entendre parler ; mais qui empêcherait d’envoyer les ministres au Corps législatif, par un décret individuel, en qualité de commissaires du gouvernement ? Aucune restriction ne limite à cet égard la plénitude du choix de l’Empereur. »
À ce propos, il me parla de Thiers : « Il n’y a rien à tenter avec lui ; il est aimable, mais d’une outrecuidance sans pareille ; tant que vous ferez campagne ensemble, il vous trouvera très gentil ; dès que vous ne penserez pas de même, vous ne serez plus qu’un imbécile. Tâchez aussi d’empêcher Dufaure d’arriver, et faites nommer des hommes jeunes pensant comme vous. Mais il faut que nous sortions des généralités : ayez la bonté de rédiger des notes indiquant nettement ce que vous voudriez, afin que nous nous mettions d’accord sur les choses, puis nous nous entendrons sur les personnes ; et, à la session prochaine ou plus tard, je proposerai ces idées à l’Empereur. Avec Billault, Baroche, etc., il n’y a rien à faire ; ces anciens opposans d’autrefois sont plus rétrogrades que moi, ancien conservateur. Pensez, je vous prie, à tout ce que je vous ai dit. — Je vous le promets et je viendrai en causer avec vous à la rentrée. Seulement, je puis vous le dire dès maintenant : je suis absolument décidé à n’entrer dans aucune combinaison, sans mon parti. — C’est ainsi que je l’entends, » me répondit-il.
En novembre 1803, je lui remis mes notes, simple résumé des idées exprimées dans mes discours. Il me parut plutôt découragé ; il me confirma ce que Girardin m’avait conté des dispositions de l’Empereur, à se refuser à tout nouveau pas en avant, parce qu’il n’avait pas encore terminé ce qu’il avait à faire. « S’il en est ainsi, lui dis-je, pourquoi adopte-t-il des mesures indiquant une disposition contraire ? Il devrait prendre une décision ferme. — Est-ce que vous croyez qu’il soit facile de faire prendre à l’Empereur une décision ferme ? — Dans tous les cas, à défaut d’une nouvelle extension des libertés politiques, obtenez-en une loi sur la liberté des coalitions ; puisque nous ne pouvons avancer d’un côté, avançons de l’autre. Toute la classe populaire est allumée sur cette liberté des coalitions ; le récent procès des typographes a démontré les duretés vraiment iniques de la loi actuelle ; un nouveau procès de ce genre serait matériellement impossible ; conseillez l’abrogation d’une loi injuste, qui blesse et opprime le travailleur et méconnaît son droit primordial de se concerter sur les conditions auxquelles il accordera son travail. — Oh ! je crois que j’obtiendrai cette loi. L’Empereur est bon, il aime le peuple ; il a déjà marqué son penchant par les grâces accordées aux ouvriers condamnés ; je crois qu’il ne refusera pas. »
Plus encore qu’à notre dernière conversation, il se montrait préoccupé de la nécessité d’enlever la conduite des Affaires étrangères à la volonté solitaire et omnipotente de l’Empereur. Il ne voyait pas le péril dans les menées des anciens partis, sur lesquels il suffirait de souffler pour les réduire au silence, mais dans le superficiel et le décousu de la politique extérieure. C’est pour élever des digues de ce côté qu’il devenait de plus en plus constitutionnel. « Ainsi, me dit-il, en faisant allusion aux récentes négociations polonaises, quelle sécurité peut-on avoir quand les Affaires étrangères sont sans contrôle aux mains d’un ministre d’une docilité sans limites, prêt à exécuter tout ce qu’on lui prescrit, même malgré son avis ? »
Quelques jours après, sortant d’un comité sur les sucres où il avait fort bien parlé : « Vous voyez, me dit-il en riant, je me lance. » Je lui fis des complimens sur la netteté de sa parole. « J’espère, riposta-t-il, en montrant le banc des ministres, que je le prouverai là à côté de vous. » Une fois, il me proposa de me conduire chez l’Empereur. « Non, lui dis-je, il est ridicule de porter des conseils à qui ne vous en demande pas. »
A la fin de la vérification des pouvoirs, il m’appela et me dit : « J’ai un service d’ami à vous demander : l’Empereur est chargé de prononcer comme arbitre sur des difficultés entre la Compagnie de Suez et le vice-roi d’Egypte, relatives au Canal ; il veut de moi un rapport pour l’éclairer. J’y ai consenti ; mais, tenant à ce qu’on ne m’accuse pas d’être guidé par un intérêt quelconque, je l’ai prié de m’autoriser à prendre votre avis et à le suivre. Il m’a répondu qu’il ne demandait pus mieux. Je vous enverrai donc toutes les pièces ; je prierai Nubar et Lesseps de venir s’expliquer avec vous, et je signe d’avance votre rapport. » J’acceptai et me mis au travail. J’eus de fréquentes conférences avec Lesseps et Nubar, et, je dois le dire, je trouvai dans ces Orientaux, qu’on m’avait représentés fourbes et fuyans, la plus parfaite loyauté unie à une rare intelligence. Des hommes tels que Nubar, Tigrane et autres, auraient été des ministres remarquables dans n’importe quel pays.
Pendant que je travaillais pour lui, Morny travaillait pour moi et obtenait un projet de loi sur les coalitions, qui fut déposé sur le bureau de la Chambre de 19 février 1864).
En 1789, l’Assemblée constituante reconnut à chaque citoyen la liberté d’offrir, de refuser son travail, et d’en débattre les conditions ; en même temps elle lui interdit de s’entendre avec d’autres pour exercer à la fois et en commun ce droit individuel. La loi des 14-17 juin 1791 punit toute délibération, toute entente sur les conditions du travail, même quand cette entente ne se serait pas manifestée par le refus simultané de travail qu’on appelle la grève. C’était le délit de coalition.
Le Code pénal de 1810, plus libéral, se relâchant de cette rigueur, ne punit pas la coalition à son premier degré, celui de la délibération ; il ne la saisit que quand elle entre en mouvement et se manifeste par la grève, mais alors il la punit même quand elle n’est accompagnée ni de violences ni de fraude et qu’elle paraît l’ondée en équité. C’était cette disposition qu’on venait d’appliquer à une grève de typographes, ni violente, ni frauduleuse, et fondée en équité.
Le projet du Conseil d’Etat exemptait de toute peine les coalitions de ce genre, les coalitions honnêtes, pacifiques ; il n’admettait pas d’une manière absolue le droit de coalition avec toutes ses conséquences. C’était une modification ; non une abrogation.
« Eh bien ! vous devez être satisfait ? me dit Morny. — Nullement. La distinction entre les coalitions frauduleuses et celles qui ne le sont pas, entre les coalitions paisibles et les coalitions violentes, est inadmissible. Qui jugera celles qui sont innocentes et celles qui sont coupables ? Les tribunaux ? les voilà alors maîtres du droit de coalition. La loi reprend d’une main ce qu’elle donne de l’autre : loin de m’en déclarer satisfait, je la combattrai de toutes mes forces, je ne me contenterai d’aucune modification, je veux l’abrogation complète. » Morny m’écouta sans m’interrompre, puis, après avoir réfléchi un instant, me dit : « Vous avez raison, il faut faire ou ne pas faire ; avoir l’air de faire serait déloyal et, comme vous le dites, imprudent. Il y a un moyen d’arranger cela : tâchez d’entrer dans la commission ; je vous y aiderai, modifiez la loi, je m’emploierai à ce que vos modifications soient admises et que vous soyez nommé rapporteur. »
Darimon eut avec l’Empereur une conversation analogue. Il avait accepté à dîner aux Tuileries. L’Empereur lui dit : « Je n’en ai jamais voulu aux Cinq, ils avaient été nommés pour faire de l’opposition, et ils ont rempli leur mandat. Je n’en veux qu’aux Quatre-vingt-onze, à ces députés qui avaient été élus pour soutenir l’Empire, qui ont contrarié ma politique à l’extérieur et ont cherché à me nuire et à me déconsidérer. Les Cinq m’ont fourni parfois des indications utiles : ce sont eux qui m’ont amené à proposer des modifications à la loi des coalitions ; la Chambre est saisie du projet de loi ; vous l’avez lu, qu’en pensez-vous ? — Je pense que toute la loi est à refaire. Le Conseil d’État n’a rien compris aux intentions de Votre Majesté. — Comment cela ? — Votre Majesté a voulu que la coalition fût libre ; elle l’est, d’après le projet de loi ; le fait de la coalition est considéré comme un acte licite ; mais, par une contradiction étrange, la provocation à la coalition est considérée comme un acte coupable. — Mais c’est absurde ! — C’est cependant là toute l’économie du projet de loi. — Que faudrait-il faire, à votre avis ? — Il n’y a qu’un système acceptable, c’est d’abroger les articles du Code pénal relatifs à la coalition et de les remplacer par des dispositions frappant les atteintes portées à la liberté du travail. — Eh bien ! dit l’Empereur, cherchez à améliorer la loi en ce sens. Je crois qu’en effet vous avez raison, et qu’en matière économique il est impossible de biaiser et de s’arrêter à des termes moyens. C’est là que la liberté est le meilleur remède[1]. » — Ainsi, l’Empereur et Morny s’accordaient à nous donner carte blanche.
Voici comment je conçus la loi que Morny m’avait engagé à préparer. Sans doute, l’idéal serait de ne permettre que les grèves justes et d’interdire celles qui ne le sont pas. Mais comment y parvenir ? Réussît-on à établir un tribunal assez impartial, assez éclairé, pour citer à sa barre toute coalition et lui demander de se justifier, comment pourrait-il apprécier les raisons des ouvriers, si ce n’est en les confrontant avec les patrons ? Ceux-ci alors seraient obligés de révéler les secrets de leurs affaires, d’offrir à la discussion leurs prix de revient, leurs bénéfices, d’étaler leurs bilans sur le marché, de raconter ce que les administrateurs mêmes des compagnies anonymes n’expliquent pas à leurs actionnaires : il n’y aurait plus ni secret commercial et industriel, ni initiative, ni sécurité. On ne conçoit pas de moyen terme entre interdire toutes les coalitions ou les permettre toutes, laissant à ceux qui les feront de discerner à leurs risques et périls celles qui sont justes et celles qui ne le sont pas. Je proposais de les permettre toutes, à la condition, toutefois, que personne ne fût contraint par la violence ou par la fraude d’y participer. Tolérer une coalition imposée de la sorte équivaudrait à autoriser le vol avec effraction et escalade, car le travail est la première des propriétés, d’autant plus sacrée et inviolable qu’elle est la seule du pauvre. Obliger malgré lui un ouvrier à ne pas travailler est encore plus criminel que forcer un coffre-fort. Ainsi la liberté ; des coalitions, surtout quand elle aboutit à la grève, loin d’être un progrès, serait la plus damnable des innovations, si elle n’avait pour contrepoids la répression énergique de toute atteinte, grave ou légère, à la liberté du travail.
Par cette raison, il me parut impossible d’abroger purement et simplement les articles punissant les coalitions. Sans doute, il existait dans le Code pénal des articles contre les violences, mais ces peines étaient insuffisantes ; il fallait les aggraver en proportion de l’aggravation du délit lui-même. Cela cadrait avec le système adopté par la législation pénale : elle n’admet pas une peine unique pour toutes violences quelconques ; elle les varie suivant la perversité de l’intention (art. 295 à 305, 310, 311 § 2), selon la gravité du préjudice individuel (art. 309, 311), du dommage social (art. 186, 209, 228, 263, 381) ; selon la qualité des victimes (art. 312, 354), les circonstances qui ont accompagné le délit (art. 313, 279). La même gradation s’observe dans la répression des menaces, dont la peine oscille de six jours à trois mois jusqu’à cinq ans (art. 305, 300, 307, 308, 436, 481 § 5). Il n’y avait qu’à introduire une distinction de plus parmi ces distinctions, ajouter à l’échelle ascendante selon laquelle sont classées les violences ou les menaces un échelon correspondant à une culpabilité nouvelle plus grande. En outre, il n’existait dans la loi pénale générale aucune disposition qui permît d’atteindre la fraude, plus coupable, selon Stuart Mill et tous les publicistes, parce qu’il y a en elle un caractère de lâcheté et de préméditation, par conséquent une nuance de culpabilité qui ne se rencontre pas au même degré dans la violence, dont l’explosion est toujours franche, souvent subite ou passagère.
Ces données furent acceptées par tous ceux de nos collègues qui avaient qualité pour s’occuper de ces questions, et notamment par Jules Simon et Picard. Les autres ne comptaient point, pas même Jules Favre, de plus en plus absorbé par ses plaidoiries et d’ordinaire s’en rapportant à nous. Nous abordâmes donc la discussion des bureaux en un accord complet, dont Jules Simon, plus encore que moi, eut l’occasion de témoigner. Je ne rencontrai, grâce à l’intervention de Morny, aucun compétiteur, et je fus nommé commissaire presque à l’unanimité. Il n’en alla pas de même de Jules Simon : il eut pour concurrent Jérôme David, le fils du fameux peintre, agréable de sa personne, élégant, doué d’une élocution facile et chaude, mais sans sérieux quoiqu’il s’attachât à parler de choses sérieuses. Il imagina ce qu’on a appelé dans la discussion le système du droit commun, c’est-à-dire l’abrogation pure et simple des articles contre les coalitions, en s’en référant, pour la protection de la liberté du travail, aux dispositions déjà existantes de la loi pénale. Jules Simon réfuta ce système, et démontra avec une telle vigueur de pensée et d’expression les périls terribles d’une loi terrible quoi qu’on fît, si on n’atténuait pas ses inconvéniens par une sévère protection de la liberté du travail, qu’un des adversaires les plus acharnés de la loi, Seydoux, entraîné par un langage correspondant si bien à ses sentimens, lui donna au second tour de scrutin la voix par laquelle il l’emporta sur Jérôme David et fut nommé commissaire[2].
Dans la commission, nos premières relations furent des plus aimables, car nous étions en complète harmonie. Il disait même : « Je m’étonne de penser tant de bien d’Ollivier. » Il désirait visiblement et il espérait devenir rapporteur ; il faisait patte blanche à tous, se montrant fort médiocrement enthousiaste de la liberté des grèves. Au bout de quelques séances, il s’aperçut que décidément mon autorité l’emportait sur la sienne, et que les deux membres les plus importans de la commission, Buffet et Chevandier de Valdrôme, avec Thoinnet de la Turmelière, un de mes amis personnels, ne déguisaient pas leur intention de me nommer rapporteur. Un revirement s’opère alors en lui. Par une grâce soudaine, il devient partisan de ce système du droit commun de Jérôme David, contre lequel il venait de tonner, et il nous le propose. Le plus étonnant fut la raison qu’il donnait à l’appui : « La masse des ouvriers, disait-il, est bonne, mais il en est dix mille intraitables, orgueilleux, ignorans, ingrats ; cette loi aura les effets les plus néfastes, et je regrette qu’on fait présentée. » et, comme Buffet, d’un ton sévère, lui objectait qu’il ne comprenait pas que la conclusion d’un discours aussi menaçant fût de proposer une plus grande mollesse dans la répression, il répliqua qu’en donnant aux ouvriers une loi qu’ils aimeraient, on calmerait peut-être leurs défiances et leur colères. Le système du droit commun fut rejeté à l’unanimité moins une voix.
Nous nous occupâmes alors de la rédaction de la loi. Nous ne décrétâmes pas expressément la liberté des coalitions : le mot n’y est pas même prononcé. Nous abrogeâmes les peines qui les frappaient et les remplaçâmes par d’autres, prononcées contre ceux qui porteraient atteinte à la liberté du travail. La loi pénale procède toujours ainsi ; elle n’énonce pas ce qui est permis, mais seulement ce qui est défendu : tout ce qui n’a pas été formellement défendu et puni reste permis.
L’atteinte à la liberté du travail peut être matérielle, résulter de la violence, des menaces : nous la punîmes d’un emprisonnement de six jours à trois ans et d’une amende de seize à trois mille francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, lorsqu’elle était un fait purement individuel. Lorsqu’elle était exercée en exécution d’une entente formelle entre plusieurs, elle nous parut plus coupable, et nous accordâmes au juge la faculté de placer le condamné sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins, cinq ans au plus (art. 414 et 415). En cela, nous nous conformions aux précédons les moins contestés : l’article 109 du Code pénal punit d’un emprisonnement de six mois à un an le fait d’avoir empêché, par attroupemens, voies de fait ou menaces, plusieurs citoyens d’exercer leur droit de vote ; si ce crime a été commis par suite d’un plan concerté, l’article 210 prononce la peine du bannissement.
À côté des atteintes matérielles par la violence ou les menaces à la liberté du travail, et qui peuvent se rencontrer ailleurs qu’en des coalitions, il est des atteintes moins directes, en quelque sorte professionnelles, plus morales que matérielles, spéciales aux coalitions. Ainsi, des ouvriers s’entendent pour refuser leur travail, mais certains camarades ne consentent pas à les imiter ; les coalisés se rendent à la porte du chantier et, quand ils voient arriver les réfractaires, s’écrient : « Camarades, retirez-vous, le chantier est interdit, il est défendu d’y travailler. » Si les camarades passent outre, ils publient leur interdit, affichent le nom des réfractaires et la liste des maisons noires, c’est-à-dire des maisons où vivent des ouvriers continuant à travailler dans les usines frappées d’interdit. Ou bien ils imitent d’une façon quelconque ce qui se passa à Sens en 1842. Les menuisiers étaient divisés en deux groupes, les Compagnons du Devoir et ceux de la Liberté, surnommés les gavots. Les Compagnons du Devoir cessent le travail, ceux de la Liberté le continuent. Les premiers hissent sur un âne un des leurs et le font passer et repasser devant l’atelier où le travail continue en s’écriant : « Hue ! hue, les gavots ! » Les gavots exaspérés sortirent de l’atelier, se précipitèrent sur les provocateurs et une rixe sanglante s’ensuivit. De pareils faits ne devaient-ils pas être prévenus ? Nous le pensâmes. Les interdits et les prohibitions ne sont pas des violences matérielles, ce sont des violences morales dans lesquelles sont annoncées et sous-entendues des violences effectives. L’interdit signifie : Si, malgré nos prohibitions, vous persistez à travailler, nous vous molesterons, nous vous conspuerons, nous vous mettrons eu quarantaine ; vous voulez travailler, nous vous travaillerons. — Le champ libre laissé à la violence morale, il est certain qu’on passera plus facilement à la violence matérielle.
Le châtiment des petites infractions est le meilleur moyen de prévenir les grandes. Nous prononçâmes donc une peine contre les interdits, prohibitions et amendes, toutefois en subordonnant la culpabilité à deux conditions : la première, que l’interdit serait le résultat d’un concert, car ce concert seul lui donne quelque efficacité ; un interdit purement individuel ne se conçoit pas ou ne serait qu’une fantaisie inoffensive ; la seconde, que le prononcé ait produit en fait l’entrave au libre exercice du travail et de l’industrie. La peine était de six jours à trois mois de prison et de 16 à 300 fr. d’amende ou de l’une de ces deux peines (art. 416).
Ce système était tout à fait différent de celui du Conseil d’Etat. Dès que des violences graves ou légères, matérielles ou morales se mêlaient à la coalition, d’après le projet du Conseil d’Etat, elle cessait d’être licite, devenait délictueuse, passible de poursuites. Dans notre loi, quoi qu’il advienne, la coalition continuera d’être licite : on poursuivra les faits délictueux qui s’y mêlent ; elle-même restera indemne et continuera librement son cours ; les coalisés étrangers aux délits commis ne seront inquiétés, et les coupables ne seront inculpés, que s’ils ont attenté à la liberté d’autrui, non parce qu’ils se sont concertés pour sauvegarder la leur ; le concert libéral sera respecté, seul le concert oppressif sera poursuivi.
Jules Simon, quoique ses propositions eussent été rejetées, continua à assister régulièrement à nos séances et travailla avec nous à améliorer notre rédaction. Comme on s’en étonnait : « Rien de plus naturel, dit-il, je soutiendrai mon système, mais, s’il n’est pas adopté, je voterai la loi, parce qu’elle constitue un progrès ; j’ai donc intérêt, moi aussi, à ce qu’elle soit le moins imparfaite possible. » Enfin arriva la nomination du rapporteur. On consulta l’Empereur et Rouher. Ils se prononcèrent contre moi : ils jugeaient impolitique d’accorder à l’opposition le mérite d’avoir assuré le succès d’une loi populaire. L’Empereur dit à Morny : « Vous devriez tout faire pour empêcher la nomination d’Ollivier. » — Morny répondit : « Je mettrai tout en œuvre pour la faciliter. » Chevandier et Thoinnet, sur ses recommandations, entraînèrent les hésitans, et je fus nommé.
« L’on a plus de peine dans les partis à vivre avec ceux qui en sont qu’à agir contre ceux qui y sont opposés[3]. » Dès rentrée de Jules Simon, il y avait eu dans la gauche une volonté sourde d’agression contre moi[4]. On avait cru m’anéantir par l’exaltation de Thiers. On disait : Enfin la liberté a trouvé son orateur ; on entend pour la première fois depuis l’Empire le langage de la vraie politique, etc. Ce que m’avait prédit Girardin se réalisait. Sans me croire anéanti, j’avais fait chorus en toute sincérité, mais mes amis n’avaient pas permis qu’on me fît disparaître dans l’ombre du grand orateur, et cela avait attisé encore les mauvais vouloirs.
Pendant qu’il annonçait dans la commission qu’il allait voter pour la loi, Jules Simon s’occupait d’organiser une opinion hostile à la loi et à son rapporteur, dans les salons, dans les ateliers, dans la presse, parmi mes collègues. Sur ses récits, les journaux l’Europe, le Progrès de Lyon, la Gironde, le Phare de la Loire, l’Indépendance belge, etc., racontaient, en les altérant, les séances de la commission ; nos rédactions provisoires étaient reproduites, et l’on me représentait comme un ennemi du peuple, acharné à aggraver les pénalités. Un jour, j’arrive à la Chambre ; on me montre un amendement sur le droit commun, écrit par Jules Simon et qu’il faisait circuler à la sourdine. Je me récrie ; j’aborde Simon et lui dis que, quand deux membres d’un parti soutenaient dans une commission un avis différent, il n’était pas loyal de suivre l’un sans avoir entendu l’autre, que je considérerais le dépôt de cet amendement comme une insulte et romprais tout rapport personnel avec ceux qui l’auraient signé avant d’avoir connu mes explications. L’amendement fut déchiré. Jules Simon n’en fut que plus acharné dans ses attaques et ses insinuations et dans son travail souterrain de dénigrement.
La campagne des journaux avait agi sur Jules Favre. A son retour d’Aix, où l’avait longtemps retenu la célèbre affaire Armand, dans une réunion à laquelle, par hasard, je n’assistai pas, il dit qu’il avait appris par le journal l’Europe qu’à la suite de mes protestations, on avait retiré un amendement sur le droit commun ; il le reprenait pour son compte. Il saisit alors une plume, écrivit et signa. Darimon s’éleva contre les menées de Jules Simon. Picard ne dit rien, mais il prit l’amendement, le mit dans sa poche et vint m’en faire le conte. Jules Favre lui-même, le jour suivant, m’aborda dans la salle des conférences. Nous eûmes une conversation intime de plus d’une heure. Je lui racontai les variations de Jules Simon, lui montrai sa lettre à Charras, alors ignorée, lui fis sentir que ces hommes, que nous avions conduits par force à l’action, cherchaient à rompre notre faisceau amical. « De quoi s’agit-il d’ailleurs ? Est-ce d’une question de principes sur laquelle aucun accommodement ne soit possible ? Nous sommes tous d’avis que les coalitions doivent être permises, mais aussi que les violences doivent être réprimées. Cette répression est-elle déjà suffisante dans la loi générale, ou faut-il l’établir dans des articles spéciaux ? Voilà tout ce qui nous sépare, c’est-à-dire une controverse juridique sur laquelle, sans se brouiller, on peut être de deux avis différens. Et c’est à cette occasion qu’à la grande joie de nos adversaires de tous bords, nous donnerions le triste spectacle d’une division ? En thèse générale, le dépôt d’un amendement tel que vous l’avez signé n’aurait aucun inconvénient ; mais, après les insinuations de Simon et de ses amis, il constituerait un désaveu et une attaque que je ne pourrais accepter ; renoncez-y, je vous en supplie. Tout au moins, attendez que mon rapport soit fini, je vous le communiquerai, et je crois que, quand vous verrez avec quelle fermeté j’affirme le principe, tout le reste vous paraîtra secondaire. » Il sembla ému, promit de ne pas insister pour la signature de son amendement avant que je lui eusse communiqué mon rapport, et nous nous quittâmes avec les démonstrations les plus cordiales.
Le bruit de ce rapprochement porta au comble l’acharnement de Jules Simon et de ses amis : « J’étais un traître, je vendais la République, je fabriquais un piège contre les ouvriers ; leur condition serait pire après la loi qu’avant, etc. » Je fus stupéfait de ce déchaînement de haine. Qu’avais-je donc fait pour le mériter ?
Picard, jusque-là toujours amical, et qui, instruit le premier du projet de me nommer rapporteur, ne m’en avait pas dissuadé, Picard, qui se déchaînait partout contre Jules Simon avec autant de passion que Jules Simon contre moi, fléchit lui-même ; il me jugea perdu ; il crut que cette bourrasque m’emporterait et que, s’il ne se séparait pas de moi, il subirait le même sort. Sans me rien reprocher, il prit un air renfrogné et morne, et n’eut plus que des gémissemens, de tristes pronostics, des blâmes contenus de ma témérité.
Il ne me restait qu’à préparer une vigoureuse défense. Je m’isolai, je cessai d’aller à la Chambre, et, enfermé plusieurs semaines, j’écrivis mon rapport avec une sérénité d’esprit que je puisais dans la tranquillité de ma conscience.
Dans ce rapport, je me gardai bien de présenter la liberté des coalitions comme la panacée universelle ; je prévins, avec autant de force que je le pus, les ouvriers contre l’abus qu’ils pouvaient faire de cette liberté si dangereuse : « Osons le dire, la certitude des rudes épreuves réservées à ceux qui entrent dans des grèves est un des motifs principaux en faveur de la liberté des coalitions. La garantie, nous la plaçons dans le mal que se feront à eux-mêmes les imprudens qui abuseront du droit de se coaliser. Loin d’être insuffisante, la peine sera souvent plus sévère qu’il ne serait désirable. Qu’ils hésitent longtemps avant de se servir du droit qu’on leur donne. Qu’ils n’y aient recours qu’à la dernière extrémité, en désespoir de cause, quand toute chance d’arrangement sera définitivement évanouie. Tous ceux qui leur sont dévoués de cœur et non des lèvres les en supplieront ; qu’ils ne se précipitent pas en aveugles dans les coalitions, qu’ils ne se confient pas trop aux promesses de la grève. Des dangers les menacent désormais dont ils ne connaissent pas la gravité. En même temps que la liberté s’est accrue, se sont accrues aussi les occasions de faillir. Et toute faute, qu’ils y pensent bien, retombera en malheurs, en larmes sur eux, beaucoup plus que sur les patrons qui peuvent attendre, beaucoup plus que sur la société qui sait se défendre ! La grève, c’est la guerre avec ses nécessités, avec son caractère destructeur, ses duretés, ses violences, ses colères, avec son accompagnement obligé de deuils, de dévastations. Comme à la guerre, dans les grèves, les innocens sont atteints pour les coupables, les femmes, les enfans, les vieillards supportent les maux qu’ils n’ont point causés. De la grève comme de la guerre, il sort quelquefois du bien, mais un bien mêlé d’amertume, qui laisse après lui les longs ressentimens, dont on ose à peine se réjouir, mais un bien tellement semblable au mal, que l’historien a peine à l’en distinguer et que le philosophe n’y parvient pas. La grève ne sera vaincue qu’à force de liberté et d’instruction. L’expérience du passé le prouve : la défendre, c’est en allumer le désir ; la permettre, ce sera en inspirer la terreur. Avec le temps, la liberté des coalitions tuera la grève. Quand les ouvriers auront touché de leurs propres mains les limites infranchissables de la volonté humaine ; quand ils se seront exercés au maniement des faits, à la connaissance des lois économiques ; quand ils auront plusieurs fois encouru pour leurs entreprises injustes les censures de l’opinion publique, toujours disposée à les soutenir tant qu’ils sont désarmés ; quand, de leur côté, les patrons, avertis des épreuves auxquelles ils sont exposés, auront redoublé de bienveillance et de sagesse, les grèves deviendront plus rares, et d’un antagonisme passager naîtra, sinon l’accord sans nuages, du moins l’habitude des discussions loyales et conciliantes. En Angleterre, la liberté des coalitions a conduit au fameux meeting de Bolton, dans lequel les ouvriers eux-mêmes ont fortement déduit les raisons pour lesquelles la grève était mauvaise, et conclu par ce cri : « Ne faisons plus de coalitions ! »
Mon travail terminé, la commission décida que, vu son importance, il serait, contrairement à l’usage, imprimé avant lecture. J’acceptai cette proposition, pourvu que les épreuves, après la séance, fussent toutes remises au président, afin que ma rédaction provisoire ne fût pas colportée au dehors comme l’avaient été mes projets d’articles. Avant même celle impression terminée, j’allai donner à Picard, que je n’avais pas revu, lecture de la partie relative au droit commun. Il me fit quelques observations dont je profitai. L’impression achevée, je lui envoyai ainsi qu’à Jules Favre une épreuve.
Jules Favre me répondit : « Mon cher ami, je viens de terminer la lecture de votre rapport, que je trouve très remarquable, quoique peut-être un peu trop savant. Il ne m’a pas converti, mais je suis sûr que la discussion ne fera, en établissant notre commune indépendance, que fortifier notre étroite alliance pour la défense de la liberté. Merci de votre affectueuse communication et mille amitiés sincères. » (19 avril 1864.)
Picard m’écrivit : « Mon cher ami, j’ai lu avec autant d’attention que d’intérêt ; vous pouvez dire : exegi monumentum. Sur quelques points de vos théories économiques, je ne pourrai complètement m’associer à vous, mais je n’ai cependant aucune observation utile à vous faire. Quant au côté juridique, votre opinion me semble aussi nettement soutenue que possible, sauf pour l’article des interdictions. Si vous ne ramenez pas vos lecteurs, ils ne pourront du moins vous accuser de les tromper. Je vous signale une expression qui m’a un peu choqué, celle de roman historique, adressée aux anciennes corporations ; également vos reproches à la Révolution française, à laquelle vous faites supporter l’erreur de quelques-uns de ceux qui la dirigeaient. Du reste, je termine à peine ma lecture et il faudrait une étude assez méditative, pour pouvoir critiquer, s’il y avait lieu de le faire. Je me borne donc à vous féliciter. A vous. »
J’envoyai également, sur la demande de Chevandier, une épreuve à Rouher et à Baroche. Le premier ne fit aucune objection ; le second se plaignit que le nom de l’Empereur ne fût jamais prononcé et que la loi parût être d’initiative parlementaire.
Dans la commission, le rapport rencontra quelques difficultés. Tant que j’en lus la partie générale ou celle consacrée aux argumens contre les coalitions, ce ne furent qu’éloges, applaudissemens. Les argumens en faveur provoquèrent au contraire d’interminables objections de la part de quelques membres : « Il faut réfléchir, remettons à demain, etc., » prétextes pour ajourner la loi, dont on ne voulait pas. Je me fâchai et déclarai que c’était à prendre ou à laisser, que, si mon rapport n’était pas adopté tel quel, sauf des modifications de détail dont j’étais prêt à tenir compte, je donnais ma démission. Le visage de Jules Simon eut un sourire que je ne lui connaissais pas ; mais Chevandier s’interposa : il était midi, nous étions en séance depuis neuf heures, il proposa l’ajournement jusqu’à deux heures. Dans l’intervalle, il vit les opposans et leur fit savoir que Roher acceptait mon rapport ; Morny intervint aussi, et, à deux heures, je trouvai autant de facilités que j’avais trouvé d’obstacles le matin. A six heures, le rapport était adopté. Comme satisfaction à Baroche, j’y voulus introduire une phrase de remerciement pour l’initiative de l’Empereur ; elle fut repoussée de toutes parts : « C’est bien assez de voter une pareille loi ! il est inutile d’en remercier. »
La veille de l’ouverture des débats, j’eus à la Chambre deux conversations de caractère bien différent avec Picard et Jules Favre. Picard, boudeur, visiblement en proie à une violente lutte intérieure, répondant à peine à mon bonjour : « Qu’avez-vous, dis-je, que vous me faites si triste figure ? — Rien. — Si vous n’aviez rien, vous ne seriez pas ainsi. — Vous mettez vos amis dans de singulières situations. — Ah ! je vois votre pensée ! vous voulez voter contre moi et redoutez mes reproches ? Rassurez-vous, je ne vous en adresserai pas ; seulement, ne me troublez pas en étant de la sorte, car toute ma lucidité d’esprit m’est nécessaire. » Il répondit par quelques exclamations confuses. Jules Favre, au contraire, fut charmant : « Je ne sais si je parlerai, me dit-il, j’hésite. — Oh ! que je serais heureux que vous ne le fissiez pas ! — Mais il y a dans votre loi cette peine de la surveillance de la police que je ne puis accepter. — Elle ne me plaît pas plus qu’à vous ; je n’ai pu la faire écarter, et en vérité ce n’est qu’un détail secondaire ; restreignez-y votre attaque ; je ne vous répondrai point. » Il ne dit pas non. Quand je lui parlais, le vieux compagnon de lutte se retrouvait. Mais Garnier-Pagès avait sur lui, à cause des souvenirs de 1848, plus de prise que moi, et il ne le laissait pas respirer. Il lui amenait des ouvriers qui lui dépeignaient l’émoi des faubourgs : on complaît sur son éloquence vengeresse ; pouvait-on laisser croire au peuple que l’Empire lui accordât ce que la République lui avait refusé ? était-il de sa dignité de m’abandonner la conduite de l’opposition ? Bref, on l’entraîna.
La discussion fut ouverte par Seydoux, manufacturier considérable, bon et aimable boni me. Son discours produisit un effet d’autant plus sérieux, qu’il ne prenait pas habituellement part aux discussions. Une vive approbation ne cessa de le soutenir, et on peut dire que presque toute la Chambre était de l’avis de l’orateur, lorsqu’il conclut : « Repoussez un projet de loi dangereux, contraire aux intérêts des ouvriers et à ceux de l’industrie. »
Au sortir de la séance, la loi parut rejetée. La gauche se donna rendez-vous le lendemain matin à huit heures, pour convenir de la part qu’elle se ferait dans cet échec. Jusque-là, sa tactique avait été de soutenir la thèse du droit commun, puis de voter le projet comme réalisant un progrès. Elle en inventa alors une autre : considérer la loi comme une fausse concession, comme un piège tendu aux ouvriers, la rejeter en déclarant que mieux valait la loi ancienne. Le rejet obtenu, on pourrait dire avec sécurité tout le mal possible du projet, sans crainte d’être confondu par la pratique, et le rapporteur serait déshonoré. Ils furent d’accord, à l’exception de Picard et Dorian qui réservèrent leurs votes, pour adopter cette résolution, et le philosophe du Devoir se chargea de l’expliquer.
A la séance suivante, Morin, de la Drôme, qui avait, en 1849, déjà proposé la liberté des coalitions, et Darimon, qui les avait défendues au Corps législatif et dans la Presse, répondirent par des argumens concluans aux critiques de Seydoux, renouvelées par Kolb-Bernard. Peine perdue ; la majorité prodigua une fois encore ses applaudissemens à un adversaire de la loi, Jérôme David. Le projet lui semblait mal élaboré ; la liberté des coalitions serait incomplète sans le droit de réunion ; il regrettait, malgré sa déférence pour les honorables membres de la commission et sa très haute opinion de son rapporteur, qu’on n’eût pas eu le bon goût et la justice de parler de l’initiative généreuse de Sa Majesté l’Empereur, et que l’on ne reconnût pas que le projet, à quelque point de vue qu’on l’envisageât, n’était que la conséquence des efforts constans de l’Empire pour la cause ouvrière.
Avant qu’aucun député de la gauche eût pris la parole, je répondis à Seydoux, Kolb-Bernard, Jérôme David. Je raillai la conversion subite de Jérôme David au droit de réunion, faisant pendant à celle de Jules Simon au droit commun : « Le droit de réunion, à moins d’en faire un privilège au profit des ouvriers, ce qui serait criant, ne peut être établi que par une loi générale ; il n’entre pas dans le cadre restreint d’une loi pénale sur les coalitions et la liberté du travail. Que, dans la discussion de l’Adresse, l’honorable M. Jérôme David, qui ne l’a pas fait jusqu’à présent, présente un amendement en faveur du droit de réunion et du droit d’association, je le soutiendrai sans épigramme et de bon cœur ; jusque-là, qu’il nous permette de trouver que son argument est trop de circonstance. Il est mal de refuser un projet sous prétexte qu’il est incomplet. Oh ! je connais cette théorie, et je l’ai vue décrite dans les Mémoires de Mallet du Pan. C’est la théorie du pessimisme : elle consiste, lorsqu’un gouvernement déplaît en principe, au lieu, comme il convient à tout homme d’honneur et de bon sens, d’approuver ce qui est bien et de blâmer ce qui est mal, elle consiste à tout critiquer, à tout attaquer, surtout le bien, parce que le bien pourrait profiter à ceux qui l’accomplissent. (Marques d’adhésion.) Ainsi agissaient les émigrés, lorsque, au lieu de rester dans le pays, de se rendre aux assemblées, aux sections, pour empêcher la domination des mauvais, ils allaient à l’étranger, espérant faciliter un triomphe qui, par ses exagérations, devait amener leur succès. Ainsi ont trop souvent agi les partis qui se sont succédé parmi nous. Aussi, que reste-t-il dans notre pays, après tant d’agitations ? Beaucoup de ruines, de beaux et grands discours, et pas d’institutions libérales ; et tous, à quelque passé que nous appartenions, nous sommes contraints de regretter souvent de n’avoir pas soutenu les hommes de bonne volonté qui, dans un temps, s’appelaient Roland, dans un autre, Martignac, plus tard s’appelleront de tout autre nom, de n’avoir pas accepté les réformes partielles qu’ils nous offraient, et d’avoir trop sacrifié à l’implacable satisfaction de nos rancunes personnelles. (Vive approbation.) Je n’appartiens pas à cette école ; je ne suis pas pessimiste ; je prends le bien de quelque main qu’il me vienne ; je ne dis jamais : « Tout ou rien, » maxime factieuse. Je dis : « Un peu chaque jour ; à chaque jour suffit sa peine. » Aujourd’hui la loi des coalitions, demain celle des associations. Et, puisque l’honorable M. Jérôme David me le demande, je n’hésite pas à lui dire : Dans l’acte du gouvernement, je ne vois pas seulement ce qui n’y est pas, le droit de réunion et le droit d’association ; j’y vois aussi ce qui est, la liberté de coalition. Je ne me borne pas à critiquer ce qui me manque, je remercie de ce qu’on me donne. » (Très bien ! Très bien ! Applaudissemens prolongés.)
La Chambre me fit une véritable ovation. Mes amis s’aperçurent alors que le rejet de la loi n’était plus aussi certain, et que leur manœuvre hostile pourrait ne pas réussir. Jules Simon, sous sa forme cauteleuse, exprima leur dépit à la séance suivante : « Si la loi n’a pour objet que de protéger les ouvriers qui veulent travailler contre ceux qui ne le veulent pas, elle est inutile, car la loi punit toutes les formes de contrainte et de fraude que peuvent employer les organisateurs d’une coalition. Aussi bien, ce n’est pas son but ; son but véritable est, en promettant la liberté des coalitions, de la supprimer : elle retient ce qu’elle paraît donner ; son seul changement est que la coalition s’appellera le plan concerté ; désormais on pourra se coaliser, on ne pourra pas se concerter. La loi rendra toute coalition désormais impossible. »
Cette accusation d’un homme aveuglé par la passion, d’un philosophe étranger aux notions juridiques les plus élémentaires, tombait sous les simples objections du sens commun. Le gouvernement n’avait pas besoin de faire une loi pour supprimer les coalitions : elles étaient interdites ; il n’avait qu’à maintenir le statu quo. Qui donc obligeait l’Empereur, malgré la résistance de son Conseil d’Etat, et de sa majorité, à présenter une loi sur les coalitions, s’il n’avait pas l’intention sincère de les permettre réellement ? A quoi l’eût conduit le subterfuge dont on l’accusait, si ce n’est à accroître les désirs par les déceptions ? Il faut être bien subtil pour prêter, même à ses ennemis, une aussi grossière et dangereuse fourberie. N’oubliez pas qu’à ce moment l’Empereur était tout-puissant, que d’un mot il pouvait faire rentrer l’opposition sous terre, et que personne n’était en état de lui imposer quoi que ce soit. En présentant une loi sur les coalitions, il voulait de bonne foi assurer aux ouvriers la liberté de leur travail ; il obéissait à la même inspiration de cœur qui lui avait suggéré déjà tant de mesures favorables au peuple, objet constant de ses sollicitudes affectueuses.
D’ailleurs, pour que l’Empereur pût efficacement tendre un traquenard aux ouvriers, il lui fallait des complices. Moi d’abord : et à qui avais-je donné le droit de me soupçonner d’une telle duplicité et d’une telle sottise ? Il lui fallait, en outre, la complaisance d’hommes également au-dessus du soupçon, sérieux, instruits, honnêtes, les Buffet, les Chevandier de Valdrôme, etc. « Je ne doute pas de la parfaite sincérité des membres de la commission, dit Jules Simon, pressentant l’objection, mais ils se sont trompés. » — La réponse fut aussitôt sur toutes les lèvres : « Mais vous aussi, vous étiez un des membres de la commission, vous avez participé à ses rédactions, et vous n’avez pas averti vos collègues que la maladresse de leur texte rendrait impossible la liberté qu’ils avaient la loyale intention d’établir : si vous le leur aviez démontré, ils vous eussent écouté. »
Les murmures de surprise n’arrêtèrent pas l’orateur. Il eut l’aplomb d’ajouter : « On commence par un compromis avec la difficulté… Dieu nous préserve d’être jamais lancés d’un compromis avec une difficulté à un compromis avec la conscience ! » J’aurais pu le clouer à son banc en lui disant : « Qui donc a l’habitude des compromis ? N’est-ce pas celui qui, après avoir, le 8 avril, raillé « les sous-Darimon et la majorité d’Emile Ollivier, » a accepté, le 23 mai, des mains d’Emile Ollivier, une candidature et une élection ? N’est-ce pas celui qui a prêté un serment après l’avoir durant tant d’années reproché à d’autres comme une infamie ? Qui donc vient de nous faire assister à ses compromis successifs ? N’est-ce pas celui qui, à quelques jours de distance, a condamné, puis soutenu le droit commun, considéré notre loi comme un progrès, puis comme une aggravation ? »
Ce langage eût soulevé des acclamations. Mais j’avais le ferme propos de n’opposer aux attaques personnelles qu’une impassibilité dédaigneuse, de ne point assumer la responsabilité de la scission à laquelle on voulait m’obliger, et, quoi qu’on fît, de ne pas sortir de ma mission de jurisconsulte rapporteur d’une loi juridique. Je ne répondis donc pas à Jules Simon, et encore moins à Garnier-Pagès répétant mal ce que son ami avait, du moins, dit bien. Ce fut avec un sourire que j’écoutai ses dernières paroles : « Vous ne voulez certainement pas tendre un piège à qui que ce soit, mais je vous certifie que votre loi en est un. Dans l’intérêt de la majorité, dans l’intérêt de la minorité, dans l’intérêt des patrons, dans l’intérêt des ouvriers, ne faites pas une loi douteuse, qui serait morte le jour même que vous l’auriez faite, car elle serait un péril public que vous seriez obligés d’effacer de vos codes. »
Parieu, répondant à Jules Simon, s’éleva contre les esprits exagérés « dont le premier mouvement, dès qu’un principe nouveau est proclamé, est de le compromettre en l’exagérant et en défigurant la sainte et noble image d’une liberté nouvelle. » Cornudet compléta la démonstration. Il prouva la clarté et surtout l’efficacité de la loi. « N’avez-vous pas vu qu’on la considère dans une partie de la Chambre comme trop efficace ? N’est-ce pas la preuve qu’elle accorde quelque chose ? »
Cette séance manqua devenir fatale à la loi. L’Empereur, ému du discours de Seydoux et du mécontentement de la majorité, indigné qu’on le remerciât d’un bienfait eu l’accusant d’une perfidie, manifesta, au conseil des ministres du lendemain matin, son intention de retirer le projet. On l’en dissuada[5].
Buffet flétrit avec sa robuste éloquence les argumens de la mauvaise foi : « De tous les reproches dirigés contre le projet, le plus inattendu est celui qui consiste à dire que cette loi manque de netteté et de franchise, et, quand j’entends formuler ce reproche par un membre de la commission, il me cause, je l’avoue, plus que de la surprise. M. Jules Simon a commencé par rendre hommage à la loyauté de ses collègues de la commission ; je me permets de lui demander comment il concilie la loyauté avec la feinte ? S’il y avait eu une feinte, ceux qui ont rédigé ce projet et ceux qui l’approuvent manqueraient de loyauté. Non, messieurs, il n’y a ni feinte, ni piège dans cette loi ; sa pensée est parfaitement nette, et le seul reproche à lui adresser, peut-être, c’est d’être trop radicale. Les articles actuels du Code pénal punissent dans tous les cas les coalitions, le projet de loi ne les punit dans aucun. Que peut-il y avoir de plus net qu’une semblable disposition ? Quand, pour nous montrer complètement justes envers les ouvriers, nous faisons une épreuve si hardie que beaucoup de bons esprits la croient téméraire, je ne comprends pas qu’au lieu de signaler à la classe laborieuse la hardiesse généreuse de l’Assemblée qui vote une pareille loi, on cherche à la discréditer dans son esprit et à la présenter comme un piège. Si j’avais eu l’honneur d’être consulté, j’aurais mis une opinion contraire à l’opportunité ; mais, dans la situation qui a été créée par la promesse contenue dans le discours de la Couronne et par la présentation du projet, je considère comme un devoir, malgré les pénibles anxiétés, malgré les doutes par lesquels mon esprit a passé dans l’étude très prolongée de cette loi, je considère comme un devoir d’en adopter l’article Ier et l’ensemble. » Ces paroles d’un homme dont la droite conscience n’était pas coutumière des compromis produisirent un effet décisif et dissipèrent les derniers scrupules d’un grand nombre d’hésitans.
Il ne restait à Jules Favre qu’à se taire : il préféra donner de l’ampleur aux attaques de Jules Simon. Son discours eut même des allures d’une vivacité passionnée qui ne lui étaient pas habituelles. De l’interminable discours qu’il prononça se dégageait nettement l’affirmation suivante : « La loi offre plus d’inconvéniens que la loi ancienne ; elle ne réalise pas un progrès ; elle n’autorise qu’une coalition théorique, métaphysique, une coalition de sage, car les abus qu’elle punit sont le cortège obligé de toute coalition, et les punir, c’est interdire en fait les coalitions qu’on a autorisées en principe. L’article 416 punit les proscriptions, les interdictions ; or, il n’y a pas de coalitions, s’il n’y a pas d’interdictions et de proscriptions. Si elles sont une nécessité de la coalition, elles ne sauraient être coupables ; ou bien il faut renoncer à cette déclaration pompeuse, que les coalitions sont permises, quand en réalité elles sont défendues par la loi. » (Approbations sur quelques bancs. Dénégations sur d’autres.) Le rapporteur ne fut pas ménagé plus que la loi. « Il n’y a pas dans cette Chambre un esprit assez mal fait, un cœur assez égaré pour maudire le bien, parce que ce bien pourrait profiter au gouvernement de la politique de qui il est l’adversaire ; mais, s’il est vrai, comme on nous l’a rappelé durement, que les pessimistes peuvent tout empêcher, quant à moi, je me défie des approbateurs faciles qui peuvent tout permettre ; et c’est précisément parce que de cette pensée nous paraît émaner la loi en discussion que nous ne pouvons lui donner notre adhésion. (Mouvemens divers.) Il y a en politique deux écoles : celle des principes el celle des expédiens, et nous savons aussi que la conscience publique ne se trompe pas sur elles. » (Approbation sur plusieurs bancs.)
Jules Favre n’aurait pas ressenti avec tant d’amertume la dureté de mes paroles contre les pessimistes, s’il n’avait pas été l’un d’eux. Mais je m’obstinai à ne vouloir rien envenimer, et je dis : « Vous me permettrez de croire qu’il est inutile que j’affirme moi-même mon honneur et ma conscience… (Vive approbation.) — M. Jules Favre : Personne ne les conteste ! —…Et j’ai le légitime orgueil de croire que je puis, lorsque je suis en paix avec moi-même, ne me sentir effleuré par aucune parole. (Très bien !) Je répondrai seulement à celui que je persisterai à appeler mon éloquent ami, je répondrai à l’honorable M. Jules Favre en opposant une déclaration à la déclaration que vous venez de recueillir. Il a reconnu, — cela ne m’étonne pas de sa part, et cette déclaration m’a réjoui, — qu’il fallait avoir une âme perverse pour refuser le progrès par haine de la main qui l’offre. (Très bien !) Je reconnais avec lui qu’il n’est pas juste de s’abandonner aux approbations faciles qui permettent tout ; qu’il faut toujours, au-dessus des expédiens qu’un jour amène et que le lendemain condamne, placer les principes que le cours du temps confirme et qui, quelquefois obscurcis par des nuages qu’amoncellent des mains intéressées, finissent toujours par se dévoiler et briller d’un radieux éclat. (Très bien !) D’accord sur les principes et sur le point de départ, il ne reste plus qu’à rechercher si la loi proposée, que je m’honore de défendre, est un progrès, ou bien un piège indigne tendu aux ouvriers, non par notre mauvaise foi, — puisqu’on veut bien nous accorder que nous avons été loyaux, — mais par notre sottise et notre inintelligence ; de telle sorte que les ouvriers de France, que l’atelier national puisse dire, dans un langage que vous me permettrez de reproduire avec toute la vigueur des habitudes populaires, parce que moi aussi j’ai horreur de l’équivoque, de telle sorte, dis-je, que les ouvriers puissent dire : Ah ! si la loi est telle qu’on le dit, si les objections qui lui sont opposées sont vraies, en vérité, les membres de la commission ne peuvent être que des coquins ou des idiots. Peut-on concevoir que des hommes consciencieux, qui ont reçu un rayon quelconque d’intelligence, puissent accepter la situation étrange, inouïe, qu’on veut nous faire ? Comment ! des collègues qu’on appelle M. Chevandier, M. Buffet, des collègues dont vous appréciez les connaissances et la bonne volonté, se sont enfermés pendant deux mois, quatre heures par jour, dans une commission, puis ont soumis leur travail à une assemblée considérable de jurisconsultes, d’administrateurs, d’hommes politiques, qui s’appelle le Conseil d’Etat ; les uns et les autres ont voulu, avec une égale bonne foi, introduire la liberté des coalitions, et ils ont été à ce point inintelligens, ignorans de la langue ordinaire et de la langue juridique, égarés par je ne sais quelle influence mystérieuse, qu’après avoir accepté pour point de départ la liberté, ils vous proposent un article qui la nie et ne diffère de l’ancienne législation qu’en ce point que, tandis que l’ancienne législation appelait le délit coalition, ils l’ont appelé plan concerté ! Telle est, serrée et ramenée à quelques termes précis, la partie palpitante, principale du débat entre nous. Tout le reste est relativement secondaire et me touche moins.
« Voyons ce qu’il en est, et pour cela j’entre dans les faits et je vous cite un exemple pratique de coalition le plus récent. Mes ouvriers typographes, d’une moralité, d’une intelligence, d’une sagesse à laquelle, dans le procès, tout le monde a rendu hommage, s’imaginent, à tort ou à raison, qu’il y a lieu de modifier des tarifs dont l’existence est déjà ancienne ; ils adressent une demande collective à leurs patrons, sans menace, sans violence, sans aucune amende, défense, interdiction, manœuvres frauduleuses, sans aucune de ces aménités qu’on nous dit être de coutume dans les ateliers. Leur demande est rejetée ; silencieusement, ils se retirent ensemble, sans troubler l’ordre public, ils rentrent chez eux ; mais, là, la justice vient les saisir et leur dit : Vous êtes coupables de coalition. Eh bien ! supposez notre loi aussi détestable que vous le voudrez ; supposez vraies toutes les critiques que vous pourrez imaginer ; je vous le demande, d’après la loi nouvelle, le fait que je viens de décrire sera-t-il permis ou sera-t-il défendu ? Voilà toute la question. (Très bien !) Si le fait que je viens de décrire est permis par la loi actuelle, vous serez obligés d’avouer qu’elle réalise un progrès énorme. » (C’est évident !)
J’établis ensuite que l’interprétation donnée par Jules Favre et Jules Simon de l’article 416 prouvait qu’ils ne le comprenaient pas ou plutôt qu’ils étaient décidés à ne pas le comprendre. Cet article ne punissait pas le concert tendant à amener la cessation du travail, mais celui tendant à opprimer la liberté de ceux qui ne voulaient pas le cesser ; il n’autorisait pas en principe la coalition pour la réprimer dès qu’elle devenait effective : quoi qu’il arrive au cours d’une coalition, elle ne sera jamais arrêtée ou interdite ; la justice ne procédera que contre ceux qui exerceront une pression morale sur les autres pour les contraindre à les suivre. Et de quel délit les incriminera-t-elle ? du délit de coalition ? Non, du délit d’atteinte à la liberté du travail. Elle recherchera ceux-là seulement qui se seront spécialement concertés pour prononcer les amendes ou les interdictions, et non les participans à la coalition ayant ignoré cette entente spéciale, ou n’y ayant pas concouru. Tout l’article 416, sur lequel les esprits faux ou sectaires ont tant déraisonné à ce moment et depuis, repose sur cette idée : que s’interdire à soi-même le travail est un acte de liberté, que l’interdire aux autres est un acte de tyrannie ; il permet l’acte de liberté, il réprime l’acte de tyrannie.
La séance fut alors suspendue un instant. Picard s’approcha de mon banc de rapporteur et me dit, les larmes aux yeux : « Je n’y tiens plus ; il faut que je vienne vers vous ! » Et il me serra la main.
La seconde partie de mon argumentation fut consacrée à l’examen du système du droit commun. Le débat devint alors tout juridique. Embrassant d’un coup d’œil toute cette discussion, je dis : « Vous, qui êtes en face de moi, vous pensez que la loi accorde trop. Vous, mes amis, vous croyez qu’elle n’accorde pas assez. Vos deux assertions se détruisent l’une par l’autre ; elles ne peuvent pas être vraies à la fois, elles ne sont vraies ni l’une ni l’autre. (Marques d’assentiment.) La loi accorde, mais elle n’accorde pas trop ; elle accorde le juste et le nécessaire. A vous qui êtes en face de moi, je dis, avec la plus profonde conviction : votez la loi, car, sur cette matière, il n’y en a pas qui soit plus sagement prévoyante. Et à vous, mes amis, je dis : votez la loi, car il n’y en a pas qui soit plus véritablement libérale. (C’est vrai ! C’est vrai !) Quant à moi, messieurs, qui crois que le but suprême de la politique est, non pas de flatter et d’exciter le peuple, mais de l’élever et de le soulager… (Très bien !) Quant à moi, qui ai voué à cette cause tout ce que j’ai de forces, je suis certain de n’y avoir jamais été plus fidèle que lorsque j’ai travaillé à la loi actuelle ; et, pour le présent comme pour l’avenir, c’est avec confiance que je revendique, hautement et fièrement, ma part de collaboration ! » (Très bien ! Applaudissement sur un grand nombre de bancs.)
Malgré des tentatives d’obstruction venues des adversaires divers de la loi, l’article 414 fut voté[6]. Je considérais la discussion comme terminée en ce qui me concernait, et, Jules Favre ayant annoncé l’intention d’attaquer la surveillance de la haute police, inscrite dans l’article 415, je priai M. Rouland de vouloir bien lui répondre. Ma surprise fut extrême lorsque, au début de la séance, je le vis se lever, pale, menaçant, et dès les premiers mots me jetant une provocation : « Si l’article était revêtu de votre approbation souveraine, il vivifierait des lois d’exception auxquelles votre honorable rapporteur ne s’est pas toujours si complaisamment rallié. » (Murmures.) Il démontra ensuite que la peine de la surveillance de la haute police était dure, monstrueuse. « Or, cette peine, dans une loi libérale que vous présentez comme un bienfait, est non seulement maintenue, mais rajeunie. » Ceci était clair ; ce qui le fut moins, c’est le raisonnement, renouvelé de Jules Simon, par lequel il essaya de prouver que l’aggravation de peine prononcée contre ceux qui se concertaient pour porter atteinte à la liberté du travail entraînait l’impossibilité de faire une coalition. « C’est la coalition elle-même que vous interdisez, après l’avoir permise. » Il revint ensuite sur l’article 414, quoiqu’il eût été voté, et prononça une longue diatribe contre le mot de manœuvres frauduleuses, mot vague, dangereux, le tout entremêlé d’insinuations blessantes : « Le droit que vous proclamez est accompagné de dispositions spéciales qui l’étouffent et le font périr, — dispositions vagues et ambiguës avec lesquelles tout est permis ; — la conscience publique proteste, vous introduisez la confusion et le désordre moral. » Il est impossible de rendre par un récit l’expression de fureur haineuse avec laquelle il termina. Je me retournai pour le regarder, il était vert : « Il faut que chacun ait le courage de son opinion. » (Interruption.) Une voix : « Nous avons tous ce courage. » — « Nous protestons contre l’équivoque ; personne n’en veut, et c’est pour cela que nous demandons que chacun s’explique, puisqu’il a été prononcé dans cette enceinte des paroles que vous n’avez pas oubliées et qu’on a fait appel à des amitiés qui ne s’éloignent pas des personnes, mais qui ne peuvent rien changer aux opinions qui demeurent ce qu’elles étaient la veille ; il faut qu’on nous dise comment on a abandonné aujourd’hui ces anciennes opinions en proposant aujourd’hui ce qui les contredit absolument. » J’ai toujours ignoré le motif qui avait décidé Jules Favre à ce retour offensif inattendu. L’agression était si directe, si brutale, si imméritée, que, lorsque je me levai, de tous les côtés des bras se tendirent vers moi, me disant par ce geste muet ce que plusieurs me crièrent : Soyez calme ! Morny crut devoir me venir en aide : « Je vous donne la parole, mais j’aimerais mieux, pour conserver dans cette Chambre les véritables principes, que vos explications fussent restreintes à la loi elle-même. Ceux qui veulent maintenir ici la véritable liberté ne devraient jamais s’écarter de ces principes. Personne n’a le droit de demander à ses collègues compte de leur opinion[7]. » (Marques d’approbation.)
J’écartai d’un mot la protection de Morny et je répondis à Jules Favre : « Un des privilèges de la vérité, c’est qu’elle communique à ceux qui la défendent le calme qui réside en elle et la rend toute-puissante. Aussi, quel que soit l’étonnement douloureux que m’aient causé certaines paroles du discours que vous venez d’entendre, je persisterai à ne répondre, ainsi que je l’ai fait jusqu’à ce moment, qu’en prouvant que j’ai raison et que les adversaires de la loi ont tort. » (Très bien ! Très bien !) Il y eut une telle hauteur de dédain dans la manière dont je prononçai ces paroles que Jules Favre en verdit encore plus.
Je réfutai sans colère, mais durement, ses argumens : « Où est-il, ce mot de manœuvre frauduleuse ? m’a-t-on demandé, dans quelle loi l’avez-vous pris ? — Dans une loi que vous ne désavouerez pas, puisqu’elle est votre œuvre et celle de vos amis, dans la loi de 1849 sur la liberté électorale : « Seront punis, dit-elle,… ceux qui, à l’aide de manœuvres frauduleuses, auront influencé ou tenté d’influencer le vote d’autres citoyens. » Voilà où nous avons pris ce mot ; et c’est parce que nous l’avons trouvé là, mis par des mains qui ne peuvent vous être suspectes, que je m’étonne de votre reproche. (Vive approbation.) La commission n’avait pas à établir la peine de la surveillance ; elle existe : il s’agissait simplement d’en déterminer l’application plus ou moins étendue à un cas particulier. Le projet du Conseil d’Etat l’étendait trop, nous l’avons restreinte. » Je n’ajoutai pas que, si je m’étais refusé à cette pénalité protectrice, j’aurais compromis le sort de la loi, à laquelle, au fond, la majorité de la commission était contraire comme la majorité de la Chambre. — Je conclus par une déclaration qui contenait un défi : « Plus on attaquera cette loi, plus on élèvera contre elle de critiques, plus elle sortira triomphante et des attaques et des critiques, parce que non seulement elle a été faite avec honnêteté, mais parce qu’elle respecte et met en pratique les véritables principes. Et, si votre rapporteur pouvait désirer une compensation à certaines paroles prononcées dans cette discussion, en dehors de la bienveillance dont vous l’avez honoré, il la trouverait dans le jugement que portera l’impartiale histoire, quand elle jugera ces débats et rapprochera de la loi la violence des contradictions qu’elle a eu à subir. »
Personne ne demanda la parole contre l’article 416, qui, au dire de Jules Simon, contenait tant de venin, et, tandis que, sur l’article 415, on avait demandé un scrutin, celui-là fut voté à mains levées sans observations.
Pendant que la discussion s’achevait, j’étais sorti, et je me promenais encore tout frémissant de la violence que j’avais dû me faire pour ne pas fondre sur Jules Favre, lorsque je le vis arriver vers moi, souriant et la main tendue. Je proférai une exclamation : Oh ! oh ! Il s’inclina et s’éloigna. J’eus alors un second mouvement : le rejoindre et lui dire son fait. Il était déjà loin. Il ne me dit donc pas : « Il est trop tard. » Pas une parole n’avait été échangée entre nous. Pendant le dépouillement du scrutin, Picard et Dorian vinrent me trouver à la bibliothèque, où j’étais occupé à revoir mon discours : « Allez tendre la main à Jules Favre, il vous attend ; si cette affaire ne s’arrange pas immédiatement, elle s’envenimera. » Ils insistèrent, je fus inflexible ; « M. Jules Favre peut trouver commode, après m’avoir insulté en public, de m’offrir sa main dans les couloirs ; qu’il m’accorde une réparation aussi publique que son insulte, alors je lui tendrai la main. » Comment pouvais-je, d’ailleurs, accepter la main qui allait jeter dans l’urne une boule notre signifiant que j’étais un traître et un fourbe ? Que pouvait-il désormais y avoir de commun entre moi et les hommes qui venaient de briser nos liens ? Quand on se respecte, de telles ruptures sont irrévocables.
La loi fut votée par 222 voix contre 36. Dans ces 36, se trouvaient, avec quelques voix de droite, toute l’opposition, à l’exception de l’honnête Lanjuinais et de Darimon. Picard avait voté avec les autres ; Berryer s’était abstenu, malgré sa récente plaidoirie en faveur de la coalition des typographes ; Thiers s’était abstenu aussi, malgré l’antipathie que lui inspirait la liberté nouvelle.
Le lendemain du vote, Emile de Girardin fit à Jules Favre, dans la Presse, la réponse que je n’avais pas voulu lui faire : « Que reprochez-vous à M. Emile Ollivier ? D’avoir abandonné ses anciennes opinions ! En quoi ? — En acceptant d’être le rapporteur d’une commission saisie d’un projet de loi qui a effacé du Code pénal un délit qui était une atteinte à la première de toutes les libertés, si on la mesure au nombre de ceux dont elle est la garantie, à la liberté du travail ! Non ; celui qui a changé, ce n’est pas M. Emile Ollivier : c’est vous, monsieur ! Le jour où MM. Carnot et Garnier-Pagès, anciens membres du Gouvernement provisoire, ont été élus, le vent de 1848 a tout à coup soufflé sur vous et vous a fait tourner. Vous tournez facilement… mars, juin et novembre 1848 sont là pour l’attester… Celui qui a continué de voir juste, ce n’est pas vous : c’est M. Emile Ollivier… Celui qui a déserté le poste et trahi la liberté, c’est vous, monsieur ! Aussi M. Emile Ollivier a-t-il dignement fait de retirer froidement sa main quand vous êtes venu lui tendre la vôtre, après avoir essayé de le vouer au mépris public, ne pouvant le livrer au ministère public, ainsi que vous aviez tenté de faire de M. Louis Blanc. »
Jules Ferry m’écrivit le même jour : « Cher ami, je ne puis aujourd’hui aller vous dire combien je suis satisfait de votre discussion juridique d’hier, si souple, si soutenue, si abondante et si précise. Les discours développés, ces discours d’affaires si bien portés par l’homme d’Etat vont à merveille à l’ampleur de votre talent, J’approuve également de toutes mes forces votre mansuétude devant des attaques qui ont tellement dépassé la mesure des représailles permises. La condition des situations isolées, comme est la vôtre dans la Chambre, et comme elle doit rester, c’est la sérénité. L’avenir fera voir que votre politique n’a pas la courte échéance que lui prête en ce moment le dégoûtant concert de la majorité et de l’opposition. Comment, du reste, toute cette cohue pressée de jouir admettrait-elle les vues honnêtes et les vues longues ? A vous. »
Gambetta aussi me demeura fidèle. Thiers dit tout haut : « On a été indigne envers Ollivier ; avec une âme moins bien trempée, il se serait déjà jeté de l’autre côté, mais je suis sûr qu’il n’en fera rien et il restera où il est. » Le docte et judicieux Deroisin, qui m’avait fourni des documens pour mon rapport et aidé à en corriger les épreuves avec de très utiles indications, ne désavoua pas le concours qu’il m’avait donné. Je trouvai aussi un défenseur des plus fermes dans un jeune avocat d’une haute valeur, Philis. Il avait débuté avec un éclat exceptionnel : on avait rarement vu un jeune homme arriver du premier coup à une telle solidité et à une telle splendeur de parole. Il était appelé à occuper une des premières places au barreau, quand une maladie de larynx l’obligea à renoncer à peu près à la plaidoirie. À cette époque, il n’avait pas été obligé encore à ce renoncement ; il me défendit partout avec zèle ; et il y eut du mérite, car le déchaînement contre moi fut presque général : les impérialistes, qui avaient subi la loi et qui voyaient avec inquiétude mon rapprochement avec Morny, ne me défendaient pas ou me raillaient ; les hommes d’opposition me déchiraient ; il n’était question que de ma défection ; j’étais accablé de lettres d’injures ; l’une d’elles me disait : « Et alors Judas prit les sept deniers et alla se pendre. » On propageait ces vers :
Il (Girardin) vend des terrains à Marseille ;
A Compiègne, il vend l’olivier.
« Je souffris ce qu’ont souffert en tout temps les gens de bien qui se sont retirés des intrigues et des partis tout faits[8]. » Ma sérénité n’en fut pas troublée, et, dois-je le dire ? j’éprouvai un véritable soulagement de n’être plus enchaîné par des liens de parti à une opposition qui ne pouvait se décider à être loyalement constitutionnelle. Je me redis complaisamment les vers de mon poète, Dante : « Il te sera beau d’être resté seul à part. »
::… a te fia bello
Averti fatta parte per te stesso.
La faiblesse de Picard avait facilité le complot dont Jules Favre avait assuré le succès, mais Jules Simon l’avait ourdi. « Il a été le grand artisan de ma rupture avec la gauche[9]. » De même que Jules Favre était un prodigieux rhéteur, Jules Simon était un étourdissant comédien ; il l’était toujours et partout : dans la conversation, il usait des petits artifices qui charment ; dans les discours, des grands qui subjuguent. Son art était si achevé qu’on ne l’eut pas soupçonné, si l’on n’avait été mis en garde par un timbre de voix indiscrètement félin : une voix révélatrice, disait Gambetta. Les coquettes, dit-on, parviennent même à rougir ou à pâlir à volonté, elles n’ont pas encore découvert le moyen de farder leur voix. Diderot, dans son Paradoxe sur le comédien, soutient qu’on n’émeut que si l’on n’est pas ému. Jules Simon en est une preuve ; personne n’a fait répandre plus de larmes et n’a eu lecteur moins larmoyant ; non qu’il l’eût de pierre, il l’avait de bois, du bois mélodieux d’une planche d’harmonie. Véritablement philosophe par l’étendue de la compréhension et la hauteur de l’esprit, il ne l’était pas par le caractère.
Si l’être moral eût égalé en lui l’être intellectuel, au lieu de rester toute sa vie cloué au second échelon, se dédommageant de n’être pas au premier en tentant de faire choir qui était en train de le gravir, il fût devenu un des dominateurs des événemens. Sa culture, sa distinction l’éloignaient du parti révolutionnaire ; il s’y jeta par ambition. Il en a été longuement puni : du jour où il sortit de sa voie naturelle par la campagne contre la loi des coalitions, pour descendre encore plus bas sur la pente démagogique et inaugurer, nous le verrous bientôt, la politique radicale, il a été condamné à se consumer eu mobilités et en contradictions impuissantes. Il a toujours conservé le prestige intellectuel que lui assuraient ses dons supérieurs, il n’a jamais obtenu d’autorité ; et, dès qu’ils ont eu la prépotence, les médiocres ou les brutaux au milieu desquels il s’était fourvoyé le châtièrent d’être revenu au bon sens en le frappant d’un impitoyable ostracisme. Cette épreuve lui fut bonne : alors il se retrouva l’homme de ses doctrines et de ses instincts, il mérita la plus sympathique admiration par la douceur résignée avec laquelle il supporta la disgrâce populaire. N’ayant pu se créer aucune fortune dans une vie de probité, il fut obligé de faire de la copie pour suffire à ses charges de famille. Il trouva dans ses improvisations quotidiennes une source nouvelle de grâce et d’esprit, et jusqu’à ses derniers momens il est resté en veine de talent. Alors aussi il accorda toutes les réparations qu’il devait : il répudia le radicalisme dont il avait été l’initiateur, il rendit généreusement hommage à ces Cinq, qu’il avait dénigrés[10], il reconnut que la liberté du travail datait de la loi de 1864[11] ; à l’Académie, il me tendit la main, et, un jour, me voyant entrer avant lui dans la salle des séances, il dit à Cherbuliez, qui marchait à ses côtés : « Voilà un homme envers qui nous avons été bien injustes. » Je ne l’ai jamais été envers lui : j’ai toujours admiré son beau talent ; j’ai contribué à son élection en 1863 ; je ne demandais qu’à m’entendre avec lui, et j’ai déploré que la politique de la liberté constitutionnelle n’ait pas en pour auxiliaire un orateur et un écrivain d’une si exceptionnelle valeur.
La loi des coalitions a répondu par sa pratique, mieux que par mes discours, aux attaques de Jules Simon et de Jules Favre. Des milliers de grèves, nullement métaphysiques, ont démontré qu’elle n’avait été ni un piège, ni une mystification. Cette fréquence non interrompue des grèves est devenue un sujet d’alarmes publiques, et, loin de reprocher à la loi de 1864 son insuffisance, on serait bien plutôt tenté d’accuser sa témérité. Cependant le reproche, serait injuste : l’accroissement inquiétant des grèves a des causes multiples, non imputables à notre loi.
C’est à qui célébrera l’Egalité. Si les hommes sont égaux, disent les ouvriers, pourquoi les jouissances ne seraient-elles pas égales entre eux, et pourquoi ne participerions-nous pas à la vie opulente ou confortable de nos patrons ? Il est certain que, si l’égalité est la loi de la nature[12], il n’y a rien à leur objecter.
La cherté toujours croissante de la vie est aussi une cause des grèves. Cette cherté est le résultat de l’élévation artificielle des prix amenée par le système protecteur. Les protectionnistes ont cru faire merveille en élevant par des droits la valeur rénale de tous les produits, surtout ceux de grande consommation et de première nécessité. Il en est résulté que nulle part la vie du travailleur n’est plus chère qu’en France. Il est donc naturel qu’il réclame, par des grèves, l’augmentation de son salaire ; et quand les patrons, presque tous protégés, leur opposent l’impossibilité d’augmenter leurs prix de revient, les exigences de la concurrence, etc., ils ne se laissent pas convaincre, et répondent : On nous fait payer plus cher notre pain, notre viande, notre café, notre sucre, notre chocolat, le fer de nos outils, les tissus de nos vêtemens : payez-nous plus cher notre travail. Et je ne vois pas encore ce qu’il y a à leur riposter.
Les patrons ne sont pas non plus sans responsabilité dans cet accroissement des grèves. Tous n’ont pas su devancer les réclamations légitimes de leurs ouvriers et ne pas les froisser par des hauteurs et des mépris. Partout où, comme à Anzin et en Belgique, ils ont établi des conversations régulières avec des délégués régulièrement nommés, la confiance et les bons rapports se sont beaucoup plus rarement altérés. La grève déclarée, les patrons n’ont pas su toujours adopter une conduite ferme et cohérente. Ils commencent par résister ; la querelle s’envenime ; la rue se trouble et prend parti ; le gouvernement intervient, se mêlant de ce qui ne le regarde pas, sollicite, presse, uniquement préoccupé de sortir d’un embarras passager ; alors les patrons capitulent : leur capitulation, c’est l’acceptation d’un arbitrage. Les ouvriers encouragés recommencent de plus belle, dans la même industrie ou dans toute autre. Si, ayant résisté dès le début, les patrons avaient tenu ferme jusqu’au bout, comme viennent de le faire les vaillans et intelligens armateurs de Marseille et le Conseil d’administration de Montceau, les ouvriers, convaincus qu’une grève n’est pas une gaminerie sans importance, mais une bataille aux conséquences terribles, si elle est perdue et même si elle est gagnée, ne se décideraient plus au combat économique par des raisons futiles ou manifestement injustes, et n’y recourraient qu’à la dernière extrémité.
Le système d’impôt progressif sur le riche, inauguré par la loi des successions, ne tardera pas à devenir une cause nouvelle de grève. Le pauvre apprendra à ses dépens que tout impôt sur le riche est en réalité un impôt sur le pauvre. Tout riche, à moins qu’il ne cache son or dans la terre, ce qui n’est plus guère dans les usages, n’est qu’un distributeur, c’est-à-dire un créateur de travail, soit qu’il dépense directement, soit qu’il place son capital en des mains industrieuses qui le dépensent pour lui. Dès lors, tout impôt qui le frappe spécialement amoindrit ses facultés de distribution et entraîne une diminution de travail ; la diminution de travail conduira tôt ou tard à un abaissement de salaires ; le travailleur ne l’acceptera pas : de là de nouvelles grèves sans issue.
Enfin, la cause principale de la recrudescence menaçante des grèves est dans l’institution de syndicats professionnels autorisés à se fédérer, et légalement armés du droit de tyrannie sur ceux même qui ne leur appartiennent pas[13]. Dès 1864, nous voyions dans la liberté des syndicats le corollaire obligé de la liberté des coalitions, mais nous ne la concevions que comme une des formes du droit général d’association reconnu à tous les citoyens. Et c’est en prévision de l’éventualité de la création des syndicats et de leur action intolérante que nous avions mis tant de sollicitude à assurer par l’article 416 la protection du travail. Les syndicats ont été concédés à titre de privilège exclusif à l’industrie et au commerce. Dès qu’ils furent institués, les agitateurs révolutionnaires songèrent à les convertir en instrumens de subversion sociale, et ils demandèrent qu’on les débarrassât de la gêne des articles 414 et 416. Les républicains modérés, maîtres encore de l’Assemblée, n’eurent pas la prévoyance d’opposer au mal une négative irrévocable : ils lui accordèrent un peu, se flattant de l’empêcher d’aller à l’extrême ; ils refusèrent l’article 414 et livrèrent l’article 416[14]. Le Sénat, soutenu par les éloquentes démonstrations de Marcel Marthe, résista plusieurs fois à cette faiblesse dangereuse[15]. A la fin, cependant, M. Waldeck-Rousseau réussit à lui faire accepter les arguties fourbues de 1864, réfutées par l’expérience plus encore que par la logique et par le texte même de la loi, et à une faible majorité fut sacrifié l’article 416[16], une des garanties les plus essentielles de la liberté du travail.
De ce jour a commencé la guerre sociale. Sous la direction de meneurs, souvent mauvais ouvriers, imbus de théories subversives, la plupart collectivistes, les syndicats sont devenus une préparation de la révolution sociale et de la grève générale qui doit l’inaugurer. Secondés par les politiciens qui se jouent des souffrances des femmes et des enfans pour obtenir ou conserver un siège de député, ils font peser un véritable despotisme sur la masse ouvrière et l’obligent à les suivre, souvent en gémissant, dans des grèves d’un caractère exclusivement politique.
Marcel Barthe, prévoyant les effets de la suppression de l’article 416, disait : « Si cet article est abrogé, quelle en sera la conséquence ? Il arrivera que les dictatures pourront s’établir ; les dictatures établiront dans chaque groupe une servitude : c’est faire disparaître la liberté de l’ouvrier laborieux, honnête, de l’ouvrier qui veut remplir ses devoirs et donner du pain à ses enfans. Nul ne pourra rester indépendant de la grève : il faudra que les malheureux ouvriers subissent le joug de la commission exécutive. » M. Waldeck-Rousseau lui-même a contresigné le rapport de M. Millerand, qui, sans en avouer la cause, reconnaît la vérité de ces prévisions : « Parfois on voit la grève d’une minorité entraîner le chômage de tout le personnel (d’une usine), malgré tous les efforts des pouvoirs pour protéger les non-grévistes et faciliter l’exercice de leur droit au travail[17]. »
Cette oppression visible des ouvriers par les syndicats est devenue un danger public dont le gouvernement a dû s’émouvoir. Malheureusement le remède qu’il a imaginé sera pire que le mal. On exigerait, dès que le nombre des ouvriers employés excédera cinquante, que toute grève soit soumise au vote de la majorité au scrutin secret, vote qui devra être renouvelé tous les sept jours. Après ce vote, la grève serait obligatoire, même pour ceux qui y ont été contraires ; toutefois, aussitôt déclarée, elle serait obligatoirement déférée à un arbitrage.
Quelque louables que soient les intentions de ce projet, il ne tiendra pas ce qu’on en espère. Il soulève d’abord une grave objection juridique : les deux obligations qu’on crée, il est vrai, ne seront imposées qu’à ceux qui les auront acceptées par un contrat formel ; mais le contrat sera imposé à toutes les entreprises en rapport avec l’Etat, les départemens et les communes, et, si les autres ne l’adoptent pas volontairement, une nouvelle loi ne tardera pas à les y contraindre. Or, il est contraire aux principes du droit d’imposer à quelqu’un, surtout quand il est dans une position dépendante, un engagement en vue d’une éventualité future dont il ne peut calculer les conséquences. Ainsi, il est défendu de stipuler sur les successions non ouvertes, et, en droit romain, la femme, autorisée à vendre, ne l’était pas à hypothéquer, parce qu’en hypothéquant, elle ne se rendait pas bien compte de l’expropriation à laquelle elle s’exposait. Enfin, et ceci est l’argument capital, le travail est une propriété inviolable dont on ne peut être privé, comme d’une propriété quelconque, que d’un libre consentement ou à la suite d’une expropriation moyennant indemnité préalable. Le vote d’une majorité quelconque n’a aucune autorité pour en dépouiller.
Mais qui, aujourd’hui, se soucie des principes ? C’est au point de vue pratique des résultats que la loi me paraît surtout critiquable. Décréter est aisé, le difficile est de faire exécuter. On punira d’une amende et de prison ceux qui, par voies de fait, violences, menaces, dons ou promesses, auront influencé le vote des ouvriers sur la grève : ceci peut être efficace. On punira d’une amende légère et d’une prison pouvant, en cas de récidive, aller à un mois quiconque aura mis obstacle à l’accomplissement de l’arbitrage : ceci devient déjà moins sérieux. Ce qui ne l’est plus du tout, c’est la peine prononcée contre ceux qui ne voudront pas se soumettre à la grève et à l’arbitrage obligatoires : elle consistera uniquement dans l’interdiction pendant trois ou six ans du droit d’être électeur et éligible dans les divers scrutins relatifs à la représentation du travail. L’ouvrier qui aura voté contre la grève et qui, pressé par la misère, voudra néanmoins reprendre le travail, les fauteurs passionnés d’une grève subversive, se moqueront de cette pénalité platonique et passeront outre. La seule manière de rendre obligatoire la grève votée serait de laisser assommer les réfractaires ou de les punir d’une peine de prison ou d’amende. La seule manière d’obtenir le respect de la sentence de l’arbitrage obligatoire serait de déclarer illicite et punissable toute grève qui ne s’y conformerait pas, et de revenir ainsi à la distinction du Conseil d’Etat impérial, que j’avais fait repousser en 1864, entre les grèves légitimes et celles qui ne le sont pas, en constituant un tribunal des salaires chargé de prononcer sur leur légitimité.
On aura beau tourner et retourner la question des grèves, elle n’a que deux solutions : ou leur interdiction radicale, comme dans les lois de la Révolution et le Code pénal de 1810, ou leur liberté complète, comme dans la loi de 1864. On ne peut songer à l’interdiction ; il ne reste qu’à se confier à la liberté. Là, comme partout, elle fera son œuvre bienfaisante beaucoup plus qu’un obligatoire plus ou moins combiné, à la seule condition qu’on ne permette pas à la liberté des uns de supprimer celle des autres, et que la liberté de tous soit énergiquement sauvegardée. Laissons la coalition libre, pourvu qu’elle soit volontaire : une coalition obligatoire serait une monstruosité. La coalition ne sera véritablement libre que si on applique rigoureusement l’article 414, si on rétablit l’article 416, et si on empêche les grévistes de se poster à l’entrée des ateliers désertés ou sur les routes y conduisant pour en fermer l’accès, par l’intimidation, à leurs camarades disposés à continuer le travail. Le gouvernement doit, lui aussi, s’abstenir de toute ingérence, même à titre de conciliateur, car une intervention quelconque de sa part est, quoi qu’il dise, considérée comme un encouragement : son rôle est de rester le gardien impassible de l’ordre, se contentant d’assurer par ses ressources les services publics compromis. Il a non moins à se défendre d’énerver la répression par des grâces hâtives : il vaudrait mieux, en pareille matière, pécher par excès de rigueur que par mollesse. Toute liberté qui n’est pas contenue par une sévère responsabilité est la forme la plus odieuse de la servitude publique.
EMILE OLLIVIER.
- ↑ Darimon, le Tiers-Parti, p. 125.
- ↑ Jérôme David a constaté le fait dans son discours, devant Simon qui ne l’a pas contesté : « J’avais pensé que l’abrogation pure et simple des art. 414, 415, 416, suffirait avec l’exercice du droit commun ; j’avais soutenu dans mon bureau cette opinion populaire, qui me séduisait par sa hardiesse et sa simplicité. Elle fut contestée même par notre honorable collègue, M. Jules Simon, qui, aujourd’hui, non seulement l’adopte après coup, mais la préconise. »
- ↑ Retz.
- ↑ Hector Pessard, Mes petits papiers, p. 91 : « Si l’Empereur avait su exactement comme était divisée la petite armée d’opposans, s’il avait connu les jalouses défiances excitées par Ollivier, le parti pris de Jules Simon contre Ernest Picard et Ollivier, l’Empereur ne se fût point mis martel en tête et eût pu, tout à son aise, faire de l’histoire romaine. »
- ↑ Carnet du maréchal Vaillant, du 30 avril 1864.
- ↑ Séance du 29 avril 1864.
- ↑ 2 mai 1864.
- ↑ Lacordaire à Mme Swetchine, 17 mai 1942.
- ↑ Pessard, Mes petits Papiers, 121.
- ↑ Article sur les Petits papiers de Pessard : « Ils (les Cinq) entrèrent sans nous, peut-être un peu malgré nous ; ils se vengèrent de notre maussaderie par d’éclatans succès ; je n’exagère pas en disant que Jules Favre, Ollivier, Picard, en des genres très différens, déployèrent un talent digne des plus belles époques de la tribune française : ce qui les honore surtout, c’est leur courage. Ils tenaient tête à leurs trois cents collègues et à l’Empire ; ils n’avaient qu’à se baisser un peu, bien peu, pour être comblés de faveurs ; ils restèrent fidèles à leurs principes et aux vieilles barbes qui leur tenaient rigueur. »
- ↑ Petit Marseillais du 7 février 1896 : « C’est seulement à partir de 1864 que les ouvriers ont été émancipés. Jusque-là, la prétendue liberté du travail n’était qu’un leurre. »
- ↑ Déclaration de 1793.
- ↑ Loi du 21 mars 1881.
- ↑ 18 mai 1881.
- ↑ Le 18 juillet 1882, par 192 voix contre 37. Le 2 août, par 185 voix contre 61.
- ↑ 29 janvier 1884. 151 voix contre 121.
- ↑ Projet de loi sur les règlemens amiables des différends relatifs aux conditions du travail, présenté par MM. Waldeck-Rousseau et Millerand, 15 novembre 1900.