La Loi militaire - L’Empereur et Niel

La bibliothèque libre.
La Loi militaire - L’Empereur et Niel
Revue des Deux Mondes5e période, tome 27 (p. 721-758).
LA LOI MILITAIRE
L’EMPEREUR ET NIEL


I

La loi du 21 mars 1832 établit le système qui était encore en vigueur à l’avènement de l’Empire. Elle constituait la force militaire par un tirage au sort entre tous les jeunes gons ayant accompli leur vingtième année au 1er janvier. La portion de la classe, favorisée par le sort ou exemptée à un titre quelconque, était définitivement libérée. Le contingent incorporé dans l’armée active devait servir sept ans. Mais, d’une part, le temps de service courant du 1er janvier et les formalités de tirage et de révision n’étant terminées qu’en juillet, le service effectif était diminué de six à sept mois ; d’autre part, soit pour faire des économies, soit pour faire passer dans le rang un plus grand nombre d’hommes, on accordait des congés illimités, et, en réalité, le service n’était jamais de plus de cinq ans, et souvent moins. La seconde partie du contingent, laissée dans ses foyers à titre de réserve, demeurait sous le coup d’un appel par ordonnance royale pendant sept ans ; et, même pendant ces sept ans, elle pouvait être soumise à des revues et à des exercices périodiques.

Le contingent annuel ne resta pas fixé une fois pour toutes comme sous la Restauration : il devait être voté chaque année par les Chambres. Pourtant il fut en fait, pendant toute la monarchie de Juillet, de 80 000 hommes, chiffre qu’on croyait nécessaire pour obtenir une armée de 500 000 hommes. Or, chaque année, 310 000 jeunes gens environ parvenaient à vingt ans ; 170 000 étaient exemptés ou déclarés impropres ; restaient 140 000, sur lesquels 80 000 seulement entraient dans le contingent. Sur ces 80 000, 72 000 rejoignaient leur corps, 8 000 restaient dans leurs foyers. Ainsi, sur 100 hommes, 55 étaient exemptés, et, sur les 45 reconnus aptes, 24 seulement rejoignaient le drapeau. Le fardeau militaire ne tombait donc que sur un très petit nombre d’épaules.

Les hommes de l’une ou l’autre partie du contingent étaient autorisés à changer de numéro avec ceux de leur classe propres au service (cela s’appelait la substitution des numéros), ou bien à se faire remplacer par des hommes pris en dehors de la classe : c’était le remplacement. Ce remplacement était un contrat d’ordre purement privé, dans lequel la loi n’intervenait que pour déclarer, au cas de désertion, le remplacé responsable de son remplaçant pendant un an. Ce système avait ce défaut qu’il ne créait pas une véritable réserve. Ce qu’il appelait ainsi était la seconde partie du contingent, des hommes mis en réserve plutôt qu’une réserve. Les soldats qui la composaient n’étaient en général soumis à aucune préparation ; quand ils étaient rappelés, ils ne valaient pas plus que les simples recrues. Un élément sérieux s’adjoignait, il est vrai, à eux : les soldats de la première partie du contingent envoyés en congé avant l’expiration de leur temps. Ceux-là formaient une véritable réserve, mais leur nombre était insuffisant.

Une autre imperfection résultait de la liberté laissée aux contrats de remplacement faits en majorité par des compagnies, qui, moyennant une somme à forfait, se chargeaient soit de fournir un homme, soit d’assurer d’avance contre les mauvaises chances du tirage. Ces compagnies, peu scrupuleuses sur les moyens d’obtenir des remplaçans, avaient recours aux plus tristes pratiques : faciles sur les antécédens, habiles à détourner les investigations de l’autorité militaire et à dissimuler les tares, elles retenaient indûment une partie des sommes fournies ; sur 42 millions reçus annuellement, 18 seulement entraient dans les mains des remplaçans. Ainsi frustrés, ceux-ci arrivaient peu disposés à exécuter un contrat dont ils avaient presque entièrement perdu le bénéfice.

D’accord sur la nécessité de remédier à ces inconvéniens, on était divisé sur le meilleur moyen d’y parvenir. Les uns pensaient qu’il fallait laisser au remplacement son caractère privé et ne réglementer que l’action des compagnies. D’autres ne croyaient pas possible cette réglementation : il n’y avait qu’à supprimer les compagnies ou se résigner à leurs mauvaises pratiques, et, comme cette résignation paraissait peu morale et peu patriotique, on en était venu à l’idée de faire du remplacement une institution d’État. Cette conception avait apparu dès 1818, dans les débats des Chambres. En 1844, le maréchal Bugeaud, dans une lettre adressée d’Afrique aux députés et aux pairs de France, proposait d’accorder pendant la paix la faculté de se libérer du service moyennant une somme de 1 500 francs, que l’État emploierait à engager des hommes d’élite. Se rangeant à cette idée, en 1848, Thiers avait suggéré de charger l’État de faire lui-même le remplacement. Lamoricière, dans un rapport approuvé par Bugeaud, proposa l’établissement d’une caisse d’exonération ou de dotation dans laquelle tout citoyen, voulant se libérer du service militaire, verserait, avant le tirage au sort, une somme annuellement fixée par la loi du contingent. Les ressources de la caisse de dotation serviraient à assurer un pécule aux appelés et à favoriser les engagemens et rengagemens par des primes et des pécules garantis aux volontaires après sept années de service. On faisait ainsi des armes un état où l’avenir de tous ceux qui s’y destinaient, volontaires et appelés, était assuré. Surtout on créait la profession de sous-officier, ce qui, disait le général Paixhans, devait donner de la solidité permanente, affermir la discipline et toutes les bonnes conditions qui font les bonnes armées. Le projet de Lamoricière n’arriva pas à réalisation ; l’Assemblée en se séparant le laissa à l’état de rapport.


II

Napoléon III, sans toucher au mécanisme de la loi de 1832, essaya d’obvier à ses deux principales défectuosités. Il s’occupa J’abord du remplacement. Reprenant l’idée de La Bastide, de Paixhans et de Bugeaud, il en fit une institution d’État, et créa une Caisso de dotation de l’armée, distincte du Trésor public, ayant ses ressources spéciales garanties par l’État. Tous les jeunes appelés eurent le droit de se faire exonérer par le versement d’une somme que déterminait annuellement le ministre de la Guerre. L’exonération pouvait être accordée à ceux qui étaient déjà au service après autorisation des chefs de corps. Les remplaçans n’étaient plus des individus quelconques, mais des militaires sous le drapeau se rengageant et recevant des primes, de manière qu’aucun ne fût retenu sous le drapeau après quarante-sept ans. La Caisse de dotation n’était autorisée à chercher des remplaçans hors de l’armée et à opérer ce qu’on a appelé des remplacemens administratifs, qu’au cas où les exonérations seraient plus nombreuses que les rengagemens.

Il y avait dans cette Caisse de dotation une idée fondamentale momentanément rattachée au remplacement, mais qui en est indépendante et mérite de lui survivre, celle de constituer une armée de métier composée de professionnels, assurant au rang la même permanence stable qu’aux cadres. Sans doute une armée de métier, vu les exigences de la guerre moderne, a l’inconvénient d’être trop restreinte ; il faut la compléter par un élément mobile qui lui donnera le nombre. Le problème paraît avoir été résolu en principe par Frédéric : son armée se composait de soldats racolés dans tous les pays, servant leur vie entière ; en temps de guerre, on levait des conscrits qui venaient s’encadrer au milieu des vieux soldats, et devenaient vite une troupe excellente ; ils composaient les deux tiers de l’effectif qui soutint la guerre de Sept Ans. Il eût suffi, pour que ce système fût parfait, que le service des permanens finît au plus tard à cinquante ans, et que, même en temps de paix, les milices de conscrits fussent exercées un an au moins.

Une certaine école professe un profond mépris pour « la vieille culotte de peau. » Moi-même, cédant à ce préjugé, j’ai dit autrefois que c’est une calamité. Ils sont, dit-on, indisciplinés, alcooliques, sans élan, égoïstes, ménagers de leur vie, tandis que les jeunes ont le feu sacré, l’enthousiasme, le dédain du danger, l’âame ouverte aux nobles inspirations patriotiques. Or, il n’est pas sûr qu’il n’y ait pas toujours parmi ces jeunes gens autant d’alcooliques que parmi les vieux ; il y a certainement plus d’élan et d’enthousiasme, mais l’élan et l’enthousiasme sont de peu de durée à la guerre ; le mépris de la mort n’y est pus même la plus essentielle qualité ; ce qu’il faut surtout, c’est l’endurance à la fatigue et aux privations, le courage à supporter les longues marches, à bivouaquer en plein air, à manger maigrement ou pas du tout, à marcher dans la boue, à ne pas se décourager des difficultés renaissantes, à ne pas convertir les échecs en paniques, et c’est par quoi le vieux soldat aguerri l’emporte incomparablement sur les jeunes, beaucoup plus impressionnables, quelque vaillans qu’ils soient[1]. Les premiers ont la solidité du glacier marmoréen que la fournaise d’août ne peut entamer ; les autres, celle de la neige du printemps qui fond au premier soleil. On doit en croire celui dont le génie a été éclairé par toutes les expériences heureuses et malheureuses de la guerre, qui a employé les vieilles troupes et les jeunes, et qui, à Sainte-Hélène, a dit : « C’est de vingt à cinquante ans que l’homme est dans toute sa force, c’est donc l’âge le plus favorable pour la guerre. Il faut encourager par tous les moyens les soldats à rester aux drapeaux, en faisant une grande estime des vieux soldats. »

Bugeaud et bien d’autres ont pensé de même. Stoffel écrit dans un de ses rapports : « En Prusse, tous les militaires éclairés reconnaissent que nos soldats l’emportent sur tous les autres par une individualité plus grande, par une intelligence plus vive, un élan incomparable ; ils regardent l’insouciance, la gaieté française comme des qualités précieuses à la guerre ; ils avouent que nos soldats sont plus ingénieux et meilleurs marcheurs. D’autre part, ils admettent l’avantage que donnent à l’armée française une plus longue durée de service et la présence de vieux soldats dans les rangs : ils nous envient surtout la composition de notre corps de sous-officiers. »

Par combien de faits on pourrait justifier toutes ces opinions ! En voici un entre mille autres. En Crimée, se trouvaient les hommes de la classe de 1847. Leur temps de service devait finir en décembre 1854 ; nos vaisseaux avaient amené leurs remplaçans ; ils étaient donc libres de droit. Mais c’étaient des soldats exercés, aguerris, les plus forts, les plus braves, qui avaient toujours donné l’exemple. On leur dit : « Nous avons besoin de vous, restez jusqu’à ce que nous ayons pris la place. » Pas un ne partit, et, le jour de l’assaut, ils étaient en tête, entraînant les plus jeunes. Voilà ce que savent faire les vieux soldats.


III

Napoléon III se préoccupa aussi de la seconde lacune de la loi de 1832 : le manque d’instruction de la réserve. La guerre de Crimée avait attiré son attention sur cet inconvénient. L’armée envoyée atteignit le chiffre de 200 000 hommes. Pour l’alimenter, il avait fallu, pendant plusieurs années, élever les contingens à 140 000. Mais on ne pouvait pas utiliser les jeunes conscrits à combler les vides avant qu’ils eussent reçu une instruction suffisante ; renvoyer des jeunes gens de vingt ans mal instruits, c’eût été dépenser de l’argent inutilement, peupler les hôpitaux, et introduire dans le rang un élément qui eût diminué la valeur du tout. On avait été obligé, pendant qu’ils s’instruisaient dans les dépôts, de prendre dans chaque régiment resté en France un certain nombre d’anciens soldats, ce qui avait affaibli les corps.

La paix signée, l’Empereur revient sans cesse sur ce sujet avec son ministre de la Guerre : « J’ai étudié le tableau de l’effectif général de l’armée que vous m’avez envoyé. Il en résulte pour moi cette vérité que l’effectif ne peut pas rester tel qu’il est. J’aimerais mieux vendre ma chemise que de le laisser ainsi. D’ailleurs, je suis fâché de vous le dire, je ne crois pas même à la sincérité des chiffres de votre tableau et, pour établir un contrôle, je vous prie de m’envoyer demain l’effectif des hommes qui sont aux bataillons de guerre et aux dépôts des régimens suivans, etc. » (17 février 1858.) « Les chiffres relatifs à l’effectif font mon malheur parce qu’ils ne sont jamais exacts. François Ier disait à l’historien Paul Jove qu’il attribuait la perte de la bataille de Pavie aux faux états de situation que lui avaient donnés ses généraux. J’espère qu’il n’en sera point de même. Mais répondez à cette question. D’après les états que je vous renvoie, tous les régimens, dépôts compris, auraient plus de 2 000 hommes. Or, d’après les états de situation du maréchal Magnan, du maréchal Castellane, du maréchal Canrobert et d’après les questions que j’adresse à tous les colonels que je vois le dimanche, il y a à peine dix régimens en France qui aient 1 900 hommes, tout compris ; je tiens à avoir le cœur net sur cette importante question. » (21 février 1859.)

On s’attend à ce qu’après ces cris d’alarme, des mesures sérieuses aient été prises. Il n’en fut rien. Dès que l’on n’élevait pas les effectifs, en maintenant les contingens de 140 000 hommes, il n’y avait qu’un moyen d’y parvenir, c’était de constituer, à l’état de réserve instruite et sérieuse, la partie de la classe non appelée sous les drapeaux. Mais cela acheminait au service universel : l’Empereur recula devant cette mesure qui eût suscité les réclamations des familles. Il se contenta de recourir à un expédient plus ou moins pratiqué sous tous les gouvernemens antérieurs : c’est de donner une certaine instruction à la seconde partie du contingent laissée dans ses foyers ; et on subvint aux dépenses de cette instruction sans excéder les ressources du budget, en envoyant en congés renouvelables les hommes de la première partie du contingent après trois ans et demi environ passés sous les drapeaux. La réserve pouvait être exercée ainsi trois mois la première année, deux mois la seconde, un mois la troisième.


IV

Depuis 1861, l’opinion, excitée par Achille Fould et ses amis, avait exigé qu’on affaiblît l’armée[2]. Après Sadowa, elle demanda qu’on la fortifiât. Le chroniqueur de la Revue des Deux Mondes, Forcade, écrivit ce que presque tout le monde disait dans les salons comme dans la rue : « Il ne faut pas de longues réflexions pour comprendre que ce n’est point par une annexion de territoire, par une rectification de frontière qu’il est possible à la France de faire contrepoids aux forces effectives de la Prusse et de sa confédération. Nous avons donc à prendre, et sans délai, des résolutions viriles à l’égard de notre établissement militaire. Avouons la nécessité qui nous domine, quelque énorme qu’elle puisse paraître au premier abord. Il faut désormais que la France se tienne prête à posséder toujours pour le cas de guerre un effectif d’un million d’hommes… Ce qu’il y a de plus pratique et de plus efficace, c’est l’imitation du système prussien. On entrerait pleinement dans la loi de notre révolution démocratique en rendant le service militaire obligatoire pour tous, en combinant des périodes de service actif, de réserve, de rappel en cas de guerre qui missent le salut public à l’abri de tout péril, sans assujettir en temps de paix le service actif à des conditions de durée trop onéreuses pour les classes industrielles et les intérêts économiques du pays. Dans la recherche et la réalisation de cette nouvelle organisation militaire, on sera certainement porté par la grandeur et l’autorité pressante du devoir qu’il s’agit de remplir envers la patrie[3]. »

Le Temps de Nefftzer, dont le crédit égalait celui de la Revue, accentuait ces recommandations : « Tout est relatif. Il y a quelques mois encore, beaucoup de bons esprits pouvaient juger que notre état militaire était exagéré ; tous les esprits patriotiques doivent aujourd’hui le trouver insuffisant. Si la Prusse était une puissance libérale et parlementaire, de pareilles préoccupations n’auraient aucune raison d’être, et ne se produiraient pas. Mais les derniers événemens, le langage du Roi, et la manière dont M. de Bismarck pratique le système des annexions, ont dû montrer aux plus aveugles que la Prusse ne possède, en fait d’institutions libérales, que la forme et la lettre. Le roi Guillaume se croit un agent de la Providence, et, ainsi qu’il l’a dit aux Hanovriens, il ne connaît d’autre loi que l’intérêt de la Prusse. Il serait inutile de discuter cette manière de voir : elle existe, et nous ne la modifierons pas. Il faut donc en tenir compte, et tout le monde conviendra qu’elle est faite pour inspirer quelques inquiétudes, quand elle régit la politique d’un souverain qui va pouvoir disposer, à son gré, d’une armée de 1 200 000 hommes. Rien n’est donc plus naturel que les préoccupations qui se font jour. Ces préoccupations sont peu agréables par elles-mêmes ; mais elles sont la conséquence de la situation que les victoires de la Prusse ont faite à l’Europe. Nous ne pouvons nous y soustraire, et elles expliquent fort bien le retentissement du remarquable article de M. Forcade, article auquel la presse officieuse vient elle-même faire écho. Il ne saurait y avoir aujourd’hui de souci plus instant[4]. »

Il n’est aucun journal indépendant ou d’opposition qui n’exprimât les mêmes appréhensions et les mêmes vœux, le Siècle notamment, le plus répandu alors. La seule voix discordante fut celle d’Emile de Girardin. Dans son journal la Liberté, qui avait le plus fort tirage après le Siècle, il s’opposa à l’accroissement de l’état militaire : « M. Eugène Forcade serait l’ennemi personnel et systématique de la dynastie napoléonienne qu’il ne lui donnerait pas un autre conseil. Non, nous en répondons, il ne se trouvera pas de majorité législative qui immole à la crainte d’un péril imaginaire la liberté de six millions de Français âgés de vingt à trente-neuf ans. Toucher à la loi française de recrutement pour la prussifier, ce serait ameuter contre la loi nouvelle 600 000 familles, 4 200 000 personnes. Oui, il faut abolir la loterie militaire ; oui, il faut supprimer le recrutement militaire obligatoire : mais pas pour adopter le régime prussien, incompatible avec le suffrage universel. Il n’y a plus qu’un seul régime que la France puisse et doive adopter : c’est le régime américain : c’est, en cas de guerre, l’enrôlement à tout prix, et, si l’enrôlement ne suffit pas, l’appel en masse, la nation armée. La France n’a plus qu’un seul parti à prendre : c’est de renoncer systématiquement à la guerre et de devenir exclusivement la grande nation de la paix. »

L’Empereur, qui avait beaucoup étudié ces questions, pendant son exil et sa prison, partageait entièrement les idées de Forcade et de Nefftzer. Combien il est fâcheux qu’il n’ait pas eu, à ce premier moment, un projet tout prêt, et n’ait pas profité, pour accomplir la réforme nécessaire, des dispositions, toutes semblables aux siennes, de l’opinion ! Dès Sadowa, il est vrai, il avait écrit au ministre de la Guerre : « Il m’est venu une idée qui aurait beaucoup d’avantages et qu’il faut étudier dans tous ses détails avant de savoir si l’application en est possible. Ce système consisterait à déclarer que tout Français, sans exception, sauf celles admises par la loi, est obligé au service militaire pendant sept ans, que, cependant, tout homme qui aura servi trois ans sous les drapeaux pourra se faire exonérer. De cette manière, 160 000 hommes seraient tous les ans appelés sous les drapeaux, et ils tireraient au sort uniquement pour savoir quels seraient ceux qui feraient partie de l’armée active et quels seraient ceux qui feraient partie de la réserve. » (2 octobre 1866.) C’était le principe du service obligatoire.

Le maréchal Randon objecta que ce service donnerait des effectifs trop nombreux pour nos finances et que trois années de présence sous le drapeau ne fourniraient pas assez de vieux soldats. L’Empereur prépara alors un autre projet : le service sous les drapeaux serait réduit de sept à six ans et le service dans la réserve élevé à huit ans ; sous le nom de garde mobile une seconde réserve serait instituée. A Biarritz, il communiqua ce projet à Niel. De retour à Toulouse où il commandait, le maréchal lui avait envoyé une note approbative : « (20 octobre 1866.) Ce projet, qui n’a rien de puisé chez l’étranger, peut se réaliser avec les ressources que présente la loi du 21 mars 1832 ; il me paraît impossible de trouver une idée qui soit plus, facilement acceptée par les familles et par l’opinion publique. » Seulement il proposait de supprimer l’exonération.


V

L’Empereur ne voulut pas prendre seul la responsabilité de ce système. Il convoqua une Haute commission, composée des personnages éminens de son gouvernement dans tous les ordres et la chargea de rechercher ce qu’il y aurait à faire pour mettre nos forces nationales en situation d’assurer la défense du territoire et le maintien de notre influence politique[5]. C’était trop de délibérans pour arriver à un résultat pratique. Ils se réunirent à Saint-Cloud et à Compiègne, et tinrent deux séances par jour. Ils n’avaient pas seulement à aviser au moyen de contrebalancer la puissance prussienne en constituant une armée plus nombreuse, ils devaient encore examiner si le système de l’exonération avait bien résolu le problème du remplacement. Le point de départ incontesté fut la nécessité de se procurer une armée d’un million d’hommes. Comment y arriver ?

Le prince Napoléon soutint avec force et éclat le système préconisé jadis par son cousin. Le maréchal Randon, persistant à ne pas croire réalisable le service obligatoire universel, proposa de ne point toucher à la loi de 1832, si ce n’est pour prendre toute la classe et la faire servir neuf ans, dont six dans l’armée active et trois dans la réserve. Ce système, que j’avais entendu exposer avec infiniment de force par le maréchal Niel chez le prince Napoléon, eût donné une armée formidable, et certainement c’était l’armée à organiser si l’on entendait vicier avec la Prusse la querelle de prépondérance. Tous les militaires adoptèrent cette combinaison, et Trochu, un coup de feu tiré pour la forme en faveur du système du prince Napoléon, s’y rallia en limitant seulement la durée du service à huit ans. Mais ce projet rencontra l’opposition acharnée de tous les membres civils du Cabinet : il n’était pas possible d’aggraver le fardeau militaire, ni d’accroître les dépenses du budget de la Guerre, encore moins de rendre inutile le vote annuel du contingent en appelant la classe tout entière ; on se heurterait à une résistance obstinée du Corps législatif, et on fournirait des argumens à une opposition qui mettait dans son programme une réduction du contingent de 100 000 à 80 000 hommes et de toutes les dépenses de la Guerre. . — « Dites la vérité au pays, répliquèrent les militaires, montrez-lui la situation politique extérieure telle qu’elle est depuis les derniers événemens ; faites-lui connaître les dangers auxquels cette situation expose, et il ne vous refusera pas les moyens de fortifier son armée. » Mais comment Rouher pouvait-il dire au pays qu’il était en péril, après son fameux discours où il avait soutenu que, coupée en trois tronçons, l’Allemagne était moins menaçante et que notre sécurité était accrue au lieu d’être diminuée ? Ainsi la première opposition aux mesures décisives que voulait adopter Napoléon III lui vint de ses ministres civils. « Ces ministres, dit le général Lebrun, eurent raison de la Commission, de l’Empereur, et, j’oserai dire, contre l’Empereur lui-même, parce qu’il partageait les idées de ses généraux. »

Quand l’élément militaire eut été vaincu par l’élément civil, l’Empereur, ne voulant pas abandonner son idée de l’augmentation des effectifs par l’établissement d’un service universel, remania comme il suit, avec le maréchal Niel, très fertile en ressources, son projet primitif. Jusque-là, la classe était coupée en deux : armée active et réserve ; elle le serait en trois : armée active, réserve, garde mobile. Tout Français âgé de vingt ans révolus, capable ou non exempté, servirait six ans, soit dans l’armée active, soit dans la réserve, et trois dans la garde mobile : toute la classe serait ainsi appelée, et la loi annuelle du contingent n’aurait plus d’autre objet que de déterminer dans quelle proportion les appelés se répartiraient entre l’armée active et la réserve d’après le tirage au sort. L’exonération étant maintenue avec quelques modifications, les exonérés passeraient neuf ans dans la garde mobile, avec obligation de s’équiper à leurs frais. Ainsi, avec plus ou moins de rigueur, chaque classe était soumise tout entière au devoir militaire pendant neuf années.

Les ministres civils acceptèrent ce projet, qui ne fut pas du goût des militaires. La garde mobile leur parut un rouage perturbateur ; elle compliquerait tout, coûterait beaucoup, obligerait à réduire les dépenses pour l’armée active, et, en temps de guerre, enlèverait à l’armée régulière des recrues qui seraient bien plus utiles dans les dépôts qu’immatriculées dans les rangs d’un corps secondaire mal instruit. L’institution, selon eux, n’avait aucun avenir. L’Empereur et Niel ne la défendirent que comme un pis aller, puisqu’ils ne pouvaient obtenir mieux, et le projet fut adopté. Il restait à décider si l’on maintiendrait ou si l’on supprimerait l’exonération. Trochu l’attaqua vivement : « Elle donnait des sacs d’écus quand on avait besoin d’hommes et, au détriment des caporaux et des soldats jeunes, encombrait les cadres de vieux sous-officiers peu propres à faire campagne. » L’exonération trouva cependant des défenseurs dans les généraux Allard et Lebœuf : « Elle avait produit d’excellens résultats ; avant la loi de 1855, la proportion des hommes comptant plus de sept ans de service n’était que de 7 pour 100 ; elle s’était élevée à 33 pour 100 ; les remplaçons, autrefois la portion la plus défectueuse de l’armée, étaient devenus ce qu’elle avait de plus recommandable. Une amélioration sanitaire avait accompagné l’accroissement de la valeur morale : la mortalité était descendue de 48 pour 100 à l’intérieur, de 82 pour 100 en Algérie. Il fallait y poser des limites, la réduire, la suspendre même parfois, restreindre le nombre des seconds rengagemens de sous-officiers : le remplacement, sans une loi qui en empêchât le trafic, était une source certaine de corruption ; il était bien plus aisé d’obvier aux défauts que l’exonération, comme toute institution, contenait. » Les civils se rangèrent à cette opinion, car l’exonération avait trouvé grande faveur dans les familles qui se jugeaient heureuses de se débarrasser, moyennant le versement d’une somme d’argent, des soucis, des risques et des responsabilités du remplacement libre. Et l’exonération fut maintenue.


VI

Ces résolutions furent insérées au Moniteur. Le maréchal Randon s’étant montré l’adversaire de la garde mobile, son adoption entraînait un changement de ministre. L’Empereur lui écrivit qu’il le remplaçait par Niel, avec lequel il se trouvait déjà d’accord. Le maréchal Niel était de haute taille, écuyer consommé, tireur habile. Ce qui frappait d’abord en lui, c’était la force de la réflexion, l’opiniâtreté de la volonté : force contenue, opiniâtreté calme. La réflexion se révélait dans le front bien fait, vaste, haut, couronné par des cheveux ondulés ; la volonté, dans l’œil légèrement ombragé, dont le regard concentré ne se dispersait pas en éclairs fugitifs, et dans le menton porté en avant par une petite barbiche ; l’opiniâtreté calme se marquait dans l’ensemble des traits dont aucun ne heurtait l’autre et qui venaient tous doucement se rattacher à un nez régulier, droit, fin ; la bouche même, quoique ombragée par une forte moustache, restait aimable. Il inspirait autant de sympathie que de respect. On sentait un homme d’autorité, capable de diriger les autres parce qu’il demeurait toujours maître de lui-même et, en même temps, un cœur bon, appliqué à ne pas rendre l’obéissance pesante. Quand il commandait, il ne grossissait pas la voix, sachant que son commandement ne risquait pas d’être affaibli par une affabilité encourageante, et sa bienveillance n’avait pas plus de faiblesse que sa fermeté de rudesse. Il ne montrait de raideur et au besoin de colère que contre ceux qui tentaient d’empiéter sur ses prérogatives légitimes ou qui contrecarraient à l’étourdie des plans auxquels il demeurait d’autant plus attaché qu’il les avait longuement médités. Néanmoins sa foi en ses idées, quelque absolue qu’elle fût, et quoiqu’il ne la déguisât point, n’était accompagnée d’aucune jactance blessante. Au feu, sous les excitations de la fusillade, il ne s’emportait pas aux fougues fanfaronnes ou irréfléchies ; il n’avait que la bravoure utile à l’accomplissement du devoir présent et cette valeur tranquille ne tenait pas à la froideur de son âme, mais à son équilibre. Quoique prompt à comprendre, il était assidu au travail, sa curiosité s’étendait dans toutes les directions de l’activité intellectuelle. Ce n’était pas seulement un soldat, c’était aussi un esprit politique, un diplomate habitué à éclaircir les affaires, à se mouvoir au milieu des compétitions de personnes et à les concilier. Il avait captivé l’Empereur par des empressemens dans lesquels n’entrait aucune servilité, et il en obtenait autant de confiance que de déférence. Le souverain aimait à le consulter, à le charger de missions difficiles et, sans l’opposition de Vaillant, il l’eût nommé commandant en chef en Crimée à la place de Canrobert[6]. Il le fit maréchal après Solférino[7].

Dès qu’il fut entré en fonctions, Niel consacra toutes ses pensées, toutes ses forces à sa difficile charge. Il se serait fait scrupule de soustraire une heure de son temps au service de l’Etat. Il ne trouvait d’autre repos que dans le cercle de famille, où présidait une femme aussi belle que bonne. Là, il déposait un instant son fardeau, se montrant, envers tous, aussi gracieux que s’il n’avait point passé sa journée dans une écrasante tension de travail et de soucis. Après le dîner, il allait prendre sa récréation, disait-il, c’est-à-dire, faire une partie de billard et une partie de whist. Son unique distraction extérieure était, une fois par semaine, la chasse, seul avec un de ses officiers. Malheureusement sa santé, déjà gravement compromise, augmentait les fatigues de sa tâche, et les luttes qu’il eut à soutenir au Conseil d’Etat et à la Commission de la Chambre la rendaient encore plus pénible.

Avant d’envoyer le projet de la Haute commission au Conseil d’État, le maréchal lui fit subir une dernière modification qui en changea notablement le caractère. Voici le système auquel il s’arrêta définitivement. La loi de finances déterminerait annuellement le nombre d’hommes à incorporer dans l’armée activé et ceux à laisser dans la réserve. Un tirage au sort distribuerait les hommes dans l’une ou l’autre catégorie. Les hommes envoyés dans l’armée active y demeureraient cinq ans, et de là passeraient dans la réserve pour quatre ans ; ceux laissés dans la réserve y resteraient à la disposition du gouvernement pendant quatre ans et de là passeraient cinq ans dans la garde mobile. Ainsi la totalité de la classe servait sous une forme quelconque pendant neuf ans.

L’exonération n’était maintenue qu’au profit des jeunes gens de l’armée active. Ceux de la réserve pourraient se faire remplacer par des hommes de moins de trente-deux ans, mais sans que l’État en prît la charge. Le mariage serait interdit en principe dans l’armée active comme dans la réserve, sauf au gouvernement à accorder des permissions administratives dans les deux dernières années de la réserve. Le tout fournirait un effectif de 800 000 hommes, qui, avec les non-valeurs déduites, laisserait disponibles pour le combat 500 000 hommes.

La garde mobile se composerait des hommes de la réserve dont le temps serait expiré et des exonérés ; elle ne pourrait être appelée en activité que par une loi spéciale ou un décret qui devrait être communiqué aux Chambres dans les vingt jours pour être converti en loi ; le mariage y serait permis. Le service y serait de neuf ans, desquels il fallait déduire quatre ans pour ceux qui venaient de la réserve. Elle serait uniquement destinée à la défense intérieure des côtes et des forteresses ; elle fournirait 400 000 hommes.

Ce projet enlevait beaucoup de sa valeur à la garde mobile. Ne contenant plus d’anciens militaires, elle n’était qu’un troupeau d’hommes sans consistance. Par compensation, la réserve gagnait une valeur qu’elle n’avait pas d’abord, puisqu’elle ne recevait que des hommes exercés, et l’idée fondamentale de l’Empereur était respectée : aucun jeune homme de la classe n’échappait plus au devoir militaire.

L’Empereur présida lui-même l’assemblée du Conseil d’État appelée à délibérer. Il ouvrit la discussion par un discours explicatif et commença par répudier la pensée que son projet eût été provoqué par la complication des derniers événemens ou par la crainte d’une guerre prochaine. C’était l’expérience des guerres de Crimée et d’Italie qui avait montré la nécessité d’augmenter nos forces. Il ne niait pas les charges qu’imposerait la nouvelle loi : « Pour présenter un semblable projet, il fallait avoir la conscience de son devoir, et être bien persuadé qu’on faisait quelque chose d’utile pour le pays, car il est impossible de se dissimuler que l’on augmenterait ainsi les charges qui pèsent sur la population. » L’exposé des motifs de Niel s’attachait encore plus à bien enlever à la loi le caractère d’une nécessité politique récente. Malheureusement s’éleva dans les esprits cette objection : Si les guerres de Crimée et d’Italie vous avaient démontré la nécessité impérieuse de fortifier notre état militaire, pourquoi ne l’avez-vous pas fait immédiatement ? Pourquoi êtes-vous resté sept années inerte, alors que les remuemens que vous provoquiez vous-même en Europe pouvaient vous entraîner dans une action militaire ?

La nécessité invoquée par l’Empereur et par Niel, quoique tardivement satisfaite, n’en était pas moins évidente. Le Conseil d’Etat adopta le projet avec quelques modifications et le Moniteur officiel le publia.


VII

Dans le monde politique s’éleva aussitôt une clameur assourdissante. On reprocha à l’Empereur de militariser la jeunesse française, toujours dans un intérêt dynastique, au profit de son ambition et de sa vanité. Il est vrai que s’il avait négligé d’accroître nos forces, l’opposition et le public lui auraient reproché plus violemment encore de ne songer qu’à ne pas compromettre sa popularité et de sacrifier toujours l’intérêt national à l’intérêt dynastique. On s’acharna à la disposition qui, en incorporant la totalité de la classe, rendait sans objet le vote annuel du contingent par la Chambre, supprimait les bons numéros. « Il n’y aura plus de bons numéros, » fut le mot qui, en un éclair, se répandit partout : journaux, revues, brochures faisaient mille variations alentour et le rabâchaient jusqu’à le faire parvenir aux couches les plus profondes du suffrage universel. Deux publications surtout produisirent grand effet, la brochure du général Changarnier : Un mot sur le projet d’organisation militaire, et le livre du général Trochu sans nom d’auteur : L’armée française en 1867.


Le général Changarnier, devenu l’obstacle de celui dont il avait d’abord été l’espérance, avait été arrêté au Coup d’État, puis exilé. Rentré après l’amnistie, le cœur bouillant des colères amassées et du désespoir de rester étranger à tant de brillans combats de sa chère armée, il haletait après la ruine de cet Empire odieux, qui, en lui fermant sitôt les champs de bataille, avait privé sa carrière de son couronnement glorieux. Thiers, étant de tous les hommes d’État celui qui lui parut s’employer le mieux à l’œuvre de vengeance, il s’était attaché à lui avec passion. Devenu un de ses auditeurs enthousiastes, on l’aurait exclu de l’enceinte législative, n’eût été le respect qu’il inspirait, tant il manifestait bruyamment son approbation aux paroles de l’orateur de sa haine. Son âme guerrière avait tressailli au bruit du canon de Sadowa ; il s’était rangé parmi ceux dont la conviction était « que sans avoir mis un seul bataillon en mouvement, la France avait subi un des plus grands désastres de son histoire et qu’elle devrait reconquérir les armes à la main son importance militaire ou s’affaisser. » Sauf la réduction du service à cinq ans, « qui suffit à l’instruction et à la parfaite cohésion de toutes les parties d’une armée, » il blâmait tout dans le projet du gouvernement. Son vice capital, selon lui, était de rechercher trop le nombre. « On parle, disait-il avec dédain, de 300 000 combattans, fusil ou sabre en main, canons attelés ! Nous sommes frappés d’étonnement. Malheur à la France, si, brisant la chaîne de ses glorieuses traditions, elle se lassait d’avoir une armée plus puissante par l’organisation que par te nombre ! N’essayons pas d’égaler le chiffre de nos soldats à celui de nos adversaires possibles. Même en nous épuisant, nous ne serions pas sûrs d’y parvenir. Ne nous en inquiétons pas. S’il est très difficile à 3 000 hommes d’en combattre avec succès 5 000, il l’est infiniment moins à 60 000 d’en défaire 100 000. Plus les proportions s’élèvent, moins l’infériorité numérique est fâcheuse. Elle peut être avantageusement compensée par l’habileté du général en chef et par la meilleure composition des troupes. Au-delà d’un certain chiffre il n’y a point de bonne armée, point d’armée dont on puisse assurer la subsistance et bien diriger les mouvemens. Celle qui, en 1812, entra en Russie était réduite de plus de moitié avant d’atteindre Moscou. Quand cette gigantesque et lamentable expédition eut complété la ruine de nos vieilles bandes déjà usées par des guerres incessantes, Napoléon sut encore réunir des conscrits très nombreux et leur faire compter quelques journées glorieuses. » Il ne blâmait pas seulement la recherche des effectifs considérables, il blâmait aussi l’organisation de la réserve, tant ses réunions et ses exercices que l’interdiction du mariage aux hommes qui en faisaient partie. L’exonération lui paraissait une malfaisante institution que, par amère ironie, on a qualifiée de démocratique.

Il flétrissait des termes les plus durs le projet de l’Empereur ; il faisait justement l’effroi du pays. S’il était voté sans des modifications considérables, il nous donnerait trois armées flasques, peu rassurantes pour notre honneur, écrasantes pour la population, ruineuses pour le Trésor. Et l’étranger envieux de la France n’aurait qu’à attendre, les bras croisés, son épuisement et l’étiolement de son intelligence.


VIII

Le général Trochu, comblé des faveurs de Napoléon III, soit dans sa carrière, soit dans ses difficultés de famille, le poursuivait d’une hostilité implacable : c’était sa manière de témoigner une reconnaissance chaleureusement promise[8]. Au début de sa carrière en Afrique, le général Trochu avait été protégé par le maréchal Bugeaud ; il avait appris de lui beaucoup de parties de l’art militaire, et, en outre, ce qui, parmi nos généraux, était particulier au maréchal, le goût de disserter infatigablement. Je ne crois pas qu’il ait existé beaucoup d’hommes doués d’une telle faconde. Il parlait sans cesse, il parlait partout, avec force, avec éclat, avec une éloquence mordante et incisive, mais avec une effroyable abondance, au point que toute action finit par se réduire pour lui à parler. Religieux, probe, instruit, vaillant, exemplaire dans sa vie privée, il avait l’essentiel de ce qui pouvait lui constituer une figure militaire à la Catinat, et il s’acheminait déjà à n’être qu’un Marmont. Tout, dans sa petite personne, raide, guindée, sans laisser aller, comme dans son visage où brillaient sous de sombres sourcils deux yeux allumés, était ténébreux et tendu. On l’eût dit travaillé d’un tourment intérieur qu’il épanchait en dénigremens. Aussi était-il fort caressé dans les salons de l’opposition. On l’y cajolait, on l’y admirait, on recueillait ses sentences comme des oracles, qu’on colportait ensuite pour la plus grande joie des conjurés contre l’Empire. A la nouvelle marque de confiance que lui avait donnée l’Empereur en l’appelant dans la Haute commission militaire, il avait répondu en racontant partout que la discussion était pitoyable, et lui faisait l’effet d’une dislocation : « L’Empereur ne les avait pas réunis pour les consulter, mais pour les faire signer. Il est l’indécision dans l’entêtement. »

Tel était l’homme. Le livre, écrit pour les gens du monde autant que pour les militaires, était un épanchement amer d’opposition autant qu’une belle étude. Il contenait des pages où se révélait un remarquable talent, celles notamment si vibrantes et si pathétiques sur le combat. Beaucoup de critiques étaient fondées, entre autres celles sur les excès de la centralisation. Malheureusement un esprit de pessimisme systématique répandait, sur les critiques fondées et sur les conseils justes, une fausse couleur. Dans la plus grande partie du livre, sous prétexte de n’exposer que des principes, il restait dans un vague commode. Presque tout était mal, du moins dans ce qui était essentiel ; dès lors tout aurait dû être fondamentalement changé. Cependant il concluait à ce qu’on ne changeât rien de fondamental. Fallait-il adopter le système prussien et imposer le service obligatoire ? Comme l’Empereur le désirait, l’homme d’opposition ne pouvait le vouloir : « Ce système serait le meilleur. Mais l’application dans les circonstances présentes en serait impossible. Elle jetterait les esprits, la coutume et notre institution militaire elle-même dans un trouble profond. » Fallait-il élever les effectifs ? L’Empereur le demandait, l’homme d’opposition ne pouvait l’accorder : « Contrairement à l’opinion généralement admise, la réorganisation de l’armée consiste moins dans une loi de recrutement, dans des accroissemens d’effectifs, que dans le redressement de quelques erreurs et le perfectionnement des moyens. On commettrait une faute en exagérant les effectifs, en se laissant trop dominer par les préoccupations de quantité. » Sous les mots à chaque instant répétés d’impartialité, on sentait la violente contraction intérieure d’un Alceste militaire, ambitieux précipité ou déçu, et cependant cet officier à la carrière brillante n’avait aucune raison d’être l’un ou l’autre. Les critiques étaient creusées jusqu’à devenir de la caricature ; les beaux côtés, les côtés incomparables de notre armée, sans être niés, en étant même signalés parfois, ne paraissaient pas avoir frappé son esprit autant que les défauts : on eût dit d’un peintre qui, ayant à représenter un visage d’Apollon défiguré par une verrue, aurait mis en relief la verrue et laissé le visage dans l’ombre.

Que d’injustices se mêlaient même aux jugemens favorables ! Pourquoi répéter que nous ne brillons point par la modestie ? Cela signifiait-il que nos officiers et nos soldats avaient confiance en eux ? Tant mieux, car malheur aux armées qui doutent d’elles-mêmes, elles sont défaites avant d’avoir combattu. Un zouave, frappé en Crimée de sept coups de baïonnette, disait : « Aucun Russe ne peut se vanter d’en avoir reçu autant, car il ne faut qu’un coup de baïonnette française pour tuer. » Voilà comment sentent les soldats qui sont invincibles. Est-ce à dire que nous ayons la petitesse, funeste à la guerre plus qu’ailleurs, de méconnaître le mérite de nos ennemis ? Nous péchons plutôt par l’excès contraire. Un écrivain militaire qui ne nous a jamais rendu que la justice impossible à refuser sans s’ôter à soi-même tout crédit, le colonel Rüstow, a écrit dans son Histoire de la guerre de 1866 : « Un adversaire très décidé de l’Autriche nous disait peu de temps avant la guerre actuelle : D’où provient, au fond, la réputation de l’armée autrichienne ? Des Français, uniquement des Français. Dès que ceux-ci ont battu un ennemi quelconque, ils ont l’habitude de l’élever jusqu’au ciel… Déjà Napoléon Ier leur a donné l’exemple de ne jamais mépriser ni dénigrer, même avant la guerre, l’ennemi avec lequel on peut avoir affaire. Les Français d’aujourd’hui ont suivi consciencieusement cette règle et l’on pourrait dire qu’ils l’ont observée avec cette sorte de grandeur d’âme qui ne peut être produite que par la double culture de l’esprit et du cœur. »

Trochu aurait eu pleinement raison s’il avait simplement soutenu qu’augmenter l’effectif n’était pas la seule réforme urgente ; qu’il était non moins indispensable de réformer l’organisation intérieure de l’armée, de décentraliser, de s’appliquer à mieux préparer le passage du pied de paix au pied de guerre, de simplifier nos règlemens routiniers. Il cessait d’être dans le vrai en tenant que ces diverses réformes dispensaient d’un accroissement de l’effectif, en chicanant deux années de service à la réserve, dont la solidité était absolument nécessaire ; enfin il tombait dans la déclamation de l’ignorance en prétendant qu’un appel en masse serait une mesure de salut au jour de danger. Pouvait-il ignorer que l’appel en masse est une fantasmagorie qui ajoute les malheurs de la révolution à ceux de la guerre ? Ces erreurs furent d’autant plus regrettables que, Trochu étant alors notre oracle à tous, elles devinrent les nôtres et qu’on les retrouva dans la plupart des discours prononcés sur la loi militaire.

L’écrit fut porté aux nues par le public politique de l’opposition, par les militaires aigris, les agités, les hommes de dénigrement qui se réjouissent de toute démolition de leurs chefs. Les hommes de discipline et de devoir jugèrent que ce n’était pas le moment de diminuer la force morale de notre armée en ébranlant la confiance qu’elle avait en elle-même, et d’ajouter à l’audace entreprenante des Prussiens en leur faisant croire, qu’ils ne trouveraient devant eux que des ignorans, des corrompus, des fanfarons et une organisation pourrie hors d’état de supporter un choc. « C’est une mauvaise action ! » me dit le général Bourbaki d’une voix tremblante d’émotion.

L’Empereur n’avait pas été surpris de la plupart des critiques de Trochu, puisque, bien avant le général, lui-même les avait adressées à ses divers ministres de la Guerre ; mais il fut mécontent de cet étalage exagéré de plaies dont le général avait eu toute liberté d’entretenir la Haute commission, et qu’une publicité inopportune envenimait, grossissait et ne guérissait pas. Cependant, toujours indulgent, il refusa d’exercer des rigueurs, bien légitimes puisque le livre avait été publié, sans l’autorisation nécessaire, sous un anonymat transparent. Il y avait donc dans le livre de Trochu tout le mérite qu’on voudra, excepté celui du courage.


IX

A l’ouverture de la session, l’Empereur recommanda l’adoption du système accepté par le Conseil d’Etat : « Le projet de loi, qui a été étudié avec le plus grand soin, allège le fardeau de la conscription en temps de paix, offre des ressources considérables en temps de guerre, et, répartissant dans une juste mesure les charges entre tous, satisfait au principe d’égalité ; il a toute l’importance d’une institution, et sera, j’en suis convaincu, accepté avec patriotisme. L’influence d’une nation dépend du nombre d’hommes qu’elle peut mettre sous les armes. N’oubliez pas que les États voisins s’imposent de bien plus lourds sacrifices pour la bonne constitution de leurs armées, et ont les yeux fixés sur vous pour juger, par vos résolutions, si l’influence de la France doit s’accroître ou diminuer dans le monde. »

La Chambre nomma une Commission de dix-huit membres dans laquelle elle fit entrer quelques-uns de ses députés les plus disposés à résister aux pressions du gouvernement[9]. La Commission ne chicana pas sur le point de départ ; elle admit, tout en la regrettant, la nécessité d’augmenter nos forces défensives et d’avoir une armée active de 400 000 hommes, une réserve du même chiffre avec l’auxiliaire d’une garde mobile également de 400 000 hommes ; elle consentit à la fixation du service à neuf années avec point de départ du 1er juillet. Mais elle se prononça énergiquement contre l’appel de la totalité de la classe, elle n’acceptait pas que le vote annuel du contingent fût retiré à la Chambre, par la fixation d’un chiffre immuable ; elle voulait qu’il y eût encore de « bons numéros » et que toute la jeunesse française ne fût pas militarisée ; elle se prononça non moins formellement contre le maintien de l’exonération et pour le retour au remplacement qui a le mérite de donner avec certitude homme pour homme, en laissant toute liberté aux familles et en ne faisant pas intervenir l’Etat dans ces transactions privées. Elle refusa d’adopter une garde nationale mobile que le ministre de la Guerre aurait le droit d’enlever à ses foyers quinze jours tous les ans : il suffisait d’établir des contrôles qui, faits soigneusement, permettraient de l’appeler et de la réunir vite. Elle refusa les exercices et les réunions qui entraîneraient un déplacement de plus d’une journée et se répéteraient plus de quinze fois. Enfin elle voulait que la permission de mariage accordée pour deux ans, sans autorisation, fût étendue à trois.

Ainsi l’œuvre de la Commission avait consisté : 1° à affaiblir l’armée active en exigeant une loi de contingent annuel qui n’excéderait pas 100 000 hommes et en supprimant, par l’abolition de la Caisse de dotation, la pépinière des vieux sous-officiers ; 2° à affaiblir la réserve en permettant le mariage pendant les trois dernières années ; 3° à annihiler la garde mobile en n’autorisant son existence que sur le papier. De pareilles dispositions eussent été toutes naturelles de la part de pacifiques comme moi, qui acceptaient la condition essentielle de la paix, c’est-à-dire la non-ingérence, quoi qu’il arrivât, dans les affaires d’Allemagne : elles étaient incompréhensibles de la part d’adversaires violens de l’Unité allemande qui, chaque jour, proclamaient, par leurs discours ou leurs acclamations, que la France devait à tout prix en empêcher l’entier accomplissement.


X

L’Empereur se montra très affligé de ces résistances de la Commission. Il se plaignit de ce manque de prévision, de ce sacrifice des véritables intérêts du pays. Il demanda à ses ministres de lutter pied à pied, et leur donna pour instruction formelle de n’accepter aucun amendement et de maintenir la loi dans son intégrité : elle était un minimum indivisible dont on ne pouvait abandonner aucune partie. Les ministres s’y employèrent en effet de leur mieux, mais le temps s’écoulait et la Commission ne cédait pas. Le point le plus aigu du dissentiment était la fixation du contingent. Et ce point, sur lequel la Commission se montrait intraitable, était celui sur lequel elle avait le moins raison. Les prérogatives de la Chambre eussent été, en effet, méconnues si, partant du principe qu’une portion seulement de la classe serait appelée, le gouvernement s’était attribué le droit de déterminer seul le chiffre de ce contingent. Mais dès qu’il était constant que classe et contingent seraient des termes identiques, et que tous les jeunes gens capables seraient incorporés à un titre quelconque, on n’ôtait pas au Corps législatif un droit que personne n’avait à exercer, puisque la loi l’avait exercé une fois pour toutes, avec le consentement du Corps législatif lui-même. D’ailleurs, le Corps législatif ne restait-il pas toujours investi du pouvoir de fixer annuellement, par la loi de finances, le chiffre des hommes à entretenir dans l’armée active ? On ne pouvait cependant maintenir un contingent uniquement pour donner satisfaction à un droit constitutionnel chimérique. Lorsque plus tard, après la guerre, le service fut rendu universel, personne n’osa renouveler cette pauvre objection. En 1867, on ne put pas en déprendre les sages de la Commission composée en majorité de candidats officiels. Enfin lassé, l’Empereur donna l’ordre à Rouher de poser un ultimatum.

Le Vice-Empereur se présenta avec solennité, accompagné du général Allard, de Vuitry et du maréchal Niel. La Commission avait chargé son rapporteur, Gressior, de soutenir la discussion. Vuitry l’entama avec beaucoup de tact et de ménagemens, s’appliquant à ne pas froisser ceux dont il voulait l’assentiment ; Gressier ne lui répondit pas. Alors Allard, un peu plus guerroyant, prit la parole. Pas de réponse encore. Le maréchal Niel intervient d’un ton très insistant ; Gressier continue à se taire. Enfin Rouher relevant sa mèche sur son crâne, comme il faisait au moment des grandes actions oratoires, prend la parole avec emportement, menaçant plutôt que discutant : la Commission n’avait qu’à bien réfléchir ; l’Empereur était résolu à ne point reculer, dût-il aller jusqu’à une dissolution. Gressier continue à demeurer silencieux. On se regarde sans rien dire, pendant près d’un quart d’heure. Les ministres comprirent qu’ils n’avaient qu’à se retirer. Après leur départ, certains membres s’étonnèrent que le rapporteur eût gardé le silence : « Quand les questions se posent d’une certaine manière, répondit Gressier, on ne discute pas, on délibère ; délibérons donc. » La Commission confirma ses résolutions.

L’Empereur pensa d’abord à relever le défi qu’on lui jetait et à recommencer en France la lutte du roi Guillaume contre son Parlement. Rouher déploya à l’en détourner autant de véhémence qu’il en avait mis à intimider la Commission. Une dissolution serait funeste à son système de gouvernement ; le pays, touché dans un de ses intérêts vitaux, prendrait feu ; l’opposition compacte, disciplinée derrière un mot de ralliement si simple, enlèverait le corps électoral et l’Empereur aurait à subir, non seulement la loi militaire qu’il repoussait, mais tout ce système de liberté auquel il ne pouvait encore se décider. Le maréchal Niel fléchit à son tour. Il se dit que, même avec les modifications imposées, la loi donnerait une assiette plus solide à notre force militaire : l’essentiel, l’accroissement du service et la constitution d’une réserve, était conquis, le principe de la garde mobile admis ; avec ces élémens on pourrait avoir une armée assez forte pour parer aux éventualités prochaines. « Il eût mieux valu obtenir davantage, mais ce qu’on aurait serait suffisant. » Et sans même prendre les ordres de l’Empereur, il entra en pourparlers avec la Commission et lui accorda que toute la classe ne serait pas incorporée, et qu’un contingent annuel serait fixé par la Chambre.

L’Empereur fut douloureusement surpris de cette concession de son ministre. Quand on vint la lui apprendre, il laissa tomber sa tête dans ses mains et demeura quelques instans accablé. Abandonné par tous, il n’avait plus qu’à se résigner lui aussi. Gressier constata la victoire de la Commission dans son rapport du 8 juin 1867. La session touchait à son terme ; il fallut ajourner la discussion.

Ainsi l’Empereur avait voulu opérer la réorganisation militaire par une refonte fondamentale de notre système et, en y introduisant l’universalité du service, il avait voulu surtout accroître nos effectifs, de façon à les mettre à la hauteur de ceux de la Prusse. Il avait été arrêté par une résistance invincible. Et cette résistance ne fut pas seulement celle impuissante de l’opposition de toute nuance, mais surtout celle déterminante des ministres, des députés officiels endoctrinés par un général en crédit, Trochu. Aucun fait ne montre mieux l’agonie de son pouvoir personnel. Il constata sa défaite à l’ouverture de la session législative par quelques paroles sèches où perçait un dépit mal contenu : « Le projet de loi présenté au Corps législatif répartissait entre tous les citoyens les charges du recrutement. Ce système a paru trop absolu ; des transactions sont venues en atténuer la portée. Dès lors j’ai cru devoir soumettre cette haute question à de nouvelles études. Mon gouvernement vous proposera des dispositions nouvelles, qui ne sont que de simples modifications à la loi de 1832, mais qui atteignent le but que j’ai toujours poursuivi : réduire le service pendant la paix, l’augmenter pendant la guerre. »

Ces dispositions n’étaient autres que celles proposées par la Commission.


XI

La discussion à la Chambre fut longue et brillante. La loi fut soutenue sans restriction, d’abord par un ancien officier, La Tour, catholique très convaincu, ordinairement plus considéré qu’écouté, qui, cette fois, fixa l’attention de l’assemblée par le tableau saisissant qu’il fit de la puissance de la Prusse : « Plusieurs journaux, quoique imprimés en France, se méprennent quelquefois sur les intérêts de la France, nous menacent journellement de la rancune du corps électoral si nous votons la loi. On fait injure au patriotisme de la nation. Mais quand bien même cela serait vrai, quand bien même nous devrions nous attendre à ces rancunes, ce qui n’est pas exact, je dirais encore : Votons la loi et assurons la force et la sécurité de la France. » (Vive approbation sur un grand nombre de bancs.)

Puis vint Larrabure : « Je croirais être aveugle, dit-il, en refusant au gouvernement les moyens nécessaires pour faire respecter la France, sa sécurité et son influence dans le monde. Un devoir impérieux nous est imposé, c’est de nous prémunir contre toutes les éventualités. Plus on nous croira prêts pour la guerre, mieux nous assurerons la paix. Je vous le demande en grâce ; soyons prêts la veille d’un Sadowa, non le lendemain. »

L’opposition républicaine ne se laissa pas toucher par ces adjurations. Déjà dans les discussions des interpellations et du budget, elle avait incidemment exhalé ses colères. « Quoi ! c’est après quinze ans de règne, lorsque la dette publique s’est accrue de huit milliards, avait dit Jules Favre ; c’est après que nous avons été condamnés aux guerres que vous savez, qu’on vient décréter que la France entière sera disciplinée, et qu’au lieu d’être un atelier, elle ne sera plus qu’une caserne[10]. » Jules Simon avait parlé de la préoccupation poignante que la nouvelle loi produisait dans le pays, et accusé le gouvernement de faire de l’armement à outrance, après avoir fait de la finance à outrance. Tous ces thèmes furent repris, amplifiés dans la discussion, et ce fut à qui déclamerait le plus éloquemment contre les armées permanentes, « qui créent au milieu de nous une race d’hommes séparée du reste de leurs concitoyens, » et maudirait la paix armée, « pire, avec ses énervemens et ses sacrifices, que la guerre, car elle ne finit pas et elle ne donne pas la seule chose qui puisse consoler des batailles, cette énergie, cette virilité des peuples qui se retrempent dans le sang versé. » C’est à qui chercherait les expressions les plus terribles pour qualifier la loi. Ce n’était pas seulement une loi dure, mais une loi impitoyable, anti-démocratique, anti-égalitaire, une aggravation de service ; c’est la carte à payer du gouvernement personnel de dix-huit ans, un accroissement de la toute-puissance impériale parce que le pouvoir absolu que l’Empereur exerce pour faire la paix ou la guerre pèsera sur un plus grand nombre de soldats qu’aujourd’hui ; ce qu’elle donne de force militaire au drapeau, en augmentant le nombre des hommes, elle l’enlève au pays en diminuant la force de production ; l’adoption d’un tel projet serait un grand malheur : elle ramènerait aux pratiques de l’ancien régime et ferait rétrograder la France. Selon Garnier-Pagès, il ne fallait ni soldats, ni matériel ; la levée en masse suffisait à tout : « Lorsque nous avons fait la levée en masse, disait-il, nous avons vaincu la Prusse et nous sommes allés à Berlin ; lorsque les Prussiens ont fait la levée en masse, ils sont venus à Paris. » Jules Simon se défendit de vouloir un abandon de toute force armée, quelque chose qui ressemblât aux levées en masse ou à la simple garde nationale : « Je sais bien qu’il y a des esprits résolus qui proposent de se placer dans cette situation : « Donnez l’exemple du désarmement et attendez ! » et qui comptent sur un désarmement général. C’est là une audace qui m’inspire une admiration cordiale, mais je ne me sens pas le courage de l’imiter. L’histoire contemporaine ne m’a laissé aucune illusion sur la magnanimité des peuples. Au moment où je déclare qu’il est temps de détruire les armées permanentes, je propose en même temps un système qui doit rendre la France invincible. » Ce système était le système suisse. L’instruction militaire donnée aux enfans, de telle sorte qu’au moment de leur enrôlement, les jeunes gens auraient déjà reçu une instruction, qu’ils compléteraient pendant treize mois passés sous le drapeau dans leur première année de service et par des exercices gradués dans les périodes suivantes. On arriverait ainsi à avoir de meilleurs tireurs et des hommes plus aguerris qu’avec le dur système de cinq ans de service actif ; on obtiendrait une armée de deux millions d’hommes. On aurait donc une armée, mais une armée de citoyens et de soldats, invincible au dedans, et incapable de faire la guerre au dehors ; une armée sans esprit militaire… » On l’interrompt alors : « Il n’y a pas d’armée sans. esprit militaire ! » — « Eh bien ! riposte Jules Simon, s’il en est ainsi, je demande que nous ayons une armée qui n’en soit pas une ! »

Il serait peu instructif de reprendre tous les raisonnemens plus ou moins extraordinaires par lesquels les députés de la gauche justifièrent leur opposition. Il en est un cependant à retenir qui projette une sinistre clarté sur les événemens postérieurs : c’est que, pour la liberté d’un peuple, la défaite vaut mieux que la victoire. Garnier-Pagès, lors de la discussion du budget, avait déployé tout au long cette turpitude anti-patriotique en se couvrant, pour n’être pas hué, du masque d’un prétendu homme d’État très haut placé en Allemagne : « Toutes les fois, faisait-il dire à cet interlocuteur, qu’un gouvernement s’enivre des victoires qu’il remporte, il devient plus absolu, il veut commander en maître souverain ; s’il éprouve une défaite, c’est le contraire qui a lieu ; alors il sent qu’il a le besoin de chercher une racine plus profonde dans le cœur de la nation. » Un interrupteur s’étant écrié : « Il n’en est pas ainsi en France ! » Garnier-Pagès reprit : « Je reconnais qu’en France, après la bataille de Solferino, il y a eu une amnistie et le décret du 24 novembre. Mais mon interlocuteur allemand répondit en souriant : Vous avez eu cela, oui ; mais si vous aviez perdu la bataille de Solferino, si vous aviez été vaincus, vous auriez eu la liberté tout entière. Cela est vrai ; et le retour de l’île d’Elbe et la défaite de Waterloo nous disent ce qui peut arriver à un gouvernement le lendemain d’une défaite. » Rouher releva éloquemment cette idée abominable : « Non, la victoire ne conduit pas au despotisme. La victoire qui sauve une nation et qui consacre l’indépendance d’un peuple ne peut exercer partout qu’une noble et féconde influence. La victoire alors, c’est le chemin de la liberté, ce n’est pas le chemin du despotisme. »

Jules Simon, néanmoins, reprit la thèse impie, sans y mettre d’abord trop de précautions. « Après Sadowa, je suis allé sur les lieux étudier les causes morales de la victoire, et en voici une que je vous apporte, c’est qu’il y avait, dans certaines parties de l’armée autrichienne, comme un sentiment inconscient de l’utilité pour elle d’être vaincue. (Réclamations et rumeurs.) Quand je leur ai dit : « Vous paraissez vous plaindre de n’avoir pas été assez battus à Sadowa, » il y en a qui m’ont répondu : « Oui. » — Les rumeurs devinrent telles, que l’orateur comprit qu’il lui fallait s’aider d’une de ces précautions oratoires par lesquelles on se défend d’avoir une opinion afin de la mieux insinuer, et il reprit : « Vous me direz que ce sentiment est inintelligible pour un Français ; oui, certes. Mais ceux dont je par le voyaient d’un côté une patrie autrichienne et de l’autre la patrie allemande ; ici, la maison de Habsbourg, là, les espérances de la liberté. » Par un sous-entendu savant, il applique la théorie à la France à laquelle il vient de se défendre d’avoir songé : « Ne le niez pas ; ce qui a fait la force de l’armée française autrefois, et sa plus grande puissance, c’est la cause sacrée qu’elle avait à défendre, une cause qui était un objet d’envie pour ceux qui se battaient contre nous, et pour nous la source puissante et féconde de l’enthousiasme. Oui, il n’y a qu’une cause qui rende une armée invincible, et malheureusement cette cause n’est pas celle que nous défendons en ce moment, c’est la liberté. » Sa conclusion était celle de Garnier-Pagès. Souhaiter la défaite, n’est-ce pas être prêt à y travailler ?

Niel réfuta de haut Garnier-Pagès et Jules Simon : « Je ne pense pas, dit-il, qu’on puisse donner au pays un conseil plus fatal que celui d’assurer un jour sa sécurité par la levée en masse. La levée en masse, a dit le maréchal Gouvion Saint-Cyr, n’a servi qu’à l’ennemi. Ces hommes, qu’on nous envoyait sans aucune organisation, épuisaient les pays où ils passaient, se jetaient sur notre armée et y semaient l’indiscipline. C’est un grand malheur d’avoir besoin de la levée en masse ; plus grand est celui de s’en servir. » Il ajouta : « Vous ne voulez pas que les soldats aient l’esprit militaire ? Mais alors, ils n’auront pas non plus de discipline. Et vous voulez, dans de semblables conditions, exposer la France à marcher un jour contre une autre nation qui est habilement organisée et de longue main, où les exercices sont multipliés, chez laquelle l’esprit militaire domine à un point que nous n’atteindrons peut-être jamais, où la hiérarchie du grade s’allie à la hiérarchie de la naissance, sans que la population en soit offensée ! Ah ! vous n’y pensez pas, ou bien si vous voulez appliquer à la population française la levée en masse, il faut l’organiser complètement, imiter la Prusse ! Alors, mais seulement alors, les deux nations pourront, sans désavantage pour l’une d’elles, se montrer face à face sur ce terrain si difficile des batailles. »


XII

Thiers s’était prononcé indirectement sur certaines dispositions du projet : il avait félicité la Commission d’avoir aboli l’exonération, quoiqu’il eût été, avec Bugeaud et Lamoricière, un de ceux qui en avaient donné l’idée ; il avait voté, avec les membres indépendans, l’amendement sur les huit ans de service. Mais un discours d’ensemble qu’où supposait inévitable était attendu avec impatience. Il ne se souciait pas de le prononcer : il ne pouvait approuver les erreurs de la Gauche et il ne tenait pas à compromettre sa popularité en les combattant. Tant que la Chambre eut l’espérance de l’entendre, elle prolongea une discussion épuisée sur l’article premier. Buffet le pria publiquement de s’expliquer : il ne le fit pas. Il ne prit la parole qu’à propos de la garde mobile, et, sans même monter à la tribune, il prononça de sa place deux petits discours pour soutenir qu’elle n’était pas nécessaire : « Je ne suis pas partisan de la guerre défensive, c’est une guerre qui ne réussit guère, qui n’est admissible que lorsqu’on ne peut pas en faire une autre. Il n’y a qu’une guerre. On porte à son ennemi, le plus vite et le plus énergiquement qu’on peut, des coups décisifs, et on ne passe à la guerre défensive que quand on n’a pas été heureux dans l’autre, ce qui ne va pas d’ailleurs au caractère français. (Approbation sur un grand nombre de bancs.) Mais on dirait qu’il n’y a que la garde nationale pour défendre le pays et que, la garde nationale mobile n’étant pas constituée, la France est découverte. Je vous le demande, à quoi vous servirait cette admirable armée active qui nous coûte 4 à 500 millions par an ! Vous supposez donc qu’elle sera battue dès le premier choc, et que la France sera immédiatement découverte ?… On vous présentait l’autre jour des chiffres de 1 200, de 1 300, de 1500 000 hommes, comme étant ceux que les différentes puissances de l’Europe pouvaient mettre sur pied. Eh bien, ces chiffres-là sont parfaitement chimériques. La Prusse, selon M. le ministre d’État, nous présenterait 1 300 000 hommes ! Mais, je le demande, où a-t-on jamais vu ces forces formidables ? Combien la Prusse a-t-elle porté d’hommes en Bohême, où était le théâtre décisif des événemens en 1866 ? 330 000 environ. C’est qu’il ne faut pas se fier à cette fantasmagorie de chiffres qui sont étalés dans toute l’Europe aujourd’hui. Sans doute, il y a une funeste impulsion vers les armemens exagérés, mais il ne faut pas nous présenter comme réels des chiffres qui sont tout à fait chimériques. Et je le dis, parce qu’il faut enfin rassurer notre pays. Il ne faut pas que les paroles qui sont prononcées ici lui persuadent qu’il est dans des périls tellement effroyables… Eh bien ! quand nous voyons que l’armée que nous pourrions présentera l’ennemi, serait, dépôts déduits, n’oubliez pas cela ! de 540 000 hommes avec sept ans de service, de 600 000 hommes avec huit ans, et de 680 000 hommes avec neuf ans, je dis que la France aurait le temps de respirer derrière une aussi puissante armée, et j’ai la confiance, moi, que cette armée donnerait le temps à la garde nationale mobile de s’organiser. Et maintenant, est-ce que c’est donc une chose si difficile que d’organiser la garde nationale mobile ? Mais vous vous défiez beaucoup trop de votre pays, beaucoup plus qu’il ne le faudrait. Le principe sur lequel ont été basées les lois de 1831 et de 1851 a été celui-ci : c’est qu’au moment de la guerre, grâce à la nature de notre pays, il s’allume sur-le-champ une vive ardeur dans tous les cœurs, ardeur que j’ai trouvée en 1840, quand la guerre était peu probable, — et je suis convaincu qu’en se servant de cette disposition sans l’avoir fatiguée par des exercices puérils et inutiles, vous trouveriez un zèle dont vous pourriez tirer grand parti. Au commencement de la Révolution française, c’est-à-dire en 1793, puis en 1812 et en 1813, on a trouvé cet esprit ; on l’a retrouvé aussi en 1815, et je suis certain qu’on pourrait faire encore, si les circonstances redevenaient les mêmes, ce qu’on a fait alors. Mais c’est un feu qu’il ne faut pas user d’avance. Ce qui m’afflige, ce qui me désole, c’est que pour organiser une garde nationale mobile qui ne sera pas la force essentielle, qui ne sera qu’une force à laquelle vous pourriez suppléer par une garde nationale organisée comme celle de 1831 et de 1851, vous ferez des dépenses que vous pourriez porter bien plus utilement sur l’armée active, cette armée qu’il importe de présenter la première à l’ennemi, car la première bataille gagnée décide presque toujours du sort d’une guerre. La garde nationale mobile ne serait pas seulement une vexation inutile pour les citoyens en temps de paix ; elle affaiblirait l’armée parce qu’elle serait une cause de lourdes dépenses, non de 10, mais de 20, de 30 millions et plus. Ne serait-il pas plus prévoyant d’appliquer cette somme à l’armée active pour laquelle il faudrait dépenser plus de 40 ou 50 millions de plus par an ? »

Ce discours contenait d’excellentes vérités contre cette armée de Jules Simon « qui ne doit jamais passer la frontière, » contre l’exagération de ces immenses effectifs sur le papier, qu’on ne retrouve plus sur les champs de bataille, sur la nécessité de fortifier avant tout l’armée active de première ligne dont les revers ou les succès ont souvent une influence décisive sur toute la campagne ; sur la confiance que devait nous inspirer notre admirable armée. Mais que dire de cette assertion, bonne tout au plus dans la bouche d’un Garnier-Pagès, qu’au moment du péril, le patriotisme improviserait des soldats capables de lutter contre des armées aguerries ?

Niel concéda que les effectifs considérables annoncés avaient « certainement de l’exagération s’il s’agissait de forces immédiatement mobilisables, mais on entendait parler non seulement du nombre des hommes aujourd’hui sous les armes, mais bien de la quantité de soldats que chaque puissance pourrait appeler sous les drapeaux en temps de guerre. » Il démontra que la nouvelle organisation n’affaiblissait pas l’armée : « La constitution d’une réserve a toujours été considérée comme la condition même de la solidité de l’armée de première ligne. Depuis 1815, on a reconnu la nécessité de constituer cette réserve sans y réussir. Et c’est ce que la loi fait, donnant par là une grande solidité à l’armée de première ligne. La création de la garde mobile accroît encore sa force de toutes les parties qu’il eût fallu immobiliser dans les places fortes, c’est-à-dire 350 000 hommes. Décharger l’armée de l’obligation de fournir des garnisons à nos places fortes, c’est donc un des points les plus importans que puisse avoir en vue l’organisation nouvelle, et j’ai la confiance que, par la garde nationale mobile, nous sommes arrivés à la solution du problème. Que notre illustre historien me permette de lui rappeler un mot d’une grande portée de l’empereur Napoléon Ier : « Pour s’opposer à l’ennemi en rase campagne, il faut des soldats ; pour occuper des places fortes, il suffit d’avoir des hommes. » Distinction très importante. Il n’était pas vrai non plus que la garde mobile chargerait le budget de telles dépenses qu’on serait obligé de diminuer les crédits consacrés à l’armée active. On procéderait avec prudence. La garde mobile ne serait pas organisée, habillée, armée, instruite partout à la fois. On commencerait par en établir les contrôles par département et par composer des cadres sur le papier. Pour cela 10 millions suffiraient. Plus tard seulement, on habillerait, on instruirait et on armerait et, sans doute, il faudra alors de nouveaux fonds, mais le succès des premières expériences sera tel que j’ai la conviction que ce que vous nous refusez aujourd’hui, vous nous l’offrirez. D’où viendrait donc l’affaiblissement de l’armée ? De ce que le service de sept ans serait réduit à cinq ? La pratique des choses, l’intérêt le mieux entendu nous a conduits à reconnaître qu’après cinq ans de service un homme était devenu un soldat à peu près accompli, du moins pour l’infanterie, car pour la cavalerie, l’artillerie et les armes spéciales, ce temps de service ne serait pas tout à fait suffisant. Il en est résulté ceci, que pour arriver à instruire un plus grand nombre d’hommes nous avons, dans ces derniers temps, pris le parti de renvoyer dans la réserve les soldats après cinq ans de service, et de les remplacer à l’armée active par un pareil nombre d’hommes de la réserve. Cette période de cinq ans considérée par nous comme suffisante, pratiquée avec succès lorsque nous étions libre de l’accepter ou de la refuser, deviendra-t-elle insuffisante parce que de facultative elle sera devenue le temps fixé par la loi ? Nous ne saurions l’admettre. »

La loi fut votée à une grande majorité.


XIII

Telle qu’elle sortit des délibérations, malgré tous les affaiblissemens imposés par la majorité, cette loi parut à Niel suffisante à la sauvegarde des intérêts, de la sécurité et de l’honneur de la France. « Il faut être prêt, avait dit Thiers. — Nous le sommes, répondait Niel. Nous avons à présenter en première ligne une armée active de 415 250 hommes et une réserve de 329 318 hommes. A la vérité, cette réserve, composée d’élémens d’inégale valeur, compte à côté des hommes de l’armée active ayant terminé leurs cinq ans (217 146 hommes), 112 172 hommes n’ayant que cinq ou six mois d’instruction ; mais cette jeune réserve, encadrée par la vieille réserve, aura toute sa valeur. De ce total de 744 568 hommes, en déduisant les non-valeurs, gendarmes, etc., (80 000) et 60 000 hommes pour l’armée d’Afrique, plus la dernière classe, non encore instruite, laissée dans les dépôts, il restera pour le combat immédiat 500 000 hommes au moins qu’on n’aura pas à affaiblir pour la défense des forteresses, à laquelle sera affectée la garde mobile. 500 000 hommes sur le champ de bataille, c’est énorme ! c’est le plus grand effectif qu’on ait jamais vu. En Italie, nous en avions 200 000. En 1866, sur les 640 000 hommes qu’a mobilisés la Prusse, 270 000 ont passé la frontière, et, sur ses 660 000 mobilisés, l’Autriche en a mis en bataille 280 000. En entrant en campagne avec 500 000 hommes, nous aurons donc un effectif des plus respectables. Il ne serait pas supérieur à celui de nos voisins, mais j’ai la plus grande confiance dans notre armée et je crois qu’à nombre égal, nous sommes très supérieurs. Cette armée est organisée ; ses cadres ont été rétablis. Les soldats d’infanterie ont reçu un excellent fusil ; ils en auront tous au printemps : les arsenaux sont bien garnis, les magasins sont pleins, les places sont déjà en meilleur état, et on y travaille tous les jours ; nous avons des chevaux soit dans nos régimens, soit chez les cultivateurs ; toutes les précautions sont prises pour que le passage du pied de paix au pied de guerre soit prompt. Rarement on a vu l’armée française dans une meilleure position et répondant mieux à la confiance que M. Thiers a eue en elle et que tout le monde peut avoir. Nous étant mis ainsi à l’égal de nos voisins, nous pouvons vivre très tranquilles. »

Personne du reste, en France, n’avait une opinion contraire, et, quand la loi eut été promulguée, le thème de l’opposition contre elle ne fut pas qu’elle était insuffisante, mais qu’elle était excessive, et qu’elle accablait inutilement les populations. Le prince de Joinville, dans son travail, du reste très distingué, sur Sadowa, l’accusait de « dépasser la limite, atteinte par la loi de 1832, des sacrifices qu’un pays doit demander en temps de paix à sa population. Exiger davantage, écraser outre mesure notre race, qui donne déjà, hélas ! quelques symptômes d’épuisement, c’est vouloir (qu’on nous passe la familiarité de l’expression) tuer la poule aux œufs d’or ; c’est donner raison à la triste théorie qui veut que les peuples, au lieu de tirer de leur sein des armées pour leur défense, ne soient que des machines destinées à fabriquer des milliers de soldats avec lesquels on joue, comme avec des pions, sur le vaste échiquier de la folie humaine. Nous le disons avec conviction, ce système de recrutement à outrance ne saurait durer ; le temps, et un temps qui ne sera pas très long, en fera nécessairement justice : ni la population, en effet, ni la fortune publique, ne suffiront à le soutenir. » Si des hommes de cette valeur et de cette gravité parlaient ainsi, imaginez ce que disait le monde démagogique.

Chaque époque a sa banalité courante qui, à force d’avoir été répétée, se retrouve sur toutes les lèvres sans que personne la révoque en doute, si erronée qu’elle soit. Dorénavant, cette banalité fut le poids intolérable de la loi militaire. De même que jusque-là les députés de l’opposition déclamaient plusieurs fois par an sur les périls que nous faisaient courir les événemens de 1866, ils se récriaient, sans se troubler de la contradiction, contre les arméniens qu’expliquait cependant la nécessité de conjurer ces périls. L’attaque à la loi militaire devint l’article principal de toutes les professions de foi des candidats indépendans ou hostiles. Dans toutes, ou à peu près, on découvrait la déclaration de Falloux : « Je suis l’adversaire de la nouvelle loi militaire dont l’application prolongée, désolant vos familles, dépeuplerait vos campagnes. » L’opposition du monde industriel à l’Empire était née des traités de commerce, celle du monde catholique de l’expédition d’Italie ; la loi militaire l’éveilla dans le peuple. Tant qu’on lui parlait de liberté, il était resté insensible parce que la liberté lui est indifférente. Il dressa l’oreille quand on lui apprit qu’il servirait neuf ans, que, l’exonération étant supprimée, il devait retomber dans les soucis du remplacement libre. Pendant même la durée des débats, deux députés de, l’opposition, Houssard et d’Estourmel, étaient nommés dans l’Indre et la Somme, et la défaite du gouvernement dans l’Indre était d’autant plus significative que le candidat officiel était le fils de Gouin, homme, à tous points de vue, considérable, député depuis trente-sept ans. Plus tard Gressier, le rapporteur de la loi, quoiqu’il en eût adouci les rigueurs, ne fut pas renommé au Conseil général dans un canton où il était jusque-là considéré comme un dieu. « Je vous aime bien, lui disait un de ses vieux fermiers, mais je ne voterai pas pour vous : vous avez fait mon fils soldat. » S’il n’avait pas été nommé ministre, puis sénateur, il n’eût pas été réélu député.

C’était certainement, comme on l’a dit, une preuve que l’esprit militaire était éteint chez nous. Comment en eût-il été autrement ? L’esprit militaire n’est pas un état naturel : il est le résultat de circonstances exceptionnelles. Un peuple l’a lorsqu’il voit une ambition prochaine et tangible à réaliser. Il existait en Prusse où tout Prussien rêvait de la conquête de l’Allemagne ; il existait chez le peuple français, sous la Restauration, tant que nous avions chanté avec Béranger :


Le Rhin lui seul peut retremper nos armes !


Mais on lui avait enseigné qu’il était chimérique et même criminel de prendre notre revanche de ces mutilations de 1814 et de 1815 dont son cœur avait tant saigné. Ne voulant pas renoncer à toute action dans le monde, il avait alors mis son ambition à devenir le libérateur des peuples malheureux. Mais, depuis 1859, les sages en crédit lui reprochaient le mouvement généreux qui lui avait fait prendre les armes pour l’Italie. Nous ne devions plus songer qu’à jouir des bienfaits du repos, à nous enrichir, et à n’avoir plus d’autre ennemi que cette tuberculose, produit des vices de la paix, et qui, dans une année, fait plus de victimes que plusieurs années de guerre. Aucun idéal sous aucune forme ! Comment demander à un peuple ainsi endoctriné d’avoir l’esprit militaire et de s’estimer heureux d’être enfermé dans des casernes ? Pour défendre son indépendance ? Mais il ne voulait pas la croire menacée. D’ailleurs, une crainte vague, sans réalité tangible, n’allume pas dans des âmes jouisseuses la passion des servitudes et des sacrifices de la vie militaire.


XIV

La discussion sur l’armée recommença à propos du budget de la guerre au Corps législatif. Les crédits demandés furent contestés à la fois par des amendemens de la Droite et par des amendemens de la Gaucho. L’Empereur ne se préoccupait point des amendemens de l’opposition ; il savait d’avance qu’ils ne seraient pas admis. Il était au contraire très soucieux des propositions de la majorité qui, plus modestes, n’étaient pas sans espoir de succès. De Fontainebleau, où il suivait attentivement ces débats, il envoyait ses encouragemens de résistance à son ministre. Le maréchal Niel se conformait à ces instructions et luttait sans fléchir contre l’opposition et contre la majorité, toutefois sur un ton très différent. Ses réponses à l’opposition étaient lestes et confiantes. Tout autre était son ton lorsqu’il s’adressait à la majorité. On y sentait de la tristesse, de l’amertume, parfois comme une nuance de découragement. « Il faut satisfaire l’armée, elle a besoin d’avoir confiance en elle-même. Si vous me faites exagérer le nombre des hommes en congé, nous aurons des régimens sans effectifs suffi sans, les officiers découragés, les sergens et les caporaux partis. Le système nouveau paraîtra détestable, vous l’aurez fait échouer alors qu’il doit triompher. — Si je connaissais un ministre plus heureux et plus habile que moi, j’aurais déjà supplié l’Empereur de le mettre à ma place. Vous me rendez la chose impossible ; je ne puis arriver à remplir la tâche que la confiance de l’Empereur m’a imposée. Vous allez me faire trébucher à une économie presque irréalisable. — Je n’ai pas la prétention d’être l’homme nécessaire, les hommes ne manquent pas dans notre pays, mais, quand j’ai embrassé cette mission que l’Empereur m’a donnée, et pour laquelle il veut bien me continuer sa confiance, mission dont je crois le succès assuré, comment pouvez-vous vouloir que l’on me refuse à chaque instant les choses que je regarde comme nécessaires ? Nous avons une artillerie pour 240 000 hommes. Cette artillerie, nous pourrons l’atteler ; mais il serait souverainement imprudent de descendre au-dessous. Les forces de notre armée ont été mesurées avec soin, et il en est résulté cette conviction que notre armée, dans son état actuel, devait être respectée. Mais si nous portons atteinte à son organisation, si, dans des discussions publiques, on établit sur chaque point que telle chose, nécessaire aux yeux du ministre, n’est pas nécessaire aux yeux de l’assemblée, et puisque toutes les solutions sont prises contre le ministre de la Guerre, il y a là de grands inconvéniens. Je vous déclare qu’à chaque amendement que vous proposerez, je lutterai dans la mesure de mes forces pour vous empêcher de les accepter. »

Au sortir de ces luttes avec la majorité, il était désolé. « Ils ne voient pas, disait-il à ses aides de camp, que la Prusse, accroupie comme une panthère, guette le moment de s’élancer sur nous. » Il est regrettable que Niel n’ait pas connu les paroles de Bismarck à la tribune prussienne à propos des Hanovriens. Elles lui eussent fourni une confirmation saisissante de ses raisonnemens : « Si les Hanovriens avaient agi comme ils le devaient, ils n’auraient pas fait des économies sur la défense nationale. Une mauvaise organisation de la défense nationale porte en soi son châtiment ; pour avoir négligé cette défense, le Hanovre a perdu son autonomie, et le même sort attend tous les États qui négligeront la leur : c’est ainsi que cela se paye. »

Majorité et opposition, depuis l’événement, ont souvent essayé de s’exonérer de la responsabilité de leurs chicanes et de leurs refus de crédit, en prétendant qu’on les avait trompées, et que si on leur avait fait connaître, au lieu de les étouffer, les rapports de notre attaché militaire à Berlin, Stoffel, elles eussent été plus empressées à seconder le gouvernement. Or, les rapports de Stoffel ne disaient rien sur l’année prussienne et sa force qui n’eût été publié partout, et le discours saisissant de La Tour, dans la discussion de la loi militaire, avait produit une sensation profonde par un tableau exact de la puissance avec laquelle nous devions nous mesurer. N’a donc pu ignorer la vérité sur ce point, que qui l’a voulu. Quant aux lacunes à combler dans notre armée, les rapports de Stoffel n’en disaient mot ; et les discours de Niel et de Thiers les montraient suffisamment. Pouvait-on, d’ailleurs, communiquer des rapports dans lesquels on trouvait par exemple ceci : « Que voit-on en France ? Une Chambre qui se vante de représenter le pays, et qui en est bien l’image, en effet, comme inconséquence, légèreté, une majorité presque entièrement formée d’hommes sans caractère, sans élévation, et sans aucune des connaissances qui font le législateur ; une opposition où dominent des avocats ambitieux et vains, qui font consister le patriotisme en des récriminations haineuses ou des rancunes calculées, et qui cachent leur incapacité et leur impuissance sous les fleurs du langage, hommes qu’on ne pourrait qu’exécrer s’ils avaient conscience de leur criminelle conduite, car en cherchant à affaiblir la France, ils la trahissent au profit de son plus cruel ennemi. » Thiers n’est pas mieux traité : « C’est lui, champion des sentimens égoïstes et mesquins de la bourgeoisie, qui a fait échouer en 1849 l’institution féconde et moralisatrice du service obligatoire. Cet homme à qui la nature a refusé le sentiment de la vraie grandeur, les fortes convictions, la puissance des méditations graves, cet homme, dis-je, a été plus fatal à son pays que vingt désastres. » Et voilà ce que les républicains ont plusieurs fois reproché à l’Empereur de n’avoir pas divulgué.

Jules Favre, plus sincère que ses collègues, n’a pas essayé de se couvrir de ces mauvaises raisons. On m’a raconté que dans une des soirées lugubres où les membres de la Défense nationale revenaient sur le passé, il lui échappa, à propos de leur opposition à la loi militaire, ces mots : « Mous n’avons été que des jobards. » Je n’y contredirai pas. Et cependant s’ils n’avaient pas été ces jobards, ils seraient tombés dans l’impopularité, ils n’eussent pas été réélus députés de Paris et ils ne seraient pas devenus les maîtres de la France. Et nunc erudimini.


EMILE OLLIVIER.

  1. « La boue est un bien dangereux adversaire de l’enthousiasme. » (Goltz, La nation armée.)
  2. Voyez l’Empire libéral, t. VII, p. 305.
  3. Voyez la Revue du 1er septembre 1866.
  4. Temps du samedi 8 septembre 1866.
  5. Le prince Napoléon, Rouher, Achille Fould, Chasseloup-Laubat, Vuitry, les maréchaux Vaillant, Randon, Canrobert, Baraguay d’Hilliers, Regnault de Saint-Jean-d’Angély, Mac Mahon, Niel, Forey, les généraux Fleury, Palikao, Allard, Bourbaki, Lebœuf, Frossard, Trochu, Lebrun ; les intendans généraux Barrican, Pagès.
  6. Empire libéral, t. III, p. 292.
  7. Id., t. V, p. 106.
  8. Général Trochu à Sa Majesté l’Empereur, Lyon, le 18 août 1864. — « Sire, l’Empereur vient de m’élever dans la Légion d’honneur au rang de grand officier. Je ne me trouve pas le droit de rattacher la distinction dont j’ai à remercier Votre Majesté au souvenir des humbles services que j’ai pu rendre dans la dernière guerre. Le mérite des obscurs travaux auxquels je suis appliqué dans la paix ne la justifie pas non plus. J’ai le devoir de la considérer comme une marque de haute bienveillance particulière ; et, si elle n’ajoute rien aux sentimens de loyale fidélité avec lesquels je sers l’Empereur et le pays, elle élargit grandement le cercle de mes obligations envers l’un et l’autre. J’assure Votre Majesté que je saurai les remplir. Je suis, avec le plus profond respect, de l’Empereur, le très humble serviteur et obéissant sujet. J’apprends aujourd’hui seulement que l’Empereur a voulu que les bienveillantes espérances qu’il avait daigné me donner eussent immédiatement leur effet. Je sais à quel point leur réalisation était difficile, et je reste pénétré de gratitude pour Votre Majesté, devant la décision qu’Elle a prise en faveur de ma belle-sœur en lui donnant un bureau dans Paris. J’ai adopté les onze enfans de cette femme infortunée ; ma vie et la leur sont à présent solidaires, et ce que l’Empereur vient de faire pour eux, il l’a fait pour moi. Le devoir de la reconnaissance s’ajoute ainsi à tous les devoirs que me crée le naufrage de famille où je suis enveloppé. J’assure Votre Majesté, avec un cœur sincère, que je saurai le remplir. Je suis, avec le plus profond respect, de l’Empereur, le très obéissant, dévoué et fidèle sujet. En inspection générale, le 24 juillet 1866.
    A Sa Majesté. »
  9. Larrabure, président ; Buffet, Gressier, Talhouët, Chevandier de Valdrôme, d’Albuféra, etc.
  10. 18 mars 1867. — Il est de légende, que Niel aurait répondu : « Vous ne voulez pas faire de la France une caserne, craignez d’en faire un cimetière ! » J’étais présent et je n’ai pas entendu ce propos. Je ne l’ai pas non plus retrouvé au Moniteur officiel et aucun de ceux qui l’ont cité n’a pu m’indiquer où il l’avait pris.