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La Lueur sur la cime/3/10

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 395-407).

X


Le surlendemain, Jacqueline alla chez mademoiselle Barozzi et ne la rencontra pas ; elle revint deux jours de suite sans la trouver davantage. Elle écrivit pour l’inviter à dîner et ne reçut aucune réponse. Bien que ce ne fût pas la première fois que Léonora en usât de la sorte, ce silence inquiéta Jacqueline. Elle souhaitait savoir ce qu’il était advenu d’Erik après leur conversation du Louvre. Plus elle y réfléchissait, et plus elle voulait pousser son amie à consoler ce malheureux homme. Elle préparait par bribes toute une argumentation qui devait venir à bout des résistances de Léonora. Décidée à réaliser ses bienfaisantes intentions, elle écrivit encore à la jeune fille, lui disant en termes pressants qu’elle avait besoin de la voir. La lettre finie, elle commença de s’habiller pour aller dîner chez madame d’Audichamp. Il était tôt encore, mais elle désirait se reposer après sa toilette, car elle gardait depuis sa grippe une fatigue qui, vers la fin des journées, la déprimait beaucoup.

Elle savait que madame d’Audichamp avait invité Marken, et, en se coiffant, elle songeait à lui avec ce sentiment incertain de malaise et d’espoir qui ne l’avait pas quittée depuis leur rencontre au Petit Palais. Il y avait onze jours de cela exactement et elle s’étonnait qu’il ne lui eût même pas mis une carte. Lorsqu’il l’avait saluée, il lui avait paru que toute rancune contre elle avait disparu de sa pensée ; elle-même n’avait plus que le désir vif de le retrouver et une curiosité aiguë de ce qui se passait en lui. Mais pourquoi n’était-il pas venu ?

Elle passait un jupon dont les dentelles moussaient, lorsqu’on l’avertit que mademoiselle Barozzi demandait à la voir.

— Qu’on fasse entrer, dit-elle.

Léonora parut quelques instants plus tard. Jacqueline lui jeta un rapide coup d’œil, vint à elle souriante, affectueuse, tout en disant à sa femme de chambre :

— Je finirai de m’habiller plus tard, je vous sonnerai.

— Je viens justement de t’écrire… Pourquoi n’as-tu pas répondu à ma lettre, l’autre semaine ? dit-elle, en faisant le geste d’embrasser Léonora.

Mademoiselle Barozzi la repoussa sans colère, mais avec une forte détente du bras. Jacqueline ne s’était pas trompée en pressentant que ce n’étaient pas des excuses de politesse qu’apportait son amie. De nouveau, elle fut étouffée par l’atmosphère de drame que Léonora semblait créer autour d’elle. Avec un trouble mêlé d’irritation, elle demanda :

— Qu’est-ce encore !

Léonora, restée debout près de la porte, fut un moment sans répondre. Il y avait un contraste singulier entre la jeune fille droite, amincie par son rigide costume noir, les yeux étrangement fixes, la bouche serrée, la violence de tout son visage, et cette femme en corset de satin rose, en jupon de dentelles, avec sa chair claire et douce, surgissant des épaulettes de rubans glissées sur ses bras. Sous l’aveuglante lumière, les glaces multipliaient en se la renvoyant l’image noire et l’image blanche et rose.

— J’ai à te parler, commença Léonora.

— Oui ? Eh bien, parle, fit Jacqueline avec impatience. Moi aussi, du reste, j’ai des choses à te dire.

Léonora prononça lentement :

— On a enterré Erik Hansen ce matin.

Jacqueline ne dit pas une parole ; ses yeux s’étaient élargis, elle avait tendu les mains comme pour éviter un coup. Léonora continuait :

— Il s’est tué… J’étais allée chez lui avant-hier. Je te dirai pourquoi tout à l’heure… Il n’est pas venu ouvrir quand j’ai sonné… Mais j’avais la clef… Il était sur son lit, avec deux balles dans la poitrine, mort… Il a dû se tuer pendant que je montais l’escalier, le pistolet était encore chaud… On a fait venir un médecin… C’était inutile… Il y avait une lettre pour moi sur la table. Il me chargeait de t’avertir, de t’expliquer que tu n’étais pour rien dans sa détermination… pour rien. Il t’avait raconté… l’homme qui, là-bas… à sa place ? Eh bien, cet homme-là s’est étranglé dans son cachot. Les journaux ont raconté ça avant-hier matin… Je ne savais pas, je n’avais pas lu. Mais il a lu, lui. Alors… c’était trop, beaucoup trop. Il avait souffert si effroyablement et depuis si longtemps… sa tête était trouble. J’ai fait ce qu’il y avait à faire, télégraphié en Norvège à sa vieille tante ; elle n’a pas répondu. Elle est peut-être morte, elle aussi. J’ai cru… j’ai pensé qu’il valait mieux ne t’avertir que quand tout serait fini… Je l’ai mené ce matin à Montmartre, seule, avec Marken, qui s’est trouvé là je ne sais pas comment. Je ne lui ai rien demandé… Voilà… c’est fini.

Tombée sur une chaise, Jacqueline sanglotait.

— Ça te fait de la peine ! dit Léonora, de cet étrange accent mécanique dont elle parlait depuis qu’elle était là. Tiens, je t’ai apporté ça ; il m’avait dit, dans sa lettre, de te le donner.

Elle tendit la photographie du Mercure de Milan. Les trous des quatre punaises qui l’avait fixée au mur blanc s’y voyaient aux quatre coins.

Jacqueline prit la photographie, la regarda et sanglota plus durement. La petite chambre, les violettes sur la table, la figure anxieuse d’Erik s’évoquèrent en désolantes et insupportables images ; elle retrouva sur ses lèvres tremblantes le goût de son baiser, et, tout de suite, la vision de la bouche grise du cadavre s’imposa, et elle cria tout haut :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Il est mort !

Et, folle de détresse, éperdue, elle tendit les bras vers Léonora, disant d’une voix brisée d’enfant :

— Léo, ma Léo, il n’y a que lui qui m’ait jamais aimée, lui et toi, et il est mort ! Il est mort. Mais toi, tu me restes, toi ! donne-moi la main, embrasse-moi… aie pitié de moi, Léo, c’est si affreux, si affreux !

Mademoiselle Barozzi hocha la tête et, de cet accent bizarre qui donnait l’impression qu’elle fût à l’écart de soi-même :

— Moi non plus, je ne te reste pas… Attends que je t’aie tout dit. Je suis une misérable… J’aime ton mari… Non, laisse-moi parler sans m’interrompre ; après, tu me cracheras au visage, si tu veux. Je l’aime comme une folle, comme une bête folle, et depuis longtemps… depuis toujours ! Et je le savais, je savais où j’allais, j’avais beau me mentir : je savais ! Je le voyais souvent, sans te le dire, et, si cela m’était si désagréable lorsque tu arrivais chez moi, c’est que j’avais peur d’une rencontre. Lui n’est coupable de rien, tu comprends, de rien ; c’est moi seule… La semaine dernière, il est venu encore… je lui ai dit que je l’aimais. Je me suis conduite comme la plus sale des filles… Je l’ai provoqué. Ce n’est pas de sa faute, à lui : c’est un homme… Si quelqu’un n’était pas venu, s’il lui avait plu, il m’aurait prise du consentement de toute ma chair… tu comprends bien, il ne faut pas l’accuser, lui… Je ne l’ai pas revu depuis… Quand il a été parti, j’ai compris que, si je restais ici, dans quelques jours je serais à ses pieds, le suppliant de bien vouloir de moi… Oui, oui… c’est ainsi. Alors j’ai pensé à Erik ; il était comme moi souillé, misérable, défait… et je suis allée chez lui pour lui offrir de partir ensemble, de nous en aller bien loin… loin de vous tous, nous cacher… Je l’ai trouvé mort… Je pars seule. Avant, j’ai voulu venir m’humilier devant toi ; il fallait cela, te demander pardon aussi… et pas seulement de mon infamie, mais de toute ma conduite envers toi, de t’avoir jugée, de t’avoir condamnée, toi qui vaux mille fois mieux que moi et qui as toujours été bonne pour l’abjecte créature que je suis, moi, qui osais te critiquer, te parler durement, moi qui aime ton mari, car je l’aime, tu m’entends bien, comme une sale brute en folie !

Jacqueline ne pleurait plus ; appuyée des deux mains au dossier de la chaise où elle s’était assise, elle regardait Léonora dans une stupeur silencieuse. Lorsque mademoiselle Barozzi cessa de parler, elle dit lentement, le ton amer :

— Pourquoi pars-tu, s’il t’aime ?

— Mais il ne m’aime pas ! cria Léonora d’une voix déchirée. Je te l’ai dit, il a eu une seconde de désir, voilà tout ! Il ne m’aime pas !… Et s’il m’aimait… Rester, être sa maîtresse ? C’est ça que tu veux dire, n’est-ce pas ?… Tu es bien bonne, merci !

– Ne te révolte pas, dit Jacqueline durement, ce n’est plus l’heure. Si quelqu’un n’était pas venu, l’autre jour, tu te serais donnée, c’est toi qui l’as dit… Oh ! je ne t’en veux pas ; que m’importe, que ce soit toi ou madame d’Audibert, ou toutes deux ensemble ?

Il est l’amant de madame d’Audibert ?

— Ah ! comme tu as bien dit ça !… Sans doute, il est l’amant de madame d’Audibert, à qui je n’en veux pas plus que je ne t’en voudrais d’être sa maîtresse… Ce n’est pas de ce que tu l’aimes… avec tant d’autres, que je me plaindrais, si j’étais en ce moment capable de me plaindre… mais il me semble que tu m’as fait tort, un tort affreux en démolissant après tout le reste cet idéal de force et de pureté que tu représentais pour moi… D’ailleurs, tes révélations ne font qu’achever cette mauvaise œuvre-là… Seulement, comme c’est étrange que ce soit André que tu aimes !… André !… Pauvre fille ! comme ton orgueil doit te faire mal !

— Non… Je n’ai plus d’orgueil.

— Plus rien… que de l’amour, dit Jacqueline d’un accent cruel et triste, et quel amour !…

— Oui, méprise-moi bien. J’aime mieux ça, c’est un soulagement.

— Ah ! Dieu non, je ne te méprise pas ! Est-ce que tu ne sens pas dans quelle désespérance je suis, et que j’ai comme toi le sentiment d’une impossibilité à continuer de vivre ?

— Pourquoi ? Rien n’est changé pour toi.

– Si, tout. Erik est mort, — Erik, la seule vraie tendresse que j’aie rencontrée ; — je viens de te perdre, non pas seulement parce que tu es amoureuse de mon mari, mais parce que tu me hais… Je suis seule comme jamais ; et, grâce à toi, je sais le néant de tout effort… Ah ! tu m’as bien instruite ! Quand je t’ai retrouvée, je végétais dans un ennui tranquille ; tu m’as contrainte à tendre mon cœur et ma pensée vers d’insaisissables buts. À cause de toi, j’ai vu dans sa vérité la misère et l’inutile de la vie. Je n’ai plus rien à faire, je ne désire plus rien, et le pauvre Erik est mort…

Elle se tut, étranglée par ses larmes.

— Je vais partir, il est temps, dit Léonora.

— Qu’as-tu à faire ?

— Prendre le train.

— Ce soir même ?

— Oui.

— Où vas-tu ?

— En Amérique… J’ai été nommée professeur de violon dans un institut musical qu’on vient de fonder… Mais qu’importe cela ?… Adieu, Jacqueline… Veux-tu que nous nous embrassions une dernière fois ?

— Que dois-je dire à André ? Il m’interrogera certainement sur les causes de ton départ.

— Non, il ne te parlera pas de moi. Le mauvais souvenir qui reste entre nous n’est pas de ceux qu’on remue volontiers. Ne dis plus jamais mon nom devant lui, cela suffira… et, si je me trompe, s’il te questionne… eh bien, dis ce que tu voudras, mais que ce ne soient pas des mots durs, il ne les mérite pas, je suis seule coupable en tout ceci… Tu lui pardonnes, n’est-ce pas ? je t’en prie…

— Mais sans doute… voyons…

— Et à moi ?

Jacqueline vint à elle, lui prit la tête dans ses deux mains et, longuement, appuya ses lèvres au front de Léonora, puis, la laissant aller :

— Tâche de faire ce que je ferai, je te le jure. Oublions les amertumes, les colères et les défaillances qui nous ont séparées, pour ne nous souvenir que du temps où nous nous aimions simplement en rêvant à un avenir de bonheur où nous serions réunies. L’abominable minute où nous sommes venues après nous être efforcées pour briser la loi qui asservit le cœur des femmes doit nous instruire et nous rapprocher. Tu disais que notre réel esclavage, c’est l’amour ; tu sais maintenant qu’on n’y échappe pas. À quoi bon lutter ? Accepter le destin, le vouloir, c’est peut-être plus digne ; en tout cas, c’est plus raisonnable que de le subir en se défendant.

Léonora avait les yeux pleins de larmes ; la tristesse infinie, la douceur lasse de son visage blanc lui faisaient une beauté nouvelle et poignante. Elle dit lentement :

— Et toi aussi, tu aimes… et on t’aime. Qui pourrait ne pas t’aimer ?

Elles s’étreignirent en silence ; toutes deux pleuraient, puis Léonora se dégagea et, sans une autre parole, sortit de la pièce.

Jacqueline se jeta sur sa chaise longue et, comme le soir où son amie l’avait laissée seule avec son angoisse, elle sanglota, la face cachée dans un coussin. Mais ce n’était plus la douleur peureuse, les nerfs surmenés qui se satisfaisaient ainsi ; ses larmes emportaient les ressentiments et les colères ; le pardon montait en elle, très tendre ; elle plaignait ces deux êtres qui venaient de sortir de son existence, et en leur pardonnant de n’avoir rien pu pour elle, elle s’absolvait de n’avoir rien pu pour eux.

On frappa à la porte. Redressée d’un geste vif, elle alla à la fenêtre, feignit de regarder dans la rue et, d’une voix encore incertaine, cria :

— Entrez.

— Monsieur fait demander si madame sera bientôt prête ?

— Quelle heure est-il ?

— Sept heures trente-cinq.

— Dites à monsieur que je n’en ai plus que pour vingt minutes et revenez m’habiller.

Elle alla vers la toilette, se baigna la figure d’eau brûlante, puis, assise devant un miroir, elle chercha, parmi les petits ustensiles d’écaille et d’or, les maquillages dont elle avivait son teint lorsqu’elle se poudrait pour un bal costumé. Le rouge aux pommettes et au dessus des yeux, un peu de noir à ses sourcils aigus, du rouge encore à sa bouche, lui refirent un masque de fête ; ses yeux seuls gardaient l’éclat exagéré des larmes récentes. La femme de chambre rentra. La respiration un peu haletante de Jacqueline se calmait ; elle passa la robe couverte de paillettes, serra son cou dans un carcan de corail rose et de diamants. Les scintillements de la robe et des pierreries amortissaient la lueur fébrile de ses prunelles. En se vaporisant, elle se regarda dans la glace, avec un pli de tristesse aux lèvres. Quel symbole précis que cette toilette, ces fards, ces bijoux, la hâte de partir pour retrouver le monde avec ce cœur pesant et ces affreuses images de découragement et de mort ! Il faudrait causer, sourire… Il lui sembla que jamais plus elle ne pourrait sourire.

Elle mit son manteau, ses gants, et rejoignit André qui l’attendait dans le salon.

— Nous sommes terriblement en retard, dit-il ; quelle musique va faire madame d’Audichamp ! Elle tient tant à ce qu’on soit à table à huit heures ! Qu’est-il arrivé ? On m’a dit que mademoiselle Barozzi était avec vous ?

— Oui, c’est elle qui m’a retenue, répondit Jacqueline.

Et, comme elle passait sous la lumière violente d’une lampe, M. des Moustiers observa :

— Vous semblez mal en train ?

– Un peu ; énervée à l’extrême… Est-ce que ça se voit ?

— Oui… Vous avez pleuré ?… Oh ! ce n’est pas une question, naturellement.

Ils étaient sous la voûte de l’hôtel. Jacqueline monta dans la voiture, rangea ses jupes. André s’installa près d’elle. Un moment, ils furent silencieux, puis M. des Moustiers dit, d’une voix un peu nerveuse :

— Cette insupportable fille vous a encore fait une scène, sans doute ?

— Non.

— Quoi, alors ? des confidences ?

— Oui.

— Ah ! je vois ! Elle vous a dit que j’étais amoureux d’elle… mais ce n’est certainement pas ça qui vous a fait pleurer.

— Elle m’a dit surtout qu’elle était amoureuse de vous… elle m’a dit… tout ce qui s’est passé chez elle à votre dernière visite.

— Diable ! elle est entrée dans les détails, la brave enfant !

— Ne vous fâchez pas. Elle s’est donné tous les torts, et je comprends bien que le moins que puisse faire un homme à qui une femme avoue sa passion c’est… ce que vous avez fait.

— Évidemment… Ce n’est donc pas à cause de ça que vous avez pleuré.

— Non, oh non ! C’est… parce qu’elle m’annonçait son départ et… l’idée de ne jamais la revoir, et puis son chagrin, l’inattendu de tout cela… il y avait de quoi retourner les nerfs.

— Oui… oui… jusqu’à un certain point. Alors elle s’en va ?

— Ça vous fait de la peine ?

— Pas la moindre. Au reste, puisqu’elle a trouvé bon de vous mettre au courant de cette sotte histoire, vous m’autoriserez à m’en expliquer avec vous. Je tiens beaucoup à ce que l’opinion que vous avez de moi soit, non pas bonne — ce serait de la mégalomanie, — mais juste. Je vous dirai donc, pour commencer, que je ne suis pas du tout épris de votre amie.

– Pourquoi vous en défendre ? Vous en avez aimé de moins belles !

— Certainement. Mais jamais d’aussi ridicules. Cette fille m’a, dès notre première rencontre, donné sur les nerfs d’une façon prodigieuse par ces manières qu’elle a de regarder l’humanité du haut d’on ne sait quoi où elle se croit perchée. Ce qu’elle m’agaçait en vous faisant la leçon à tout propos… Alors, — évidemment, ce n’était pas bien généreux, — j’ai eu envie de la ramener un peu sur le sol où sont les pauvres gens qu’elle méprise tant. Il m’a paru intéressant de lui donner, à elle aussi, une bonne leçon et de lui montrer que ses grands airs, son détachement, ce n’étaient en somme que des bravades de poltronne et que, si elle était si sévère aux passions du pauvre monde, c’est que ses passions, à elle, n’étaient point satisfaites. J’étais persuadé qu’elle était moins capable qu’aucune autre de résister à la plus banale des cours… je lui ai fait la cour. J’ai parlé de sacrifice, irrité un peu sa jalousie ; ça a suffi ; au premier mot équivoque, elle a perdu la tête. Tout cela est assez vilain. J’ai une excuse : c’est d’avoir rendu service à tous les gens qu’elle était encore en mesure de raser avec sa sublimité.

— Vous ne vous doutiez pas de l’atroce férocité qu’il y avait à jouer ainsi avec un être qui méritait votre respect ?

— Non ! Elle prétendait à mon respect, mais elle n’y avait pas droit, l’événement le démontre. Au reste, je vous avertis que vous-même ne paraissez pas sincèrement persuadée de mon infamie. Vous aussi vous étiez excédée de cette perpétuelle pose et de ce dédain universel… Nous voici arrivés. Dites-moi bien vite que vous me pardonnez ce que la plaisanterie avait peut-être d’un peu vif.

— Non, je ne vous pardonne pas. Le désespoir de cette pauvre fille m’a fait trop de mal. Nous partirons après le dîner, n’est-ce pas ? Je suis vraiment très souffrante…