La Lueur sur la cime/3/8
VIII
Lorsque André des Moustiers entra chez mademoiselle Barozzi, le surlendemain, il la trouva assise dans un fauteuil, inactive et soucieuse. Ils parlèrent du froid, qui était vif. André s’informa de son travail, demanda quand elle lui chanterait quelque chose de son opéra. Léonora se jeta sur ce sujet de conversation, donna des détails sur une difficulté qui surgissait du caractère même du poème, elle semblait trouver un agrément à entendre le son de sa propre voix. Ils étaient accoutumés à causer ensemble. M. des Moustiers venait, plusieurs fois chaque semaine, passer quelques minutes chez Léonora ; d’ordinaire, ils avaient un ton de camaraderie facile, mais, ce jour-là, une gêne les paralysait.
— Vous semblez préoccupé, dit Léonora avec un peu de son ancienne brusquerie.
— Je suis malheureux.
— Qu’y a-t-il ? Des ennuis chez vous ? Il me semblait pourtant…
— Oh ! non !
— Alors ? quoi ? Vous êtes amoureux, peut-être ?
D’un geste maladroit, elle prit un journal ouvert sur la table, voulut le plier, et le laissa tomber.
— Oui, c’est vrai, répondit André d’un ton très simple.
— Ça devait arriver, vous ne pouvez pas vivre sans passion !
— Vous avez dit le mot : passion, c’est bien cela !
J’ignorais ce que c’est qu’aimer passionnément.
— Rassurez-vous, ça ne durera pas.
– Grande amie… Ah ! non, ne me regardez pas avec ces yeux féroces : ça me fait mal… Prenez garde, vous touchez à des choses plus graves et plus douloureuses que vous n’imaginez.
— N’en parlons plus.
— Si, parlons-en. Tâchez de me comprendre… J’ai toujours traité l’amour comme un magnifique amusement ; pour la première fois de ma vie, je suis pris par quelque chose… C’est atroce, voyez-vous, d’aimer une femme qu’on a le devoir absolu de respecter et dont on sait que jamais, jamais elle ne vous aimera !
— Madame d’Audibert ? Oui… j’avais bien remarqué, au printemps… Mais je ne la croyais pas à ce point respectable !
– Madame d’Audibert ! cette sotte prétentieuse !… Quelle folie !
— Les choses folles ne sont pas forcément invraisemblables… Ah ! je vois ! C’est madame Rudy. Mais de quoi vous désespérez-vous ? Elle ne se cache guère des sentiments que vous lui inspireż.
— Non, ce n’est pas madame. Rudy… je n’ai pas de goût pour les chemins battus.
– Alors… madame Steinweg ?… Non… La petite Mascrée ?…
— Non, non !
– En effet, aucune d’elle ne correspond à l’idée d’impossibilité… Je ne devine pas.
— Grande amie, vous me parlez avec ce ton que je n’ai jamais oublié, et que vous aviez le jour où vous m’avez dit si rudement que j’étais un sensuel à volonté faible. Vous souvenez — vous ? C’était à Bayreuth. Comme c’est loin, ce temps là !
— Oui loin, très loin… Comme tout est différent aussi !…
— Qu’est-ce qui est différent ?
— Vous, moi, tout le monde.
— C’est vrai, vous m’avez recréé.
— Il n’y paraît guère… Vous voilà au même point où vous étiez alors avec cette Simpson… Ce n’est pas elle, au moins ?
— Mais non, voyons… Comme vous vous trompez en croyant que je suis le même qu’alors !…
— À quoi pensez-vous ? demanda mademoiselle Barozzi après un très long silence.
— À des choses que je n’ose pas vous dire. Pourtant je suis venu bien décidé à m’expliquer ; cela ne peut plus durer ainsi.
— Moi aussi, j’ai besoin de m’expliquer… Vous avez dit l’autre jour, au Petit Palais, des paroles qui m’ont inquiétée, blessée…
— Oui, je sais… mais je vous blesserai plus encore si je dis le fond de ma pensée ; cependant il le faut.
— Certes, il le faut… Vous pensez qu’Erik Hansen est amoureux de moi, et… sincèrement… vous croyez que moi aussi…
— J’en suis sûr.
Léonora éclata d’un rire convulsif et faux, qui s’interrompit net ; elle avait les joues brûlantes.
— Faut-il que je vous jure que vous vous trompez ?
— C’est inutile ! Vous ne me persuaderez pas. Je connais les allures de la passion, et, depuis des mois, je les ai vues chez vous, toutes ! Quand vous jouez, j’entends bien autre chose que votre génie dans la terrible expression que vous infusez à la musique. Et vos silences ! Que de fois je les ai écoutés ! Vous ne savez pas ce qu’on aperçoit dans vos yeux qui regardent ailleurs. Il y a de l’amour dans chacun de vos gestes… Tenez, en ce moment, vous croyez avoir de la colère dans le regard, c’est de la passion que j’y vois… Cet individu vient chez vous, vous allez chez lui… Ne niez pas, je le sais ; je vous ai fait suivre…
— De quel droit ?
– Ah ! De quel droit ?… Ne me poussez pas davantage, nous le regretterions tous les deux… Avouez que vous l’aimez, que vous êtes sa maîtresse… je n’ajouterai pas un mot… De quel droit ?… vous venez de le dire… Vous ne répondez pas ? Vous ne pouvez pas répondre… Ça suffit… Voyons, vous me prenez donc pour un imbécile ? Vous vous êtes figurée que j’allais admettre qu’on pût être tranquillement l’ami d’une femme comme vous ! C’est pour parler musique, n’est-ce pas, que vous allez passer des heures entières dans sa chambre ? Allons donc !
Il se leva et marcha par la pièce. Léonora vint auprès de lui :
— Écoutez, dit-elle d’une voix que les larmes commençaient à enrouer, vous ne devez pas me faire une injure pareille, vous ne devez pas… ce n’est pas possible. Jamais je n’ai eu d’amour pour Erik ; il en a eu pour moi, un moment, c’est vrai, mais il a attendu pour m’en parler d’être épris d’une autre femme… je vous jure… et il y a longtemps déjà… Je vous en supplie, dites que vous me croyez.
Il la regarda avec colère.
— Non, je ne vous crois pas. Je sais, je sens que vous aimez. J’ai une trop bonne raison d’en être certain.
— Laquelle ?
— Ma douleur.
— Mais…
Elle se tut. Sa magnifique figure était complètement décolorée et immobile. Ils restaient face à face, les yeux pleins de questions.
— En voilà assez, dit André avec violence, je suis las de cette contrainte… Vous saurez, quelles que doivent être les conséquences… J’ai deviné votre amour, parce que je vous aime. À certaines heures, ma rage de savoir que vous appartenez à un autre est telle que j’ai songé à me tuer… Là, vous savez maintenant !
— Dieu ! dit Léonora.
Elle eut un geste vague de ses deux mains vers lui ; il les prit et l’attira.
— Dites la vérité, ce sera mieux pour nous deux.
— Avouer que j’en aime un autre ?…
Sa voix cassa dans un sanglot.
— Vous dites ?…
— Partez ! Allez-vous-en, ne revenez plus, plus jamais… Ah ! moi aussi, j’en ai trop de cette torture. Non, je n’aime pas Erik… Je n’ai jamais, de toute ma vie, aimé que vous, et je vous ai aimé dès la première minute où je vous ai vu… Comme j’ai lutté, mon Dieu ! quelle misère, quelle honte !… Ayez pitié de moi, allez-vous-en… Vous voyez bien que je suis folle ; une pauvre folle… Une pauvre folle !
Il la prit dans ses bras, convulsive, sanglotante. Les larmes, comme toutes choses, demandent un apprentissage ; Léonora ne savait pas pleurer. Elle était de celles dont les crises exaspèrent les nerfs au lieu de les détendre. André la serrait contre lui, il chercha sa bouche. Un long moment, sans se défendre, elle subit son baiser, puis s’arracha violemment. Ses yeux étaient éperdus, le désir venait de naître en elle sous la caresse ignorée. Son long corps fin se crispait tout entier. André la reprit et l’entraîna vers le divan, les genoux de Léonora fléchirent, elle tomba sur les coussins. Un moment, ils luttèrent, les membres emmêlés. La volonté de Léonora pliait sous la volupté déjà ressentie, elle implora, une dernière fois :
— Ayez pitié de moi.
— Je t’aime ! répondit-il.
Et il sentit qu’elle allait céder.
Le timbre de l’entrée résonna. Léonora, redressée, s’échappa de l’étreinte, et courut vers sa chambre, dont la porte claqua sur elle. Quelques instants plus tard, la bonne introduisait une jeune fille qui portait un rouleau de musique. André salua, prit son chapeau, sa canne et sortit.