La Lumière de l’Asie/Avant-propos du traducteur

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Traduction par Léon Sorg.
(p. 7-18).


AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR



Ab oriente lux.

Ce poème qui résume, sous une forme attrayante, la merveilleuse légende et la sublime doctrine du Bouddha, a plus contribué à les divulguer dans les pays anglo-saxons que les volumineux et savants ouvrages écrits sur le même sujet ; il a eu cinquante éditions à Londres, plus de cent aux États-Unis ; en outre, il a été traduit en plusieurs langues européennes et orientales, et dans l’Inde il est devenu classique.

Nous avons pensé qu’il serait utile de faire connaître également en France ce chef-d’œuvre consacré par l’un des meilleurs poètes de l’Angleterre contemporaine à la gloire de la Lumière de l’Asie, devancière et inspiratrice des plus hautes conceptions occidentales ; car, selon la remarque si juste de M. Chevrillon[1] : « Ce que disent aujourd’hui nos grands penseurs européens, les sages bouddhistes l’enseignent depuis vingt-trois siècles. »

La constatation de la douleur et de la lutte universelles, les lois d’évolution, de causalité, de continuité de l’énergie, l’unité du monde, l’homogénéité et l’enchaînement des êtres, leurs métamorphoses en des formes passagères, et la diminution progressive du mal par l’accroissement du savoir, de l’altruisme et de la solidarité, ces théories dominantes de la science et de la philosophie modernes, telles sont en effet « les vérités sublimes » prêchées par Bouddha.

Profondément ému par le spectacle de la souffrance et du conflit de tous les vivants, il a résolu d’en trouver la cause et le remède.

À cette fin, abandonnant une existence de bonheur et de délices, il s’est retiré dans la solitude, loin des plaisirs et des passions qui troublent la pensée, il a affranchi son esprit de toute idée préconçue et s’est plongé dans la méditation.

Ayant reconnu tout d’abord qu’il ne pouvait trouver la solution du problème ni dans les cieux inaccessibles, ni dans le monde objectif illusoire, mais dans la seule réalité dont nous ayons la connaissance inmédiate, dans le moi, et en premier lieu « dans sa sphère la plus extérieure en quelque sorte et la plus observable, nos œuvres, nos actions[2] », il en a examiné le mécanisme et en a découvert les effets irréparables et éternels, qu’il a formulés dans la grande loi du Karma.

Il a vu que nos actes s’enchaînent, se déterminent successivement, se fortifient par l’habitude, se répercutent sur notre moi, modifient insensiblement notre caractère, notre personnalité, notre corps même, en sorte que, l’acte bon nous rendant meilleur et l’acte mauvais nous dégradant et nous faisant souffrir, nous trouvons en nous-mêmes la récompense ou le châtiment de nos œuvres ; bien plus, ces résultats, il l’a observé, se perpétuent après nos existences éphémères, à travers la chaîne sans fin des générations : nos descendants profitent des améliorations ou pâtissent des dégénérescences ainsi fixées, de même que nous jouissons ou souffrons des acquêts et des tares héréditaires.

Étendant encore le champ de son observation. Bouddha a constaté que le monde est un dans l’espace comme dans le temps, que les êtres qui le composent, identiques en leur essence, animés du même principe de vie se manifestant sous mille formes diverses dans l’ordre phénoménal, sont attachés ensemble à « la roue » de l’évolution mue par leurs propres efforts dont la résultante imprime sa direction à l’univers.

Nous sommes donc tous, en définitive, associés dans une destinée commune, interdépendants, solidaires, nous collaborons inconsciemment ou volontairement à la même œuvre, partant nous ne pouvons faire notre bonheur qu’en contribuant à celui des autres, atteindre la béatitude suprême, le Nirvâna[3], et les y amener à notre suite que par l’abnégation, la sympathie et la charité. Inversement, la douleur a pour cause l’ignorance qui, nous leurrant par des apparences illusoires, nous inspire l’égoïsme, le désir des biens passagers et nous détourne de « la voie droite ». Ainsi, au plus haut degré, la science et l’amour, la métaphysique et la morale se confondent pour résoudre le problème du mal, supprimer la lutte et la souffrance, et engendrer la félicité individuelle et universelle.

Mais Bouddha a compris que ces vérités transcendantes n’étaient pas accessibles immédiatement à toutes les intelligences.

Pour la foule, il a traduit la doctrine du Karma sous la forme du mythe, populaire dans l’Inde, de la métempsycose, et prescrit l’observance de quelques règles de conduite fort simples qui suffisent à assurer la raison pratique et la moralité courante, que tous, même les plus humbles, peuvent réaliser.

Sa religion, dépouillée des mille superstitions dont l’ont affublée les bonzes, les lamas et les talapoins, ne consiste donc pas, même dans sa partie ésotérique, en des démonstrations extérieures, mais, suivant la belle définition du grand roi Açoka, elle se résume dans « la pitié, l’aumône, la véracité, la douceur, la bonté[4] ».

Le premier dans l’humanité — et, au sein d’une société opprimée par le système des castes, la tyrannie des radjahs, et le dogmatisme étroit des Brahmanes — Sakyamouni a osé préconiser l’égalité[5], la tolérance[6], la pensée libre[7], et la charité la plus large qui ait jamais été enseignée puisqu’elle s’étend non seulement à tous les hommes mais aux animaux.

D’autre part, à l’élite susceptible d’une culture plus haute, il a indiqué une méthode destinée à développer la vie intérieure « la pensée désintéressée, impersonnelle et universelle » qui, contemplant le monde sous l’aspect d’éternité, reconnaît son unité dans les formes transitoires, vagues un instant soulevées sur l’océan sans bornes de l’existence, et se hausse ainsi jusqu’à la raison pure et à la moralité absolue, puis aide les autres à atteindre ce but suprême.

Telle est, dans ses grandes lignes, cette noble doctrine, expression la plus expansive de l’antique sagesse hindoue qui, entrevue jadis par Platon et Pythagore, révélée plus complètement à l’Europe à la fin du siècle dernier, adoptée, développée et répandue par les grands métaphysiciens allemands rénovateurs de la philosophie occidentale, a, suivant la prédiction d’un des plus illustres d’entre eux[8] « transformé de fond en comble notre savoir et notre pensée ».

Et de fait, un observateur clairvoyant[9] le constatait naguère : « l’examen attentif de l’esprit contemporain nous révèle mille symptômes d’une régression lente vers le génie hindou ».

Spécialement, la théorie de Bouddha se résume, nous venons de le voir, dans le monisme et l’évolutionnisme sur lesquels s’accordent la science et la métaphysique modernes, l’idéal qu’il a montré à l’humanité la guide encore dans sa marche ascendante, la voie qu’il a tracée pour y parvenir est la plus sûre, et les principes posés par lui sont, on le reconnaît aujourd’hui, les seuls fondements inébranlables et intelligibles de la morale et de la sociologie.

Ou trouver effectivement une sanction plus puissante, plus inéluctable que dans la notion du caractère irréparable et des conséquences infinies de nos actes ?

« À vrai dire, proclame un de nos plus éminents philosophes[10], il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’autre morale… On s’étonne d’avoir à le dire, c’est presque un truisme : Ce qui a eu lieu ne peut pas ne pas avoir eu lieu… C’est pour avoir prêché le contraire pendant des siècles à notre humanité d’Occident qu’on a brisé ou énervé le ressort de la moralité. »

De même, la connaissance de l’identité de nature, de la relation de tous les êtres n’est-elle pas la source de l’altruisme, de la solidarité, du socialisme dans le sens le plus large du mot ?

Schopenhauer, dont l’influence sur la pensée de ce siècle a été si considérable, en a fait la base de sa morale et a déclaré qu’il considérait le bouddhisme comme la traduction religieuse de son système[11].

En Russie également « plusieurs philosophes se réclament directement de la doctrine du Bouddha[12] ».

L’école utilitaire anglaise aboutit par une méthode différente à une conclusion identique.

« Lorsque l’esprit est en progrès, a dit Stuart Mill, on voit sans cesse se développer des influences qui tendent à créer chez chaque individu un sentiment de son unité avec tous les autres, sentiment qui, à l’état parfait, éloignerait de l’homme toute pensée ou tout désir d’une condition personnelle heureuse dont ses semblables ne partageraient pas les avantages[13] ».

En France aussi, les principaux philosophes, réagissant contre « le point de vue individualiste qui a faussé toute l’optique de la morale et de la religion d’Occident »[14] admettent « par une hypothèse d’un caractère scientifique autant que métaphysique, l’homogénéité, l’identité de nature, la parenté constitutive de tous les êtres[15] », reviennent ainsi « à la théorie hindoue bien interprétée, selon laquelle tous les degrés de la nature sont au fond des degrés de la moralité[16] » et nous proposent comme idéal la cessation de la lutte, résultat « d’une sorte de malentendu, d’aveuglement, d’ignorance intellectuelle » et « l’union progressive des êtres se reconnaissant peu à peu pour frères » réalisée par là bonne volonté qui, nous affranchissant « du passager et de l’individuel au profit du permanent et de l’universel », nous rend vraiment libres et par cela même aimants[16].

Ces idées ainsi repensées par les philosophes modernes d’Occident, confirmées par les découvertes de la science, ont imprégné les littératures[17] et tous les esprits cultivés, bien plus, elles ont, par l’intermédiaire des théories sociales[18], pénétré jusque dans les foules, où elles se manifestent sous forme d’association et de solidarité croissantes.

Les tendances diverses, souvent même divergentes d’apparence, créées de la sorte, concourent à la formation d’un « nouveau mysticisme » qui a pour dogmes l’unité du monde et la parenté des êtres, pour culte la vie intérieure[19], le développement du moi, son expansion dans l’action morale et sociale, la pitié envers nos semblables et même à l’égard des créatures inférieures, pour objet la réconciliation de la science et de la foi, la diminution de la douleur et la réalisation progressive de l’harmonie dans l’individu, dans la société et dans l’univers[20].

Tel est également le grand œuvre dont les rénovateurs de l’occultisme[21] cherchent le secret dans les doctrines ésotériques d’Orient transmises à travers les âges par les initiés et dans l’étude de ces mystérieuses forces psychiques qui commencent à attirer l’attention de la science et lui ouvrent des perspectives inconnues et troublantes.

Enfin, dans son pays natal, dans l’Inde, mère toujours féconde de la pensée métaphysique et religieuse, le bouddhisme chassé jadis par les Brahmanes jaloux et réfugié dans l’Extrême-Orient, où fortifié par les enseignements analogues de Confucius et de Lao-Tseu, il s’est épanoui magnifiquement, le bouddhisme renaît sous les auspices de la Société théosophique, et, associé au védantisme, avec lequel il a tant de points communs, se répand en Europe et en Amérique[22]. Ajoutons que le christianisme, ramené à sa pureté primitive par de grands esprits comme Tolstoï, présente des ressemblances frappantes avec la doctrine du Bouddha dont il a vraisemblablement subi l’influence.

Ainsi, l’humanité tout entière s’achemine peu à peu vers cette religion de l’avenir définie par un philosophe contemporain : « une morale transcendante, une sociologie idéale embrassant tous les êtres qui constituent l’univers[23] » que Bouddha le premier a enseignée et dont il a été l’un des plus parfaits modèles.

M, Edwin Arnold a fondu harmonieusement en cette épopée les préceptes essentiels de ce grand initiateur avec les épisodes les plus caractéristiques de son histoire légendaire.

La vie et les travaux antérieurs de notre auteur l’avaient d’ailleurs excellemment préparé à cette œuvre ; directeur du collège sanscrit de Powna, il avait passé quelques années dans l’Inde, s’adonnant à l’étude de sa littérature, de sa philosophie et de ses religions qui lui ont inspiré plusieurs autres ouvrages[24], et le poète ainsi doublé d’un érudit a fait, par la magie évocatrice du verbe, revivre son héros dans le milieu où il a vécu, avec un caractère frappant de vérité et de couleur locale.

Nous ne nous dissimulons pas combien ce poème, transposé en notre langue et dépouillé du prestige du rythme, a perdu de son charme. Nous espérons toutefois que sa magnifique ordonnance, l’intérêt du récit, la splendeur des idées suffiront à prêter quelque attrait à cette pâle reproduction, que les notes ajoutées par nous en faciliteront l’intelligence aux lecteurs étrangers aux choses de l’Inde, et qu’ainsi notre modeste intermédiaire contribuera à répandre la lumière qui, après avoir éclairé l’Asie, gagne lentement le monde.

L. S.



  1. Dans l’Inde.
  2. Guyau. L’irréligion de l'avenir, p. 457. (Alcan.)
  3. Nous pensons, avec M. Edwin Arnold, que le Nirvâna n’est pas l’anéantissement, ni même le repos absolu ; nous n’en voulons d’autre preuve que ce prétexte si souvent répété par Bouddha : « Délivré, délivre ; arrivé à l’autre rive, fais-y arriver les autres ; consolé, console ; parvenu au Nirvâna complet fais-y parvenir les autres ». C’est l’existence dans l’infini et l’éternel, affranchie des contingences misérables, réalisée par le renoncement à l’altruisme ; en effet, suivant la belle expression d’un éloquent penseur contemporain : « Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus et une sorte d’infinité s’ouvre à nous ». (J. Jaurès, Revue de Paris, 1er décembre 1898.)
  4. Un roi de l’Inde au IIIe siècle avant notre ère, par M. de Senart, de l’Institut (Revue des Deux-Mondes, p. 83, 1889).
  5. V. Bumouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, p. 211.
  6. « Il ne faut pas, dit Açoka, exalter sa croyance en décriant les autres, mais, au contraire, en toute occasion leur marquer son respect de toute façon, etc. » (Senart, loc, cit.)
  7. « Ne croyez pas, a dit Bouddha, ce que vous avez entendu dire ; ne croyez pas aux traditions parce qu’elles ont été transmises par de nombreuses générations ; ne croyez pas une chose parce qu’elle est répétée par beaucoup de personnes ; ne croyez pas uniquement parce que l’on vous produit un écrit d’un ancien sage ; ne croyez pas aux conjectures ; ne croyez pas vrai ce à quoi vous êtes attachés par habitude ; ne croyez pas uniquement sur l’autorité de vos maîtres et de vos aînés ; après observation et analyse, quand un principe est conforme à la raison et conduit au bien et à l’avantage d’un et de tous, acceptez-le et tenez vous-y. » (Anguttura Nikaya, cité dans le compte rendu du Parlement des religions. Vol, II, p. 869.)
  8. Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation, p. 374. (Trad. Burdeau.)
  9. M. de Vogüé. Regards historiques et littéraires.
  10. M. Izoulet. La cité moderne, p. 240. (Alcan.)
  11. Le fondement de la morale, (Trad. Burdeau. Alcan.)
  12. M. de Vogüé. Le roman russe, p. 3. (Plon et Cie.)
  13. Utilitarisme, chap. iii.
  14. Izoulet, op. cit., p. 503.
  15. Guyau, op. cit., p. 437.
  16. a et b Guyau, p. 430.
  17. Fouillée. La liberté et le déterminisme, p. 353 et suiv.
  18. V. La renaissance de l'idéalisme, de M. Brunetière, et Le mouvement idéaliste, de. M. Fouillée.
  19. « C’est à une sorte de monisme idéaliste que paraissent incliner beaucoup de socialistes », dit M. Jaurès (Revue de Paris, 1er décembre 1898). Voir aussi L’idéalisme social, de M. Foumière.
  20. « La jeunesse intellectuelle de France, écrivait naguère un de ses représentants les plus autorisés, a la religion de la vie intérieure, cette religion que tout homme peut et doit découvrir en soi pour aimer et consoler les autres hommes. » M. Henri Bérenger. Revue des revues, 1er janvier 1897.
  21. Voir Le nouveau mysticisme, de M. Paulhan ; L’Irréligion de l’avenir, de Guyau ; La cité moderne, de M. Izoulet (conclusion), et l’article précité de M. Jaurès.
  22. Voir notamment : Le Serpent de la Genèse, par Stanislas de Guaita. tome II, p. 157 (Chamuel), et le beau livre de M. Édouard Schuré Les grands initiés (Perrin).
  23. Voir La Bouddhisme en Occident, par M. Burnouf (Revue des Deux-Mondes, 1888). Quant au védantisme, il a été représenté au Parlement des religions de Chicago par un Tminent penseur et orateur, Swami Vivekanda, dont plusieurs revues, aux États-Unis et dans l’Inde, divulguent les enseignements.
  24. Le cantique des cantiques indiens ; Poésies indiennes ; Les Perles de la Foi ou le Rosaire de l’Islam ; Le livre de l’amour.