La Lumière des Lettres n’a-t-elle pas plus fait contre la fureur des duels, que l’autorité des Loix ?

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ARTICLE III.

SCIENCES ET BELLES-LETTRES.

ACADÉMIES.


DISCOURS qui a été préſenté à l’Académie des Jeux Floraux de Toulouſe, pour concourir au Prix aſſigné pour l’année 1761, ſur ces paroles : La lumière des Lettres n’a-t-elle pas plus fait contre la fureur des duels, que l’autorité des Loix ?


Nous apprenons des monumens de l’Hiſtoire, que la Poeſie & l’Éloquence ont été le lien principal des plus paiſibles ſociétés. La droiture du cœur qu’elles inſpirent, l’élévation des ſentimens, la politeſſe & l’humanité, ſi naturelles aux Cultivateurs des Beaux Arts, ont proſcrit du Commerce du monde ces maximes ſanguinaires, que le prejugé de pluſieurs ſiécles y avoit conſacrées ſous le nom de l’Honneur.

Le duel, ce fléau de la Société, ce monſtre odieux, qui ne reſpire que les homicides & qui les exécute, qui fait couler des larmes & qui s’y baigne, qui verſe le ſang & qui s’en nourrit : le duel ſous le maſque de la Bravoure, faiſoit autrefois impunément les plus triſtes ravages, & le portoit à des excès qui font l’opprobre de l’humanité.

Les Loix, par leur ſévérité, tentérent vainement d’étonner ce crime, de remettre la valeur dans un uſage légitime, & de ramener nos Gladiateurs à une ſage modération : mais elles éprouverent toujours leur impuiſſance. Comme elles ne ſont ces Loix, qu’une régle ſuperficielle qui dirige l’action ſans lui donner l’âme, un frein qui aſſujettit le dehors, ſans le conſentement de la volonté, elles ne firent que briſer les premiers flots de la colère, ôter pour un tems le glaive de la main, ſans déſarmer le cœur.

Il n’étoit réſervé qu’à la lumière des Lettres, dont l’Empire paiſible fonde l’autorité des loix ſur la douceur des mœurs, de produire ces effets ; ſon aſcendant ſur l’eſprit & ſur le cœur, eſt d’autant plus puiſſant, qu’il ſe fait moins ſentir. L’homme indocile ſe révolte toujours contre l’autorité des loix ; mais il ſe trouve agréablement forcé de ſe rendre aux charmes ſéduiſans de la lumière des Lettres.

Le Corps Politique d’un État doit plutôt ſa ſûreté à la politeſſe qui régne parmi les Membres qui le compoſent, qu’à la ſageſſe des Loix qui le dirigent, & à l’attention ſoutenue du Légiſlateur. Que ſeroit-ce en effet que tout cet amas de Peuples, de Villes, & de Provinces enveloppées ſous une même légiſlation, qu’une confuſion de Puiſſance, embarraſſante pour le Prince, onéreuſe aux ſujets, principalement ſi la lumière des Lettres, qui eſt le fruit de la Raiſon la plus épurée, ne méloit pas ſes douceurs aux amertumes d’une ſoumiſſion forcée ?

Ne cherchons pas loin de nous la preuve de cette vérité. La France qui depuis pluſieurs ſiécles, avoit des loix fixes, des maximes certaines, une conduite ſuivie, n’eſt parvenue à bannir de ſon ſein la fureur du duel, qu’après que la lumière des Lettres a diſſipé le préjugé du faux point d’honneur, & réveillé dans le cœur des Cultivateurs des Arts, les ſentimens de l’humanité. C’eſt alors que les mœurs ſe ſont adoucies, que cet air dur & farouche, que l’exercice des armes y avoit entretenu, & que les loix n’avoient pû détruire, s’eſt diſſipé ; que la Nation enfin eſt parvenue à ce haut point de ſupériorité, qui la fait regarder comme la premiere Monarchie du Monde.

Mais pour prouver avec ordre, comment la lumière des Lettres a plus contribué que l’autorité des loix, à diſſiper le faux préjugé du point d’honneur, jettons rapidement les yeux ſur les Faſtes de la France, & remontons à ces temps malheureux, où un déluge des Barbares, ſortis des régions ſauvages du Nord, tel qu’un fleuve qui ſe déborde, inondèrent ſucceſſivement nos Provinces, ne laiſſant après eux que les traces ſanglantes de leur paſſage, renverſant avec un brutal emportement les Monumens les plus précieux de l’Antiquité, & l’âmas de ce que les Sciences & les Arts y avoient produit de plus exquis pendant pluſieurs ſiécles.

Les Francs, Peuples fiers & belliqueux, après avoir envahi l’Empire Romain, & fait la conquête des Gaules, y introduiſirent avec leurs mœurs, une eſpéce de férocité inſéparable d’une Nation nourrie depuis longtemps dans le fracas des armes, & dans la licence des combats. L’ignorance, triſte fruit de la diſſipation de la guerre ; les leçons qu’ils donnoient aux jeunes gens qu’ils[1] émancipoient ; leurs Loix, qui ſembloient ne connoître, comme dans l’ancienne Lacédémone, d’autres vertus que les vertus militaires, d’autres crimes que la lâcheté[2] ; tout cela avoit répandu ſur l’eſprit de la Nation je ne ſçai quel air de licence, toujours fatal à la politeſſe, & éffacé juſques au ſouvenir de ce gouvernement ſage, dirigé par la prudence, & de ces loix dictées par le bon ſens qui avoient ſi longtemps ſoutenu l’Empire Romain.

Le préjugé du point d’honneur, qu’ils regardoient comme un devoir d’État & de Religion, les portoit aux plus noirs deſſeins de la vengeance, l’Épée qui eſt la défenſe des Sujets, devenoit entre les mains des Sujets même, l’inſtrument de leur propre ruine. Le meurtre étoit confondu avec le devoir. L’injure ſeule avoit le droit de réparer l’injure[3] ; l’intérét le plus léger[4] une parole peu réfléchie, un ſimple geſte, un ſigne de mépris devenoit le ſignal de la révolte. Ni les égards de l’amitié, ni les liens de la chair & du ſang, ni l’amour de la vie, rien n’étoit capable de tempérer la chaleur de ces eſprits accoutumés à une politique toute guerriére, qui ne connoiſſoit d’autre Loi que celle du plus fort. Les amis révoltés s’armoient contre les amis ; les parens prenoient les armes contre les parens ; tels que ces enfans de la terre, qui avoient reſpiré la mort dès le berceau, ils couroient tous à la vengeances ; & plus les mains étoient ſouillées, plus la victime étoit précieuſe.

Les Loix Civiles qui auroient dû réprimer ces abus, ne ſervirent qu’à les perpétuer & à leur donner plus de cours. Thémis ne peſoit plus les différends à la balance ; elle ne les décidoit qu’à la pointe de l’épée. La foibleſſe ou la mort d’un Gladiateur étoit regardée comme la preuve juridique de l’innocence de l’autre[5] ; & ſouvent pour ſe venger d’un coupable, on faiſoit périr mille innocens.

Je parle ſelon l’exacte vérité ; le ſang étoit répandu comme l’eau ; un meurtre étoit bientôt ſuivi d’un nouveau meurtre. Le Vainqueur ſe voyoit obligé de préter le flanc à de nouveaux aggreſſeurs : ſemblable à ces athlètes, où celui qui quittoit la lice, donnoit ſon flambeau à ſon ſucceſſeur[6], le fils prenoit la place du père bleſſé ; le frère ſuccédoit au frère vaincu ; le parent ſouffroit pour le parent déjà mort[7] ; la trace du ſang de l’un n’étoit effacée que par les flots de celui de l’autre ; & rarement une victime ſuffiſoît pour éteindre une querelle.

Ombres plaintives de nos athlètes, & vous mânes ſacrés des plus généreux défenſeurs de l’État, ceſſez d’environner le trône, de reclamer en votre faveur l’autorité de nos Rois & la rigueur de leurs Édits ! La fureur du duel eſt montée à ſon comble ; le mal eſt ſans reméde ; les loix ne peuvent qu’envenimer la plaie bien loin de la guérir.

En vain nos Rois font-ils gronder leur tonnèrre, aſſemblent-ils les plus noires tempêtes ſur la tête des contempteurs de leurs Édits : Rien n’eſt capable de ramener aux Loix de la modération ces hommes qui veulent qu’une injure ſoit une plaie qui ne peut être lavée que dans le ſang de celui qui l’a faite.

En vain établiſſent-ils des peines contre les vainqueurs, & contre les vaincus ; peines d’autant plus ſévéres, qu’elles s’étendent ſur les vivans & ſur les morts ; d’autant plus griéves qu’elles ſont jointes avec l’infamie ; d’autant plus inévitables que leur terrible & ſacré ſerment ôte au coupable toute eſpérance de pardon. Les plus ſages en ſe ſoumettant à des loix ſi judicieuſes, craindront de ſe dégrader. Ils entendront ſouffler les vents, gronder le tonnerre, crever la nue ſans en être étonnés. Les exemples mémorables de ſévérité qu’on exerce ſur tant d’illuſtres têtes, ne ſerviront qu’à leur faire imaginer un nouveau genre de point d’honneur dans le mépris même des ſupplices.

Ce n’eſt pas que les loix ne puiſſent ſervir de frein à l’emportement fougueux de nos paſſions, mettre de juſtes bornes à la fureur de ceux qui ſont ſoumis à leur autorité ; & que l’envie de nuire ne ſoit ſouvent arrêtée par la crainte de ne pas le faire impunément (car telle eſt la fin pour laquelle elles ſont établies.) Mais hors de là que produiſent-elles, que plus de circonſpection dans le crime, plus d’eſpoir dans les actions ? elles empêchent les hommes d’être des réfractaires publics ; mais elles n’en font point d’excellens citoyens : ces eſclaves ſubjugués mordent en frémiſſant les liens qu’ils n’ont pas la force de rompre ; toute leur attention conſiſte à ſe dérober aux yeux du Public, ſans en être moins diſpoſés à ſe porter aux ſcènes les plus ſanglantes, & les plus tragiques, lorſqu’ils peuvent prendre des meſures aſſez juſtes, pour n’avoir rien à craindre de la part des hommes. On doit tout appréhender d’un homme qui dévore ſon chagrin dans le ſecret. Le feu mal éteint produit toujours des ſuites funeſtes : La nue ſombre qui renferme de noires vapeurs dans ſon ſein, vomit bientôt des foudres & des tonnerres. L’autorité des Loix en un mot arrête la main, mais elle ne change pas le cœur ; & la paix n’eſt aſſurée que lorſque le cœur eſt déſarmé.

Pour changer le cœur de nos Gladiateurs, il falloit des reſſorts qui fuſſent en état d’agir éfficacement ſur leur volonté ; il falloit réformer leur façon de penſer, adoucir leurs mœurs ſauvages, leur donner pour ainſi dire un Être nouveau, & une ſeconde nature.

La lumière des Lettres pouvoit ſeule produire ces heureux changemens. Elle fait ſur les eſprits des impreſſions ſi fortes, que rien ne peut les effacer, elle grave dans les cœurs des maximes ſi ſûres & ſi ſatisfaiſantes, qu’elles lui ſervent de régle dans toutes les actions de la vie : elle donne enfin à toutes nos démarches une certaine politeſſe qui fait le plus doux lien de la Société.

Telle eſt la différence qu’il y a entre l’autorité des Loix & la lumière des Lettres : les unes réglent les actions du Citoyen, les autres dirigent les actions de l’homme. Celles là ſont établies, celles-ci nous ſont comme inſpirées. Les unes commandent à l’eſprit, les autres n’agiſſent que ſur les cœurs ; on plie par force ſous le joug des premieres, on obéit volontiers aux ſecondes, parce qu’on ne fait alors que céder à ſes propres mouvemens.

L’homme veut être libre dans quelque poſition qu’il ſe trouve : il ne veut devoir ſa perſuaſion qu’à lui-même. L’autorité des Loix bleſſe ſa liberté ; ce n’eſt qu’en paroiſſant la reſpecter qu’on le tourne, qu’on le méne, qu’on le fait rentrer dans ſon devoir, quand il s’en eſt écarté : tout dépend de ſavoir intéreſſer ſon amour-propre ; le piége eſt infaillible.

Tel que ces torrens rapides qui inondent les campagnes, rendent inutiles les pénibles travaux du Laboureur ; ſi tout-à-coup vous leur oppoſez une forte digue, pour arrêter le progrès de leur courſe, loin d’en ralentir la fureur, vous l’augmenrez. Mais ſi une main adroite détourne avec art le cours de ces eaux ; ſi avec précaution & ménagement elle en change la pente, vous les voyez redevenir tranquilles, rentrer dans leur lit naturel, & reprendre ſans peine leur cours ordinaire.

Il en eſt de même de ces hommes qu’anime la brutale fureur du duel. Leur oppoſez-vous des loix ? Loin de les appaiſer, vous les irritez. Mais ſi une main habile, déchirant avec art le voile prophane du faux point d’honneur dont ils ſe couvrent, les raméne avec douceur aux ſages intentions du Légiſlateur, & leur laiſſe entrevoir que la maxime du point d’honneur une fois établie, étant libre à un chacun de s’approprier le droit du glaive, de repouſſer la force par la force, la ſociété ne ſeroit plus qu’un amas monſtrueux de furieux armés les uns contre les autres ; cette multitude d’hommes qui la compoſent, qu’un aſſemblage confus d’êtres déplacés, & déſunis qui s’entrechoqueroient conſtamment, & qui loin de nous faire apprécier le bonheur d’être venus au monde, nous feroient regarder le néant, tout affreux qu’il eſt, comme mille fois préférable à la vie : alors vous les voyez ces eſprits entichés de ces fauſſes maximes, revenir de leurs préjugés, avouer leur mépriſe, plier avec plaiſir ſous le joug de l’autorité des Loix, les aimer, les chérir, les reſpecter, & par l’aveu de leur erreur & de leur crime, préparer le chemin au triomphe de la vertu.

Ces exemples ſont des exemples de tous les âges ; ainſi la Thrace ne fut plus ſauvage, quand elle eut entendu la voix d’Orphée ; celle d’Amphion raſſembla les Thébains : c’eſt ce qui a donné lieu aux anciens Poëtes de feindre ingénieuſement que le fils d’Apollon attiroit à lui par les ſons harmonieux de ſa lyre, les rochers les plus durs & les animaux les moins dociles, pour nous apprendre que rien ne réſiſte aux charmes ſéduiſans de la Poëſie & de l’Éloquence ; que c’eſt à l’éclat de cette lumière, que les Peuples ont paſſé de la barbarie à la politeſſe, de la férocité cruelle à l’amour de la vertu.

N’eſt-ce pas de la lumière des Lettres, que Rome, la Maîtreſſe du Monde, la Mère des Sciences & des Arts tenoit l’empire du bon goût, de la parole & de la politeſſe ? Auſſi jamais Peuple ne fut ſi ſage, ſi ennemi de la cruauté, ſi éclairé ſur la connoiſſance de la véritable gloire. On ne vit jamais parmi eux, le Citoyen s’armer contre le Citoyen, pour venger ſa propre cauſe. Ils laiſſoient à leurs Eſclaves, l’art funeſte de nos Gladiateurs ; ils ne ſavoient diſputer entre eux, que de gloire & de vertu[8] ; auſſi eſt-il inoui que pendant une longue ſuite des ſiécles, il y ait eu parmi eux un ſeul exemple du combat ſingulier[9].

Mais ſans aller chercher loin de nous l’époque préciſe de l’abolition des duels, fixons nos regards ſur ce Prince à jamais mémorable dans nos hiſtoires, qui après avoir dompté la rébellion, déſarmé l’héréſie, augmenté l’autorité Royale, abbatu l’orgueil des Souverains, & enfin par la force d’une digue inſurmontable, préſcrit des bornes à la mer irritée, & retenu la fureur des vagues de ce fier élément, entreprit de reprimer la trop bouillante impétuoſité de ſes Sujets, de réunir la force à la politeſſe, & de remettre l’honneur dans ſon premier éclat[10].

Son œil perçant, qui lui fait entrevoir que la manie du duel ne s’eſt introduite parmi nous qu’à la faveur des ténèbres de l’ignorance, lui découvre en même temps toutes les reſſources qu’il peut trouver dans une Nation capable des plus grandes choſes, lorſqu’on ſait donner l’impulſion à ſes talens & à ſes vertus par l’émulation, le puiſſant reſſort de nos âmes.

Il ſavoit que la culture des Lettres, eſt le plus ſolide fondement d’un État ; que la gloire d’une Nation conſiſte moins à ſe faire craindre par la force des armes, qu’à ſe faire reſpecter par les charmes de la parole que pour rendre les hommes heureux, il faut commencer par les rendre meilleurs ; que l’harmonie de la Société eſt toujours proportionée au degré de lumière qui éclaire chaque Citoyen ſur ſes devoirs ; que les Loix ont peu d’autorité ſur les mœurs ; que le Prince ne trouve jamais plus de docilité & de ſoumiſſion, que parmi les eſprits les plus éclairés & les plus ſolides ; qu’en faiſant fleurir les Sciences, en réveillant le génie endormi depuis longtems dans les ténébres de l’ignorance, il affermiſſoit les fondemens de l’État, & lui ouvroit le chemin de la gloire.

Aidé des ſages conſeils d’un illuſtre favori des Muſes[11], il oſe tenter ce que firent les premiers Héros qui perſuadérent aux hommes de quitter leur vie aggrèſte & ſolitaire, pour établir de douces & utiles ſociétés, dont le but étoit de rendre les hommes en quelque manière plus humains ; il arrête la barbarie dans ſa courſe ; il raméne parmi nous les arts fugitifs & perſécutés ; il raſſemble les Muſes diſperſées ; il les engage à ſe réunir, pour former ces concerts divins, dont l’harmonie doit ſe répandre dans tout l’Univers[12] ; il rétablit des Écoles publiques deſtinées à conſerver le dépôt des connoiſſances les plus néceſſaires au maintien de la Société, où un éſſain de jeunes nourriſſons vient puiſer l’amour de la Religion & du Gouvernement, l’attachement inviolable à ſes Souverains, & le goût de la politeſſe la plus épurée, qui fait le plus doux lien des cœurs[13].

La révolution qui ſe fait dans les eſprits eſt encore plus forte qu’on n’auroit oſé l’eſpérer. Le flambeau des Arts preſque éteint ſe rallume ; la rouille qui couvroit l’eſprit des Peuples commence à tomber. Les différentes branches du corps de la Littérature, en ſe réuniſſant, prennent une nouvelle vigueur ; & comme la terre oiſive & pareſſeuſe, attend pour produire qu’elle ſoit remuée ; comme le caillou froid & immobile ne devient une ſource de lumière qu’autant qu’il eſt heurté ; les Sciences cultivées jettent de toute part des étincelles plus vives & plus fréquentes ; la lumière ſe répand dans tous les États. Semblables à ces fleuves célébres, qui par leurs cours officieux ne ceſſent jamais d’arroſer, d’engraiſſer & d’enrichir les Provinces, en portant partout avec la fertilité une heureuſe abondance, il ſe fait une circulation de goût de Littérature de la Capitale aux Provinces ; la pureté du langage fait couler inſenſiblement dans les eſprits la délicateſſe du ſentiment ; les cœurs ſe réuniſſent à proportion que les penſées ſe communiquent ; des hommes illuſtres en tout genre de Littérature ſe multiplient ; les Sophocles, les Démoſthènes, les Cicérons, les Thucydides, les Xénophons, les Polybes reparoiſſent au milieu de nous, & forment pour la gloire de la Nation, les Scipions, les Lucullus, les Céſars, dont les mains triomphantes ont ſi vaillament ſoutenu le Trône dans les jours les plus nébuleux.

Que dis-je ? ſous les auſpices des Clémences Iſaures[14], les Sapho & les Corynes[15], le ſexe qui ſemble n’être pas fait pour les Lettres, s’élève d’un vol rapide juſques au faîte du Parnaſſe ; il ſe diſtingue même parmi les juges de nos Académies[16], & nous force de convenir que ce genre de mérite, dont nous avions fait notre principal appanage, eſt de tout ſexe ; & que ſi le déſir de lui plaire fit autrefois tant de vaillans & de braves[17], celui de les imiter dans leurs combats Litteraires nous donne aujourd’hui des Poëtes divins & des Orateurs éloquents.

L’eſprit & le cœur ainſi réglés, tout rentre dans l’ordre : les dernières étincelles d’une flamme qui avoit déjà volé dans toute l’Europe, commencent à s’éteindre, les ténèbres ſuſpendues ſur l’abîme ſe diſſipent ; la France, comme un autre cahos, ſe développe peu-à-peu ; les hommes rougiſſent de leurs premieres erreurs ; & à meſure qu’ils deviennent plus éclairés, ils ſont plus doux, plus modérés & plus traitables ; nos champs ne fument plus du ſang de mille victimes ; le glaive eſt remis dans son fourreau ; le fer ne décide plus les querelles particuliéres ; la cruauté & l’injuſtice, déguiſées ſous le nom de bravoure, n’inſultent plus à l’autorité des Loix ; la politeſſe & les égards réglent les devoirs de la vie civile.

Nos plus vaillans Guerriers, devenus avares de leur ſang, ſans avoir rien perdu de la délicateſſe de leurs ſentimens, ſe refuſent à ces fauſſes preuves de valeur qui les faiſoient courir à la mort par la crainte d’un opprobre imaginaire : ils ſont vaillans ſans brutalité, magnanimes ſans injuſtice ; la victoire a beau les appeller, le devoir les retient & enchaîne leur courage. Ils ſe font une loi de reſpecter le Prince, juſques dans la perſonne même du Sujet ; ils conviennent que les voies de fait entre Particuliers, bleſſent directement les lumières de la Raiſon, les droits de l’humanité, & le reſpect dû au Souverain qui les gouverne.

Telle eſt la révolution qui s’eſt faite dans les mœurs, dans le gouvernement & dans les Arts, qui a donné à la France un éclat, une ſupériorité qu’elle n’avoit jamais eu depuis l’établiſſement de la Monarchie, & qui a été la brillante époque de ce tiſſu de glorieux evénemens qui illuſtrent l’hiſtoire de notre ſiécle.

Siécle à jamais mémorable, tant par les productions de l’eſprit que par les prodiges de la valeur ; auſſi fertile en célébres Écrivains qu’en Guerriers magnanimes.

Ne ſoyons donc plus ſurpris, ſi ſous un régne ſi poli & ſi éclairé, on eſt parvenu ſi promptement à fixer la véritable idée du point d’honneur, à décrier, à rendre même odieuſe & mépriſable la brutale fureur du duel contre laquelle l’autorité des Loix a fait tant d’inutiles éfforts ; ſi l’on a renfermé la bouillante ardeur de la Nobleſſe Françoiſe, dans les légitimes bornes de cette belle émulation, qui ne trouve de gloire que dans les occaſions de prodiguer ſon ſang pour la gloire de l’État, & pour le ſervice du Prince qui le gouverne.

Jouiſſez, ô Roi bienfaiſant, au ſein de votre Empire, du doux fruit de vos paternelles attentions ! Le titre ſacré & immortel de Bien-Aimé que vous a déféré le cri de la Nation, plus précieux que les monumens de bronze & de marbre, que la tendreſſe & le devoir de vos Peuples vous ont élevé de toutes parts, vous répond de leurs cœurs, & va vous placer dans les Faſtes du monde, à côté des Princes magnanimes qui ont le plus favoriſé les Arts, travaillé à guérir les maux qui déſoloient l’humanité, & à aſſurer le repos & la tranquillité des régnes à venir.

Arcum conteret & confringet arma, ſcuta comburet igni. Pſal. 45.

Par A. B. R. G. C., Abonné au Mercure.
À Narbonne, ce 18 Mai 1761.

  1. Tunc in ipſo Concilio vel principum a liquis, vel pater vel propinquus ſeuto frameâque juvenem ornat… Hic primus juvenis honos. Ante hoc domus pars, mox Reipublicæ. Tacit. de morib, Germanorum.
  2. Si par défaut de courage, quelqu’un ſe déſiſtoit du combat, il étoit privé du droit de ſucceſſion, & devenoit comme étranger à ſa propre famille en punition de ſon peu de courage. Loi Salique, tit. 63.
  3. Les Francs n’avoient pas de Magiſtrats pendant la paix. De ce defaut d’autorité dans le chef, & de cette indépendance dans les Membres, naiſſoit la coutume de ſe faire juſtice a ſoi-même. Tacit de moribus German
  4. Le combat étoit en uſage pour toute ſorte de demandes ; il ſuffiſoit que la valeur fût de douze deniers. Beaumanoir, ch. 63. p. 315.
  5. Les Francs prenoient toujours l’événement du combat pour un Arrêt de la Providence, toujours attentive à punir le Criminel. Eſprit des Loix, T. 3. p. 305.
  6. C’étoit une course qui ſe faiſoit à Athènes trois fois chaque année, & qu’on nommoit la Course aux flambeaux, parce qu’on couroit avec un flambeau allumé à la main. Plutarque. Ariſtoph.
  7. On ne pouvoit demander le combat que pour ſoi ou pour quelqu’un de ſon lignage, Desfontaines, ch. 22. art. 4.
  8. Jurgia ſimultatis cum hoſtibus exercebant ; cives cum civibus de virtute pugnabant. Saluſte.
  9. M. Rolin, Traité des Études.
  10. Louis XIII.
  11. Le Cardinal de Richelieu.
  12. L’Établiſſement de l’Académie Françoiſe.
  13. La Sorbonne rétablie.
  14. La Fondatrice des Jeux Floraux.
  15. Femmes Grecques célébres par leur eſprit & par leurs Poëſies.
  16. Mlle Catalan, Madame Montegut & Madame la Marquiſe de la Gorce
  17. La Chevalerie