La Lutte des classes en France (1848-1850)/3
CHAPITRE III
DU 13 JUIN 1849 AU 10 MARS 1850
Le 20 décembre, la République constitutionnelle n’avait encore montre qu’une des faces de sa tête de Janus, la face exécutive sous les traits fuyants et plats de Louis Bonaparte. Le 29 mai, elle parut sous sa seconde face, sa face législative, toute parsemée des cicatrices qu’y avaient laissé les orgies de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. La République constitutionnelle était parfaite dès lors. L’Assemblée nationale complétait l’État républicain : ainsi se trouvait parachevée la forme politique qui correspond à la domination bourgeoise, à la suprématie des deux grandes fractions royalistes dont est formée la bourgeoisie française : des légitimistes et les orléanistes coalisés, du parti de l’ordre. Tandis que la République devenait ainsi la propriété des partis royalistes, la coalition européenne des puissances contre-révolutionnaires entreprenait simultanément une croisade générale contre les derniers asiles des révolutions de mars. La Russie faisait irruption en Hongrie, la Prusse marchait contre l’armée constitutionnelle de l’Empire, et Oudinot bombardait Rome. La crise européenne approchait incontestablement du moment décisif. Les yeux de toute l’Europe se dirigeaient sur Paris et les yeux de tout Paris étaient fixés sur l’Assemblée législative.
Le 11 juin, Ledru-Rollin monta à la tribune. Il ne tint pas de discours. Il formula un réquisitoire contre les ministres, nu, simple, réel, concentré, puissant.
L’attaque contre Rome est une atteinte portée à la constitution ; l’attaque essuyée par la République romaine est une attaque dirigée contre la République française. L’article V de la constitution dit, en effet : « La République française ne tourne jamais ses forces contre la liberté d’aucune nation, » — et le président dirige l’armée française contre la liberté romaine. L’article IV de la constitution interdit au pouvoir exécutif de déclarer aucune guerre sans l’approbation de l’Assemblée nationale. Le vote, émis par la Constituante le 8 mai, ordonne expressément aux ministres de ramener le plus vite possible l’expédition romaine à sa destination primitive. Par suite, il leur interdit tout aussi expressément d’entrer en guerre avec Rome — et Oudinot bombarde Rome. Ainsi Ledru-Rollin faisait de la constitution même un témoin à charge contre Bonaparte et ses ministres. Lui, le tribun de la constitution lance à la face de l’Assemblée nationale cette déclaration menaçante : « Les républicains sauront faire respecter la constitution par tous les moyens, même par la force des armes ! » Par la force des armes ! répéta cent fois l’écho de la Montagne. La majorité répondit par un tumulte effroyable. Le président de l’Assemblée rappela Ledru-Rollin à l’ordre. Ledru-Rollin renouvela sa déclaration provocante et déposa enfin sur le bureau la proposition de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres. L’Assemblée nationale, par 361 voix contre 203, vota l’ordre du jour pur et simple sur le bombardement de Rome.
Ledru-Rollin pensait-il que la constitution triompherait de l’Assemblée, et que l’Assemblée l’emporterait sur le président ?
La constitution interdisait, il est vrai, toute attaque dirigée contre la liberté des peuples étrangers. Mais ce que l’armée combattait à Rome, ce n’était pas, d’après le ministère, la « liberté », mais bien le « despotisme de l’anarchie ». En dépit de toutes les expériences qu’elle avait pu faire à la Constituante, la Montagne n’avait-elle donc jamais compris que l’interprétation de la constitution n’appartenait pas à ceux qui l’avaient élaborée, mais uniquement à ceux qui l’avaient acceptée ? Sa lettre ne devait-elle pas traduire quelque chose de viable, et la signification bourgeoise n’était-elle pas la seule viable ? Bonaparte et la majorité royaliste de l’Assemblée n’étaient-ils pas les interprètes authentiques de la constitution, comme le prêtre est l’interprète authentique de la Bible et le juge, celui de la loi ? L’Assemblée nationale, fraîchement issue des élections générales devait-elle se croire liée par les dispositions testamentaires de la Constituante défunte, alors qu’un Odilon-Barrot avait pu briser sa volonté quand elle était en vie ? Ledru-Rollin en s’appuyant sur la décision de la Constituante du 8 mai, oubliait que cette même Assemblée avait repoussé le 11 mai sa première proposition de mise en accusation de Bonaparte et des ministres. Elle avait absous le président et le cabinet, sanctionné comme constitutionnelle l’attaque contre Rome. Il ne faisait appel que d’un jugement déjà caduc. Il en appelait de la Constituante républicaine à la Législative royaliste. La constitution elle-même demandait aide à l’insurrection en invitant dans un article spécial chaque citoyen à la défendre. Ledru-Rollin s’appuyait sur cet article. Mais les pouvoirs publics ne sont-ils pas aussi organisés pour protéger la constitution, et la violation ne commence-t-elle pas seulement au moment où l’un des pouvoirs constitutionnels se rebelle contre les autres ? Et le président de la République, les ministres de la République, l’Assemblée nationale de la République étaient dans l’accord le plus parfait.
Ce que la Montagne cherchait, le 11 juin, c’était une insurrection dans le domaine de la raison pure, une insurrection purement parlementaire. La majorité, intimidée à la pensée d’un soulèvement à main armée des masses populaires, devait-elle briser sa propre puissance dans la personne de Bonaparte et de ses ministres et détruire la signification de sa propre élection ? La Constituante n’avait-elle pas cherché de même à casser l’élection de Bonaparte, quand elle avait insisté avec tant d’entêtement pour le renvoi du ministère Barrot-Falloux ?
Il ne manquait pas d’exemples d’insurrections parlementaires remontant à l’époque de la Convention où le rapport de majorité à minorité avait été renversé de fond en comble ; et pourquoi la jeune Montagne n’aurait-elle pas réussi aussi bien que l’ancienne ? De plus le moment ne semblait pas défavorable à une pareille entreprise. L’agitation populaire revêtait à Paris un caractère sérieux. L’armée, autant que le faisaient prévoir ses votes, ne semblait pas bien disposée pour le gouvernement. La majorité législative était encore de date trop récente pour s’être consolidée. De plus elle était composée de vieux. Si une insurrection parlementaire réussissait à la Montagne, les rênes de l’État tombaient immédiatement entre ses mains. De son côté la petite bourgeoisie démocrate, comme toujours, ne demandait rien tant que de voir se décider le combat au-dessus de sa tête entre les esprits défunts du Parlement. Enfin la petite bourgeoisie démocrate et ses représentants de la Montagne atteignaient leur but principal par une insurrection parlementaire : on brisait la puissance de la bourgeoisie sans déchaîner le prolétariat ou sans lui laisser entrevoir sa délivrance autrement qu’en perspective. On se servait du prolétariat sans qu’il devînt dangereux.
Après le vote de l’Assemblée nationale du 11 juin, quelques membres de la Montagne se rencontrèrent avec des délégués des sociétés secrètes ouvrières. Ces derniers insistaient pour livrer bataille le soir même. La Montagne rejeta décidément ce plan : elle ne voulait à aucun prix abandonner la direction du mouvement. Ses alliés lui étaient aussi suspects que ses adversaires et cela à juste titre. Le souvenir de Juin 1848 était plus vivant que jamais dans les rangs du prolétariat parisien. Il n’en était pas moins contraint de se lier à la Montagne par une alliance. La Montagne, en effet, représentait la plus grande partie des départements. Elle outrait son influence sur l’armée. Elle disposait de la fraction démocrate de la garde nationale. Elle avait derrière elle la puissance morale de la boutique. Commencer à ce moment l’insurrection contre son gré, c’était pour le prolétariat, décimé d’ailleurs par le choléra et chassé en grande partie de Paris par le chômage, renouveler inutilement les journées de Juin sans que la situation imposât ce combat incertain. Les délégués du prolétariat firent la seule chose qui fût rationnelle. Ils engagèrent la Montagne à se compromettre, à sortir des limites de la lutte parlementaire au cas où son acte d’accusation serait repoussé. Pendant toute la journée du 13 juin, le prolétariat conserva cette attitude expectante et sceptique. Il attendit que se produisît un engagement sérieux, irrémédiable, entre la garde nationale démocrate et l’armée, pour se jeter alors dans la lutte et faire dépasser à la révolution le but petit bourgeois qu’on lui assignait. Pour le cas où l’on aurait triomphé, la commune prolétarienne qui devait se dresser en face du gouvernement officiel était déjà constituée. Les ouvriers parisiens avaient appris à l’école de Juin 1848.
Le 12 juin, le ministre Lacrosse fit lui-même la proposition de passer immédiatement à la discussion de l’acte d’accusation. Le gouvernement avait, pendant la nuit, pris toutes ses dispositions d’attaque et de défense. La majorité de l’Assemblée nationale était décidée à faire descendre dans la rue sa minorité rebelle. La minorité elle-même ne pouvait plus reculer. Le sort en était jeté : 377 voix contre 8 repoussèrent la mise en accusation. La Montagne qui s’était abstenue se précipite en grondant dans les salles de propagande et dans les bureaux de la Démocratie pacifique. Un débat se déroula, long, bruyant, interminable. La Montagne était décidée à faire respecter la constitution par tous les moyens, sauf par la force des armes. Cette décision reçut l’appui d’un manifeste et d’une députation des « amis de la constitution ». C’est ainsi que s’appelaient les ruines de la coterie du National, du parti républicain bourgeois. Alors que six de ses représentants avaient voté contre, les autres, tous ensemble avaient voté pour le rejet de la mise en accusation. Tandis que Cavaignac mettait son sabre au service du parti de l’ordre, la plus grande partie de la coterie du National qui n’était pas au Parlement saisit avec empressement l’occasion de quitter la position de paria politique et d’entrer dans les rangs du parti démocrate. N’étaient-ils pas les hérauts naturels de ce parti qui se couvrait des mêmes armes, et combattait pour le même principe, pour la constitution.
La Montagne resta en travail jusqu’à l’aurore. Elle accoucha d’une proclamation au peuple qui parut le matin du 13 juin dans deux journaux socialistes à une place plus ou moins honteuse. Elle mettait le président, les ministres, la majorité de l’Assemblée constituante hors la constitution, et invitait la garde nationale, l’armée et finalement le peuple à se soulever. Vive la constitution était le mot d’ordre. Il ne signifiait qu’une chose : A bas la Révolution.
A la proclamation constitutionnelle de la Montagne répondit, le 13 juin, une démonstration pacifique des petits bourgeois, une procession partant du « Château-d’Eau » et passant par les boulevards, 30.000 hommes sans armes, gardes nationaux pour la plupart, mêlés aux membres des sections des sociétés secrètes ouvrières, roulant aux cris de Vive la constitution ! poussés mécaniquement, froidement par les membres de la démonstration, et que le peuple qui s’agitait sur les boulevards reprenait ironiquement au lieu d’en faire un grondement de tonnerre. Ce concert à plusieurs parties manquait de voix de poitrine. Quand le cortège vint battre le local des « amis de la constitution », quand parut sur le pignon de la maison un héraut constitutionnel soudoyé fendant violemment l’air de son chapeau-claque et faisant sortir d’une poitrine de stentor une grêle de Vive la constitution ! sur la tête des pélerins, ceux-ci semblèrent un moment vaincus eux-mêmes par le comique de la situation. On sait que le cortège, arrivé sur les boulevards à l’entrée de la « rue de la Paix » fut reçu d’une façon très peu parlementaire par les dragons et les chasseurs de Changarnier. Il se dispersa en un clin d’œil dans toutes les directions et lança derrière lui le cri clairsemé de « aux armes ! » uniquement pour que l’appel fait le 11 juin au Parlement reçût exécution.
La majorité des Montagnards, rassemblés dans la « rue du Hasard », s’évanouit alors que la dispersion brutale de la procession pacifique, les bruits confus de meurtres commis sur les boulevards sur la personne de citoyens désarmés, l’accroissement du tumulte dans la rue semblaient annoncer l’approche de l’émeute. Ledru-Rollin, à la tête d’une poignée de députés, sauva l’honneur de la Montagne sous la protection de l’artillerie de Paris, réunie au « Palais national » ; on se rendit au « Conservatoire des Arts et Métiers » où l’on devait rencontrer la Ve et la VIe légion de la garde nationale. Mais les Montagnards attendirent en vain après elles. Les gardes-nationaux, prudents, abandonnaient les représentants. L’artillerie de Paris empêcha elle-même le peuple d’élever des barricades. Une confusion chaotique rendait toute décision impossible. Les troupes de lignes s’avancèrent, la bayonnette croisée. Une partie des représentants furent faits prisonniers, les autres s’échappèrent. Ainsi se termina le 13 juin.
Si le 23 juin 1848 avait été l’insurrection du prolétariat révolutionnaire, le 13 juin 1849 était celle de la petite bourgeoisie démocrate. Chacun de ces mouvements exprimait avec une pureté classique la classe qui l’avait créé.
A Lyon seulement on en vint à un conflit opiniâtre, sanglant. Dans cette ville où la bourgeoisie et le prolétariat industriels se trouvent directement face à face, où le mouvement ouvrier n’est pas, comme à Paris, enveloppé, déterminé par le mouvement général, le 13 juin perdit, par contrecoup, son caractère originel. Dans les autres endroits de la province où il éclata, il ne mit le feu à rien : c’était un éclair de chaleur.
Le 13 juin clôt la première période d’existence de la République constitutionnelle, dont la vie normale datait de la réunion de l’assemblée législative. Tout ce prologue est rempli par la lutte bruyante du « parti de l’ordre » et de la Montagne, de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui s’oppose vainement à l’établissement de la République bourgeoise, en faveur de laquelle cependant elle avait conspiré sans interruption dans le gouvernement provisoire et dans la commission exécutive, au profit de laquelle elle s’était fanatiquement battue contre le prolétariat pendant les journées de juin. Le 13 juin brise sa résistance et fait de la dictature législative des royalistes coalisés un « fait accompli ». A partir de cet instant, l’Assemblée nationale n’est plus que le Comité du Salut publie, du parti de l’ordre.
Paris avait mis en accusation le président, les ministres et la majorité de l’Assemblée nationale. Ils mirent Paris en état de siège. La Montagne avait mis la majorité de l’Assemblée nationale « hors la constitution » ; la majorité traduisit la Montagne devant la « haute Cour » pour violation de la Constitution et proscrivit tous ceux qui avaient encore quelque vigueur. Elle décima la Montagne au point de la réduire à l’état de tronc sans tête ni cœur. La minorité avait été jusqu’à tenter une insurrection parlementaire, la majorité fit une loi de son despotisme parlementaire. Elle décréta un nouveau règlement qui anéantissait la liberté de la tribune, et autorisa le président de l’Assemblée à punir pour désordre les représentants par la censure, l’amende, la suspension de l’indemnité, l’expulsion temporaire, la cellule. C’était la férule, non l’épée qu’elle tenait suspendue au-dessus de la Montagne décapitée. Le reste des Montagnards aurait dû tenir à honneur de se retirer en masse. Un acte semblable aurait précipité la dissolution du parti de l’ordre. Il devait, en effet, se résoudre en ses éléments originels dès que l’apparence même d’une opposition ne les réunissait plus.
En même temps qu’on dérobait aux petits bourgeois démocrates leur pouvoir parlementaire, on les privait aussi de leurs armes. L’artillerie de Paris ainsi que les 8e, 9e et 12e légions de la garde nationale étaient licenciées. Par contre, la légion de la haute finance qui, le 13 juin, avait envahi les imprimeries de Boulé et de Roux, brisé les presses, dévasté les bureaux des journaux républicains, arrêté arbitrairement les rédacteurs, compositeurs, imprimeurs, expéditeurs, commissionnaires, etc, reçut une approbation encourageante du haut de la tribune de l’Assemblée nationale. Sur toute la surface de la France se répétait le licenciement des gardes nationales suspectes de républicanisme.
Une nouvelle loi sur la presse, une nouvelle loi sur les associations, une nouvelle loi sur l’État de siège, les prisons de Paris plus que pleines, les réfugiés politiques chassés, tous les journaux plus avancés que le National suspendus, Lyon et les cinq départements limitrophes livrés à la chicane brutale du despotisme militaire, les parquets intervenant partout, l’armée des fonctionnaires, si souvent épurée déjà, épurée de nouveau, — c’étaient des lieux communs inévitables, accompagnant toujours une victoire de la réaction. Après les massacres et les déportations de juin ils méritaient une mention uniquement parce que cette fois, on s’attaquait non plus seulement à Paris, mais aussi aux départements, non plus seulement au prolétariat, mais surtout aux classes moyennes.
Les lois de répression, qui laissaient le gouvernement libre de décréter l’état de siège, enchaînaient la presse encore plus étroitement et supprimaient le droit d’association, ces lois absorbèrent, pour leur confection, toute l’activité législative de l’Assemblée nationale pendant les mois de juin, de juillet et d’août.
Go qui caractérise cependant cette époque, c’est qu’on chercha moins à tirer un profit matériel de la victoire qu’à la faire servir aux principes ; ce qui importe, c’est moins les décisions de l’Assemblée nationale que les motifs de ces décisions, moins la chose que la phrase, moins la phrase même que l’accent, les gestes qui la vivifient. L’expression franchement impudente du principe royaliste, les insultes, d’une distinction méprisante, prodiguées à la République, la divulgation par coquetterie frivole des projets de restauration, en un mot la violation affectée des convenances républicaines donnent à cette époque son ton et sa couleur. Le cri des vaincus du 13 Juin était : Vive la constitution. Les vainqueurs n’étaient par suite plus obligés à l’hypocrisie du langage constitutionnel, c’est-à-dire républicain. La contre-révolution soumettait la Hongrie, l’Italie, l’Allemagne et l’on croyait déjà la restauration aux portes de la France : Une vrai concurrence s’établit entre les meneurs du parti de l’ordre. C’est à l’envi qu’ils affirmaient leur royalisme dans les documents qui paraissaient au Moniteur. A qui mieux mieux, ils confessaient les péchés qu’ils avaient pu commettre par libéralisme sous la monarchie, en faisaient amende honorable, les abjuraient devant Dieu et devant les hommes. Il ne se passait pas de jour que, du haut de la tribune de l’Assemblée nationale, on ne déclarât que la révolution de Février avait été un malheur public. A chaque séance un hobereau quelconque, légitimiste de province, constatait solennellement qu’il n’avait jamais reconnu la République, ou bien un lâche déserteur, traître à la monarchie de Juillet, racontait les exploits supplémentaires que seule la philanthropie du roi Louis-Philippe ou quelque malentendu l’avait empêché d’accomplir. Ce qu’il fallait admirer dans les journées de Février, ce n’était pas la magnanimité du peuple victorieux, mais le désintéressement, la modération des royalistes qui lui avaient permis de vaincre. Un représentant du peuple proposa qu’une partie des secours destinés aux blessés de Février fût consacrée aux gardes municipaux qui seuls dans ces journées avaient servi la patrie. Un autre demandait l’érection par décret d’une statue équestre du duc d’Orléans sur la place du Carrousel. Thiers appelait la constitution un morceau de papier sale. Des orléanistes apparaissaient successivement à la tribune et exprimaient leur repentir d’avoir conspiré contre la monarchie légitime ; les légitimistes se reprochaient d’avoir avancé la chute de la royauté en général en se rebellant contre la royauté illégitime. Thiers déplorait d’avoir intrigué contre Molé, Molé contre Guizot, Barrot contre tous les trois. Le cri de : « Vive la République démocratique et sociale ! » fut déclaré inconstitutionnel. Le cri de : « Vive la République ! » fut considéré comme socialiste. A l’anniversaire de la bataille de Waterloo, un représentant proclama : « Je crains moins l’invasion des Prussiens que la rentrée en France des réfugiés révolutionnaires ». Baraguay d’Hilliers répondait aux plaintes qu’on lui exprimait sur le terrorisme organisé à Lyon et dans les départements voisins : « J’aime mieux la terreur blanche que la terreur rouge[1] ». L’Assemblée applaudissait frénétiquement chaque fois que tombait des lèvres de ses orateurs une épigramme lancée contre la République, la révolution et la constitution, en faveur de la royauté et de la Sainte-Alliance. Contrevenir aux plus petites formalités républicaines, s’adresser aux représentants sans les appeler citoyens, voilà qui excitait l’enthousiasme des chevaliers de l’ordre.
Les élections complémentaires du 8 juillet à Paris, survenues en plein état de siège et marquées par l’abstention d’une grande partie du prolétariat, la prise de Rome par l’armée française, la rentrée dans cette ville des éminences rouges et, à leur suite, de l’inquisition et du terrorisme des moines ajoutèrent de nouveaux triomphes à la victoire de Juin et accentuèrent l’ivresse du parti de l’ordre.
Enfin à la mi-août, voulant se rendre dans les conseils départementaux qui venaient de se réunir, fatigués aussi par cette orgie tendancieuse qui durait depuis plusieurs mois déjà, les royalistes décrétèrent une prorogation de deux mois de l’Assemblée nationale. Ils laissaient une commission de vingt-cinq représentants, la crème des légitimistes et des orléanistes, un Molé, un Changarnier, chargée, avec une évidente ironie, de représenter l’Assemblée et de veiller sur la République. L’ironie était plus profonde qu’ils ne le pensaient. Condamnés par l’histoire à prêter leur concours au renversement de la monarchie qu’ils aimaient, l’histoire les condamnait à conserver la République qu’ils haïssaient.
La prorogation de l’Assemblée législative termine la seconde période de l’existence de la République constitutionnelle, sa période de folie.
L’état de siège avait été de nouveau levé à Paris. L’action de la presse se fit de nouveau sentir. Durant la suspension des journaux démocrates-socialistes, alors que régnaient les lois de répression et que le royalisme se déchaînait, le Siècle, l’ancien représentant littéraire des petits bourgeois monarchistes constitutionnels, s’était républicanisé ; la Presse, l’ancien interprète littéraire des réformateurs bourgeois, s’était démocratisé ; le National, l’ancien organe classique des bourgeois républicains, s’était socialisé.
Les sociétés secrètes croissaient en extension et en activité à mesure que les clubs publics devenaient impossibles. Les associations industrielles formées par les travailleurs et que l’on tolérait à titre de simples compagnies commerciales, nulles économiquement parlant, devenaient politiquement autant de moyens de grouper le prolétariat. Le 13 juin avait enlevé leurs chefs officiels aux divers partis à moitié révolutionnaires. La masse qui restait y gagna de se conduire par elle-même. Les chevaliers de l’ordre avaient intimidé en prophétisant les horreurs de la république rouge. Les excès brutaux, les atrocités hyperboréennes de la contre-révolution victorieuse en Hongrie, à Bade, à Rome lavèrent la république rouge des accusations. Et les classes moyennes de la société française commençaient à préférer les promesses de la république rouge avec sa terreur problématique à la terreur de la monarchie rouge dépourvue de toute espérance réelle. Aucun socialiste ne fit en France plus de propagande révolutionnaire que Haynau : « A chaque capacité suivant ses œuvres[2] »
Cependant Louis Bonaparte mettait à profit les vacances de l’Assemblée nationale pour faire des voyages princiers dans les provinces. Les légitimistes les plus ardents allaient en pèlerinage à Ems visiter le descendant de Saint-Louis. La masse des amis de l’ordre représentants du peuple intriguait dans les conseils départementaux qui venaient de se réunir. Il fallait faire déclarer à ces assemblées ce que n’osait encore la majorité de l’Assemblée nationale : l’urgence de la revision immédiate de la constitution. En vertu de cette constitution, celle-ci ne pouvait-être revisée qu’en 1852 par une Assemblée nationale, convoquée spécialement à cet effet ; mais si la majorité des assemblées départementales se prononçait dans le sens de la revision immédiate, l’Assemblée nationale ne devrait-elle pas obéir à la voix de la France ? La législative espérait des conseils départementaux ce que les nonnes de la Henriade de Voltaire attendent des Pandours. Mais les Putiphars de l’assemblée n’avaient affaire, en province, à peu d’exception près, qu’à des Josephs. L’énorme majorité ne voulait pas comprendre cette insinuation pressante. La revision de la constitution fut ajournée par le moyen même qui devait la faire naître, par le vote des assemblées départementales. La voix de la France et de la France bourgeoise avait parlé : elle s’était prononcée contre la revision.
Au commencement d’octobre se réunit la législative — quantum mutatus ab illo —. Sa physionomie était complètement modifiée. Le rejet inattendu de la revision par les conseils départementaux avait replacé l’Assemblée nationale sur le terrain constitutionnel et lui avait rappelé les limites de son existence. Les pèlerinages des légitimistes à Ems avaient rendu les orléanistes défiants. Les légitimistes étaient devenus soupçonneux à la suite des menées des orléanistes à Londres. Les journaux de ces deux fractions avaient attisé le feu et pesé les prétentions réciproques de leurs prétendants. Les orléanistes et les légitimistes réunis gardaient rancune aux bonapartistes de leurs intrigues que dévoilaient les voyages princiers, les tentatives plus ou moins visibles du prétendant de s’émanciper, le langage plein de prétention des journaux bonapartistes. Louis Bonaparte était mécontent d’une assemblée qui n’admettait que la conspiration orléano-légitimiste, mécontent d’un ministère qui continuellement le trahissait au profit de cette assemblée. Enfin le ministère lui-même était divisé sur la politique romaine et sur l’impôt sur le revenu proposé par le ministre Passy et auquel les conservateurs trouvaient une saveur socialiste.
Une des premières propositions que fit le ministère Barrot à l’Assemblée nationale réunie de nouveau, fut une demande de crédit de 300.000 francs, destinés à constituer un douaire à la duchesse d’Orléans. L’Assemblée nationale l’accorda et augmenta la dette publique de la nation française d’une somme de 7 millions de francs. Tandis que Louis-Philippe jouait ainsi avec succès le rôle de « pauvre honteux », le ministère n’osait pas proposer une augmentation de traitement en faveur de Bonaparte et l’assemblée de son côté ne paraissait pas disposée à l’accorder. Et Bonaparte comme toujours se trouvait en présence du dilemme : Aut Cæsar, aut Clichy.
La seconde demande de crédit du ministre qui s’élevait à 9 millions de francs destinés à payer les frais de l’expédition romaine rendit plus tendues encore les relations entre Bonaparte d’un côté, les ministres et l’Assemblée de l’autre. Louis Bonaparte avait fait paraître dans le Moniteur une lettre adressée à son officier d’ordonnance, Edgard Ney ; où il astreignait le gouvernement papal à des garanties constitutionnelles. Le pape, de son côté, avait prononcé une allocution motu proprio où il repoussait toute restriction apportée à son pouvoir restauré. Avec sa lettre, Bonaparte soulevait avec une indiscrétion voulue le voile qui couvrait son cabinet pour se montrer à la galerie sous les traits d’un génie bien intentionné, mais entravé, et méconnu dans sa propre maison. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait le coquet et se parait des « coups d’ailes furtifs d’un esprit libre ». Thiers, le rapporteur de la commission ignora complètement les « coups d’ailes » de Bonaparte et se contenta de traduire en français l’allocution du pape. Ce ne fut pas le ministère, mais Victor Hugo qui essaya de sauver le président par un ordre du jour où l’Assemblée devait approuver la lettre de Bonaparte. Allons donc ! Allons donc ! La majorité enterra la proposition de Hugo sous cette interjection d’une légèreté irrévérencieuse. La politique du président ? La lettre du président ? Le président lui-même ? Allons donc ! Allons donc ! Qui diable prend donc monsieur Bonaparte « au sérieux ? » Pensez-vous, monsieur Victor Hugo, que nous vous croyions, que vous croyiez au président ? Allons donc ! Allons donc !
La rupture entre Bonaparte et l’Assemblée fut enfin précipitée par la discussion sur le rappel des d’Orléans et des Bourbons. Faute du ministère, ce fut le cousin du président, le fils de l’ex-roi de Westphalie qui déposa cette proposition. Elle n’avait d’autre but que de mettre au même rang les prétendants, orléaniste et légitimiste, ou plutôt de les placer dans une situation inférieure à celle du prétendant bonapartiste qui lui, du moins, était, en fait, à la tête de l’État.
Napoléon Bonaparte avait été assez irrévérencieux pour réunir dans le même projet le rappel des familles royales exilées et l’amnistie en faveur des insurgés de Juin. L’indignation de la majorité l’obligea aussitôt à renoncer à cette liaison criminelle établie entre le sacré et l’infâme, entre les races royales et l’engeance prolétarienne, entre les astres de la société et les feux follets de ses bourbiers. Il fallut accorder à chacune des propositions le rang qui lui était dû. L’Assemblée repoussa énergiquement le rappel des familles royales et Berryer, ce Démosthène des légitimistes, dissipa toute équivoque sur le sens de ce vote. La dégradation civile des prétendants, tel est le but que l’on poursuit ! On veut leur dérober leur dernière auréole, la dernière majesté qui leur reste, la majesté de l’exil ! Que penserait-on, s’écria Berryer, de celui des prétendants qui, oublieux de son illustre origine, reviendrait vivre en simple particulier ? On ne pouvait dire plus clairement à Bonaparte que sa situation présente ne lui avait rien conféré. Si les royalistes coalisés avaient besoin qu’en France un homme neutre siégeât sur le fauteuil présidentiel, les prétendants à la couronne sérieux devaient rester dérobés aux yeux des profanes par le lointain de l’exil.
Le 1er novembre, Louis Bonaparte répondit à la Législative par un message où il annonçait, en termes assez brusques, le renvoi du ministère Barrot et la constitution d’un autre cabinet. Le ministère Barrot-Falloux était le ministère de la coalition royaliste, le ministère d’Hautpoul était celui de Bonaparte ; c’était l’organe représentant le président auprès de l’Assemblée ; c’était le ministère des commis.
Bonaparte n’était plus l’homme neutre du 10 décembre 1848. La possession du pouvoir exécutif avait groupé autour de lui une quantité d’intérêts. La lutte contre l’anarchie obligeait le « parti de l’ordre » lui-même à augmenter l’influence présidentielle, et si le président n’était plus populaire, le « parti de l’ordre », lui, était impopulaire. Bonaparte ne pouvait-il espérer, en mettant à profit leur rivalité et la nécessité d’une restauration monarchique quelconque, contraindre les orléanistes et les légitimistes à reconnaître le prétendant neutre ?
Du 1er novembre 1849 date la troisième période d’existence de la République constitutionnelle, période qui se termine au 10 mars 1850. Elle n’est pas marquée seulement par le jeu régulier des institutions constitutionnelles tant admiré par Guizot, par la dispute entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Vis-à-vis des velléités de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte représente le titre juridique du pouvoir réel qu’il exerce : la République. Vis-à-vis des velléités de restauration de Bonaparte, le « parti de l’ordre » représente le titre de la suprématie exercée en commun par les deux fractions : la République. Vis-à-vis des orléanistes, les légitimistes, vis-à-vis des légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo : la République. Toutes ces diverses fractions du « parti de l’ordre », dont chacun possède in petto son roi propre et conserve l’espoir de sa propre restauration, font prévaloir, en présence des velléités d’usurpation et de relèvement de leurs rivales, la forme commune de la domination bourgeoise : la République, où les revendications particulières se neutralisent et se réservent.
Kant, considérant que la République est la seule forme rationelle de l’État, en fait un postulat de la raison pratique dont la réalisation n’est jamais atteinte, mais qu’il faut constamment se poser comme but et avoir à l’esprit. Les royalistes pensaient de même à l’égard de la royauté.
Ainsi la République constitutionnelle, sortie des mains des républicains bourgeois à l’état de formule idéologique vide, devint entre les mains des royalistes coalisés une forme vivante à contenu plein. Et Thiers disait plus vrai qu’il ne le pensait quand il prétendait : « Nous royalistes, nous sommes les vrais soutiens de la République constitutionnelle. »
Le renversement du ministère de la coalition, son remplacement par le ministère des commis avait une seconde signification. Le ministre des finances s’appelait Fould. Fould ministre des finances, c’est la richesse nationale de la France livrée à la Bourse, les deniers de l’Etat administrés par la Bourse et au profit de la Bourse. La nomination de Fould, c’était la restauration de l’aristocratie financière paraissant au Moniteur. Cette dernière restauration complétait les précédentes, c’était un anneau de plus ajouté à la chaîne.
Louis-Philippe n’avait jamais osé faire d’un véritable « loup-cervier[3] » (Bœrsenwolf) un ministre des finances. Sa royauté était le nom idéal que portait la domination de la haute bourgeoisie. Aussi, dans ses ministères, les intérêts privilégiés devaient-ils recevoir des dominations idéologiquement désintéressées. La République bourgeoise mettait partout en évidence ce que les diverses monarchies, légitimiste ou orléaniste, laissaient à l’arrière-plan. Elle matérialisait ce que l’on idéalisait autrefois. Elle remplaçait les vocables consacrés par les noms propres bourgeois des intérêts de classes dominants.
Toute notre exposition a montré que la République, à dater du premier jour de son existence, loin de renverser l’aristocratie financière, ne fit que la consolider ; mais les concessions qu’on lui faisait étaient une nécessité à laquelle on se soumettait sans qu’on fît rien pour la faire naître. Avec Fould, l’initiative gouvernementale revenait à l’aristocratie financière.
On se demandera comment la bourgeoisie coalisée pouvait supporter, tolérer la suprématie de la finance, alors que, sous Louis-Philippe, la domination de cette aristocratie impliquait l’exclusion et la subordination des autres fractions bourgeoises ?
La réponse est simple.
D’abord, l’aristocratie financière constitue une fraction d’une importance décisive de la coalition royaliste dont le gouvernement commun s’appelle la République. Est-ce que les capacités, les interprètes des orléanistes ne sont pas les alliés et les complices de l’aristocratie financière ? N’est-elle pas elle-même la phalange dorée de l’orléanisme ? Pour ce qui est des légitimistes, n’avaient-ils pas pris part à la Bourse, à toutes les orgies de spéculation, sur les mines, les chemins de fer ? D’ailleurs, l’alliance de la grande propriété foncière et de la haute finance est un fait normal : nous n’en voulons pour preuve que l’Angleterre ou l’Autriche même.
Dans un pays comme la France, où l’importance de la production nationale n’est pas proportionnée au montant de la dette ; où la rente sur l’État est l’objet essentiel de la spéculation ; où la Bourse constitue le marché principal ; où vient chercher emploi le capital qui veut se mettre en valeur improductivement, dans un pays semblable, il est nécessaire qu’une masse innombrable d’individus venus de toutes les classes bourgeoises ou semi-bourgeoises aient part à la dette publique, au jeu de Bourse, à la finance.
Tous ces intéressés subalternes ne trouvent-ils pas leurs appuis et leurs chefs naturels dans la fraction qui représente ces intérêts dans les proportions les plus colossales, en totalité même ?
Qu’est-ce qui détermine la main-mise de la haute finance sur les deniers de l’État ? L’endettement toujours croissant de cet État. Et qu’est-ce qui cause l’endettement de l’État lui-même ? L’excès constant des dépenses sur les recettes, disproportion qui forme à la fois la cause et l’effet des emprunts publics.
Pour remédier à cet endettement, l’État doit restreindre ses dépenses, simplifier, diminuer le mécanisme gouvernemental, il doit gouverner le moins possible, employer le moins de personnel possible, entrer le moins possible en relation avec la société bourgeoise. Cette voie était impraticable pour le « parti de l’ordre », obligé de s’immiscer officiellement dans tout par raison d’État, d’être partout présent, à tous les instants, par l’entremise des fonctionnaires publics. La nécessité de disposer de ces moyens de répression augmentait à mesure que sa domination, que les conditions d’existence de sa classe étaient menacées davantage. On ne peut réduire la gendarmerie au moment où les attentats contre les personnes et contre les propriétés se multiplient.
Ou bien l’État doit chercher à éviter les dettes, essayer d’arriver à un équilibre momentané du budget en faisant peser sur les classes les plus riches des impôts extraordinaires. Pour soustraire la richesse nationale à l’exploitation de la Bourse, le « parti de l’ordre » devait-il sacrifier sa propre fortune sur l’autel de la patrie ? « Pas si bête[4] ».
Il était donc impossible, en France, de modifier le déficit sans [bouleverser complètement l’État. Ce déficit impliquait l’endettement de l’État ; cet endettement supposait la domination du commerce dont la dette publique est l’objet, la suprématie des créanciers d’État, banquiers, marchands d’argent, « loups-cerviers ». Une seule fraction du « parti de l’ordre » était intéressée au renversement de l’aristocratie financière : c’étaient les fabricants. Nous ne voulons parler ici ni des petits ni des moyens industriels ; nous avons en vue ces régents des intérêts de la fabrique qui avaient formé, sous Louis-Philippe, le fond principal de l’opposition dynastique. Leur intérêt est, incontestablement, de réduire les frais de production, par suite de diminuer les impôts qui l’obèrent, et de restreindre la dette publique dont les intérêts entrent dans les impôts. L’intérêt des fabricants exigeait donc la chute de l’aristocratie financière.
En Angleterre — et les plus grands fabricants français ne sont que des petits bourgeois en comparaison de leurs rivaux anglais — nous rencontrons véritablement des fabricants, un Cobden, un Bright à la tête de la croisade contre l’aristocratie financière. Pourquoi n’en est-il pas de même en France ? En Angleterre, c’est l’industrie qui prédomine, en France, c’est l’agriculture. En Angleterre, l’industrie a besoin du free trade, en France elle exige la protection, un monopole national s’ajoutant aux autres. L’industrie française ne règne pas en maîtresse sur la production de la France : aussi les industriels français ne dominent-ils pas la bourgeoisie française. Pour faire prévaloir leurs intérêts sur les autres fractions de la bourgeoisie, les fabricants ne peuvent, comme en Angleterre, prendre la tête du mouvement et faire ainsi prédominer leurs intérêts. Il leur faut être à la suite de la révolution et servir des intérêts contraires à ceux de la totalité de leur classe. En Février, ils avaient méconnu la situation, Février leur servit de leçon. Et qui donc est plus directement menacé par les ouvriers que l’employeur, le capitaliste industriel ? Le fabricant devint donc nécessairement un adepte fanatique du « parti de l’ordre ». Qu’est-ce que l’atteinte portée au profil par la finance, comparée à la suppression du profit par le prolétariat ?
En France, le petit bourgeois fait ce que, normalement, devrait faire le bourgeois industriel. L’ouvrier fait ce qui est, normalement, l’affaire du petit bourgeois. Et le problème qui intéresse l’ouvrier, qui le résout donc ? Personne. En France, on ne résout pas ce problème, on le proclame. Il ne sera jamais résolu dans les limites nationales. La guerre des classes, menée au sein de la société française devient une guerre universelle, où les nations se trouvent en présence. La solution ne peut intervenir qu’au moment où, grâce à une guerre internationale, le prolétariat se trouvera à la tête de la nation qui règne sur le marché du monde, à la tête de l’Angleterre. La révolution alors, trouvant là non son terme, mais son origine et son organisation n’aura plus le souffle court. La génération actuelle ressemble aux Israélites que Moïse conduit à travers le désert. Il ne lui suffit pas de conquérir un nouveau monde. Elle doit disparaître pour faire place à ceux qui sont prédestinés.
Revenons à Fould.
Le 14 novembre 1849, Fould monta à la tribune de l’Assemblée nationale et exposa son système financier. C’était l’apologie de l’ancien régime des impôts ! Le maintien des droits sur le vin ! Le retrait de l’impôt sur le revenu dû à Passy !
Passy pourtant n’était pas un révolutionnaire. Ancien ministre de Louis-Philippe, il comptait au nombre des puritains de la force de Dufaure. Il avait été un des plus intimes confidents de Teste, ce bouc émissaire de la monarchie de Juillet. Passy, lui aussi, avait chanté les louanges de l’ancien régime des impôts, préconisé le maintien des droits sur le vin, mais il avait aussi dévoilé le déficit. Il avait proclamé la nécessité d’une nouvelle taxe, l’impôt sur le revenu, si l’on voulait éviter la banqueroute publique. Fould, qui recommandait à Ledru-Rollin la banqueroute, préconisait le déficit devant la Législative. Il promettait des économies dont le secret se dévoila plus tard. Les dépenses se réduisirent de 60 millions et la dette flottante s’accrut de 200 millions : tours de passe-passe dans le groupement des chiffres, dans l’établissement du bilan, qui aboutissaient tous finalement à de nouveaux emprunts.
Avec Fould, l’aristocratie financière, en présence de la jalousie des autres fractions de la bourgeoisie, prit une allure moins impudente que sous Louis-Philippe. Cependant le système restait le même : augmentation constante des dettes, déguisement du déficit. Et, avec le temps, la spéculation d’autrefois se remit de plus en plus ouvertement en évidence. Nous en avons la preuve dans la loi sur les chemins de fer d’Avignon, dans les fluctuations mystérieuses subies par les papiers d’État, dans ces oscillations qui devinrent, un moment, l’objet des conversations de tout Paris, enfin dans les spéculations malheureuses de Fould et de Bonaparte sur les élections du 10 mars.
La restauration officielle de l’aristocratie financière ne pouvait manquer de mettre, à brève échéance, le peuple français en présence d’un nouveau 24 Février.
La Constituante, dans un accès de misanthropie dirigé contre son héritière, avait supprimé les droits sur les vins à dater de l’an du Seigneur 1850. Ce n’était pas en supprimant d’anciens impôts qu’on pouvait payer de nouvelles dettes. Creton, un crétin du « parti de l’ordre », avait proposé le maintien de l’impôt des boissons avant même la prorogation de la Législative. Fould reprit cette proposition au nom du ministère bonapartiste, et le 20 décembre 1849, jour anniversaire de la proclamation de Bonaparte, l’Assemblée décida le rétablisment de l’impôt des boissons.
Le précurseur de cette restauration n’était pas un financier : c’était le chef des Jésuites, Montalembert. La déduction était d’une simplicité frappante. L’impôt est la mamelle qui allaite le gouvernement. Le gouvernement, ce sont les instruments de répression, les organes de l’autorité ; c’est l’armée, c’est la police, ce sont les fonctionnaires, les juges, les ministres, ce sont les prêtres. Une attaque contre les impôts, c’est une attaque dirigée par les anarchistes contre les sentinelles de l’ordre qui défendent la production matérielle et intellectuelle de la société bourgeoise contre les assauts des Vandales prolétariens. L’impôt, c’est le cinquième dieu, à côté de la propriété, de la famille, de l’ordre et de la religion. L’impôt des boissons est incontestablement un impôt ; de plus ce n’est pas un impôt commun, il est traditionnel, d’esprit monarchique, respectable : « Vive l’impôt des boissons ! Three cheers and one cheer more ! »
Quand le paysan français veut voir le diable, il lui donne les traits du percepteur. Du moment que Montalembert fait de l’impôt un dieu, le paysan devient athée et se jette dans les bras du diable, du socialisme. La religion de l’ordre l’avait trompé, les Jésuites l’avaient trompé ; Bonaparte l’avait trompé. Le 20 décembre 1849 avait irrémédiablement compromis le 20 décembre 1848. Le « neveu de son oncle » n’était pas le premier membre de la famille que l’impôt des boissons avait abattu, cet impôt qui, suivant une expression de Montalembert, annonce la tourmente révolutionnaire. Le vrai, le grand Napoléon déclarait à Sainte-Helène que le rétablissement des droits sur le vin avait plus contribué à sa chute que tout le reste, en lui aliénant les paysans du Midi de la France. Objet préféré de la haine populaire déjà sous Louis XIV (cf. les écrits de Boisguillebert et de Vauban), cet impôt avait été rétabli en le modifiant, il est vrai, par Napoléon en 1808. Quand la Restauration fit son apparition en France, les Cosaques n’étaient pas seuls à trotter devant elle, elle était également précédée des assurances de supprimer ces droits. La « gentilhommerie » n’avait naturellement pas besoin de tenir parole à la « gent taillable à merci et miséricorde[5] ». En 1830, on promit la suppression de l’impôt des boissons ; mais, en 1830, on n’avait l’habitude ni de faire ce qu’on disait, ni de dire ce qu’on faisait. En 1848, on promit la suppression de cet impôt, comme on promit tout. La Constituante, qui ne promit rien, fit, comme nous l’avons dit, une disposition testamentaire en vertu de laquelle l’impôt des boissons devait cesser d’être en vigueur à partir du 1er janvier 1850. Et, précisément dix jours avant cette date, la Législative le rétablit. Le peuple français était condamné à donner continuellement la chasse à cet impôt ; quand il l’avait jeté à la porte, il le voyait rentrer par la fenêtre.
La haine dont le peuple poursuit cette taxe s’explique. Elle rassemble, en effet, en elle, tout ce qu’il y avait de haïssable dans l’ancien système des impôts français. La façon dont elle est levée est odieuse, sa répartition est aristocratique : la taxe est la même pour les vins les plus ordinaires comme pour les plus précieux. Cet impôt croît donc en proportion géométrique dans la mesure où la fortune des consommateurs diminue. C’est un impôt progressif à rebours. Il provoque donc directement à l’empoisonnement des classes ouvrières. Il accorde une prime aux vins falsifiés, contrefaits. Il diminue la consommation en plaçant des bureaux d’octroi aux portes de toutes les villes de plus de 4.000 habitants et en transformant chaque cité en un pays étranger protégé par des taxes de douane contre les vins français. Les grands commerçants en vins, les petits à plus forte raison, les « marchands de vins » dont les bénéfices dépendent directement de la vente du vin sont autant d’ennemis déclarés de l’impôt des boissons. Enfin, en diminuant la consommation, cette taxe ferme à la production son débouché. En même temps qu’il empêche les ouvriers des villes de payer le vin, il empêche également les vignerons de le vendre. Et la France compte une population de vignerons s’élevant à 12 millions environ. On comprend, dès lors, la haine du peuple en général et surtout le fanatisme des vignerons contre l’impôt des boissons. De plus on ne voyait pas dans son rétablissement un fait isolé, plus ou moins fortuit. Les paysans possèdent une espèce de tradition historique qui se transmet de père en fils. Dans ces enseignements murmurés à l’oreille, on apprend que tout gouvernement, tant qu’il veut tromper le paysan promet, la suppression de l’impôt sur les vins, mais que, dès qu’il l’a trompé, il le conserve ou le rétablit. C’est à cet impôt que le paysan reconnaît le « bouquet » du gouvernement, sa tendance. Le rétablissement de l’impôt des boissons le 20 décembre, signifiait : Louis Bonaparte est comme les autres. Mais il était cependant différent des autres ; il était une invention des paysans, et ceux-ci, dans les pétitions contraires à cette taxe et qui comptaient des millions de signatures reprenaient les suffrages qu’ils avaient accordé un an auparavant au « neveu de son oncle ».
La population campagnarde, qui forme plus des deux tiers de la population française, consiste principalement en ces propriétaires fonciers que l’on qualifie de libres. La première génération, affranchie gratuitement des charges féodales par la révolution de 1789 n’avait pas payé la terre ; mais les générations suivantes payaient, sous la forme de prix du sol, ce que leurs devanciers demi-serfs avaient payé sous forme de rente, de dîme, de corvée, etc. A mesure que la population croissait, que d’autre part augmentait la division de la terre, le prix de la parcelle s’élevait, car la demande croissait avec son exiguïté ; mais à mesure que le prix de la parcelle montait, soit que le paysan l’achetât directement, ou qu’il se la fît compter comme capital par ses cohéritiers, l’endettement du paysan, c’est-à-dire l’hypothèque croissait en proportion. Le titre de la créance dont la terre est chargée se nomme en effet hypothèque, c’est la créance dont le sol est le nantissement. De même qu’au moyen âge les privilèges s’accumulaient sur les biens-fonds, les hypothèques s’amoncellent actuellement sur les parcelles. De plus, sous le régime parcellaire, la terre est pour son propriétaire un pur instrument de production. Or, à mesure que la division du terrain augmente, sa fertilité diminue. L’application de la machine à la terre, la division du travail, les améliorations principales, canaux d’irrigation, d’asséchement, etc., deviennent de plus en plus impossibles, parce que les faux-frais de la culture croissent proportionnellement à la division du moyen de production. Mais, l’état de division augmentant, le bien-fonds et le matériel le plus misérable tendent de plus en plus à devenir l’unique capital du cultivateur parcellaire. Les avances de capital, faites à la terre, diminuent, les petits paysans voient de plus en plus leur faire défaut le sol, l’argent et le savoir nécessaire à l’utilisation des progrès de l’agronomie : l’agriculture rétrograde de plus en plus. Enfin, le produit net diminue proportionnellement à l’augmentation de la consommation brute. La famille du paysan tout entière se voit interdire par sa propriété même toute autre occupation et cependant la terre ne peut plus la nourrir.
Ainsi donc, la population et, avec elle, la division du sol augmentant, le moyen de production, la terre, s’élève de prix, sa fertilité diminue en proportion : l’agriculture périclite et le paysan s’endette dans la même mesure. Ce qui était effet devient cause à son tour, Chaque génération laisse l’autre plus endettée. Chaque génération débute dans des conditions plus défavorables et plus dures. L’hypothèque donne naissance à l’hypothèque, et quand le paysan ne peut plus offrir sa parcelle en nantissement de nouvelles dettes, ne peut plus la charger de nouvelles hypothèques, il devient directement la proie de l’usure et les intérêts usuraires se font de plus en plus énormes.
Il arriva donc que le paysan français, sous forme d’intérêts pour les hypothèques prises sur sa terre, sous forme d’intérêts pour les avances sans hypothèques des usuriers, abandonna au capitaliste, non seulement une rente, non seulement le profit industriel, bref, non seulement tout le bénéfice net, mais encore une partie du salaire. Il tomba dans la condition du tenancier irlandais et tout cela sous le prétexte d’être propriétaire privé.
Ce procès fut accéléré en France par l’accroissement continu des charges fiscales et par les frais de justice, provenant soit des formalités dont la législation française entoure la propriété foncière, soit des conflits innombrables qui naissent de la juxtaposition et de l’enchevêtrement des parcelles, soit de la manie chicanière des paysans chez qui la jouissance de la propriété se réduit à faire prévaloir fanatiquement l’illusion de la propriété, le droit de propriété.
D’après un tableau statistique datant de 1840, le produit brut du sol français s’élevait à 5.237.178.000 francs. Il faut en déduire 3.552.000.000 francs pour les frais de culture, y compris la consommation des travailleurs agricoles. Reste un produit net de 1.685.178.000. francs, dont il faut déduire 550 millions pour les intérêts hypothécaires, 100 millions pour les magistrats, 350 millions d’impôts, et 107 millions pour les droits d’enregistrement, de timbre et d’hypothèque. Reste la troisième partie du produit net, 538 millions. Répartis par tête de la population, cela ne fait pas 25 francs de produit net. Dans ce calcul n’entre naturellement en ligne de compte ni l’usure non hypothécaire, ni les honoraires des avocats, etc.
On comprend quelle fut la situation du paysan quand la République eut ajouté de nouvelles charges aux anciennes. On voit que son exploitation ne se distingue que par la forme de celle du prolétariat industriel. L’exploiteur est le même, c’est le capital. Les capitalistes isolés exploitent les paysans isolés par l’hypothèque et l’usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par les impôts. Le titre de propriété du paysan est le talisman grâce auquel le capital l’ensorcèle, le prétexte au nom duquel il l’excite contre le prolétariat industriel. Seule la chute du capital peut relever le paysan, seul un gouvernement anti-capitaliste, prolétarien, peut remédier à sa misère économique, à sa dégradation sociale. La République constitutionnelle est la dictature des exploiteurs coalisés du campagnard. La République sociale démocratique, la République rouge est la dictature de ses alliés. Le plateau de la balance monte ou descend suivant le suffrage que le paysan jette dans l’urne électorale. C’est à lui de décider de son sort. — Ainsi parlaient les socialistes dans des pamphlets, des almanachs, des calendriers, des brochures de toute espèce. Ce langage devint encore plus compréhensible pour le paysan grâce aux écrits contraires du « parti de l’ordre » qui s’adressait à lui, et, par une exagération grossière, une conception, une exposition brutale des desseins et des idées des socialistes, atteignait à la véritable rusticité et irritait la convoitise du fruit défendu. Ce qui parlait le plus clairement à l’esprit des paysans, c’était l’expérience que cette classe avait retirée de l’exercice du droit de suffrage, c’étaient les désillusions qui se succédaient coup sur coup avec une rapidité révolutionnaire. Les révolutions sont les locomotives de l’histoire.
La transformation graduelle subie par les paysans se montra à différents symptômes. Elle se manifesta dans les élections pour l’Assemblée législative, puis dans la mise en état de siège des départements voisins de Lyon, puis dans l’élection par le département de la Gironde d’un Montagnard à la place de l’ancien président de la « Chambre introuvable » peu de jours après le 13 juin, enfin par l’élection d’un rouge le 20 décembre 1849 à la place d’un légitimiste décédé dans le département du Gard, cette terre promise du légitimisme, théâtre d’atrocités effrayantes subies par les républicains en 1794 et en 1795, centre de la terreur blanche en 1815 où libéraux et protestants furent ouvertement assassinés. Le bouleversement de la classe la plus stationnaire de la population apparut très clairement après le rétablissement de l’impôt des boissons. Les mesures gouvernementales, les lois de janvier et de février 1850 sont presqu’exclusivement destinées aux départements et aux paysans. C’était la preuve la plus frappante du progrès qu’ils avaient accompli.
La circulaire d’Hautpoul, qui fait du gendarme un inquisiteur au service du préfet, du sous-préfet et surtout du maire, qui organise l’espionnage au sein des communes rurales les plus éloignées ; la loi contre les instituteurs, en vertu de laquelle ces derniers, les gens capables, les porte-paroles, les éducateurs et les interprètes de la classe paysanne étaient soumis à l’arbitraire des préfets ; eux, les prolétaires de la classe instruite, se voyaient chasser d’une commune dans l’autre comme un gibier que l’on veut forcer ; la proposition de loi contre les maires qui suspend au-dessus de leur tête l’épée de Damoclès de la révocation et constamment les oppose, eux, les présidents des communes rurales au président de la République et au « parti de l’ordre » ; l’ordonnance qui change les 17 divisions militaires en quatre pachaliks et donne aux Français pour salon national la caserne et le bivouac ; la loi sur l’instruction par laquelle le parti de l’ordre proclame que l’inconscience et l’abrutissement de la France sont la condition de son existence sous le régime de suffrage universel. Qu’étaient-ce que toutes ces lois, toutes ces mesures ? C’étaient des tentatives désespérées du « parti de l’ordre » pour reconquérir les départements et les paysans des départements.
Considérés comme mesures de répression, les moyens étaient misérables et allaient contre leur but. Les grandes mesures comme le maintien de l’impôt des boissons, l’impôt des 45 centimes, le rejet dédaigneux des pétitions des paysans demandant le remboursement du milliard, etc., toutes ces foudres législatives ne frappaient la classe paysanne que d’un coup, dans sa totalité, partaient du centre. Les lois et les mesures introduites rendaient l’attaque et la résistance générales, devenaient les sujets de conversation de chaque hutte, inoculaient la révolution à chaque village : elles localisaient cette révolution, en faisaient une révolution paysanne.
D’autre part, ces propositions de Bonaparte, leur adoption par l’Assemblée nationale, tout cela ne démontrait-il pas l’union des deux pouvoirs de la République constitutionnelle dès qu’il s’agit de la répression de l’anarchie, de l’oppression de toutes les classes qui se soulèvent contre la dictature de la bourgeoisie ? Est-ce que Soulouque n’avait pas, immédiatement après son message brutal, assuré la Législative de son dévouement à l’ordre par le message de Carlier qui suivit immédiatement, de Carlier, cette caricature ignoblement commune de Fouché : Louis Bonaparte lui-même était d’ailleurs la plate caricature de Napoléon.
La loi sur l’instruction nous montre l’alliance des jeunes catholiques et des vieux voltairiens. La domination des bourgeois coalisés pouvait-elle être autre chose que le despotisme coalisé de la restauration amie des Jésuites et de la monarchie de Juillet libre penseuse ? Est-ce que les armes qu’une fraction de la bourgeoisie avait remises au peuple pour lutter contre l’autre parti bourgeois dans les luttes réciproques dont l’hégémonie était l’enjeu, est-ce que ces armes ne devaient pas être reprises au peuple alors en présence de la dictature de la coalision ? Rien n’a plus irrité le boutiquier de Paris que ce coquet étalage de Jésuitisme non pas même le rejet des concordats à l’amiable.
Pendant ce temps, les conflits continuaient à s’élever aussi bien entre les différentes fractions du parti de l’ordre, qu’entre l’Assemblée nationale et Bonaparte. Beaucoup de choses étaient faites pour déplaire à l’Assemblée : Bonaparte, immédiatement après « son coup d’Etat », après la constitution d’un ministère bonapartiste proprement dit, mandait devant lui les invalides de la monarchie, nommés préfets, et faisait de leur agitation inconstitutionnelle en faveur de sa réélection à la présidence la condition de leur maintien dans leur fonction. Carlier célébrait son installation par la fermeture d’un club légitimiste. Bonaparte fondait un journal particulier, le Napoléon, qui confiait au peuple les intentions secrètes du président que ses ministres étaient obligés de démentir à la tribune de la Législative. Bien des choses semblaient peu plaisantes : le maintien insolent du ministère malgré les votes de défiance répétés ; la tentative de se concilier la faveur des sous-officiers par une haute-paie journalière de quatre sous, et la faveur du prolétariat par un plagiat des Mystères d’Eugène Sue, par une banque de prêts sur l’honneur ; l’impudence enfin avec laquelle on faisait proposer par les ministres la déportation à Alger des derniers insurgés de Juin pour frapper « en gros » la Législative d’impopularité, alors que le président conservait sa popularité « en détail » par des grâces isolées. Des paroles menaçantes tombèrent de la bouche de Thiers qui parla de « coups d’État » et de « coups de tête ». La Législative se vengea de Bonaparte en rejetant toute proposition de loi qu’il déposait dans son propre intérêt, en cherchant avec une défiance bruyante si chaque projet qu’il déposait dans l’intérêt général n’avait pas pour effet, en augmentant le pouvoir exécutif, de profiter au pouvoir personnel du prince président. En un mot, l’Assemblée se vengeait par la conspiration du mépris.
Le parti légitimiste, de son côté, voyait avec mécontentement les orléanistes, plus capables, s’emparer de nouveau de presque tous les postes et la centralisation croître alors qu’ils voyaient principalement leur salut dans la décentralisation. C’était réel. La contre-révolution centralisait à l’excès. Elle préparait à l’avance le mécanisme de la révolution. Par le cours forcé accordé aux billets de banque, elle centralisait même l’or et l’argent de la France dans la banque de Paris. Elle créait ainsi au profit de la révolution un trésor de guerre tout fait.
Les orléanistes, enfin, voyaient avec dépit surnager le principe de la légitimité, le voyaient avec déplaisir s’opposer à leur principe bâtard. Ils se trouvaient à chaque instant humiliés et maltraités parce qu’ils représentaient la mésalliance bourgeoise d’un noble époux.
Nous avons vu peu à pou les paysans, les petits bourgeois, et, en général, toutes les classes moyennes se ranger aux côtés du prolétariat, poussés à se mettre en opposition officielle avec la République officielle, traités par elle en adversaires. Révolte contre la dictature de la bourgeoisie ; nécessité d’une modification de la société ; maintien des institutions républicaines et démocratiques considérées comme les moteurs de cette société ; ralliement autour du prolétariat, la seule puissance révolutionnaire décisive — telles sont les caractéristiques les plus générales de ce qu’on a appelé le parti de la sociale démocratie, le parti de la république rouge. Ce parti de l’anarchie, comme se sont plus à le baptiser ses adversaires, n’est pas moins que le parti de l’ordre une coalition d’intérêts différents. Il part des plus petites réformes apportées au désordre de l’ancienne société et aboutit au bouleversement de l’ancien ordre social ; le libéralisme bourgeois et le terrorisme révolutionnaire sont les lointains extrêmes qui forment le point d’origine et le point terminal du parti de l’ « Anarchie. »
La suppression des droits protecteurs, c’est du socialisme ! elle atteint en effet le monopole de la fraction industrielle du « parti de l’ordre ». La réglementation du déficit public — c’est du socialisme ! elle atteint le monopole de la fraction financière du « parti de l’ordre ». La libre entrée de la viande et des grains étrangers — c’est du socialisme ! elle atteint la troisième fraction du « parti de l’ordre », la grande propriété foncière. Les revendications du parti libre-échangiste, des bourgeois anglais les plus avancés paraissent, en France, être autant de revendications socialistes. Le voltairianisme — c’est du socialisme ! Il attaque une quatrième fraction du « parti de l’ordre », la fraction catholique. Liberté de la presse, liberté d’association, instruction générale du peuple — Socialisme ! Socialisme ! Ces mesures frappent le monopole du parti de l’ordre dans son ensemble.
La marche de la révolution avait si bien mûri la situation que les exigences les plus modestes des classes moyennes, les réformateurs de toutes nuances étaient contraints de se rallier autour du drapeau du parti révolutionnaire le plus avancé, autour du drapeau rouge.
Quelle que fut, d’ailleurs, la diversité du socialisme, des fractions importantes du parti de l’anarchie — cette diversité correspondait à la variété des conditions économiques et aux différences dans les besoins généraux des classes et des fractions de classes qui découlaient de ces conditions — sur un point du moins il y avait unanimité. On proclamait que le socialisme était le moyen d’émanciper le prolétariat et que son but était cette émancipation.
Dans les phrases socialistes générales, ressemblant à peu près à celles du parti de l’anarchie, se cache le socialisme du National, de la Presse et du Siècle, qui, plus ou moins conséquent, veut renverser la domination de l’aristocratie financière et délivrer l’industrie et le commerce de leurs entraves antérieures. C’est le socialisme de l’industrie, du commerce et de l’agriculture. En effet, les grands capitalistes, membres du parti de l’ordre, renient les intérêts de ces industries qui ne s’accordent plus avec leurs monopoles privés. Ce socialisme bourgeois, qui, naturellement, rallie autour de lui une partie des ouvriers et des petits bourgeois comme le font toutes les espèces bâtardes de socialisme, se distingue du socialisme petit bourgeois proprement dit, du socialisme « par excellence ». La petite bourgeoisie hait le capital parce qu’elle est débitrice : elle demande des institutions de crédit. Le capital l’écrase par la concurrence : elle réclame des associations subventionnées par l’État. Le capital l’accablé par la concentration : elle veut des impôts progressifs, des restrictions à l’héritage, l’entreprise par l’État des grands travaux, d’autres mesures encore qui entravent puissamment l’accroissement du capital. Comme elle rêve à la réalisation pacifique de son socialisme, qu’elle compte même sur une seconde révolution de Février durant pendant quelques jours, elle croit naturellement que le procès historique futur consiste dans l’application des systèmes que les penseurs sociaux conçoivent ou ont conçu soit en compagnie, soit en inventeurs isolés. Les petits bourgeois deviennent ainsi les éclectiques ou les adeptes des systèmes socialistes déjà existants, du socialisme doctrinaire qui n’est resté l’expression théorique du prolétariat qu’aussi longtemps que celui-ci n’était pas assez développé pour posséder un mouvement historique indépendant.
Ainsi donc, pendant que l’Utopie, le socialisme doctrinaire, qui subordonne le mouvement total à un de ses moments, remplace la production sociale, la production en commun, par la chimère d’un pédant isolé, dont surtout la fantaisie rabaisse la lutte révolutionnaire des classes avec ses nécessités à de petits artifices ou à de grosses sentimentalités ; pendant que ce socialisme doctrinaire, qui au fond se borne à idéaliser la société actuelle, n’en prend qu’une ombre sans âme et veut que son idéal l’emporte sur la réalité sociale ; pendant que ce socialisme est abandonné par le prolétariat à la petite bourgeoisie ; alors que la rivalité des différents chefs socialistes met en évidence chacun de ces soi-disant systèmes, de ces théories, dont chacune relient prétentieusement l’un des moments intermédiaires du bouleversement social au détriment des autres, le prolétariat, lui, se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme auquel la bourgeoisie elle-même a fourni le nom de Blanqui. Ce socialisme, c’est la révolution à l’état permanent, la dictature de classe du prolétariat, moment nécessaire qu’il faut franchir pour atteindre à la suppression générale des différences de classe ; c’est la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, la suppression de tous les rapports sociaux qui correspondent à ces rapports de production, le bouleversement enfin de toutes les idées qui découlent de ces rapports sociaux.
L’espace qui nous est réservé ne nous permet pas de développer davantage ce sujet.
Nous avons vu que si, dans le parti de l’ordre, l’aristocratie financière devait nécessairement prendre la tête, dans le parti de l’Anarchie ce devait être le prolétariat. Les différentes classes, unies en une ligne révolutionnaire, se groupaient donc autour du prolétariat ; les départements devenaient de moins en moins sûrs ; l’Assemblée législative était de plus en plus mécontente des prétentions du Soulouque français. Pendant ce temps, approchaient les élections complémentaires, longtemps ajournées et retardées, qui devaient pourvoir au remplacement des Montagnards proscrits le 13 juin.
Le gouvernement, méprisé par ses ennemis, maltraité et journellement humilié par ses soi-disant amis, ne voyait qu’un moyen de sortir de sa situation répugnante, intolérable : l’émeute. Une émeute à Paris eût permis de mettre en état de siège la capitale et les départements, d’être ainsi maître des élections. D’autre part, les amis de l’ordre auraient été contraints à des concessions vis-à-vis d’un gouvernement vainqueur de l’anarchie, s’ils ne voulaient pas, eux-mêmes, passer pour anarchistes.
Le gouvernement se mit à l’œuvre. Au commencement de février, on provoqua le peuple en abattant les arbres de la liberté. Ce fut inutile. Si les arbres de la liberté avaient perdu leur place, le gouvernement lui-même perdit la tête, et recula, effrayé, devant sa provocation. L’Assemblée nationale reçut cette maladroite tentative d’émancipation de Bonaparte avec une défiance glacée. L’enlèvement des couronnes d’immortelles de la colonne de juillet n’eut pas plus de succès. Elle fournit à une partie de l’armée l’occasion de démonstrations révolutionnaires et à l’Assemblée nationale le prétexte d’un vote de défiance plus ou moins déguisé contre le ministère. Ce fut en vain que la presse gouvernementale menaça de la suppression du suffrage universel, de l’invasion des Cosaques. En vain d’Hautpoul, en pleine assemblée, somma-t-il la gauche de descendre dans la rue en déclarant que le gouvernement était prêt à la recevoir. D’Hautpoul n’en retira qu’un rappel à l’ordre du président et le « parti de l’ordre » laissa avec une joie maligne et silencieuse un député de gauche persiffler les velléités usurpatrices de Bonaparte. En vain prophétisa-t-on une révolution pour le 24 février ; le gouvernement fit en sorte que le 24 février fut ignoré du peuple.
Le prolétariat permettait qu’on le provoquât à l’émeute parce qu’il avait dessein de faire une révolution.
Sans s’arrêter aux excitations du gouvernement qui ne faisaient qu’irriter davantage le mécontentement général contre l’ordre existant, le comité électoral, entièrement sous l’influence des ouvriers, présenta trois candidats pour Paris : Deflotte, Vidal et Carnot. Deflotte était un déporté de juin, amnistié dans un de ces accès où Bonaparte essayait de se ménager la popularité. C’était un ami de Blanqui, et il avait participé à l’attentat du 15 mars. Vidal, connu comme écrivain communiste par son livre de La répartition de la richesse était l’ancien secrétaire de Louis Blanc à la commission du Luxembourg. Carnot, le fils du conventionnel, de l’organisateur de la victoire, le moins compromis des membres du parti du National avait été ministre de l’instruction publique. Son démocratique projet de loi sur l’instruction primaire était une protestation vivante contre la loi sur l’instruction due aux Jésuites. Ces trois candidats représentaient les trois classes alliées : en tête, l’insurgé de Juin, le représentant du prolétariat révolutionnaire ; à côté de lui, le socialiste doctrinaire, le représentant de la petite bourgeoisie socialiste ; en troisième lieu, enfin, le représentant du parti républicain bourgeois dont les formules démocratiques, opposées à celles du « parti de l’ordre » avaient pris une couleur socialiste et perdu, depuis longtemps, leur sens propre. C’était comme en février une coalition générale contre la bourgeoisie et le gouvernement. Mais, cette fois, le prolétariat était à la tête de la ligue révolutionnaire.
Malgré tous les efforts, les candidats socialistes l’emportèrent. L’armée elle-même vota pour l’insurgé de Juin, contre son propre ministre de la Guerre, Lahitte. Le parti de l’ordre était comme frappé de la foudre. Les élections départementales le consolaient mal : elles fournissaient une majorité de Montagnards.
L’élection du 10 mars 1850 ! C’était la revanche de juin 1848. Les massacreurs et les déporteurs des insurgés de Juin rentraient bien à l’Assemblée nationale, mais l’échine basse, à la suite des déportés, et leurs principes au bout des lèvres. C’était la revanche du 13 Juin 1849. La Montagne, proscrite par l’Assemblée nationale faisait sa rentrée dans cette Assemblée, mais maintenant trompette avancée de la Révolution, elle n’en avait plus le commandement comme autrefois. C’était la revanche du 10 décembre. Napoléon avait été battu avec son ministre Lahitte. L’histoire parlementaire de la France ne connaît qu’un cas analogue : l’échec d’Haussy, ministre de Charles X en 1830. L’élection du 10 mars 1850 était enfin la cassation de celle du 13 mai qui avait donné la majorité au « parti de l’ordre. » L’élection du 10 mars protestait contre la majorité du 13 mai. Le 10 mars était une Révolution. Derrière les bulletins de vote, les pavés étaient prêts.
« Le vote du 10 mars, c’est la guerre », s’écriait Ségur d’Aguesseau, un des membres les plus avancés du parti de l’ordre.
Avec le 10 mars 1850, la République constitutionnelle rentre dans une nouvelle phase, dans sa phase de dissolution. Les différentes fractions de la majorité se sont réconciliées entre elles et avec Bonaparte, elles sont de nouveau destinées à sauver l’ordre, et lui redevient leur homme neutre. Si elles songent encore à être royalistes, c’est parce qu’elles désespèrent toujours de la possibilité de la République bourgeoise. S’il pense encore à être président, c’est uniquement parce qu’il désespère de le rester.
A l’élection de Deflotte, l’insurgé de Juin, Bonaparte répond sur l’indication du « parti de l’ordre », par la nomination de Baroche au ministère de l’intérieur, de Baroche, l’accusateur de Blanqui et de Barbès, de Ledru-Rollin et de Guinard. A l’élection de Carnot, la Législative répond par le vote de la loi sur l’instruction, à l’élection de Vidal, par l’interdiction de la presse socialiste. Le « parti de l’ordre » cherche à dissimuler sa peur par les coups de trompette que lance sa presse. « Le glaive est saint », s’écrie un de ses organes. « Les défenseurs de l’ordre doivent prendre l’offensive contre le parti rouge », dit un autre. « Entre le socialisme et la société, il y a un duel à mort, une guerre continuelle, sans pitié. Dans ce combat singulier, l’un ou l’autre doit être terrassé. Si la société n’anéantit pas le socialisme, le socialisme anéantira la société », chante un troisième coq de l’ordre. Élevez les barricades de l’ordre, les barricades de la religion, les barricades de la famille ! Il faut en finir avec les 127.000 électeurs de Paris ! Une Saint-Barthélemy pour les socialistes ! Et le parti de l’ordre croit un moment dans sa propre confiance, dans sa victoire.
Ce que ses organes prennent le plus fanatiquement à parti, ce sont les boutiquiers de Paris. L’insurgé de Juin choisi comme représentant par les boutiquiers de Paris ! Cela Signifie qu’un second Juin 1848 est impossible ; qu’un second 13 Juin 1849 est impossible ; que l’influence morale du capital est battue en brèche ; que l’Assemblée nationale ne représente plus que la bourgeoisie ; que la grande propriété est perdue, puisque son soutien, la petite propriété, cherche son salut dans le camp des sans-avoir.
Le « parti de l’ordre » revient naturellement à ses inévitables lieux communs. Davantage de répression ! s’écrie-t-il. Dix fois plus de répression ! Mais sa force de répression est dix fois plus faible, tandis que la résistance est cent fois plus puissante. L’instrument principal de la répression, l’armée ne doit-elle pas elle-même être réprimée ? Et le parti de l’ordre prononce son dernier mot : « Le cercle de fer d’une légalité qui nous étouffe doit être rompu. La République constitutionnelle est impossible ! » Il nous faut lutter avec nos vraies armes. Depuis février 1848, nous avons combattu la Révolution sur son propre terrain, avec ses propres armes ; nous avons accepté ses propres institutions. La Constitution est une citadelle qui ne protège que les assiégeants, non les assiégés ! En nous glissant dans Ilion, la sainte, cachée dans le ventre du cheval de Troie, nous n’avons pas, à la différence de nos modèles, les Grecs, conquis la ville ennemie, nous nous sommes laissés faire prisonniers nous-mêmes.
Mais le fondement de la Constitution est le suffrage universel. La suppression du suffrage universel est le dernier mot du « parti de l’ordre », de la dictature bourgeoise.
Le suffrage universel avait donné raison à la bourgeoisie le 24 mai 1848, le 20 décembre 1848, le 13 mai 1849, le 8 juillet 1849. Le suffrage universel s’est fait tort à lui-même le 10 mars 1850. La constitution bourgeoise signifie que la domination bourgeoise est l’émanation et le résultat du suffrage universel, l’acte parfait de la volonté souveraine du peuple. Mais du moment que le contenu de ce suffrage, de cette volonté souveraine n’est plus la domination de la bourgeoisie, la Constitution a-t-elle encore quelque sens ? N’est-ce pas le devoir de la bourgeoisie de réglementer le suffrage de telle façon qu’il veuille ce qui est raisonnable, qu’il veuille la domination de la bourgeoisie ? Le suffrage universel en révoquant constamment le pouvoir public, en le créant à nouveau, en le tirant de son propre sein, ne supprime-t-il pas toute stabilité, ne met-il pas tous les pouvoirs existants continuellement en question, n’annihile-t-il pas l’autorité, ne menace-t-il pas même de mettre l’anarchie au même rang que l’autorité ? Après le 10 mars 1850, qui pouvait en douter ?
La bourgeoisie, en se dépouillant du suffrage universel dont elle s’était drapée jusqu’alors, d’où elle puisait sa toute-puissance, confesse crûment : Notre dictature s’est maintenue jusqu’à présent par la volonté du peuple, il faut l’assurer maintenant contre la volonté du peuple. Et, conséquente, elle cherche son appui non plus en France, mais hors de France, à l’étranger, dans l’invasion.
Elle suscite ainsi un second Coblence, dont le siège est fait en France même. Elle réveille contre elle toutes les passions nationales. Par son attaque contre le suffrage universel, elle fournit à la nouvelle révolution un prétexte général, et la révolution en a besoin. Tout prétexte particulier eût divisé les membres de la ligue révolutionnaire et mis leurs divergences en évidence. Le prétexte général aveugle les classes à moitié révolutionnaires, leur permet de s’illusionner sur le caractère déterminé de la révolution à venir, sur les conséquences de leur propre action. Toute révolution a besoin d’une question de banquet. Le suffrage universel était la question des banquets de la nouvelle révolution.
Mais les fractions bourgeoises sont déjà perdues quand elles abandonnent la seule forme où il leur soit possible d’exercer le pouvoir en commun, la forme la plus puissante et la plus parfaite de leur domination de classe, la République constitutionnelle, pour avoir recours à la forme inférieure, incomplète et plus faible de la Monarchie. Elles ressemblent à ce vieillard qui pour reconquérir sa jeunesse, reprenait sa parure enfantine et cherchait à tourmenter ses membres flétris. Leur République n’avait qu’un avantage : celui d’être la serre destinée à faire éclore la révolution.
Le 10 mars 1850 porte l’inscription :