La Lutte des classes en France (1848-1850)/Introduction

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Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. i-v).


INTRODUCTION


La Lutte des classes en France de 1848 à 1850[1] parut sous forme d’articles dans la « Neue Rheinische Zeitung », revue publiée à Hambourg en 1850.

La librairie du « Vorwærts » de Berlin en a édité en 1895 une réimpression qu’elle a fait précéder d’une préface de Fred. Engels.

Marx a composé son travail à Londres en 1849 et en 1850, dans les premiers temps de son exil, après son expulsion de France sur les ordres de Guizot.

« C’est, nous dit Engels dans la préface à l’édition du « Vorwærts », la première tentative qu’ait faite Marx pour expliquer, à l’aide de son mode de conception matérialiste, un fragment de l’histoire contemporaine en partant de la situation économique de l’époque. Dans le manifeste communiste, la théorie avait bien été appliquée à l’histoire moderne, mais dans ses grands traits seulement… Il s’agissait maintenant, dans l’esprit de l’auteur…, d’établir que les événements politiques ne sont, en dernière analyse, que les effets de causes économiques[2] ».

Engels s’attache à montrer combien une pareille tentative rencontre même actuellement de difficultés. Elles étaient encore plus grandes à l’époque où Marx a entrepris son travail.

« Quand on apprécie les événements et les séries d’événements de l’histoire journalière, on n’est jamais en état de remonter aux causes économiques dernières. Maintenant même, alors qu’une presse spéciale, pleine de compétence, nous fournit des matériaux si abondants, il n’en est pas moins impossible en Angleterre même de suivre, jour par jour, la marche de l’industrie et du commerce dans le marché général ainsi que les modifications survenues dans les méthodes de production, les serrer d’assez près pour que l’on puisse, à un moment quelconque, obtenir le produit général de tous ces facteurs, aux complications diverses et aux variations continuelles. Les plus importants de ces facteurs, d’ailleurs, exercent souvent leur action dans les profondeurs avant de la faire sentir soudainement et violemment à la surface. On ne peut jamais atteindre à une vue claire sur l’histoire économique d’une période donnée pendant cette période même ; on n’y parvient qu’après coup, quand les matériaux ont été rassemblés et examinés. La statistique est ici une ressource nécessaire et elle ne vient qu’après. Aussi, dans l’histoire contemporaine courante, ne se voit-on que trop souvent forcé de regarder comme constant le facteur décisif et de considérer comme invariable, comme s’appliquant à toute la période, la situation économique que l’on a rencontrée au début de cette période. Ou bien encore, on se trouve contraint de ne s’arrêter qu’aux variations de cette situation qui proviennent d’événements manifestes, variations qui, par suite sont elles-mêmes évidentes. La méthode matérialiste ne devra donc se borner que trop souvent à ramener les conflits politiques aux luttes d’intérêts éclatant entre les classes sociales ou les fractions de ces classes que l’on rencontre et qui découlent du développement économique, se contenter de démontrer que les divers partis politiques sont l’expression politique plus ou moins adéquate de ces mêmes classes et fractions de classes.

« Il va de soi qu’en faisant ainsi nécessairement abstraction des variations simultanées survenues dans la situation économique et en négligeant ainsi nécessairement la base propre de tous les procès en question, on s’expose à l’erreur ; mais toutes les conditions qu’exige une exposition unitaire de l’histoire contemporaine renferment inévitablement des sources d’erreur. Cela n’empêche pourtant personne d’écrire l’histoire contemporaine[3]. »

Engels montre ensuite qu’à l’époque où Marx composa la Lutte des classes en France, les obstacles étaient encore bien plus grands que maintenant : « Quand Marx entreprit ce travail, la source d’erreur dont nous venons de parler était encore bien plus difficile à éviter. Au moment de la révolution de 1848-49, il était simplement impossible de suivre les variations économiques qui se produisaient en même temps, ou même d’y consacrer son attention. Il en fut de même pendant les premiers mois d’exil à Londres dans l’automne et l’hiver de 1849-50. Ce fut pourtant précisément le moment où Marx commença ce travail. Et malgré l’état défavorable des circonstances, sa connaissance exacte de la situation économique de la France avant la révolution de Février, ainsi que de l’histoire politique de ce pays à partir de cette révolution lui permit d’exposer les événements, de découvrir leur unité interne mieux qu’on ne l’a jamais fait depuis[4]. »

Engels ajoute que non seulement Marx a atteint le but qu’il s’était ainsi proposé, mais encore qu’il y est arrivé d’un coup. Marx soumit en effet son travail à deux revisions successives. Jouissant de quelques loisirs au début de 1850, Marx put « se livrer à des études économiques et reprendre l’étude de l’histoire économique des dix dernières années ». Il ne trouva « rien à changer à l’interprétation qu’il avait donnée aux événements dans son œuvre ». Enfin quand après le coup d’État de Bonaparte il se remit encore une fois à l’étude de cette période pour écrire le XVIII Brumaire de Louis Bonaparte, il exposa brièvement les événements qui avaient précédé : il n’eût presque pas de modifications à apporter à son travail antérieur.

L. R.



  1. Die Klassenkœmpfe in Frankreich 1848 bis 1850, Abdruck aus der « Neuen rheinischen Zeitung » politisch-ökonomische Revue. Hamburg, 1850.
  2. O. C. p. 3, préface de Engels.
  3. O. C., p. 3 et 4, préface de Engels.
  4. O. C., p. 4, préface de Engels.