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La Lutte pour l’Empire de la mer/Chapitre 1

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Augustin Challamel (p. 17-36).

LA LUTTE
POUR L’EMPIRE DE LA MER

I
LA STRATÉGIE

La Russie ne sera jamais une grande puissance maritime. La géographie s’y oppose.

Se développant par expansion autour d’une province noyée dans les terres, la nationalité moscovite finit par percer jusqu’à la côte. Elle s’établit ainsi sur trois mers très éloignées les unes des autres. Et quelles mers ! Des culs-de-sac, des lacs dont les débouchés sur la haute mer appartiennent à des nations rivales.

Cette situation stratégique nécessite l’entretien de trois flottes distinctes qui ne peuvent ni se réunir ni se soutenir. La flotte de la mer Noire est bloquée en permanence par le traité de Paris ; mais ce traité n’est lui-même qu’une conséquence de la géographie. Quant aux deux flottes de la Baltique et du Pacifique, elles se trouvent aux deux extrémités du monde ; et la difficulté de faire renforcer l’une par l’autre est telle qu’il a fallu 14 mois pour amener une escadre de renfort de la Baltique dans les eaux du Pacifique. Une politique maritime prévoyante aurait pu atténuer l’inconvénient de la distance en semant sur la route de l’Extrême-Orient des points d’appui ; il y a 50 ans, la Russie aurait pu acquérir des bases, mais maintenant il est trop tard, tout est pris. D’ailleurs l’expansion russe s’est faite par terre et l’importance du côté maritime est restée dans l’ombre. Il n’y a que l’Angleterre qui ait eu une vision assez nette de l’avenir pour discerner l’utilité que pourraient avoir des rochers comme Gibraltar, Aden, Hong-Kong et bien d’autres.

Si la géographie générale a été contre la Russie, la géographie locale ne l’a pas mieux servie. Au contraire.

Vladivostok, le seul port de la Sibérie, est situé au milieu de la mer du Japon à laquelle on ne peut accéder que par trois couloirs : les détroits de la Pérouse et de Tsugaru, le canal de Corée. Tous ces couloirs sont commandés par les côtes japonaises ; ce sont de véritables défilés qu’il faut franchir pour gagner Vladivostok ou s’en éloigner. C’est dans l’un d’eux qu’eut lieu la bataille du 14 août et que fut anéantie l’escadre Rojestvenskii ; c’est dans un autre que fut coulé le Novik[1].

La Russie s’était emparée de Port-Arthur afin de s’affranchir de cette servitude ; mais il se trouva alors que les deux bases d’opérations furent séparées par la masse du territoire japonais ; pour aller de l’une à l’autre, il fallait longer les côtes ennemies sur une grande longueur ou faire un énorme détour[2].

Le Japon bénéficiait donc d’une situation géographique exceptionnelle que la Russie ne pouvait contrebalancer qu’en adoptant des dispositions spéciales.

La guerre n’a pas éclaté subitement. Le Japon s’y préparait avec fureur depuis plusieurs années ; et, si la Russie espérait bien pouvoir l’éviter, elle ne devait pas moins se prémunir contre une éventualité qui devenait de jour en jour plus probable. Les conditions stratégiques au milieu desquelles allait se dérouler le conflit étaient donc parfaitement connues d’avance ; les avantages et les inconvénients qui en résultaient pour chaque adversaire devaient semble-t-il avoir été pesés depuis longtemps, afin de tirer parti des uns et de pallier les autres dans la mesure du possible.

Cette étude raisonnée a bien été faite par le gouvernement japonais ; les erreurs de principe qui ont été commises par les Russes montrent que ces derniers l’ont négligée. Rien ne prouve avec plus d’évidence que la guerre n’est pas une affaire d’intuition, qu’elle a besoin d’être retournée sous toutes ses faces sous peine d’aboutir à une mauvaise utilisation des forces.

La première erreur commise par les Russes a été de ne pas apprécier à sa juste valeur l’importance primordiale que devait avoir le résultat de la lutte maritime. Pour les Russes, aussi bien que pour les Japonais, la mer représentait la ligne de communications. Celui qui parviendrait à en rester maître deviendrait de ce fait maître de la situation. Tant que les Russes auraient l’empire de la mer, les Japonais ne pourraient pas débarquer en Corée et en Mandchourie ; si, au contraire, le commandement de la mer appartenait au Japon, comment la Russie pourrait-elle envoyer à 8 000 kilomètres de distance des troupes en nombre suffisant pour lutter victorieusement contre une nation qui, par l’importance de sa population, disposait d’un réservoir d’hommes inépuisable ?

Si la Russie avait discerné « l’influence de la puissance maritime dans l’histoire », elle aurait évité les désastres qui ont porté atteinte à son prestige de grande puissance. Les hostilités furent précédées d’une guerre économique où tout l’avantage était de son côté. Les ressources du Japon étaient très limitées ; les sacrifices financiers que cette nation dut s’imposer étaient également répartis entre son armée et sa marine ; car, pour avoir le dernier mot, elle était obligée d’être vainqueur à la fois sur terre et sur mer.

La deuxième condition, seule, suffisait à la Russie qui, maîtresse de la mer, pouvait isoler le Japon de toutes relations avec l’extérieur et arrêter la vie économique du pays. Le problème qui se posait au gouvernement russe était donc d’entretenir en permanence, en Extrême-Orient, des forces navales sensiblement supérieures à celles des Japonais. Puisque la Russie avait des vues pacifiques, c’était le meilleur moyen de conserver la paix.

Pouvait-elle obtenir et conserver cette supériorité maritime ? Sans nul doute. On n’improvise pas une marine du jour au lendemain ; on ne crée pas instantanément tout un matériel naval. L’effort du Japon dut ainsi porter sur plusieurs années, pendant lesquelles son adversaire éventuel aurait eu le temps de se préparer. Le budget de la marine russe étant bien plus élevé que celui de la marine japonaise, le dernier mot devait rester à la Russie[3]. Elle devait également préparer à sa flotte un outillage en rapport avec le nombre et la puissance des bâtiments qu’elle entretenait en Extrême-Orient.

Rien de tout cela ne fut fait. Aux six cuirassés et aux six croiseurs cuirassés, tout neufs, qui formaient le fond de la flotte japonaise[4], elle n’opposa que des unités en nombre insuffisant et en partie démodées ; malgré le répit qui lui fut laissé, elle négligea de développer les ressources de ses deux arsenaux de Port-Arthur et de Vladivostok au point que les cuirassés n’y pouvaient pas passer au bassin. La mise en état de défense de ces deux places fut laissée en souffrance ; le port commercial de Dalny absorba toutes les ressources disponibles ; c’était mettre la charrue devant les bœufs.

L’attaque du 8 février trouva les forces navales de la Russie scindées en deux groupes à Port-Arthur, étaient les cuirassés et quelques croiseurs ; à Vladivostok, on avait placé les trois grands croiseurs cuirassés à grand rayon d’action, auxquels était adjoint le Bogatyr.

La guerre étant depuis longtemps imminente, cette distribution de forces ne saurait être attribuée à un cas fortuit ; elle était voulue. Était-elle logique ? Les événements vont nous l’apprendre.

La division de Vladivostok avait évidemment pour objectif, au cas où la guerre serait déclarée, d’inquiéter les communications entre le Japon et la Corée, ainsi que de faire la chasse à la contrebande de guerre venant de Hong-Kong, de Shang-Haï et d’Amérique.

Quant à l’escadre de Port-Arthur, elle se trouvait au centre même de la région où devaient se dérouler les opérations militaires ; son objectif était donc d’interdire le débarquement des Japonais en Manchourie et sur la côte occidentale de Corée. On a déjà dit que ce résultat ne pouvait être atteint qu’en conquérant l’empire de la mer.

Évidemment, la Russie, en détachant à Vladivostok une division de grands croiseurs qui ne représentait pas moins de 47 000 tonnes, espérait qu’elle attirerait dans le Nord une fraction au moins aussi importante des forces japonaises, et que la balance des forces ne se trouverait pas modifiée. Son calcul était faux, et, en cette circonstance, le gouvernement russe a commis une erreur qui est partagée en France par l’école qui attribue à la course une importance exagérée.

La présence à Vladivostok d’une division de croiseurs n’était dangereuse pour les Japonais qu’autant qu’ils auraient commencé le transport régulier de leur armée en Corée et en Manchourie ; mais, tant que le détroit de Corée n’était pas sillonné de transports, la menace exercée par les croiseurs russes était imaginaire.

Il pouvait être également ennuyeux pour le Japon de voir des bâtiments russes croiser en vue de ses côtes du Pacifique et arrêter les paquebots qui lui apportaient son matériel de guerre ; mais ce n’est pas au commencement des hostilités que le trafic de la contrebande de guerre est le plus actif ; à ce moment les approvisionnements n’ont pas encore été entamés. Le Japon ne risquait pas grand’chose en se désintéressant pendant quelque temps de ce qui se passerait dans le Pacifique[5].

Comme conséquence de cet état de choses, l’amiral Togo adopta les dispositions suivantes. Il ne prit contre la division de Vladivostok que des mesures défensives et concentra toutes ses forces de première ligne dans la mer Jaune. Lorsque, après la surprise du 8 février, l’escadre russe de Port-Arthur se trouva dans un état d’infériorité manifeste, par suite des avaries éprouvées par deux cuirassés et par un croiseur, alors mais alors seulement l’amiral Togo put sans inconvénients détacher une partie de ses grands croiseurs dans le détroit de Corée et il les remplaça dans son escadre par la division des garde-côtes à qui avait incombé le soin de protéger les débarquements à Gensan. Il eut ainsi des forces moins mobiles, mais il conserva l’avantage du nombre et de la puissance. C’était suffisant pour établir un blocus.

On pourra faire observer faire observer que la concentration des forces de première ligne ne servit à rien, puisque ce furent les torpilleurs qui firent toute la besogne. L’objection ne tient pas. Ce sont les effectifs que l’amiral Stark trouva en face de lui le 9 février qui le déterminèrent à adopter une attitude exclusivement passive et lui firent abandonner toute idée de tenter le sort des armes. De ce moment, l’escadre russe perdait, en même temps que la force matérielle, la force morale.

La stratégie navale des Japonais ne mérite que des éloges. L’amiral Togo ne céda pas à la tentation si naturelle de diviser ses forces ; il préféra laisser à la division de Vladivostok la possibilité de capturer quelques bâtiments marchands plutôt que de compromettre le résultat d’une rencontre dont dépendait l’issue de la guerre.

La Russie avait fait également deux parts de ses torpilleurs et contre-torpilleurs. Elle n’avait pas moins de 25 destroyers en Extrême-Orient auxquels les Japonais n’en pouvaient opposer que 18 à 20. Les Russes perdirent l’avantage du nombre en envoyant quatre ou six destroyers à Vladivostok. Quant aux torpilleurs, ils furent également répartis entre les deux ports ; leur infériorité par rapport aux nombreux torpilleurs japonais ne fit ainsi que s’accentuer ; car, à l’exception de quelques unités de très faible tonnage, le Japon massa ses torpilleurs dans la mer Jaune, comme il avait fait pour ses autres bâtiments.

Avec les idées qui ont cours actuellement, on pourra prétendre qu’il était impossible de laisser Vladivostok complètement dépourvu de torpilleurs. Et pourquoi donc ? C’est avec des raisonnements de ce genre qu’on se fait battre, que nous nous ferons battre, si nous persistons à égrener tous nos torpilleurs le long de nos côtes sans tenir aucun compte de la direction que les événements imprimeront aux opérations. Les torpilleurs de Vladivostok ont rendu quelques services, encore que ces services aient été bien minimes ; mais la question qui se pose, lorsqu’on doit déterminer la position de ses forces, n’est pas de savoir si, à tel endroit, tels bâtiments pourront être utilisés, mais quel est l’endroit où ces mêmes bâtiments pourront donner le maximum d’effet utile. En se plaçant à ce point de vue, les torpilleurs devaient être là où se jouait la partie décisive.

S’il est hors de doute que les forces navales russes auraient dû rester groupées jusqu’à ce qu’elles fussent parvenues, par une victoire décisive, à annihiler une partie des forces japonaises, on peut se demander si elles avaient avantage à se concentrer à Port-Arthur plutôt qu’à Vladivostok.

À première vue, il semble que le premier de ces ports était mieux placé pour interdire à l’ennemi l’accès de la mer Jaune ; cependant il faut tenir compte que les Japonais ne pouvaient songer à commencer le transport méthodique de leur armée, ni attaquer Port-Arthur, avant d’avoir paralysé l’escadre russe. Que celle-ci se trouvât, au début des hostilités, à Port-Arthur ou à Vladivostok, elle attirait à soi la flotte japonaise. Il ne fallait donc pas hésiter à opérer la concentration dans le deuxième de ces ports si les dimensions du premier ne permettaient pas d’y réunir tous les bâtiments, ou bien si l’on trouvait dans l’un des commodités qui faisaient défaut à l’autre. C’était précisément le cas : Port-Arthur, dont le port est très étroit et qui ne possède pas de rade fermée, était une base d’opérations médiocre. Vladivostok offrait bien plus de facilités et de sécurité.

S’il subsistait un doute à ce sujet, la remarque suivante paraît de nature à le dissiper. Il importait peu d’être vainqueur ici ou là ; le résultat était le même partout et la force victorieuse, maîtresse de la mer, pouvait se transporter n’importe où. En cas de défaite, Vladivostok offrait plus de sécurité et était beaucoup plus difficile à bloquer.

C’est donc Vladivostok qu’il fallait choisir comme base d’opérations.

On choisit Port-Arthur, et c’est alors que se révéla dans les conceptions stratégiques de la Russie une singulière méconnaissance du rôle que sont appelées à jouer les bases d’opérations.

Non seulement la mise en état de défense de la place avait été négligée, mais on avait mal compris la façon dont cette défense devait être organisée.

Lorsque se trouve, dans le voisinage d’une place forte, une position stratégique qui peut prendre de l’importance entre les mains de l’ennemi, il est indispensable de la fortifier pour en interdire l’accès ; on doit la considérer comme faisant partie du système défensif de la place elle-même dont elle constitue un contrefort avancé. Cette règle, qui ne souffre aucune discussion en matière de défense terrestre, doit également s’appliquer sur mer. Ce fut donc une grave erreur, de la part des Russes, de n’avoir rien fait pour empêcher l’amiral Togo de s’établir aux îles Elliot. La protection de cette rade s’imposait comme le complément indispensable de celle de Port-Arthur.

Cette faute était bien légère en comparaison de celle qui fut commise après la bataille du 10 août, alors que les débris de l’escadre vinrent s’enfermer dans le port.

La place devait-elle se défendre sans le concours de la flotte ? La flotte devait-elle se sacrifier pour Port-Arthur ? Il semble qu’aucun doute n’était possible : les bases d’opérations sont faites pour les bâtiments ; ce ne sont pas les bâtiments qui sont chargés de la défense des bases. La Russie, d’ailleurs, ne devait avoir qu’une pensée, qu’un but reconquérir le commandement de la mer. Sans l’empire de la mer, Port-Arthur succombe fatalement, inexorablement, un jour ou l’autre ; c’est affaire de temps. Avec l’empire de la mer, le Japon se trouve dans l’impossibilité de continuer la guerre sur terre ; son immense armée qui a besoin d’un afflux permanent de munitions ne peut plus se réapprovisionner.

C’est donc Port-Arthur qui se passera du concours des bâtiments ; et la flotte, pour racheter ses fautes antérieures, préparera la voie à l’escadre de renfort en faisant subir des pertes à l’ennemi flottant. Elle succombera peut-être, mais ce sera pour une juste cause ; cela vaut mieux que de se suicider comme un joueur malheureux.

Le gouvernement russe préféra sacrifier la flotte pour prolonger de quelques jours l’agonie de Port-Arthur, sans se douter qu’il commettait ainsi une faute irréparable. Pour lui, Port-Arthur symbolisait la domination russe en Extrême-Orient, et afin de voir flotter plus longtemps le pavillon russe sur des forts à moitié ruinés, il a perdu la seule chance de rétablir cette domination. Évidemment le souvenir de Sébastopol planait sur cette forteresse ; mais, en Crimée, la situation était bien différente : on ne pouvait pas compter sur l’arrivée d’une nouvelle escadre.

Puisque, dans l’esprit du gouvernement russe, Port-Arthur doit passer avant la flotte ; puisque la base n’a pas pour but de seconder les opérations de la flotte, mais puisque c’est la flotte qui doit contribuer à la sécurité de la base, les conséquences de ce barbarisme s’imposent d’elles-mêmes l’escadre sera placée sous l’autorité du défenseur de la place. Celui-ci, qui a reçu de l’Empereur la mission sacrée de ne pas livrer le dépôt confié à son honneur, subordonnera tout à cette unique préoccupation ; le reste lui importe peu, ce n’est pas de sa compétence ; et alors il désarmera la flotte pour armer ses forts.

Ainsi, cinq cuirassés, deux croiseurs, des contre-torpilleurs, des torpilleurs seront coulés sans causer le moindre dommage à la flotte japonaise qui reste étrangère à ce désastre ; ainsi, l’escadre de renfort va trouver en face d’elle toute la marine japonaise. Cependant, ces cuirassés, ces croiseurs, ces torpilleurs auraient pu amputer les forces de l’amiral Togo de quelques-unes de ses unités et assurer ainsi le passage de Rojestvenskii. Wirren voulait sortir ; Stoessel l’en empêcha. Il avait besoin des équipages de la flotte, de ses canons, de ses munitions[6].

En vérité, que venait faire, dans ces conditions, la seconde escadre du Pacifique ? Avec de pareilles conceptions stratégiques, il eût mieux valu la laisser en Europe ; la tâche qu’on lui imposait était surhumaine.

Personne ne méconnaît les avantages que l’armée retirait de la prolongation de la résistance de Port-Arthur ; mais il ne fallait pas subordonner cet objectif à un autre plus important. La flotte devait rester armée et elle devait sortir.

Les Russes ont été battus : ils ont commis trop de fautes pour que ce résultat puisse étonner.

Les Japonais, eux, n’ont pas commis de fautes. Ils voulaient être vainqueurs ; ils employèrent le seul moyen de vaincre. En face de l’escadre de Port-Arthur, ils massèrent tout ce qu’ils avaient de forces : cuirassés, croiseurs, torpilleurs[7] ; et ils réduisirent ainsi à l’impuissance la seule force qui fût capable de leur disputer la liberté de la mer. C’était simple ; c’était logique.

On est toujours enclin à admirer tout ce que fait le vainqueur qui trouve dans ses succès mêmes la justification de ses actes. Mais parmi ceux qui approuveront les dispositions stratégiques prises par le Japon, combien se rendront compte qu’elles étaient en opposition formelle avec leurs propres doctrines ; combien auraient refusé de les adopter s’ils s’étaient trouvés dans une situation analogue ; combien aujourd’hui même oseraient les prendre ?

La tendance actuelle est de poser comme règle absolue que la marine doit, avant toute autre préoccupation, assurer la protection ou plutôt l’inviolabilité des côtes. C’est une sorte de cautionnement qu’on exige d’elle avant de l’autoriser à aller attaquer l’ennemi. Mais, pour garder les côtes, on ne veut plus se contenter des défenses fixes qui ont cependant prouvé leur efficacité ; on immobilise des divisions de cuirassés, on développe les défenses mobiles de torpilleurs et les stations de sous-marins. Finalement, on en arrive à avoir deux flottes complètement indépendantes l’une de l’autre : une flotte d’attaque et une flotte de défense.

Conception doublement fausse : les Russes n’ont pu protéger leurs côtes de Mandchourie malgré la présence de leurs torpilleurs ; les côtes japonaises n’ont pas été attaquées malgré qu’elles fussent dégarnies. Voilà une leçon de choses qu’il ne nous est pas permis de négliger. Si le Japon avait appliqué les principes qui sont en faveur en France, il aurait été conduit à immobiliser le long de son littoral tous ses torpilleurs et une grande partie de ses destroyers[8]. Il n’aurait pu moins faire que de protéger avec des défenses mobiles ses grands ports de commerce, Kobé, Nagasaki, Yokohama, comme nous le faisons nous-mêmes. Pouvait-il aussi laisser dégarnis les détroits de Tsushima et de Tsugaru ? Évidemment non, puisque nous défendons le Pas-de-Calais et le détroit de Bonifacio dès le temps de paix, sans même savoir si l’ennemi que nous aurons à combattre pourra jamais y passer. Il aurait fallu aussi se précautionner contre les incursions possibles de la division de Vladivostok dans la mer du Japon et le Pacifique, ce qui entraînait la présence à Masampo et à Yokohama de deux divisions de croiseurs cuirassés.

Cela fait, avec quoi l’amiral Togo se serait-il présenté dans la mer Jaune au commencement des hostilités ? On n’aurait pu lui donner que des débris d’escadre et pas un seul torpilleur. Il aurait été en droit de crier à la trahison. Voilà où aurait conduit l’application de doctrines qui ont en France de nombreux partisans.

La guerre est un drame en plusieurs actes. Le premier acte est toujours la conquête de la mer ; il exige la mise en action de toutes les forces. Le second se déroule généralement le long des côtes par ce que le vaincu est obligé de se replier et de chercher un refuge dans ses ports. Ceux-ci disposent alors pour leur défense de toutes les forces qui s’y abritent.

Notre conception de la guerre navale est donc radicalement fausse ; elle ne s’appuie ni sur la logique, ni sur la réalité des faits. Nous considérons comme devant être simultanées deux actions qui sont toujours consécutives. Il ne faut pas avoir deux flottes distinctes ; il n’en faut qu’une, mais qui soit très puissante.

Les forces navales ne doivent jamais être distribuées en prévision du mal que pourra faire éventuellement l’ennemi ce système conduit directement à l’impuissance ; leur rôle consiste à aller le combattre, à le provoquer. Si l’on ajoute qu’il ne faut jamais diviser ses forces mal à propos, que tout l’effort doit se concentrer sur la principale escadre ennemie, on aura résumé les principes stratégiques qui se dégagent de cette première partie de la guerre.

Après la destruction de la première escadre du Pacifique, la tâche de la marine japonaise n’était pas terminée. Quatre mois ne s’étaient pas écoulés depuis la prise de Port-Arthur qu’une nouvelle escadre russe venait de nouveau lui disputer l’empire de la mer. La situation était grave. Le moindre succès des Russes remettait en question les résultats obtenus jusqu’alors. Certes, la force navale qu’amenait Rojestvenskii renfermait bien des germes de faiblesse. Composée d’éléments hétérogènes, armée hâtivement, montée par des équipages inexpérimentés qui avaient donné des marques d’indiscipline, elle ne paraissait pas en état de disputer la victoire. Cependant la fortune est si capricieuse qu’on ne saurait prendre trop de précautions pour retenir ses faveurs. Le gouvernement japonais devait être d’ailleurs moins préoccupé du résultat de la rencontre que du lieu où elle se produirait.

La situation générale n’avait aucun point commun avec celle du début de la guerre. L’escadre russe n’avait et ne pouvait avoir qu’un seul objectif gagner Vladivostok afin d’y rallier les croiseurs, les torpilleurs et les sous-marins qui s’y trouvaient et de remettre les bâtiments en état. Avant d’avoir atteint sa base, cette escadre n’était pas inquiétante ; le souci constant de son ravitaillement en cours de route la condamnait à rester sur la défensive. Dès lors, il importait peu de l’arrêter ici ou là ; le principal était de l’attaquer dans les conditions les plus favorables.

Le problème qu’avait à résoudre l’amiral Togo ne laissait pas d’être embarrassant, parce qu’il était susceptible de recevoir plusieurs solutions. Pendant un mois, le premier échelon de l’escadre russe, le plus puissant, était resté dans le voisinage des côtes d’Annam. On pouvait être tenté de venir l’y attaquer avant qu’il n’ait été renforcé par l’arrivée de la division Nébogatof. La flotte japonaise avait également la ressource de s’établir aux îles Pescadores, en faisant surveiller les deux passages (le canal de Formose et celui des Bashees) par où devait nécessairement passer l’escadre ennemie. Enfin, une troisième solution consistait à concentrer la flotte dans la mer du Japon, et à attendre l’escadre russe dans l’un des trois détroits qui y donnent accès.

C’est cette dernière solution qui fut adoptée parce que c’était la seule qui permît de mettre en ligne la totalité de la marine japonaise, y compris les garde-côtes, les vieux cuirassés sans vitesse et les petits torpilleurs.

Ce plan était bien conçu. L’amiralissime japonais n’en a pas moins de mérite de l’avoir adopté. À mesure que l’escadre russe se rapprochait du terme de son voyage, l’anxiété grandissait au Japon ; la crainte que l’ennemi ne parvînt, à l’aide d’une circonstance fortuite, à gagner sans encombre Vladivostok provoquait un état d’énervement qui conduit généralement à adopter des résolutions fâcheuses. Dans des circonstances analogues, beaucoup de chefs auraient perdu patience et, de peur de laisser échapper l’ennemi, ils seraient allés le chercher le plus loin possible, en se disant que, s’ils le manquaient, ils auraient encore le temps de le rattraper.

Si l’amiral Togo, subissant une influence de ce genre, s’était décidé à aller chercher Rojestvenskii dans le Sud, il aurait pu se trouver en mauvaise posture. Il ne pouvait emmener avec lui que ses bâtiments à grand rayon d’action, et peut-être eût-il dû s’encombrer d’un convoi qui l’aurait privé de la liberté de ses mouvements. La grande supériorité des Japonais en torpilleurs devenait de moins en moins sensible à mesure que le lieu de la rencontre s’éloignait des côtes du Japon. Les contre-torpilleurs seuls pouvaient prétendre aller jusque sur les côtes d’Annam ; et, s’il leur avait fallu faire des marches forcées pour prendre le contact, une partie serait restée en route.

L’amiral Togo se serait finalement présenté sur le champ de bataille avec des effectifs très réduits. Il aurait sans doute été victorieux, mais sa victoire aurait été moins complète. Ses bâtiments avariés n’auraient trouvé aucun abri dans leur voisinage immédiat ; et, pour les convoyer, il eût fallu renoncer à la poursuite qui, dans une bataille, est la phase la plus productive. N’oublions pas que personne ne pouvait présumer à l’avance du degré de résistance qu’offrirait l’escadre russe, et ce n’est pas sur les résultats que nous connaissons maintenant qu’on avait le droit de bâtir des prévisions.

Puisque l’escadre russe devait inéluctablement passer le long des côtes du Japon, la meilleure façon de mettre tous les atouts dans son jeu était de l’attendre au passage.

Cette ligne de conduite impliquait la concentration des divisions de croiseurs et de torpilleurs qui étaient détachés dans les détroits depuis le commencement de janvier pour paralyser la division de Vladivostok, ainsi que des flottilles de torpilleurs détachées aux Pescadores pour faire croire à l’organisation d’une défense dans le canal de Formose. Pour la seconde fois, nous voyons donc le gouvernement japonais tout subordonner à l’objectif principal et ne pas craindre de découvrir ses côtes pour masser toutes ses forces sur un seul point.

Il était cependant bien tentant de placer — à tout hasard — des torpilleurs aux Pescadores pour barrer le passage. Ce n’en eût pas moins été une faute. Indépendamment du peu de danger qu’offrent les torpilleurs lorsqu’ils ne sont pas soutenus par une force suffisante pour leur permettre de tenir le contact de l’ennemi, celui-ci avait la latitude — dont il a usé — de faire le tour de Formose par l’Est ; et les torpilleurs devenaient inutiles. Le meilleur emploi que l’on puisse faire de ses forces, et en particulier des torpilleurs, n’est pas d’interdire le passage d’un détroit ; il est de mettre ses forces en contact certain avec l’ennemi. Certes, jamais puissance maritime n’a été aussi favorisée que le Japon par les conditions géographiques ; mais les Japonais n’ont pas cherché à faire rendre à la géographie plus qu’elle ne pouvait donner. Ils en ont usé, ils n’en ont pas abusé.

La détermination une fois prise d’attaquer l’escadre russe à son entrée dans la mer du Japon, il fallait placer ses forces de manière à ne pas la laisser échapper. Le chemin le plus court pour se rendre à Vladivostok, quand on vient du Sud, passe par le canal de Corée. C’était cette route qui s’offrait tout naturellement à l’escadre russe ; elle était même trop indiquée pour que Rojestvenskii ne songeât pas à en prendre une autre. C’est cependant dans ce canal de Corée que Togo s’établit avec toutes ses forces. Il avait là une excellente position d’attente. En effet, si Rojestvenskii, après son départ des îles Saddle, avait pris le parti de contourner le Japon par l’Est, comme il avait fait pour Formose, la flotte japonaise, opérant par les lignes intérieures dans la mer du Japon, aurait eu largement le temps de remonter dans le Nord et d’aller l’attendre successivement dans les détroits de Tsugaru et de la Pérouse.

Rojestvenskii ne laissa pas développer le thème stratégique dans toute son ampleur ; il brusqua la situation en passant par le canal de Corée où son escadre fut anéantie.

La guerre maritime était terminée. La marine russe n’existait plus.

Depuis le commencement des hostilités, les opérations avaient été conduites par le Japon avec une absence de nervosité qui fut peut-être son plus puissant auxiliaire ; et, en jetant un coup d’œil d’ensemble sur les événements, on se demande qui l’on doit le plus admirer du gouvernement japonais qui a su prendre les seules mesures capables de lui assurer des succès éclatants, ou du peuple japonais qui a su les accepter sans contrôle.


  1. Beaucoup de personnes se sont méprises au sujet de la valeur de la situation géographique de Vladivostok. Le commandant Klado écrit à ce sujet : « Vladivostok est un point stratégique de tout premier ordre les côtes japonaises sont disposées suivant un arc de cercle appartenant à une circonférence dont il occuperait le centre ; et tout le littoral nippon, ainsi que les détroits de la Pérouse, de Tsugaru et de Corée, se trouvent dans le rayon d’action de la flotte concentrée dans ce port. » Le littoral nippon dont il est ici question ne compte pas un seul centre important, en sorte que, pour agir contre les côtes du Japon, il faut commencer par sortir de la mer intérieure où se trouve Vladivostok, en passant par l’un des trois défilés qui y donnent accès. Ce sont donc les côtes japonaises qui, en réalité, commandent Vladivostok ; les événements l’ont prouvé.
  2. C’est cette dernière solution qu’adopta le Novik après la bataille du 14 août ; mais, dans le détroit de la Pérouse, la géographie le saisit de nouveau et il succomba.
  3. Cela exigeait de la part du gouvernement russe une politique lui permettant de dégarnir ses côtes de la Baltique, mais la politique et la guerre ne font qu’un : on ne fait bien la guerre qu’en faisant de bonne politique. Aussi bien, puisque toutes les réserves durent, par la suite, être expédiées sur le théâtre des opérations dans des conditions défavorables, mieux valait les envoyer avant le commencement des hostilités.
  4. La marine japonaise disposait pendant la guerre de 8 croiseurs-cuirassés ; mais le Nisshin et le Kasuga furent achetés en Italie au dernier moment.
  5. En fait, il ne s’y passa rien pendant 5 mois ½.
  6. Ce n’est pas sans appréhension pour l’avenir que les marins voient des idées aussi fausses trouver des partisans en France. À propos de la défense de la Cochinchine, on propose de placer directement une partie de nos forces navales sous l’autorité directe du gouverneur, comme si la protection de l’Indo-Chine était indépendante des faits et gestes de notre escadre d’Extrême-Orient. Tant que cette escadre pourra tenir la mer, notre colonie ne sera pas menacée. C’est donc une faute de lui enlever des éléments qui augmenteraient sa puissance et contribueraient à lui assurer le succès.
  7. L’amiral Togo ne laissa derrière lui que les unités démodées qui avaient peu de mobilité et qui auraient pu contrarier ses mouvements tant qu’il n’était pas parvenu à s’assurer la possession d’une base provisoire dans le voisinage des côtes ennemies.
  8. Nous voyons en effet que les destroyers font maintenant partie intégrante des défenses mobiles, du moins en France.