La Lutte pour la présidence aux États-Unis

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La Lutte pour la présidence aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 642-671).
LA
LUTTE POUR LA PRÉSIDENCE
AUX ÉTATS-UNIS

Les quatorze millions d’électeurs que comptent aujourd’hui les États-Unis étaient appelés, le 6 novembre dernier, à composer le corps électoral dont la mission devait consister, quelques semaines plus tard, à choisir un président de l’Union américaine pour la période du 4 mars 1889 au 4 mars 1893. On sait ce qu’est devenue cette haute mission confiée par les auteurs de la constitution fédérale aux électeurs présidentiels : une simple formalité, l’enregistrement, sans phrase et sans examen, des désignations faites le 6 novembre par le suffrage universel dans chaque état, et qui constituent en effet dans la pratique un verdict définitif.

La formalité s’est accomplie le 14 janvier. Les collèges électoraux se sont réunis ce jour-là dans les capitales des trente-huit états. Ceux de ces collèges qui avaient été élus par des majorités républicaines ont voté pour MM. Harrison (présidence) et Morton (vice-présidence), les autres pour MM. Cleveland et Thurman. Les votes ont été transmis à Washington, où ils seront comptés solennellement au congrès, la publication officielle des résultats de l’élection ayant lieu en février. Ces résultats sont d’ailleurs parfaitement connus et fixés depuis le milieu de novembre. Les 401 voix du collège électoral présidentiel se trouvent ainsi réparties : 239 pour les candidats républicains, 162 pour les candidats démocrates[1].

De même que les Grecs comptaient par olympiades, les Américains pourraient diviser leurs annales par termes présidentiels, tellement l’opération du renouvellement quatriennal de la première magistrature de leur république, depuis l’adoption de la constitution, s’accomplit avec la ponctualité et la régularité d’un mouvement d’horlogerie. En ce moment s’achève le vingt-cinquième terme présidentiel, et comme dans ce pays, où le congrès ne peut pas plus forcer le président à se retirer que le président ne peut dissoudre la législature, le renouvellement de la représentation nationale, intégral pour la chambre des représentans, partiel pour le sénat, s’effectue tous les deux ans, la fin du vingt-cinquième terme présidentiel marquera également la fin du cinquantième congrès. Les États-Unis ont nommé leur cinquante et unième congrès le jour même où ils ont choisi le successeur de M. Cleveland. Un certain nombre de présidens, on le sait, ont eu l’honneur d’une réélection pour un deuxième terme ; d’autre part, quatre fois pendant le premier siècle d’existence de la république, la présidence, au cours d’un terme quatriennal, a été dévolue au vice-président, par suite de la mort du magistrat en exercice. De là vient que le nombre des présidens ne correspond pas exactement à celui des termes, et que M. Harrison, élu le 6 novembre dernier, sera seulement le vingt-deuxième de la série.

Certes, une histoire qui se présente avec ces dehors d’une précision quasi mathématique, et dont les péripéties se déroulent en compartimens d’une si rigoureuse égalité, manque à la fois de pittoresque et de variété. L’élément dramatique n’y fait pas toujours défaut ; le sombre et grandiose épisode de la guerre civile en est une preuve suffisante ; mais depuis la fin de la guerre, par exemple dans les vingt-trois années qui ont passé sur la chute de la confédération sudiste, apaisant les rancunes, amortissant les ressentimens, calmant les douleurs, la vie politique américaine a repris toute son ancienne monotonie, républicains et démocrates se disputant le pouvoir, et les termes présidentiels se succédant et faisant passer tour à tour les uns et les autres de l’administration dans l’opposition. Sous cette teinte grisâtre, il y a toutefois quelque chose de vigoureux et de réconfortant dans le fond même du tableau. Voilà une constitution que les uns ont couverte d’éloges si pompeux et que d’autres ont déclarée si détestable, qui a été faite il y a cent ans pour une population de 4 millions d’habitans, et qui régit aujourd’hui, toujours immuable et plus solide que jamais, une population de 60 millions d’hommes, répartis sur un territoire quinze fois grand comme la France, vaste vingt-trois fois comme la Grande-Bretagne. Elle a résisté aux chocs les plus terribles, elle a permis de noyer dans un océan de sang le fléau de l’esclavage, elle a subi l’épreuve redoutable des interprétations les plus fantaisistes, servi des intérêts aristocratiques et des intérêts démocratiques ; les partis, dans leurs transformations successives, l’ont torturée en cent façons pour l’accommoder à leurs vues particulières du moment. Elle a triomphé de tous ces assauts et continue, après un siècle, à planer sur les destinées de la grande république, à protéger le développement d’une prospérité inouïe et d’une puissance formidable. Nous disons qu’elle est immuable[2], car elle n’a éprouvé aucune déviation essentielle depuis sa création. Œuvre d’une constituante, charte solennelle acceptée par les membres d’une confédération, elle n’a jamais été révisée au sens propre du mot. Un des compromis qui la composaient a été supprimé comme conséquence du fait brutal de la guerre, mais la suppression en a été effectuée par la procédure régulière de l’amendement, établie dès l’origine. Pas un homme politique, depuis cent ans en Amérique, n’a songé à inscrire sur le programme d’un parti national, comme article unique ou principal, le mot : révision. Il n’a jamais été déclaré fièrement par un groupe de politiciens à un président élu pour son terme de quatre ans qu’il devait « se soumettre ou se démettre. » Pas un président n’a été contraint de descendre du pouvoir avant le temps fixé, sous l’inculpation de méfaits de l’ordre le plus vulgaire. On peut adresser à la démocratie américaine bien des reproches mérités, railler ses travers et ses ridicules, mettre sa corruption politique en regard de la corruption qui sévit au milieu d’autres démocraties, on ne saurait dénier à ce pays qu’il possède au moins un organisme politique d’une solidité éprouvée, et c’est bien quelque chose : « Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère, » pourrait s’écrier le peuple des États-Unis.


I.

Un des résultats les plus curieux du mode de fonctionnement des institutions politiques américaines est le retour périodique de certaines situations avec des personnages nouveaux et qui semblent pourtant les mêmes. S’il est un pays où l’histoire aime à se répéter, c’est bien celui-là. Nous venons de voir le suffrage universel déclarer à un président démocrate, M. Cleveland, qu’il avait cessé de plaire, et décider par là que l’an prochain le parti républicain rentrera triomphant au pouvoir avec son candidat, M. Harrison. Avant d’examiner les circonstances et les motifs de cette évolution politique, nous ne pouvons nous empêcher d’établir un rapprochement entre le moment présent et un moment déjà lointain du passé. La situation électorale, telle qu’elle s’est déroulée depuis une année et qu’elle vient de se dénouer, reproduit, en effet, plus d’un incident de l’élection présidentielle de 1840. Il y a quarante-huit ans comme aujourd’hui, un président démocrate était en exercice, et accomplissait la dernière année de son terme. C’est l’état de New-York qui avait donné Van Buren à l’Union, comme il lui a donné Cleveland, après avoir eu l’un comme l’autre pour gouverneur. Tous deux étaient de petite naissance, exerçaient la profession d’avocat et firent leur fortune en s’enrôlant dans les rangs du parti démocratique. Ici, toutefois, s’arrête la ressemblance. M. Cleveland est surtout un honnête bourgeois, dont il est bien difficile d’apprécier encore le rôle et de juger le caractère et les talens, mais qui laissera une réputation de jugement ferme, de sage modération et de parfaite intégrité. Van Buren était un politicien d’une grande finesse. Il fut le premier et l’un des plus intelligens de ces bosses (chefs d’un parti dans leur état) qui ont pris une si grande place dans la vie politique américaine depuis une cinquantaine d’années. C’est lui qui a donné au parti démocratique dans le New-York cette organisation puissante qui subsiste encore aujourd’hui, malgré tant de violentes secousses qui l’ont ébranlée. Après avoir été gouverneur du New-York, il avait été secrétaire d’état, puis ministre à la cour d’Angleterre, et enfin vice-président des États-Unis. Il était arrivé à la présidence en quelque sorte par la voie hiérarchique, et jouissait déjà d’une notoriété nationale lorsqu’il franchit les premiers degrés du pouvoir, tandis que M. Cleveland est passé presque subitement de l’obscurité la plus complète au plus vif éclat, et n’a mis que trois ans pour franchir la distance de la mairie de Buffalo au palais du pouvoir exécutif à Washington.

M. Cleveland a eu cette année pour rival, dans le camp républicain, un ex-sénateur d’un état de l’Ouest, le général Benjamin Harrison. Il y a quarante-huit ans, Van Buren avait pour adversaire, choisi par le parti whig, un ex-sénateur d’un état de l’Ouest, général, lui aussi, et qui s’appelait William-Henry Harrison, grand-père du Benjamin d’aujourd’hui. Les whigs étaient alors ce que sont en 1888 les républicains ; leur principale force était dans les états du Nord, et ils se vantaient de compter dans leurs rangs l’élite intellectuelle de la nation. Dans leur convention nationale, ils avaient eu à choisir entre plusieurs candidats, dont l’un était un des plus grands hommes d’état de son temps, Henry Clay, de même qu’aujourd’hui le parti républicain, au lieu de prendre M. Benjamin Harrison, aurait pu choisir M. James Gillespie Blaine, que ses partisans regardent comme le plus grand homme d’état de la génération actuelle, sinon même de beaucoup de générations précédentes. Mais pas plus que les whigs, en 1840, ne voulurent de Henry Clay, les républicains, cette année, n’ont pris M. Blaine, et exactement pour les mêmes motifs, parce que les démocraties sont méfiantes des grandes supériorités intellectuelles, et que mille jalousies se coalisent pour écarter du pouvoir des noms trop éclatans. Clay et Blaine ont passé leur vie à solliciter vainement les suffrages présidentiels ; le plus souvent même ils n’ont pas obtenu la nomination de leur propre parti pour la candidature officielle. On sait que M. Blaine a si bien compris cette année que sa candidature, s’il réussissait à la poser, serait, comme il y a quatre ans, une cause de divisions profondes et probablement d’échec pour son parti, qu’il a mieux aimé la récuser d’avance par une série de lettres adressées d’Europe à ses amis, quelque temps avant la réunion de la convention. En 1840, M. Henry Clay éprouvait le même sentiment ; il voyait bien que ses chances étaient fort douteuses, en dépit de ses longs services, de sentaient oratoire, de sa grande réputation. Il désespérait de pouvoir réunir toutes les fractions de l’opposition sur son nom. L’administration elle-même souhaitait qu’il fût choisi comme candidat par les whigs, car c’eût été pour elle une chance de succès (et qui ne sait que les amis de M. Cleveland eussent bien préféré que le candidat républicain fût M. Blaine, comme en 1884!). Dans l’été de 1839, au cours d’une excursion sur les bords des grands lacs, Clay fit un discours à Buffalo et dit :


L’opposition constitue la majorité de la nation. Elle ne peut être battue que par suite de ses divisions et non par les mérites des principes de ses adversaires... Si mon nom crée un obstacle à l’union et à l’harmonie, rejetez-le, concentrez-vous sur une individualité plus acceptable pour toutes les branches du parti. Que vaudrait un homme public qui ne serait point prêt à se sacrifier pour le bien de son pays? J’ai très sincèrement désiré la retraite. Je la désire encore, alors que je puis, sans porter atteinte à mes devoirs et à mes obligations, me retirer honorablement.


On croirait lire une lettre de M. Blaine, datée d’hier, à cette différence près que les lettres de M. Blaine n’ont point ce parfum de modestie et expliquent sur un ton plus fier les raisons qu’il a, lui aussi, d’aimer la retraite.

A quarante-huit ans de distance, le grand-père et le petit-fils ont été victorieux ; les généraux ont battu les avocats ; l’ancien territoire du Nord-Ouest a battu l’état empire. Il est vrai qu’aux États-Unis la distinction entre les généraux et les avocats n’est pas aussi grande qu’on le pourrait croire ; tant de politiciens, à commencer par le vainqueur du 6 novembre 1888, exercent la profession civile tout en portant le titre militaire! Nous ne pousserons pas plus loin le parallèle entre les deux situations. Il y aurait trop de réserves à faire, car les temps sont changés, et les programmes, malgré beaucoup de points de ressemblance, ont subi maintes transformations. Mais ce qui ne s’est guère modifié, ce sont les mœurs électorales. Nous n’en voulons pour preuve qu’une courte description faite, précisément de l’élection de 1840, par un témoin oculaire, observateur très perspicace, bien que juge un peu partial à force de scepticisme dédaigneux et d’ironie spirituelle. M. de Bacourt, diplomate gentilhomme, élégant, très distingué et très raffiné, fut envoyé, en 1840, de Carlsruhe à Washington pour représenter près du peuple yankee le gouvernement français. Il eut pendant quelque temps peine à se convaincre qu’il n’était pas transporté chez des sauvages encore mal dégrossis[3]. Il arrive en Amérique en pleine fièvre d’élection présidentielle. Le président en office, M. Van Buren, lui plaît : « Fils d’un cabaretier, et ayant lui-même porté la balle, il a acquis de l’usage d’une manière étonnante; il est poli et il a une certaine aisance qui le rend supérieur, comme homme du monde, à ceux de ses compatriotes que j’ai vus jusqu’ici. » Aussi n’est-ce pas sans regret qu’il le voit battu par M. Harrison.


Le parti opposé à Van Buren, n’osant pas produire les hommes distingués qu’il compte dans son sein, et dont les talens offusquent les démocrates, a tiré le général Harrison de son obscurité pour en faire un candidat à la présidence, et, à dater de ce jour-là, il est devenu un grand personnage, et ses faits et gestes sont regardés comme importans, — américainement parlant. — Ainsi il a dit qu’il estimait plus son log cabin, — maison construite avec des troncs d’arbres, — que les palais des rois, et le log cabin est devenu l’emblème du parti; on en peint sur tous les drapeaux; partout il sert d’enseignes; on a été jusqu’à en construire un au milieu de Washington ; c’est là que, depuis six mois, se réunissent les partisans du nouveau président et qu’on braille discours et chansons. Il a dit aussi qu’il ne buvait que du hard cider (gros cidre), et non les foreign wines de l’aristocratie; depuis lors, il n’est pas convenable de s’enivrer autrement qu’avec du gros cidre, et on a vanté cette boisson en prose et en vers. Il a encore dit que son log cabin n’avait pas de serrure... Vous dire ce que toutes les pauvretés que je viens de vous citer ont, depuis un an, inspiré de stupidités, serait impossible. Je n’ai rien vu, rien lu, rien entendu, où le log cabin, le hard cider ne fussent cités; les modes sont à la Tippecanoe[4], et les Américains tiennent à honneur de placer sur leur dos ou leur tête un objet ayant pour patron l’illustre vainqueur. Enfin, grâce à toutes ces choses extrêmement risibles, ce général oublié hier est élu aujourd’hui, et, précisément à cause de sa médiocrité qu’on juge inoffensive, il va occuper la première position et gouverner le pays pendant quatre ans.


M. de Bacourt est un charmant railleur, qui a vu les hommes d’état américains de très près, de trop près pour les apprécier avec bienveillance; leurs coutumes, leurs façons de vivre choquaient trop ses goûts aristocratiques pour qu’il leur rendît bonne justice. Il les déshabille très irrévérencieusement dans des lettres qui n’étaient point destinées à la publicité, et sa plume fait défiler sous nos yeux comme une galerie de grotesques. Le général William-Henry Harrison n’était point le fantoche obscur caricaturé ci-dessus, de même que son petit-fils, le locataire désigné de la Maison-Blanche pour le prochain terme, est un fort estimable et digne personnage. Mais ce qui est resté vrai depuis un demi-siècle, c’est le ridicule des log cabin et des hard cider, des emblèmes grossiers ou enfantins, depuis les fameux piquets de la ferme de Lincoln, promenés en triomphe à travers toute l’Union, en 1860, comme le symbole du « travail libre, » jusqu’au foulard rouge du vénérable M. Thurman, qui représentait, il y a quelques mois, le « libre échange britannique, » sans compter les transparens, les adages, les devises, les cortèges carnavalesques, les processions monstres, les charivaris musicaux, et tous ces procédés faits plutôt, ce semble, pour capter les suffrages de pauvres nègres stupides que pour agir sur l’esprit de citoyens intelligens.


II.

Le nouveau président a des ancêtres, avantage dont ne jouissait pas son concurrent M. Cleveland, vrai plébéien, absolument self-made. M. Benjamin Harrison descendrait, dit-on, par son arrière-grand-père, du général Thomas Harrison, exécuté le 13 octobre 1660 à Londres, pour avoir signé la condamnation à mort du roi Charles Ier , et par son arrière-grand’mère, ajoute la légende, de la princesse indienne Pocahontas, fille du roi Powhatan, que rencontrèrent, sur les bords de la rivière James, les premiers colons de la Virginie. Pocahontas, qui avait épousé un officier anglais, John Rolfe, vint en Angleterre et, sous le nom de lady Rebecca, charma la cour par sa grâce et sa dignité. Elle mourut jeune, tuée par le climat brumeux de Londres. De l’union d’une petite-fille de l’Indienne avec un descendant du régicide serait né Benjamin Harrison, gentleman virginien, ami du général Washington. On l’appelait « le gouverneur » parce qu’il fut chef du pouvoir exécutif en Virginie de 1781 à 1784 ; il avait été un des membres les plus distingués et les plus actifs de la chambre des burgesses à Richmond et du congrès continental à Philadelphie. En 1788, il fit une assez vive opposition à l’adoption de la constitution fédérale, et mourut en 1791, laissant le souvenir d’un patriote et d’un citoyen utile à son pays.

William-Henry Harrison, le troisième et plus jeune fils du gouverneur Harrison, naquit en Virginie en 1773. Il avait dix-huit ans quand il perdit son père, et lut placé sous la tutelle de Robert Morris de Pensylvanie, le grand financier de la révolution. Il fit ses premières armes, en 1791, comme enseigne, puis lieutenant sous le général Saint-Clair, qui guerroyait sur la rive droite de l’Ohio contrôles Indiens. Sa brillante conduite dans la campagne de 1793, où le général Wayne vengea une défaite que les Peaux-Rouges avaient infligée à Saint-Clair, valut à Benjamin Harrison le grade de capitaine et le commandement du fort Washington (aujourd’hui Cincinnati), En 1797, le président Adams le fit lieutenant-gouverneur du territoire du Nord-Ouest, qui le nomma délégué au congrès en 1799. Lorsque le congrès eut organisé une partie de la région en territoire spécial sous le nom d’Indiana, Harrison en fut nommé gouverneur. Pendant treize ans, il fut maintenu dans ces fonctions par les présidens Adams, Jefferson et Madison. En 1811, il battit quelques centaines d’Indiens réunis sous les ordres d’un chef nommé le Prophète et, depuis ce temps, il fut en effet appelé le héros de Tippecanoe, nom du village où il avait été victorieux. Pendant la guerre contre les Anglais, il eut d’abord quelque peine à défendre l’Ohio ; mais, en 1813, après la victoire navale de Perry, sur le lac Érié, il passa sur la rive canadienne, en face de Détroit, et battit sur la Tamise le général Proctor et son allié, l’Indien Tecumseh, frère du vaincu de Tippecanoe. Cette victoire mit fin aux hostilités dans le haut Canada. Le congrès vota au major-général Harrison des remercîmens et le gratifia d’une médaille d’or commémorative de ce beau fait d’armes. Un démêlé avec le général Amstrong, secrétaire de la guerre, lui fit quitter le service au cours de la campagne de 1814. Dès lors il fut successivement membre de la chambre des représentans à Washington, sénateur de l’Ohio, sénateur fédéral, ministre des États-Unis dans la république de Colombie. Au retour de cette mission, en 1829, il vécut retiré dans son domaine de North-Bend, sur l’Ohio, à quelques milles au-dessous de Cincinnati, où naquit quatre ans plus tard son petit-fils, le president-elect. William-Henry Harrison n’était pas riche ; il n’avait pas profité de sa situation publique pour se constituer une fortune ; il dut, pour soutenir sa famille, accepter un emploi de greffier au tribunal du comté de Hamilton, et il l’occupait encore lorsqu’on vint le chercher, en 1840, pour en faire un président de l’Union.

Il mourut le 4 avril 1841, un mois après la cérémonie d’inauguration. Il laissait un fils et quatre filles et d’assez nombreux petits-enfans. L’un de ceux-ci, M. Benjamin Harrison, deuxième du nom, après avoir été élevé à North-Bend, sur la propriété de son grand-père, fit ses études à Oxford (état d’Indiana), à l’université Miami, où il passa avec succès les examens de sortie à dix-huit ans. Pauvre comme l’avait été William-Henry Harrison, il s’adonna à la profession légale. De même Abraham Lincoln, et bien avant lui Jackson, avaient été avocats avant de songer à gravir les plus hauts sommets, celui-là de l’échelle politique, celui-ci de la carrière militaire. Il est incroyable combien cette profession a fourni aux États-Unis de présidens, de vice-présidens, de sénateurs, de représentans, de fonctionnaires de tous ordres, de politiciens et même de généraux. Il est vrai qu’en France les avocats ne sont pas moins heureux, et qu’il suffit de considérer ce qui se passe sous nos yeux pour ne plus s’étonner de bien des excentricités de la vie politique américaine. Harrison ne plaidait pas encore, n’était même pas en âge d’user de son droit de suffrage, que déjà il était père de famille. Il avait épousé la fille d’un professeur de l’université d’Indiana. Ce mariage ne lui apporta pas la fortune. Il alla s’installer à Indianapolis, où il réside encore aujourd’hui, et vécut très modestement, tout en se formant peu à peu une clientèle. Quand vint la guerre civile, il suivit l’élan général, abandonna ses dossiers et partit avec une compagnie de volontaires.

L’avancement était rapide dans ces armées improvisées par les gouverneurs d’états dans l’Ouest. M. Benjamin Harrison conquit lestement les grades de lieutenant, de capitaine et de colonel. Il ne trouva cependant pas l’occasion de se distinguer dans quelque action d’éclat, et la part qu’il prit aux exploits des armées de l’Union reste malheureusement ignorée de l’histoire. Dans les derniers jours de la lutte, il fut proposé par le général Hooker pour le grade de brigadier-général, qu’il obtint, et c’est pourquoi on continue à l’appeler le général Harrison, comme les concitoyens d’Abraham Lincoln l’appelèrent longtemps le capitaine, parce qu’il avait servi pendant deux mois à la tête d’une compagnie de volontaires contre l’Indien Black-Hawk. On raconte que Benjamin Harrison n’avait pas l’air martial, que les officiers, ses camarades, le plaisantèrent souvent à cet égard, mais qu’en revanche il était adoré de ses soldats, pour le bien-être desquels il se montrait plein de sollicitude. La guerre finie, il déposa les armes, revint à Indianapolis et se remit à plaider. Mais l’avocat, dès lors, se doubla en lui du politicien. Déjà, en 1856 et en 1860, il était monté sur le stump, autrement dit, il avait fait de la propagande active par la parole pour Frémont et Lincoln, et avait embrassé avec ardeur les principes du parti républicain récemment formé. Il s’engagea résolument dans les luttes politiques après 1865, et les républicains de l’Indiana le récompensèrent de son zèle en adoptant, en 1876, sa candidature pour-le poste de gouverneur. Il échoua, mais fut envoyé, en 1880, au sénat fédéral. Il fit, pendant les six années réglementaires, partie de cette assemblée, où il se montra habile debater, sans toutefois y jouer un rôle bien en vue. Le malheur voulut que la législature de l’Indiana, dont il comptait obtenir sa réélection, redevînt en majorité démocrate dans l’automne de 1886, et M. Benjamin Harrison fut rendu, le 4 mars 1887, à la vie privée. La fortune politique vient de lui donner, dix-huit mois plus tard, une belle compensation.


III.

Quelles raisons ont pu déterminer les électeurs des États-Unis à ne pas réélire l’honnête homme qui occupe actuellement la présidence, et à rendre le pouvoir au parti républicain en donnant la majorité de leurs suffrages au rival de M. Cleveland? Il suffirait peut-être, en ne tenant compte que du partage presque égal des voix, une première fois en 1884 et de nouveau en 1888, d’alléguer, comme unique explication du revirement, le pur caprice de la foule, le goût du changement, ce sentiment qui faisait voter contre Aristide des Athéniens fatigués de l’entendre appeler le Juste. Mais l’explication serait insuffisante. Si un écart insignifiant d’un millier de voix a pu, en 1884, jeter dans la balance de l’élection le poids entier des suffrages électoraux du New-York, et décider par cela même le succès de M. Cleveland, il n’en a pas été de même en 1888; M. Cleveland n’eût pas été élu, alors qu’il eût encore emporté les voix de New-York. D’autres états douteux l’ont abandonné ; la Virginie occidentale s’est détachée du faisceau serré, du solid South. Il faut chercher ailleurs que dans un pur hasard du scrutin, ailleurs que dans les luttes obscures des fractions démocratiques de la ville de New-York et dans les arcanes du vote irlandais, ailleurs enfin que dans le rôle, considérable il est vrai, joué par l’argent dans la dernière élection, les motifs plausibles de la revanche prise par le parti républicain.

La majorité des électeurs n’avait en réalité rien de grave à reprocher à l’administration de M. Cleveland. C’est un premier point qu’il convient de bien nettement établir. Il y a quatre ans, les leaders républicains prétendaient que l’élection d’un président démocrate serait immédiatement suivie de la ruine des grandes industries du Nord, du dérangement des finances fédérales, de la dépréciation de la circulation monétaire, de la destruction du crédit public. Les prophètes du parti ajoutaient que les droits civils et politiques du peuple ne seraient plus en sécurité, que le nombre des membres de la cour suprême fédérale serait porté à vingt et un par l’adjonction d’une fournée de juges démocrates. On rembourserait la dette confédérée, on pensionnerait les soldats de l’armée du Sud, tandis que l’on dépouillerait les soldats et les marins de l’Union des pensions et gratifications que la reconnaissance nationale leur avait accordées ; les gens de couleur seraient remis en esclavage dans le Sud, la doctrine de la sécession serait réaffirmée et toutes les conditions du règlement qui suivit la guerre civile abrogées.

Ce n’étaient pas là des exagérations de rhétorique. Une partie notable de la population américaine donnait crédit à ces billevesées. Par le seul fait que le parti républicain prétendait et croyait avec sincérité avoir exclusivement droit à la possession du pouvoir pour le bonheur de l’Union, pour la prospérité de ses industries et pour la bonne tenue de son crédit, ce parti devait fatalement tomber dans la corruption, et il y était tombé depuis la double présidence de Grant. Il présentait les mêmes symptômes de décadence que les esprits clairvoyans dénonçaient jadis, en 1856, dans le parti démocratique, maître de l’Union depuis Jackson.

Combien, en effet, ce parti avait dégénéré après les beaux temps de son fondateur, Thomas Jefferson ! Les progrès du pouvoir esclavagiste avaient changé la nature de son organisation. Il avait passé sous le contrôle exclusif d’une association de maîtres d’esclaves, et n’était plus que le gouvernement d’une classe. Avec le temps, le despotisme de cette oligarchie souleva l’intelligence et le sentiment moral de la nation. La formation du parti républicain dans le Nord fut une protestation contre la prétention des barons esclavagistes de perpétuer leur domination par une extension indéfinie de l’esclavage.

Dans ce conflit, toute la force intellectuelle et morale du pays était avec les républicains. Il en fut encore ainsi pendant la guerre civile, et, dans une certaine mesure, au cours de la période de « reconstruction. » Mais, pendant les deux présidences de Grant, l’ivresse du succès, la quiétude de la victoire, avaient accompli leur œuvre de démoralisation. Le parti républicain cessa d’attirer à lui ce qu’il y avait de plus fort, de plus sain, de plus respectable dans l’Union. Déjà des voix s’élevaient dans le parti même, déclarant une réforme nécessaire. L’élection de Garfield, en 1880, inspira l’espoir que la régénération allait se produire, mais la mort tragique du président et la transmission du pouvoir aux mains de ivl. Chester Arthur, fort aimable gentleman, mais politicien de l’école de Conkling et de Grant, prépara la scission des indépendans, qui éclata en 1884, lorsque la convention nationale républicaine eut choisi M. Blaine comme candidat à la présidence.

Que cette nomination dût être un coup fatal pour le parti, les républicains aveuglés seuls purent à cette époque en douter. Les indépendans, ou mugwumps, comme les appelèrent bientôt les stalwarts, l’avaient crié sur les toits avant la réunion de la convention. Ils tenaient M. Blaine pour un politicien taré, d’autant plus dangereux qu’il avait porté au plus haut degré l’art de la corruption politique. Choisir un tel homme, c’était, disaient les dissidens, condamner le parti républicain au discrédit, dissiper un glorieux passé de vingt-cinq ans, étaler aux yeux du monde le mal organique dont le parti était frappé dans ses œuvres vives. Ils exagéraient bien un peu ; mais ils n’hésitèrent pas à braver toutes les prédictions sinistres propagées au sujet de l’accession éventuelle des démocrates au pouvoir. Convaincus que le seul moyen de réformer leur parti était de le rejeter dans l’opposition, ils réalisèrent la menace qu’ils avaient faite inutilement pour empêcher le choix de M. Blaine ; leur défection Ct entrer les démocrates et leur chef Cleveland à la Maison-Blanche.

On allait donc faire la terrible expérience, voir si réellement cinq millions d’électeurs étaient prêts à ruiner le pays, pour peu qu’on leur en offrît l’occasion. L’épreuve a fait justice de l’épouvantail commode dont avaient tant usé les républicains. Il n’est plus possible aujourd’hui de parler de reconnaissance de la dette confédérée, de suppression des amendemens constitutionnels, de rétablissement de l’esclavage ; plus possible d’agiter devant les électeurs la bloody shirt (chemise sanglante), d’évoquer le souvenir des quatre années terribles. Jamais les États-Unis n’ont été si calmes, au point de vue des questions purement politiques, sinon des questions sociales. Jamais leurs finances n’ont été aussi prospères, leur crédit aussi solidement établi, leur dette publique aussi rapidement remboursée. Aucune tentative n’a été faite pour indemniser dans une mesure quelconque les anciens états rebelles, aucune pour enlever aux nègres la possession ou l’usage de leurs droits civils et politiques. Blancs et noire vivent en bon accord dans les états du Sud, où les plantations, sous le régime du travail libre, ont recouvré et dépassé leur ancienne prospérité, en même temps que l’industrie y prend chaque jour un développement plus remarquable[5]. Des lois centralisatrices, comme l’Interstate Commerce Act (premier essai de réglementation de l’industrie des chemins de fer par le pouvoir fédéral), ont été votées, étendant l’action du gouvernement commun sur un domaine dont elle était naguère tenue rigoureusement écartée, et, cependant, la doctrine des droits réservés des états est autant que jamais en honneur. Seulement elle est aujourd’hui affirmée et soutenue dans un corps auguste où les républicains auraient pu supposer qu’elle rencontrerait des adversaires résolus, dans la cour suprême fédérale, dont tous les membres, sauf un, ont été nommés par des présidens républicains.

Tels ont été les traits principaux de la première administration démocrate que, les États-Unis aient connue depuis les temps de James Buchanan, qui fut le dernier président de l’ancienne Union, brisée par la guerre civile en 1861. Ils n’étaient pas de nature à faire regretter aux indépendans leur mouvement tournant de 1884. Il est un point cependant sur lequel M. Cleveland n’a pas donné toute satisfaction à l’attente des républicains dissidens qui lui avaient fourni l’appoint décisif de leurs suffrages. La question de la réforme administrative avait sans contredit pris le pas sur toutes les autres pendant la campagne présidentielle de 1884. C’est elle qui valut alors au candidat démocrate des dizaines de milliers de voix détachées du parti républicain et le faisait triompher, malgré la sécession en masse des Irlandais, entraînés par M. Kelly dans le camp de M. Blaine. C’est comme réformateur que M. Cleveland avait été élu. On comptait d’autant plus sur lui qu’il avait donné des gages suffisans par son énergique attitude à l’égard de la civil service reform lorsqu’il était gouverneur de l’état de New-York. Il devait, selon l’expression consacrée, nettoyer les écuries d’Augias, faire disparaître tous les anciens abus, purifier les mœurs administratives, et imposer partout, d’une main impitoyable, l’application stricte de la loi réformiste de 1883. Lui-même, le jour de l’inauguration de sa présidence, déclarait du haut du balcon du Capitole, le 4 mars 1885 :


Le peuple demande la réforme dans l’administration du gouvernement et l’application aux affaires publiques des principes en vigueur dans la gestion des affaires privées. Pour arriver à cette lin, il faut que la réforme du service civil soit exécutée de bonne foi. Nos concitoyens ont le droit d’être protégés contre l’incompétence de fonctionnaires publics ayant obtenu leurs places comme la récompense de services rendus à un parti, contre l’influence corruptrice des hommes qui promettent ces récompenses et contre les méthodes coupables de ceux qui cherchent à les obtenir. Quant aux candidats qui postulent honnêtement pour l’entrée dans les fonctions publiques, ils ont le droit d’exiger que le mérite et la compétence soient les seules conditions requises, et non la fidélité obséquieuse aux intérêts d’un parti ou le sacrifice d’une opinion politique honnêtement professée.


Après de telles paroles, on était en droit d’attendre une transformation complète des procédés de recrutement des grandes administrations. Sans doute, M. Cleveland a résisté avec courage aux sollicitations des démocrates de la vieille école, qui en sont toujours à la doctrine jacksonienne : aux vainqueurs les dépouilles ! et qui réclamaient un immense coup de balai, par lequel tous les fonctionnaires républicains auraient été expulsés de leurs emplois sans autre forme de procès, ce qui eût permis aux affamés du parti triomphant de s’attabler à leur tour au festin.

Le président s’est refusé à cette exécution. Il a laissé crier la meute et s’est appliqué consciencieusement à étudier chaque cas de révocation ou de nomination dans son détail particulier. On eût dit que le chef suprême de l’Union n’avait plus d’autre charge ni d’autre attribution que l’étude minutieuse des dossiers personnels des postulans aux hautes fonctions publiques. Le premier magistrat de la république a présenté longtemps l’image d’un excellent chef de bureau. En fait, la loi sur l’admission aux emplois par concours, votée en 1883, sous la présidence républicaine de M. Arthur, a été exécutée rigoureusement et avec succès partout où son application était prescrite. D’ailleurs, les réformateurs entouraient leur élu, leur président, d’une surveillance farouche, et prétendaient ne pas lui passer une seule concession aux anciennes pratiques, au laisser-aller traditionnel. Puis il a fallu en rabattre. M. Cleveland n’est pas parfait. La pression des influences politiques est peu à peu devenue trop forte. On n’a vu à aucun moment des fonctionnaires républicains révoqués en masse et remplacés par des escouades de démocrates ayant rendu quelque service dans les élections ; mais, à côté de beaucoup de bons choix particuliers, il en a été fait de moins bons et même de franchement mauvais. Le président a commis personnellement quelques graves erreurs. D’autre part, il n’a pas réussi à déraciner les anciens abus. Dans les administrations de la poste, de la douane, des terres publiques, des Indiens, les scandales sont restés aussi fréquens, aussi éclatans; le sans-gêne des hommes aux mains desquels sont confiés ces grands services s’est accru à mesure que le temps s’écoulait et que se rapprochait l’époque d’une nouvelle campagne présidentielle.

Mais, si M. Cleveland a pu ainsi mécontenter le groupe des indépendans, ce n’est pas assurément de la tiédeur de son zèle pour la réforme que le parti républicain lui a fait grief. On eût été plutôt disposé de ce côté, surtout dans les premiers temps, à lui reprocher son respect exagéré des prescriptions de la loi. On eût mieux aimé le voir opérer à travers les administrations peuplées d’employés républicains le coup classique de l’épuration en masse, afin de pouvoir s’autoriser de l’exemple le jour où on aurait été ramené au pouvoir par les hasards d’une élection.

Faut-il attribuer l’échec de M. Cleveland au reproche qui lui a été fait, pendant tout le temps de sa présidence, par les républicains, de s’être montré trop conciliant à l’égard de l’Angleterre à propos des pêcheries du Canada ? ou de n’avoir pas suffisamment encouragé les Irlandais d’Amérique à mettre leurs frères d’Europe en état d’imposer à la Grande-Bretagne le programme home-ruler de MM. Parnell et Gladstone? Ces griefs, apparens ou réels, ont pu avoir quelque influence sur le vote irlandais, si important dans l’état de New-York, et que les deux partis se disputent avec une telle âpreté. D’ailleurs, M. Cleveland, cédant aux conseils de politiciens plus enclins à s’inspirer des circonstances que des principes, a eu la faiblesse, dans les derniers mois, de faire de la politique électorale au lieu de la politique gouvernementale. Lorsque le parti républicain, réfugié dans la petite majorité dont il disposait au sénat comme dans une forteresse inexpugnable, eut fait rejeter le traité conclu par M. Bayard avec la Grande-Bretagne, le président, pour faire pièce à ses adversaires, a lancé son fameux message de représailles contre le Canada. Quelques jours avant l’élection même, il n’a pas hésité à faire une injure grave à l’Angleterre par le renvoi brutal du ministre de ce gouvernement à Washington. Mais M. Cleveland n’a pas tiré plus de bénéfice de l’incident diplomatique dont lord Sackville a été l’imprévoyante victime, que de ses procédés d’intimidation à propos de l’affaire des pêcheries. Ces brusques changemens de front, opérés à la dernière heure, ces velléités de politique d’action où l’absence de conviction était si manifeste, n’ont pas empêché le vote irlandais de rester divisé et M. Blaine de conserver pour son parti le contingent de voix que, sur le terrain des sympathies et des antipathies anglaises, il avait su déjà enlever à son rival en 1884.

Mais ce n’était pas sur de telles questions que le sort de l’élection présidentielle pouvait être sérieusement débattu. Les républicains auraient été mal avisés d’aller surtout dénoncer le président démocrate à l’indignation de ses concitoyens pour l’usage obstiné, courageux que, depuis trois années, il faisait de son droit de veto contre des lois extravagantes organisant le gaspillage, par centaine de millions, des deniers publics, sous la forme de pensions scandaleuses, de travaux extraordinaires de défense, de rectifications de cours d’eau, de subventions du trésor aux états pour le développement de l’instruction populaire.

Les républicains ont trouvé un meilleur terrain d’attaque, et c’est M. Blaine qui a su le leur indiquer. Comprenant bien que toutes les anciennes questions étaient usées, qu’on n’en pouvait plus rien tirer contre les démocrates après l’épreuve concluante des trois années écoulées, M. Blaine décida, dès la fin de 1887, d’attirer son adversaire sur la seule grande question qui pût de nouveau diviser la masse électorale en deux camps distincts, sur la question économique, et il eut la satisfaction de voir M. Cleveland tomber du premier coup dans le piège qu’il lui tendait. Lorsque le président eut, dans son message de décembre 1887, donné décidément le pas sur toutes les autres questions à la question du tarif et arboré le drapeau de la réduction des droits d’importation, le terrain de combat était tout préparé pour les républicains. A la voix de M. Blaine, leur « Henri de Navarre, » ils s’enfoncèrent plus obstinément que jamais dans l’impasse du protectionnisme à outrance. Il s’agissait de sauver le « système américain » menacé par le pouvoir exécutif, de rallier tous les intérêts manufacturiers dans les états du Nord et de l’Est, et d’ameuter les classes ouvrières contre le président qui aspirait à ouvrir l’Amérique au monstre du libre échange, à arracher aux travailleurs leur salaire, à livrer sans défense à la compétition des usiniers anglais les industries américaines, si prospères sous le régime des hauts tarifs. L’entreprise était hardie; elle a réussi.


IV.

Les États-Unis ont la bonne fortune de présenter un spectacle vraiment unique en ce qui concerne leur situation budgétaire. Pendant qu’en Europe les gouvernemens s’épuisent en efforts pour se procurer des ressources nouvelles et combler un déficit qui reparaît toujours d’année en année malgré l’augmentation progressive des recettes, les Américains sont assez heureux pour être tourmentés par la difficulté de résoudre le problème dans le sens inverse. Le budget fédéral est constamment en excédent ; chaque année, le surplus des recettes sur les dépenses est considérable. En 1867, dès le lendemain de la guerre civile, l’excédent a été de 675 millions de francs. Il a atteint plus de 500 millions, en moyenne, dans les années suivantes, et s’est élevé jusqu’à 750 millions en 1881-1882. Pendant le dernier exercice fiscal, du 1er juillet 1887 au 30 juin 1888, le trésor fédéral a reçu 1,897,650,000 fr. et dépensé 1,365,500,000 fr. Le surplus des recettes a été, par conséquent, de 552 millions. De tels chiffres révèlent une prospérité financière sans exemple dans les annales du monde entier. Comment les Américains en sont-ils arrivés à un tel encombrement de ressources, que leur gouvernement reçoit chaque année de l’impôt un superflu de plus d’un demi-milliard de francs, dont il ne sait littéralement que faire? Quelle est la cause de ce phénomène que nous ne pouvons qu’admirer, tout espoir raisonnable nous étant interdit de le voir jamais se produire dans notre vieille Europe? La principale et très suffisante raison est que les États-Unis, immédiatement après la fin de la guerre de la sécession, ont supprimé d’un seul coup les énormes dépenses qu’ils venaient de faire pendant quatre ans pour la guerre et la marine, tandis que les impôts extraordinaires qui avaient été établis pour faire face à une situation exceptionnelle n’ont été que graduellement abolis ou diminués. Encore aujourd’hui les droits de douane restent presque aussi élevés que dans ces années d’épreuves où il fallait lever, équiper, nourrir, armer et transporter une armée de près d’un million d’hommes.

Aussi longtemps que le gouvernement fédéral a pu appliquer les surplus annuels à l’extinction de la dette contractée pour la guerre, ce grand excès de richesses a présenté plus d’avantages que d’inconvéniens. Mais aujourd’hui cette situation, naguère si enviable, est devenue une source de dangers. A la date du 1er juillet de l’année dernière a été achevé le remboursement de toute la partie de la dette américaine qui pouvait être actuellement amortie au pair. Il ne restait plus que 250 millions de dollars à 4 1/2 pour 100 d’intérêt, remboursables au plus tôt en 1891, et 740 millions de dollars à 4 pour 100 d’intérêt, qui ne pourraient être remboursés au pair qu’en 1907. Quelle perturbation ne serait pas jetée sur le marché des capitaux, si les excédens budgétaires devaient désormais s’accumuler au trésor, sans emploi possible, à raison de 50 millions de francs par mois ! M. Cleveland et son ministre des finances usèrent d’expédiens, payant des coupons par anticipation, rachetant des bonds fédéraux avec prime. Mais l’opinion publique persistant à ne pas comprendre la gravité du problème, le président prit la résolution de suivre les républicains sur le terrain de la question du tarif, où ils affectaient de vouloir porter par avance la lutte présidentielle, en exaltant plus opiniâtrement que jamais les vertus du régime de la protection. Rompant avec toutes les habitudes traditionnelles, il présenta, à l’ouverture de la première session du cinquantième congrès, en décembre 1887, un message très court, exclusivement consacré aux difficultés de la situation financière et à la révision des droits à l’importation. Le péril des excédens budgétaires y était dénoncé sur un ton d’emphase propre à forcer l’attention du congrès et des soixante millions d’habitans de l’Union. La représentation nationale était mise en demeure de choisir entre le système de « la protection pour la protection » et le retour à une politique douanière qui n’accepte la protection qu’à titre exceptionnel et transitoire et pour des cas déterminés, et ne maintient des droits à l’importation qu’en vue de constituer un produit fiscal pour le trésor. Le président ne se contentait pas de poser la question; il la résolvait, pour son compte, en engageant le congrès à répudier le premier système pour s’en tenir au second, et à procéder à une révision fondamentale du tarif en vue d’une diminution de revenu assez considérable pour « débarrasser le trésor d’un surplus annuel de recettes qui menace le pays d’embarras sans cesse croissans. »

Ce message causa une vive surprise. L’audace du président parut grande à ses amis comme à ses adversaires. Quelques-uns de ses partisans (le groupe Randall) étaient trop inféodés au protectionnisme pour n’être pas extrêmement gênés par ce coup de fanfare en l’honneur du libre échange. M. Cleveland était-il certain de se voir suivi par toutes les fractions de son parti? Quant aux républicains, ils exultèrent, et l’opinion générale aux États-Unis fut tout d’abord que M. Cleveland venait de compromettre irrémédiablement ses chances de réélection. On revint plus tard sur cette première impression, dont l’événement a fini toutefois par prouver la justesse. Les démocrates, surpris et désorientés pendant quelque temps, se serrèrent autour de leur chef; ils présentèrent au congrès un projet de révision du tarif (le bill Mills), qui donnait corps aux suggestions du président, et qui fut d’ailleurs assez mollement soutenu et ne put aboutir. La convention nationale démocratique, réunie le 5 juin à Chicago, non-seulement adopta, sans débat, à l’unanimité des 700 ou 800 membres présens, la candidature du président en exercice, mais inséra dans son programme la déclaration suivante : « Le parti adopte les vues exprimées dans le dernier message du président au congrès, comme une interprétation correcte de la platform démocratique sur la question de la réduction du tarif, de même qu’il approuve les efforts des représentans démocrates au congrès pour assurer une réduction de la taxation excessive. » Suivait une énumération de tous les maux qui proviennent de cette taxation : toutes les denrées nécessaires à la vie sont tenues artificiellement à de hauts prix ; le tarif élevé favorise les combinaisons et les syndicats (trusts) qui, en enrichissant indûment le petit nombre des membres qui les composent, dépouillent la masse des citoyens des bienfaits de la compétition naturelle. » De même, M. Cleveland, dans son message, avait déclaré que permettre l’accumulation indéfinie des excédens de revenu au trésor, c’était enlever des sommes considérables aux transactions et aux besoins de la population, entraver l’énergie nationale, empêcher l’application des capitaux à des entreprises productives, provoquer des projets de dépenses tendant directement au gaspillage des deniers publics.

Il enveloppait d’ailleurs ses propositions de toute sorte de ménagemens :


Dans cette œuvre de révision, les intérêts du travail américain engagé dans l’industrie doivent être considérés avec sollicitude, aussi bien que le maintien de nos manufactures. Qu’on appelle ce système protection ou qu’on lui donne un autre nom, il est essentiel de songer à faire disparaître les iniquités et les dangers de notre tarif actuel, mais en prenant des précautions spéciales pour que nos intérêts manufacturiers ne soient pas compromis.


M. Cleveland se gardait bien de se dire libre-échangiste. Il se défendait chaleureusement contre toute imputation tendant à le ranger dans la classe des théoriciens qui veulent opposer doctrine à doctrine, libre échange à protectionnisme. Il n’oubliait pas que, dans la dernière élection présidentielle, les républicains n’avaient pas hésité à accuser ceux de leurs adversaires démocrates qui parlaient de réduction des droits à l’importation d’avoir été corrompus par l’or anglais :


Ce n’est pas une théorie que nous avons à appliquer, c’est une situation périlleuse à laquelle nous avons à remédier. La question du libre échange n’a rien à voir ici, et la persistance que l’on met de certains côtés à prétendre que tous les efforts qui tendent à réduire la taxation sont des projets de free-traders est malveillante et inspirée par des considérations qui ne visent que de fort loin le bien public. Le devoir simple et clair que nous avons à remplira l’égard du peuple est de réduire la taxation au montant nécessaire pour couvrir les dépenses normales d’un gouvernement économique, et de laisser aux affaires et au pays l’argent qui ne s’accumule au trésor que par une véritable perversion des pouvoirs du gouvernement. Ces résultats peuvent et doivent être atteints de telle sorte que tous les intérêts soient sauvegardés.


L’auteur du message prévoyait qu’on allait dans le camp ennemi faire grand tapage des intérêts des classes laborieuses. Le grand argument des républicains avait toujours été qu’un tarif élevé ne sert pas seulement les intérêts d’une classe particulière de manufacturiers, mais qu’il protège encore le travail national et assure des salaires rémunérateurs à des millions d’ouvriers.

V.

Tel était l’argument dont M. Blaine allait en effet user et abuser dans sa campagne protectionniste contre le président démocrate. Le 17 mai dernier, il écrivait de Paris à ses amis du comité national républicain :


La question de la protection intéresse la prospérité du présent et celle des générations futures. S’il était possible, pour chaque électeur de la république, de voir par lui-même quelle est la condition et la rémunération du travail en Europe, le parti du libre échange aux États-Unis ne recevrait pas l’appui d’un seul ouvrier entre le Pacifique et l’Atlantique. Il peut na pas être en notre pouvoir, en tant que philanthropes, de relever la condition des travailleurs européens; mais ce serait une honte pour notre caractère d’hommes d’état que de permettre que le travailleur américain fût abaissé au niveau européen.


Voilà un fier langage, et M. Blaine le prend de haut avec les misères sociales de notre pauvre Europe. On peut seulement lui demander s’il est bien assuré que la condition des travailleurs américains soit à un si haut degré supérieure à celle des ouvriers de l’ancien monde, qu’ils aient plus de bien-être, moins de chômage, moins d’irrégularités dans les conditions de rémunération. S’il en était ainsi, que signifieraient toutes ces grèves qui éclatent à chaque instant sur un point ou l’autre du territoire, et non pas de ces grèves modestes, affectant quelques centaines de familles, comme on en voit de ce côté-ci de l’Océan-Atlantique, mais des grèves formidables, arrêtant brusquement le travail d’industries gigantesques, paralysant les transports, privant de salaires des milliers et des milliers d’hommes?

Pour les économistes de l’ancien monde, les démocrates ont cent fois raison de prétendre qu’un tarif douanier, destiné à procurer des ressources considérables à un trésor aux abois en pleine période de crise, de tourmente et de guerre, et qui, à ce point de vue, a magnifiquement rempli sa fin, a perdu toute justification quand il se survit à lui-même après plus de vingt années de paix et de prospérité, alors que toutes les industries américaines ont eu le temps de se relever et de prendre un développement prodigieux, et que le trésor regorge de disponibilités stériles. Ils ont cent fois raison d’arguer que c’est le tarif de guerre, maintenu en pleine paix, qui tient à des prix si élevés toutes les choses nécessaires à la vie et toutes les marchandises fabriquées, et accable ainsi les classes laborieuses de charges qu’en bonne justice elles ne devraient pas avoir à supporter, et que compense mal une élévation plus apparente que réelle des salaires. Ils ont raison de dire que c’est un tel tarif qui permet à un petit nombre d’industries de réaliser, sous le prétexte d’une protection devenue depuis longtemps inutile, des bénéfices énormes au détriment de la masse des consommateurs, que c’est enfin ce tarif qui, en obligeant le trésor à encaisser des recettes dont il n’a pas l’emploi, incite la législature fédérale à s’engager dans une voie de dépenses exagérées et pousse de plus en plus le gouvernement dans la voie de la centralisation.

Quant aux sophismes extraordinaires de M. Blaine dénonçant le libre échange comme la cause inévitable et directe du paupérisme industriel, ils ne sont guère difficiles à réfuter, mais ils répondent en Amérique à une masse énorme de préjugés enracinés dans l’opinion populaire. Rien n’est plus aisé que d’opposer l’Amérique en masse vivant de la protection à l’Europe en masse mourant du libre échange : richesse et protection d’un côté, libre échange et pauvreté de l’autre ! M. Blaine a été un témoin attristé de la misère du travailleur dans cette partie caduque de l’univers où il a séjourné quelques mois, à Paris notamment, et il adjure ses concitoyens de maintenir à un taux élevé la rémunération du travail parle maintien de la protection. Il semble ignorer que la protection fleurit aujourd’hui comme jadis en Europe, et que la pauvreté y est aussi grande, sinon plus, dans les états protectionnistes que dans les pays libres-échangistes, ainsi qu’on peut le voir dans certains districts de l’Allemagne. Il oublie les avantages physiques qui ont aidé à élever si haut le niveau des salaires en Amérique, aussi bien pour l’industrie que pour l’agriculture, qui, du reste, ne réclame, aux États-Unis, aucune protection. Il oublie bien d’autres choses encore. C’est de la pauvre économie politique, très suffisante cependant, semble-t-il, pour la consommation indigène. Après tout, les Américains sont bien libres de s’en tenir au système qui leur paraît le mieux accommodé à leurs goûts comme à leurs intérêts. Le succès du candidat républicain prouve que l’esprit public aux États-Unis n’est pas préparé pour la réforme douanière, en sorte que tout annonce que le tarif actuel sera non-seulement maintenu, mais peut-être encore exagéré.

Rien de plus précis à cet égard que ce paragraphe de la platform adoptée en juin dernier par la convention républicaine de Chicago, réunie pour le choix d’un candidat à la présidence :


Nous nous prononçons résolument en faveur du « système américain » de la protection, et nous protestons contre le projet que le président et son parti ont conçu d’opérer sa destruction. Ils servent les intérêts de l’Europe. Nous voulons, nous, défendre les intérêts de l’Amérique. Nous acceptons que la question soit ainsi posée, et nous faisons avec confiance appel au jugement du peuple. Il faut que le système protectionniste soit maintenu. Son abandon a toujours été suivi d’un désastre général pour tous les intérêts, excepté pour ceux de l’usurier et du shériff. Nous dénonçons le bill Mills (bill fondé sur les propositions de M. Cleveland et qui a été discuté vainement pendant plus de six mois dans la chambre des représentans) comme funeste pour les affaires générales, pour le travail, pour les intérêts agricoles du pays. Nous approuvons résolument l’action ferme et patriotique des représentans républicains au congrès qui s’opposent au passage de ce bill.


Voilà donc qui est entendu. Quoique l’expérience des vingt dernières années ait prouvé à satiété que la protection à outrance ne mettait les États-Unis à l’abri d’aucune des crises qui frappent périodiquement toute grande communauté industrielle et commerciale, que l’élévation des salaires due à cette protection n’est pour l’ouvrier d’Amérique qu’un avantage purement factice ou plutôt un leurre, puisque, grâce à la protection, il paie sa nourriture, ses vêtemens, tout ce dont il a besoin, plus cher que ses frères d’Europe, enfin que la grande prospérité financière du gouvernement des États-Unis est toute de surface, et que les habitans de l’Union ne seraient ni plus ni moins heureux si le trésor n’encaissait que des excédens modestes, le parti républicain n’en persiste pas moins à présenter aux électeurs américains le système protectionniste comme la fin suprême, idéale, le seul système rationnel en matière économique.

Il faudra pourtant bien que les républicains abordent la solution du problème si singulièrement gênant de l’accumulation des excédens. Autorisé par une loi votée au commencement de l’année, le secrétaire des États-Unis a acheté, jusqu’à la fin du mois d’octobre, pour près de 80 millions dollars (400 millions de francs) des bonds 4 1/2 et 4 pour 100, avec une prime s’élevant à 10 pour 100 sur les premiers et à 25 et 27 pour 100 sur les seconds. Ces ventes se ralentiront forcément à mesure que s’élèveront les exigences des détenteurs. Malgré l’application, sur une si large mesure, d’un système d’amortissement fort coûteux, le trésor fédéral disposait encore d’un surplus disponible de 400 à 500 millions de francs, dont la plus grande partie était en dépôt dans un certain nombre de banques nationales.

Mais les chefs du parti républicain ont un système tout prêt pour se débarrasser de ces centaines de millions. Ils ne touchent pas au tarif, et s’en prennent aux dernières taxes intérieures subsistantes, aux droits sur le tabac et le whisky. S’ils ne vont pas jusqu’à inscrire audacieusement sur leur programme ces deux mots dont l’accouplement fait bondir d’indignation aux États-Unis les prohibitionnistes (membres du parti de la tempérance) : free Whisky, du moins ils veulent abolir les taxes sur les spiritueux employés dans les arts et les industries. Les recettes du trésor seront alors considérablement diminuées. Le programme par le bien de quelques articles sur lesquels les droits d’entrée pourraient être réduits ou supprimés, mais il s’agit uniquement de ceux (les objets de luxe exceptés) qui ne peuvent être produits à l’intérieur du pays. Quant aux autres, dont la production donne du travail aux ouvriers américains, il faut en entraver l’importation par le tarif.

Si les excédens persistent, il faudra voter de larges crédits pour la reconstitution de la marine fédérale, pour la construction de fortifications sur les côtes, pour la fabrication d’armes perfectionnées et l’établissement des moyens de défense les plus conformes aux données de la science moderne, pour les ports et les villes exposés aux attaques par mer. Il faudra encore élever les crédits pour les pensions aux anciens soldats, pour des travaux publics d’importance nationale, pour l’amélioration des rivières et canaux, pour le relèvement de la marine marchande : «Que si enfin il reste encore un revenu plus considérable qu’il n’est utile pour les fonctions du gouvernement, dit le platform de Chicago, nous réclamons le rappel complet des taxes intérieures plutôt que l’abandon d’aucune partie du système protecteur entre les mains du syndicat du whisky et des agens des manufacturiers étrangers. « 

Assurément, si le président et le congrès appartiennent au même parti, comme il arrivera dès cette année, ils n’auront que l’embarras du choix entre les moyens de dépenser tous les surplus que pourra donner le maintien du tarif. M. Blaine, le premier homme d’état, et M. Sherman, le premier financier du parti républicain, ont en réserve nombre de projets dont l’application semblerait en Europe toute naturelle, bien qu’aux États-Unis on les juge avec raison contraires à l’esprit de la constitution. Ainsi M. Blaine, quelque temps avant l’élection présidentielle de 1884, avait proposé que chaque année l’excédent de l’exercice antérieur fiât purement et simplement réparti entre les divers états de l’Union proportionnellement à leur population. L’idée fut alors mal accueillie en général. Il y avait sans doute pour les états quelque chose de séduisant dans cette distribution de manne gouvernementale qui eût permis à plusieurs d’entre eux de se dégager de leurs embarras particuliers, mais des objections constitutionnelles se dressèrent de toutes parts contre le projet, et le système de la répartition des excédens fut déclaré incompatible avec les principes fondamentaux sur lesquels reposent les institutions américaines. On y reviendra, selon toute vraisemblance. La législature nationale, de son côté, a travaillé avec conscience à la découverte d’autres procédés de dépenses. Un projet de loi ayant pour objet de répartir en dix années une somme de 80 millions de dollars entre les états les plus arriérés au point de vue de l’organisation de l’enseignement primaire faillit passer dans les deux chambres. Il succomba devant l’objection que ce système de subvention aux états équivaudrait à l’établissement d’une prime en faveur de l’indifférence ou de la négligence des pouvoirs publics locaux en matière d’enseignement.

Ces projets et toute sorte de plans de grands travaux publics d’un intérêt général très mêlé de préoccupations d’ordre purement électoral ou d’intérêt privé auraient pu entamer sérieusement le surplus, s’ils n’avaient été arrêtés par la résistance du parti démocratique ou par le veto du président. Le parti démocratique, disposant à la fois de la majorité dans la chambre des représentans et de l’influence présidentielle, était lié strictement par son programme de 1884, dont l’article principal est que le fonctionnement gouvernemental doit être établi sur les bases de la plus stricte économie. Avec une majorité républicaine dans les deux chambres du cinquante et unième congrès, ces scrupules seront dissipés. Il sera loisible de dépenser 160 ou 200 millions de francs chaque année, par exemple, pour doter les États-Unis d’une flotte de guerre, puisqu’on consacre déjà une annuité de près de 75 millions pour garder et entretenir quelques cuirassés et croiseurs hors d’usage, sans vitesse, et de types complètement démodés, chiffre fort élevé, on en conviendra, pour une marine purement décorative. Dans la première session du cinquantième congrès, l’élan était tel dans ce sens au sénat (où subsistait une petite majorité républicaine) que plusieurs bills furent votés en quelques semaines, représentant, pour la construction de croiseurs et de canons et pour des fortifications, une dépense supplémentaire de 360 millions de francs en dehors des crédits ordinaires. Ces bills n’ont pas eu à subir le veto du président, ayant été enterrés dans la chambre des représentans. Mais le prochain congrès n’a qu’à s’engager dans cette voie, le trésor aura bientôt vu la fin de ses disponibilités.


VI.

Comment la convention nationale républicaine de Chicago a-t-elle été amenée à substituer la candidature d’un honnête inconnu comme M. Benjamin Harrison à celle de M. Blaine, le grand instigateur de toute cette politique de protectionnisme à outrance et de tendances centralisatrices et dépensières ? C’est M. Blaine qui l’a voulu ainsi. Dès le mois de janvier 1888, il écrivit d’Italie à M. Jones, président du comité national républicain, le priant d’informer les membres dirigeans du parti qu’il désirait, pour des considérations entièrement personnelles, que sa candidature ne fût pas présentée à la convention convoquée pour le 19 juin à Chicago. Il estimait d’ailleurs que les chances du parti étaient très grandes s’il était uni, et il ajoutait :


... Il faut que le peuple américain choisisse une politique donnant au travail l’espérance et la dignité, au capital la sécurité et toute liberté de développement, à tout citoyen le pouvoir politique, à tout foyer le confort et l’instruction. C’est à ce dessein que je me dévouerai avec non moins d’énergie et de ténacité, comme simple citoyen, que si j’étais candidat à une fonction publique, et avec la ferme confiance que l’exercice du gouvernement sera rendu au parti qui a donné longtemps la preuve de sa capacité pour le faire servir à l’unité et à l’honneur de la république, à la prospérité et au progrès de la nation.


On ne crut pas tout d’abord en Amérique à la sincérité absolue de cette déclaration. Plusieurs journaux estimèrent que la lettre était assez ridicule, publiée en un moment où les clubs républicains étaient déjà en pleine activité dans tout le pays, organisés et contrôlés par des agens dévoués à M. Blaine et préparant le travail pour la convention. M. Blaine étant un politicien extraordinairement subtil, expert en toutes habiletés électorales, on ne pouvait pas supposer que le moindre de ses actes n’eût pas un sens mystérieux. On prêta à sa profession de foi de renoncement toute sorte de significations, excepté celle qu’elle comportait à première vue, c’est-à-dire un refus net et catégorique. Ses partisans les plus obstinés durent se rendre à l’évidence, lorsqu’il renouvela sa déclaration une première fois de Paris en mai, et quelques semaines plus tard d’Ecosse, à l’époque même où siégeait la convention. On prétend que, malgré ces refus anticipés et si répétés, M. Blaine eût accepté la candidature si elle lui avait été offerte par l’unanimité des délégués. Cela même n’est pas sûr, car il se peut que cet homme d’état distingué et supérieur se sentît fatigué et dégoûté des déboires passés de sa vie politique. De toute façon, l’unanimité n’était pas possible, le parti étant trop divisé. M. Blaine se savait lui-même un obstacle à l’union. Les indépendans, ces mugwumps si importuns, « barboteurs » insupportables, prêts à troubler tous les calculs, à ruiner les plus savantes combinaisons, auraient encore voté contre lui, comme en 1884, et décidé peut-être une seconde fois le succès de M. Cleveland. M. Blaine se serait présenté au combat chargé du poids d’une présomption de défaite. Battu, son ascendant sur le parti républicain aurait reçu un coup fatal. Par son refus préalable, il restait au contraire le plus puissant des leaders du parti; il pouvait lui rendre dans la lutte prochaine de bien plus grands services comme politicien libre que comme candidat.

Lorsque se réunit la convention du 19 juin à Chicago, il n’y avait qu’à s’incliner devant une résolution formelle. La candidature de M. Blaine ne fut donc pas sérieusement posée, en dépit du vacarme que firent ses partisans et du langage lyrique dont usèrent pour le louer quelques-uns de ses admirateurs fanatiques. Il y eut quelque embarras; aucun nom ne semblait assez populaire pour rallier toutes les sections du parti. M. John Sherman, frère du célèbre général William Sherman, sénateur de l’Ohio et ancien secrétaire du trésor sous le président Hayes, était sans contredit, — le grand favori s’effaçant, — le personnage le plus en vue ; mais il avait contre lui d’avoir été déjà un compétiteur malheureux pour la nomination dans deux ou trois élections précédentes. Le Connecticut présentait le sénateur Hawley; l’Illinois, le juge Gresham; l’Indiana, l’ex-sénateur Harrison; l’Iowa, le sénateur Allison; le Kansas, le sénateur Ingalls ; le Michigan, son gouverneur, M. Alger ; le New-Jersey, M. Phelps ; le New-York, M. Depew, président du chemin de fer du New-York central. Les républicains opposaient volontiers leur richesse en candidats de grande valeur à la pauvreté du parti démocratique incapable de mettre un nom à côté de celui de M. Cleveland. Au premier tour de scrutin qui eut lieu le 21 juin, la lutte se resserra entre MM. Sherman, Gresham, Depew, Alger, Harrison et Allison, M. Sherman en tête de la liste, M. Harrison l’avant-dernier. Au huitième scrutin seulement, un résultat définitif fut obtenu. C’était de nouveau le triomphe du système de l’élection au petit bonheur, qui déjà, en 1880, avait réussi fort heureusement à l’Union, en lui faisant don du général Garfield. M. Harrison avait 544 voix, M. Sherman 118, M. Alger 100, M. Gresham 16. M. Harrison, ayant la majorité absolue, fut aussitôt acclamé et, selon la tradition, nommé à l’unanimité candidat du parti républicain à la présidence. L’opinion publique caractérisa immédiatement le résultat de l’élection en ces quelques mots : «M. Harrison présidera, M. Blaine gouvernera. » Peut-être l’événement corrigera-t-il ce que cette antithèse a de trop absolu.

En tout cas, M. Blaine a dirigé la campagne présidentielle avec une vigueur et une précision qui méritent tous les hommages. Ajoutons que la convention avait été très habile, ayant assuré déjà un des états douteux, l’Indiana, par le choix de M. Harrison, d’aller prendre dans le New-York, tout-puissant par ses trente-six voix électorales un candidat à la vice-présidence, M. Levi Parsons Morton, de la maison Morton Bliss et Cie, que nous avons vu à Paris ministre des États-Unis, poste où il fut remplacé, en 1885, par un démocrate, M. Mac Lane.

Les chances de l’élection restèrent indécises jusqu’au dernier moment. Tout dépendait du vote de deux ou trois états douteux. Les démocrates comptaient sur les 153 voix du solid South, groupe compact de tous les états du Sud, limité par l’ancienne ligue Mason and Dixon. On concédait à M. Harrison 182 voix acquises d’avance dans le Nord. Pour atteindre la majorité absolue de 201 voix[6], il suffisait à M. Harrison d’un appoint de 19 suffrages électoraux, tandis qu’il en fallait encore 48 à M. Cleveland. La force permanente des républicains était supérieure à celle des démocrates, mais il en avait été de même en 1884, ce qui n’avait pas empêché M. Cleveland de l’emporter, ayant obtenu, avec les 153 voix du Sud, toutes celles des états douteux, savoir les 36 du New-York, les 15 de l’Indiana, les 9 du New-Jersey et les 6 du Connecticut.

L’échiquier électoral était disposé cette année de la même façon qu’en 1884. Mais M. Cleveland a perdu le New-York et l’Indiana. Pourquoi le Connecticut et le New-Jersey, états protectionnistes, sont-ils restés fidèles au président partisan de la révision du tarif, et pourquoi le New-York a-t-il abandonné son ancien favori ? Ce sont là des mystères qu’il est difficile d’expliquer. Le système électoral aux États-Unis présente cette singularité que, le 6 novembre dernier, l’électeur new-yorkais avait à voter à la fois pour les électeurs présidentiels, pour le gouverneur et pour les membres de la législature de l’état, pour un membre de la chambre des représentans à Washington, pour le maire de la ville, pour d’autres fonctionnaires locaux. Qu’il s’établisse une certaine confusion, sinon entre tous ces votes, du moins dans les motifs sur lesquels ils sont émis, qui pourrait s’en étonner? On affirme que la candidature démocratique, peu recommandable, de M. Hill, pour la réélection au poste de gouverneur, a fait un tort sérieux à la cause de M. Cleveland auprès d’un grand nombre d’électeurs impartiaux. Cependant M. Hill a été réélu gouverneur, tandis que, par l’action d’un ensemble de causes obscures, au milieu desquelles il est impossible de discerner la cause déterminante, M. Cleveland a été battu dans l’état qui avait été le point de départ, l’agent principal et le théâtre de son éclatante et si rapide fortune politique.

Mais les résultats du scrutin vont bien au-delà de ce renversement de la faible majorité démocratique de 1884. M. Cleveland n’a pas seulement perdu le New-York et l’Indiana. Le solid South a été entamé. Ce groupe compact des seize états du Sud, les anciens états à esclaves, qui, depuis 1872, unis par la solidarité des souvenirs et des traditions plus que par celle des intérêts, avaient toujours voté pour les candidatures démocratiques, est en voie de désagrégation. L’influence du Nord a réussi à en détacher cette année la Virginie occidentale. En 1876, Tilden, le candidat démocrate, avait obtenu dans cet état une majorité de 11,000 voix sur son concurrent, M. Hayes. En 1884, la majorité de M. Cleveland sur M. Blaine n’y était déjà plus que de 4,000 voix. Aujourd’hui les démocrates y sont en minorité. Dans la Virginie même (old Virginia), la suprématie de l’élément démocratique est depuis longtemps battue en brèche et chancelante, et le petit état du Delaware, tout en donnant une majorité à M. Cleveland, a élu une législature républicaine.

S’agit-il de faits accidentels, résultant d’un hasard électoral qu’un autre hasard pourra contredire en 1892? Nullement. C’est le mouvement général de la population aux États-Unis qui menace ainsi d’un amoindrissement progressif l’importance relative du Sud comme facteur dans les futures élections présidentielles. En 1860, la population des états à esclaves s’élevait à 12,240,000 habitans sur une population totale de 31,400,000, soit une proportion de 40 pour 100. Le recensement de 1880 leur attribue 18,500,000 habitans sur une population totale de 50 millions, soit une proportion de 37 pour 100. Il est certain que le prochain recensement de 1890 accusera une proportion moindre encore. La part du Sud dans le nombre des voix du corps électoral présidentiel suit naturellement la même marche descendante. Il lui était attribué 120 voix sur 303 en 1860, et 153 sur 401 en 1880, soit 40 pour 100 à la première date et 38 pour 100 à la seconde. Lors de la répartition qui suivra le recensement, mais précédera le prochain scrutin pour la présidence, le Sud perdra encore, et, dût-il rester compact, ce qui ne sera probablement pas, il ne lui suffira plus pour vaincre de l’appoint du New-York et d’un état douteux comme l’Indiana; son contingent serait encore trop faible.

Le Sud, en effet, n’a reçu qu’une minime partie du grand courant d’immigration qui s’est déversé de l’ancien monde sur le nouveau depuis vingt-cinq ans. C’est dans la région de l’Ouest qu’a été portée toute la masse de ce flot montant de population nouvelle. Tout le pays à l’ouest des monts Alleghanys contenait 8,600,000 habitans en 1860, un quart de la population totale. Vingt ans plus tard, il en avait 17,140,000, soit plus du tiers de l’ensemble. Sa part de voix dans le collège électoral s’est élevée de 73 sur 303, un peu moins d’un quart, à 135 sur 401, un peu plus du tiers. Ainsi l’influence de l’Ouest dans une élection générale ne cesse de s’accroître, tandis que celle du Sud diminue, et l’Ouest, on ne doit pas l’oublier, s’il n’a pas de raison pour être exclusivement protectionniste, reste cependant en grande majorité républicain.

D’un autre côté, le nombre des états, entre 1860 et 1888, ne s’est élevé que de 35 à 38 par l’admission du Kansas, du Nebraska et du Colorado. Or il y a en ce moment cinq territoires du Nord-Ouest qui réclament leur admission dans l’Union. Ils n’ont pu l’obtenir des démocrates, maîtres du pouvoir, justement inquiets de l’accroissement de force que cette augmentation du nombre des états doit nécessairement donner à leurs adversaires. Mais on peut prévoir que, sous un président républicain, le cinquante et unième congrès où les républicains ont la majorité dans les deux chambres, et qui commence à siéger en 1889, donnera satisfaction aux vœux des populations qui ont colonisé le Dakota nord et sud, le Washington, le Montana et le Wyoming. Avant deux ans, le nombre des états de l’Union aura été probablement porté de 38 à 43, et cette adjonction assure au parti républicain un contingent supplémentaire de 15 voix pour la présidence. La conséquence rigoureuse à tirer de ces faits pour les démocrates, s’ils veulent se relever de leur défaite de 1888, est qu’ils doivent renoncer à rester ce qu’ils étaient encore jusqu’à présent à bien des points de vue, un parti géographique, pour redevenir un parti national, recrutant ses adhérens dans toutes les régions de la république, constitué sur des principes nouveaux, auxquels les souvenirs de la guerre civile soient plus que jamais étrangers.


A. MOIREAU.

  1. On pourrait supposer, d’après l’écart relativement considérable existant entre les deux chiffres, que le parti républicain, dans le vote populaire, a donné une grande majorité au général Harrison. Il n’en est rien, et les relevés définitifs accusent en outre ce curieux résultat que, si le président était élu directement au suffrage universel, c’est M. Cleveland qui l’eût emporté. Il a obtenu 5,526,503 suffrages, soit 98,204 de plus que son concurrent M. Harrison, qui en a réuni 5,428,290. M. Tilden avait également qui en 1876, dans le vote populaire, une majorité sur M. R. Hayes, qui fut cependant proclamé président, ayant eu une voix de plus que son rival dans le compte des votes du collège électoral présidentiel. Le caractère français s’accommoderait mal d’un système d’élection présentant de si extraordinaires singularités. — Il y a quatre ans, 9,759,351 électeurs sur 12,571,437 citoyens en âge de voter avaient pris part au scrutin et partagé leurs voix entre MM. Cleveland et Blaine. Le nombre des votans pour MM. Cleveland et Harrison, en 1888, a été de 10,954,802, soit une augmentation de 1,200,000 d’une élection à l’autre.
  2. Il n’est ici question, bien entendu, que du célèbre instrument fédéral, complément et couronnement du vaste édifice constitutionnel, formé par les constitutions particulières des trente-huit états. Celles-ci ont été souvent amendées ou entièrement refondues, et presque uniformément dans le sens démocratique. On en compte aujourd’hui cent-cinq depuis la déclaration de l’indépendance. Les trente-huit, actuellement en vigueur, sont de dates très diverses, depuis celle que le Massachusetts s’est donnée en 1780 et qui le régit encore aujourd’hui, après avoir, il est vrai, subi d’assez nombreuses modifications, jusqu’à celle de la Floride, adoptée par le peuple de cet état en 1886.
  3. De Bacourt, Souvenirs d’un diplomate, lettres intimes sur l’Amérique.
  4. «... Son grand exploit est une victoire remportée sur les Indiens dans un endroit nommé Tippecanoe; il perdit 150 hommes et en tua 200 aux ennemis. C’est de là que vient à ce vainqueur le brillant surnom de héros de Tippecanoe! c’est le titre de toutes les chansons, de tous les morceaux de prose et de vers qu’on fait à foison, depuis un an, en son honneur. »
  5. Quelques chiffres empruntés à de récentes données statistiques permettent de mesurer l’importance du développement industriel dans les états du Sud depuis le dernier recensement. Dans l’espace de huit années, soit depuis 1880 jusqu’au 1er octobre 1888, le nombre des manufactures de coton s’est élevé de 179 à 300, et la valeur de leurs produits de 21 millions de dollars à 43 millions ; — La production des mines de charbon, de 6 à 16 millions de tonnes ; celle des fonderies de fer, de 397,000 à 929 millions de tonnes ; la production cotonnière, de 5,755,000 balles à 6,800,000 ; des céréales, de 431 millions de bushels (36 litres) à 625 millions ; — La valeur du bétail, de 391 millions de dollars à 573 millions ; celle des produits de fermes, de 571 millions de dollars à 744 millions ; — Le nombre des milles de chemins de fer (1 mille = 1 kil. 606 m) a été porté de 19,435 à 36,737.
  6. Le président est élu par un collège électoral de 401 électeurs, chaque état ayant à désigner par le vote populaire autant de membres du collège électoral qu’il y a de sénateurs et de représentans envoyés par cet état au congrès (la chambre des représentans compte 325 membres et le sénat 76). En théorie, chacun des électeurs désignés est libre de voter comme il l’entend, mais, dans la pratique, les électeurs dans chaque état étant nommés au scrutin de liste, le vote de la liste qui l’emporte est déterminé par un mandat impératif. C’est ainsi qu’en 1884 une majorité de 1,047 voix sur près de 1,200,000 suffrages populaires a déterminé en faveur de M. Cleveland le vote des 36 électeurs désignés par l’état de New-York, et le résultat du vote général du collège électoral fut : 219 voix pour ce candidat et 182 pour M. Blaine. Que dans l’état de New-York un déplacement de 600 voix au scrutin populaire eût renversé cette majorité si faible de 1,047 voix, les 36 suffrages de New-York auraient été acquis à M. Blaine, qui se trouvait ainsi élu président. C’est ce qui s’est produit cette année, mais en faveur de M. Harrison. Le New-York est donc le principal facteur de l’élection. Viennent ensuite : la Pensylvanie avec 30 voix, l’Ohio avec 23, l’Illinois avec 22, le Missouri avec 16, etc., le nombre des suffrages par état décroissant jusqu’à ce qu’on arrive aux 4 voix du New-Hampshire, du Vermont, du Rhode-Island, de la Floride, et au minimum de 3 voix (1 représentant et 2 sénateurs) du Delaware, de l’Orégon, du Nevada et du Colorado.