La Luxure de Grenade/12

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Albin Michel (p. 150-162).

XII

les quatre lépreux

Chez lui, il apprit par un esclave que Christian Rosenkreutz voulait le voir immédiatement. Il mit son manteau et malgré la tempête qui soufflait il sortit de l’Alhambra.

Non loin de la porte des Étrangers, Rosenkreutz avait loué à un tisserand une maison étroite comme une cellule. Il était devant sa porte, sous les rafales de la pluie, et il eut un mouvement de satisfaction quand il vit Almazan. Mais celui-ci s’aperçut bientôt, quand ils se furent abrités dans la maison, qu’il n’avait rien de particulier à lui dire. Il se tenait devant lui en silence et il y avait une grande indulgence dans ses yeux brillants.

Almazan eut envie de tout lui raconter, la folie de son désir et la conversation qu’il venait d’avoir. Rosenkreutz l’arrêta.

— Chaque homme a une bataille à livrer, dit-il, celle de l’esprit contre la chair et il doit la gagner tout seul, parce qu’il n’y a de victoire féconde que celle que l’on remporte sans appui. Celui qui revient en arrière était parti avant l’heure et il connaîtra le dur recommencement. Comme je te souhaite de conquérir ce pouvoir qui n’est donné qu’aux élus, de ne voir dans la beauté de la matière que l’esprit qui en est le sens éternel et non la forme qui n’en est que l’expression passagère !

La forme ! la forme parfaite ! Ce mot évoquait pour Almazan le corps de la femme qu’il ne pouvait oublier. Ah ! la ligne tombante de l’épaule, le creux des reins et la jambe svelte comme une tige qui s’élance. Quel était l’esprit caché derrière l’ambre et le rose de cette peau ?

Le soir commençait à tomber. Almazan fit un mouvement pour se retirer.

— Je t’avais promis, fit Rosenkreutz, de te faire connaître Soleïman qui retrouve les incarnations des hommes. Nous sommes ici tout près de la maison où il vit avec ses trois frères dans le quartier des lépreux, je vais t’y conduire.

Almazan eut une hésitation. Isabelle pouvait l’envoyer chercher après la tombée de la nuit. La porte était déjà ouverte et Rosenkreutz descendait la rue.

Ils traversèrent les deux enceintes de la porte des Étrangers, marchèrent quelque temps sous la pluie qui redoublait et atteignirent la léproserie.

Elle était entourée d’une haute muraille d’une couleur si jaune, si affreuse qu’elle avait l’air elle-même attaquée par la maladie qu’elle enfermait dans son vaste cercle. Cette muraille était percée d’un très grand nombre de portes pour permettre aux habitants qui ne pouvaient sortir de cette enceinte, de venir acheter leur nourriture aux marchands qui y affluaient chaque matin.

Et cela faisait auprès de Grenade une ville morne que rien n’aurait distingué d’une autre si un particulier silence ne l’avait emplie. Ce silence provenait non de l’absence de joie à vivre, car la joie était aussi grande là qu’ailleurs, mais de l’interdiction de tout négoce, la maladie étant censée se communiquer par la circulation des objets plus que par l’attouchement des personnes. Et plus impressionnant, les jours de pluie, était le grand silence de cette ville, car alors tous les lépreux sortaient devant leur seuil et tendaient au ciel leur visage et leur corps pour qu’ils soient lavés, attribuant une force mystérieuse de guérison à la pluie.

Le crépuscule aggravait les tons crayeux des maisons. Il y en avait de riches avec des jardins, mais par le fait de la nature sablonneuse du sol, la végétation avait quelque chose de malingre, les palmiers étaient tuméfiés, les pins laissaient couler une résine plus abondante et pareille à de l’humeur. Les masures délabrées se succédaient, elles avaient l’air collées les unes aux autres et leurs façades étaient fendillées, prêtes à se détacher comme des croûtes.

Rosenkreutz et Almazan glissaient par les longues ruelles, regardant parfois une face plus grande que nature avec des yeux énormes, effleurant des corps blanchâtres qui, à leur approche, s’écartaient précipitamment et ils n’écoutaient pas des excuses bredouillées ou de rauques salutations.

Une grande ombre s’étendit au-dessus d’eux.

— Voici la demeure des quatre frères, dit Rosenkreutz. C’est une ancienne forteresse qui a été rebâtie par eux. Leur histoire reste pour moi inexplicable. Le mal les a atteints presque en même temps. Tous quatre étaient des hommes mauvais et débauchés, au point que le prédécesseur d’Abul Hacen songeait à les bannir de Grenade. Soleïman, à la suite d’une nuit plus agitée que les autres passée dans la compagnie de ses frères, eut une sorte de révélation. Il prétendit que le Prophète lui était apparu et il se mit à mener une vie ascétique, mais d’un ascétisme spécial, celui d’une très ancienne secte de Soufis qui recherchent l’extase divine dans l’ivresse du vin. Il eut alors, par intermittences d’abord, puis de plus en plus fréquemment, des visions du passé et le don lui vint de lire dans la lumière astrale les vies précédentes des hommes. En même temps les symptômes de la lèpre s’étaient développés chez les quatre frères. L’Émir qui ne les aimait pas se hâta de les envoyer ici. Ils acquirent alors cet antique château, qu’ils aménagèrent somptueusement. Soleïman a accepté sans se plaindre sa destinée tandis que ses frères, plus assoiffés de plaisirs que jamais, vivent auprès de lui dans une rage constante.

Les deux hommes avaient traversé un enclos où la pluie claquait sur des feuilles qu’on ne voyait pas. Ils perçurent la présence d’hommes couchés qui étaient peut-être des serviteurs, peut-être les maîtres du lieu. Quelqu’un reconnut Rosenkreutz car une voix brisée sortit de l’ombre et cria :

— Il est là. Vous pouvez entrer.

Almazan frissonna tant étaient sinistres cette grande bâtisse de pierre et ces malades étalés au milieu des flaques qui luisaient.

Au haut d’un long escalier tortueux qui, dans des guerres passées, avait dû servir à des guetteurs et à des archers, ils poussèrent une porte et ils se trouvèrent, dans une salle qui ressemblait à un tombeau égyptien, en présence de Soleïman.

Assis, les jambes croisées, il pleurait. Il ne fit pas un mouvement. Seulement ses paupières se soulevèrent deux ou trois fois et un léger signe de son doigt gonflé pria les visiteurs d’attendre en silence.

Rosenkreutz prit place à côté de lui. Almazan, se tint un peu à l’écart. À la fin Soleïman parla, mais il s’adressait plus à lui-même qu’à celui qui était près de lui.

— Khadidja ! La princesse Khadidja ! Ils ont prétendu tous trois que c’était elle, qu’elle était sortie de son tombeau et ils faisaient claquer leurs dents branlantes et ils tremblaient encore de désir ! Mais l’autre était une pauvre jeune fille qu’un navire barbaresque avait enlevée à Corfou… L’autre était une chrétienne et elle est morte ! Comment serait-ce la princesse Khadidja ?

Almazan, entendant ces paroles incompréhensibles, se rapprocha.

Des larmes coulaient toujours sur le visage de Soleïman. Il sortit pourtant de sa méditation, il essuya son visage et il se tourna vers Rosenkreutz en murmurant :

— Comme l’a dit le poète, les larmes sont l’offrande d’une âme en peine.

Puis il ajouta avec un sourire déchirant :

— Ah ! bien en peine !

Et tout d’un coup il se pencha en avant, le visage illuminé par une expression de douleur et d’intelligence.

— Christian Rosenkreutz, toi qui es parti d’Allemagne et qui as marché vers l’Orient jusqu’au jour où tu as rencontré ces hommes sages qui t’enseignèrent le double symbole de la rose et de la croix, toi qui as reçu la mission de perpétuer la vérité, crois-tu que celui qui a tué dans cette vie peut être pardonné un jour ?

— Il n’y a pas de pardon pour les fautes, dit doucement Rosenkreutz. Il y a une loi d’équilibre. L’effet suit la cause et leur enchaînement peut être appelé pardon.

— Mais sans doute tu te détournerais si tu savais qu’un de ceux que tu as choisi comme un de les frères a volontairement versé le sang.

— Il n’y a de vrai crime que contre l’esprit.

— Écoute. Tu ne sais rien parce que tu n’étais pas à Grenade en ce temps-là. Je vivais alors de la même manière que mes frères et mes passions étaient encore plus effrénées. Imagine le pire. Une créature sans défense livrée à quatre forcenés, une créature dont le visage ne reflétait que des pensées élevées, servant de jouet à quatre hommes ivres, torturée, violée durant toute une nuit et assassinée quand l’aurore vint. Oui, une esclave achetée au marché, mais si parfaite par l’âme qui sortait de son regard ! Ce fut le plus misérable des quatre, le plus débauché qui la frappa en plein cœur, sans autre raison que la volupté du crime. Ce fut moi. Je me souviens qu’après je me mis à rire et que je la traînai par les pieds dans le jardin pour l’enterrer. Sa chevelure n’en finissait plus. Elle s’accrochait aux buissons et je tirais en riant. Je trouvai une pelle de jardinier, je fis un grand trou et je l’y jetai sans cesser de rire. Puis je remis la terre et je replaçai même le gazon. Quand ce fut fini, je m’assis en tenant mes genoux dans mes mains et je restai là, hébété, à regarder le soleil qui se levait au milieu d’un bouquet de cactus, maîtrisant encore des hoquets de rire. Mais le soleil ne se leva pas pour moi. Il ne devait plus se lever. À sa place, au milieu des cactus, inaccessible comme la beauté morale, triste comme l’âme qui s’éveille, il y avait le visage du Prophète qui me regardait. Je reconnaissais celui dont aucune image n’a reproduit les traits. Il me fixait et sa tristesse était comme un crépuscule. Alors je suis tombé sur le sol inanimé, et quand je suis revenu à moi, j’ai demandé avec une force puissante à Allah de me punir dans cette vie. J’ai été exaucé par cette maladie du corps et j’attendais l’autre châtiment. Peut-être va-t-il venir ? Mes trois frères sont allés aujourd’hui aux portes de la léproserie à l’heure où les marchands dressent leurs boutiques ambulantes. Or, la princesse Khadidja, la nièce de l’Émir, s’y était rendue aussi pour distribuer des aumônes aux lépreux pauvres. Et mes frères sont revenus, en proie à une sorte de démence, prétendant que la princesse Khadidja était exactement semblable par la grâce du visage et la sveltesse du corps à la jeune fille qu’ils avaient violentée, que j’avais assassinée et dont nous gardons, eux et moi, un souvenir immortel mais différent. J’ai pensé qu’une merveilleuse ressemblance entre ces deux créatures, la vivante et la morte, allait être la forme nouvelle de ma peine, qu’il me faudrait désormais me tenir aux portes de la léproserie parmi les mendiants pour l’apercevoir et savourer mon remords avec plus de force. Et c’est pourquoi je pleurais sur moi.

La nuit était à peu près tombée et la pièce n’était éclairée que par la lueur des étoiles naissantes.

— C’est le moment où Isabelle, peut-être, envoie quelqu’un me chercher, pensa Almazan.

Et il fit un pas en avant car Soleïman avait saisi sa tête dans ses deux mains et ne bougeait plus. Mais Rosenkreutz se penchait sur lui, retenant Almazan d’un geste de la main.

— Il y a derrière toi un des nôtres dont l’âme est tourmentée et qui est au commencement de son épreuve. N’as-tu rien à lui dire ?

Soleïman resta immobile et Rosenkreutz, croyant qu’il ne l’avait pas entendu, allait renouveler sa question quand il murmura :

— Je vois un grand paysage maritime, une ville pleine de monuments et deux êtres joints par la lumière diffuse du désir… Il l’emmène… Je vois d’autres villes et le rouge du désir qui enveloppe l’homme et la femme pâlit, devient couleur de cendres… Maintenant ils se sont séparés… il l’a abandonnée… Il doit y avoir une grande souffrance chez la femme, car elle tourne comme une bête et le bleu de son intelligence perd sa couleur, devient lavé, se mêle à la couleur brique du désespoir morne. Lui est très loin, il l’a oubliée. Il n’y a pas de douleur dans sa vie. Sa pensée semble se développer extrêmement. Il doit appartenir à la plus haute élite. Le bleu azuré de la spiritualité rayonne autour de lui, mais là-bas, la petite flamme bleuâtre qu’il avait laissée en chemin a pris des tons sales et s’est éteinte. Il n’y a plus rien.

Almazan n’écoutait que distraitement. Il mesurait le temps qui passait.

— Voilà pour l’ancienne vie, dit Rosenkreutz. Mais peux-tu voir les possibilités des événements dans la vie actuelle.

Un temps assez long s’écoula et Soleïman reprit sur le même ton bas :

— Quelle mystérieuse loi, celle qui fait se réincarner en même temps pour la haine ou pour l’amour ceux qui se sont haïs ou aimés ! Les voilà côte à côte. Ils se sont rencontrés dans la même ville. Son désir d’être belle dans sa vie précédente l’a rendue belle dans celle-ci et elle a perdu la résignation et la fidélité qui avaient fait son malheur. Elle est maintenant comme une force naturelle qui a besoin de se répandre. Lui, a recueilli tous les avantages des efforts passés et la lumière qui est autour de lui est d’un bleu presque aussi pur que le tien. Je vois les êtres dans un brouillard, comme des lampes en mouvement. Mais tandis que la clarté que tu formes, toi Rosenkreutz, est solitaire et d’une essence inaltérable la sienne est dépendante d’une autre et peut devenir, en un instant, écarlate comme la passion ou brune comme l’amour du mal.

— Ne distingues-tu pas, dit Rosenkreutz, quelques-uns des faits que ces causes doivent inéluctablement engendrer.

Soleïman se balança longtemps de droite à gauche, si bien qu’Almazan put croire qu’il n’ajouterait plus un mot.

— Non. Tout est voilé. Il y a de grandes catastrophes. La volonté humaine peut toujours modifier ce qui paraît inévitable, mais elle est elle-même prisonnière des causes. Il y a des villes détruites et tellement de sang répandu ! Et ce ne sont pas seulement des corps, il y a bien des âmes qui périssent ! Le mal semble triompher. Je vois comme une marée sombre qui roule le fanatisme et l’ignorance. L’esprit recule et semble mourir. C’est l’effort spirituel de toute une race qui est anéanti. Et ce qui déclanche cet événement gigantesque c’est peut-être l’injustice commise sur une âme, dans une autre existence, par l’homme qui est derrière moi.

Soleïman avait laissé retomber sa tête en avant et il semblait ne plus vouloir parler davantage. Rosenkreutz s’était levé en silence et il fit signe à Almazan de le suivre.

Dehors la pluie avait cessé mais le vent soufflait en tempête. La ville des lépreux était déserte. Ils en sortirent et marchèrent vers Grenade. Mais Almazan ne se hâtait plus.

— Ai-je mal compris ce qu’a dit Soleïman, demanda-t-il ? Comment une action accomplie par moi dans une autre vie pourrait-elle avoir de si incalculables conséquences ?

— Le mystère des causes est impénétrable, dit Rosenkreutz. Une âme qui est déchue parce qu’elle a été dépouillée de sa part d’amour, roule dans l’infini des vies comme si elle était lancée par le désespoir. C’est l’injustice qui enfante le mal et l’injustice d’un homme intelligent et juste est ce que le monde peut créer de plus terrible.

Rosenkreutz avait fait faire un grand détour à son compagnon le long des remparts.

— Seulement, ajouta-t-il, Soleïman n’est peut-être qu’un visionnaire qui a gardé d’anciennes habitudes d’ivresse et tire de son imagination des images incohérentes qu’il croit sincèrement puiser dans la lumière astrale où le passé est inscrit.

Almazan poussa un soupir de soulagement.

— Nous savons peu de chose, dit encore Rosenkreutz. La sagesse prend souvent la forme de la folie et comment distinguer la part de vérité qu’il y a dans la fantasmagorie des rêves ?

Ils étaient rentrés dans Grenade et ils étaient arrivés devant la maison de Rosenkreutz. La nuit orageuse se déroulait avec les sombres nuages du ciel et Almazan calcula qu’elle devait être assez avancée pour que le messager envoyé par Isabelle eût frappé en vain à sa porte. Il serra la main que lui tendait Rosenkreutz, mais il ne se dirigea pas vers l’Alhambra. Il marcha au hasard dans les rues. Ses pensées se pressaient en foule dans son cerveau, il ressentait une sorte d’ivresse et le vent ajoutait au désarroi de son esprit. Il avait longé les quais du Darro et gravi, par la rue des Couteliers, une des pentes de l’Albaycin.

Il leva soudain les yeux et il aperçut la grande masse de pierre que faisait l’Alhambra avec ses tours irrégulièrement dressées. Aux pieds de l’une d’elles sur une galerie tournée vers les montagnes, il vit se mouvoir une goutte de lumière rougeâtre qui devait être une lampe. Cette goutte lumineuse se leva et s’abaissa deux ou trois fois puis disparut.

Almazan se souvint des paroles d’Isabelle. Dépitée de son absence, elle appelait auprès d’elle l’Almoradi Tarfé.

Ah ! le plaisir perdu ! La volupté qu’on aurait pu serrer contre soi et qu’on ne retrouvera plus ! Est-ce que le service de la vérité auquel il s’était voué était assez impérieux pour l’empêcher de posséder une femme dont il avait envie ? Certainement Rosenkreutz avait deviné son trouble et il l’avait détourné exprès, il lui avait volé ses heures d’amour !

Il se mit à courir dans l’Albaycin. Il descendit des rues au hasard. Il s’égara. Il remonta, essoufflé, hagard, la rue qui conduisait à l’Alhambra et il arriva à la porte de la Loi pour voir de loin deux eunuques qui y pénétraient. Il les reconnut aux magnifiques robes rouges qui étaient depuis quelque temps leur uniforme et dont les manches amples et les ceintures cramoisies étaient copiées sur celles des eunuques du sultan de Constantinople.

Le plus grand des deux échangea quelques plaisanteries, en passant, avec les soldats de garde. L’autre avait un turban enfoncé sur les yeux et Almazan reconnut, à la lueur du falot qui brûlait contre la muraille, la silhouette de Tarfé. Il avait ce je ne sais quoi d’entraînant et de léger que donne le bonheur.

Alors, Almazan, sans se retourner, à petits pas, redescendit vers la ville. Il ne pensait plus à rien. Il avait la tête vide. Il marcha encore très longtemps, prenant plaisir à faire jaillir sous ses pas les grandes flaques d’eau laissées par la pluie.