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La Luxure de Grenade/Texte entier

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 7-312).

La Luxure de Grenade

I

première apparition de la luxure

Almazan se l’avoua à lui-même avec étonnement : Il avait peur. Il ne savait pas pourquoi. Il éprouvait une angoisse sans cause apparente, l’attente d’un événement imprévu et d’une nature terrible.

Il souleva la portière de toile de la chambre où il marchait, il traversa d’un pas ferme le patio andalou où la lune mettait des lueurs sur les azulejos multicolores et il ouvrit l’étroite fenêtre qui donnait sur le quai.

Il se pencha avec la sensation qu’une forme jaillie de l’ombre allait le saisir par le cou.

Tout était calme. Le faubourg de Triana reposait. Almazan vit de l’autre côté du Guadalquivir la masse de la tour de l’Or et le grand rempart couleur ocre qui la reliait à l’Alcazar.

La force tranquille des pierres le rassura. Les minarets que certaines maisons avaient gardés de l’époque Mauresque se découpaient dans le ciel comme des jeunes filles exaltées par la chaude nuit. Sur sa gauche il y avait des lampes allumées dans la Juiverie de Santa Cruz et plus loin dans la Maurerie où habitaient les cardeurs et les tisserands. Le paysage qu’Almazan avait sous les yeux était familier et paisible.

Qu’avait-il à craindre du reste ? Depuis quelques années la milice de la Sainte Hermandad avait organisé une police nocturne qui rendait plus difficiles les attaques à main armée. N’était-il pas connu de tout Séville ? Depuis que le médecin juif Aboulfedia avait cessé par bizarrerie inexplicable de pratiquer la médecine, c’était lui que, malgré sa jeunesse, on venait consulter. Il était aimé du bas peuple de Triana qu’il soignait gratuitement. C’est vrai, le Saint Office le considérait comme suspect d’hérésie. Il se savait haï par le docteur Juan Ruiz, conseiller de la reine, un des deux dominicains nommés par le pape qui dirigeaient à Séville les premières enquêtes contre les conversos et les juifs. Mais il avait des amis puissants qui devaient le prévenir en cas de danger réel. Son âme était bien trempée et jusqu’alors inaccessible à la crainte.

Il repoussa avec colère la jalousie de sa fenêtre. Le bruit le fit tressaillir.

Il haussa les épaules. Il s’irrita de sa faiblesse. Il se parla à lui-même à haute voix.

— Voyons ! Est-ce que je ne perds pas l’esprit ?

Sa voix résonna avec un accent inattendu dans le petit escalier qui montait vers sa chambre à coucher.

Il allait crier :

— Guzman !

Mais il se rappela que son serviteur qui couchait au-dessus de la galerie dominant le patio lui avait demandé la permission d’aller voir sa mère à quelques lieues de Séville et ne rentrerait que le lendemain.

Puis à quoi Guzman aurait-il bien pu lui servir ? C’était la trop grande chaleur qui agissait sur ses nerfs. Il avait trop lu peut-être ce Guide des égarés de Maïmonide dont un grand manuscrit in-folio écrit en arabe était ouvert sur sa table.

Il retraversa le patio et il s’arrêta, béant, retenant son souffle.

Comme une lame le traversant, comme un suaire glacé recouvrant son corps, palpable et muette, hallucinante et invisible, la terreur venait de l’étreindre.

Tout était silencieux. Une feuille d’un des lauriers qui entouraient le bassin placé au milieu du patio se détacha avec un tout petit bruit triste et tomba dans l’eau. Almazan eut envie de pousser un hurlement pour rompre cette sorte d’enchantement d’épouvante qui l’enveloppait. Mais sa voix s’arrêta dans sa gorge.

— C’est en pareil cas que la prière est utile à ceux qui croient, songea-t-il.

Sa raison se révolta. Il fit un grand effort de volonté. Il se souvenait des paroles de son maître et bienfaiteur l’archevêque de Tolède, Alfonso Carrillo.

— Il y a parfois des puissances cachées qui se livrent à notre insu de grands combats autour de nous. Heureusement une forme matérielle épaisse recouvre notre entendement et nous en voile la perception, car nous deviendrions fous à les contempler.

L’archevêque Carrillo avait raison. Il y avait mille formes vivantes autour de lui. Certaines étaient bénéfiques, mais d’autres étaient pleines de haine et terribles aux hommes. Ce vieil insensé d’Aboulfedia ne lui avait-il pas fait la description des larves grises qui flottaient au-dessus de certains mauvais lieux, des ephialtes difformes que les yeux physiques ne pouvaient voir parce qu’ils étaient d’une matière plus subtile que celle de nos corps. Tous les alchimistes, tous les savants avec qui il s’était entretenu étaient unanimes sur l’existence de ce monde qui peuplait l’éther. Lui-même, à certaines heures de grande exaltation intellectuelle, n’avait-il pas entrevu des contours idéaux de jeunes femmes ravissantes et immatérielles ?

Il leva les yeux et regarda le ciel d’un bleu sombre, criblé d’étoiles. Est-ce que l’aboutissement de toute connaissance, la sagesse dernière des livres grecs, hébreux ou arabes qui remplissaient sa maison n’était pas le culte de la volonté humaine ? Il avait en lui la plus grande force possible.

Cette pensée le rendit plus calme.

— Allons ! ce que j’ai de mieux à faire, c’est de dormir, songea-t-il.

C’est alors qu’il eut la perception d’un bruit de pas légers sur le quai et de la présence d’un être humain derrière la porte d’entrée de sa maison. Quelqu’un était maintenant tapi contre le bois de la porte, quelqu’un qui pour l’épier était venu, à travers la nuit, par les rues de Séville.

Doucement, il traversa le vestibule et il crut distinguer un froissement sur le bois, comme si une main cherchait à tâtons le marteau de bronze pour le soulever.

Il attendit, mais le marteau ne résonna pas. Un silence absolu suivit. Almazan se rapprocha encore de la porte. Il écouta avec toutes les forces de son attention, mais il ne savait pas s’il entendait le souffle d’une respiration haletante ou si c’était son imagination qui lui faisait croire qu’on respirait tout près de lui.

Il avait collé son oreille à la serrure. Il n’y tenait plus. De toutes ses forces, il cria :

— Qui est là ?

Personne ne répondit. Assurément un voleur venant s’assurer de la solitude de sa maison ou un espion du Saint Office se seraient enfuis à cet appel. Il aurait entendu des pas sur le quai. Un homme malade ou blessé désireux d’avoir ses soins aurait frappé et crié.

Toutes les forces de son attention étaient en éveil. La crainte avait fait place dans son âme à une curiosité passionnée. Le danger, s’il y en avait un, était d’ordre humain et ne l’effrayait pas. Une arme était inutile. Il avait confiance en sa force. Lentement il tourna la clef de la porte. Il écouta encore. Mais cette fois le silence lui parut absolu. Plus le moindre souffle.

Alors il appuya sur le loquet et il entr’ouvrit la porte. Une poussée légère se fit sentir, comme si quelqu’un s’efforçait de faire tourner plus vite le battant. Almazan le maintint une seconde puis il se décida à ouvrir brusquement.

— C’est inutile de pousser, vous voyez bien que j’ouvre, commençait-il à dire.

Mais à ce moment, il eut la vision d’une face blanchâtre et contorsionnée, avec des yeux démesurément ouverts et dont on ne voyait que le blanc, avec une bouche agrandie et tirée à droite jusqu’à l’oreille de façon grotesque comme par une gaîté monstrueuse, d’une face de céruse ou de craie singulièrement tachetée de plaques grises. Il n’eut pas le temps de s’étonner de cette spectrale apparition. Le porteur de l’effrayant visage livide qui était un homme de haute taille se laissa tomber sur lui de tout son poids.

Almazan étendit d’instinct les deux bras en avant et il saisit l’inconnu par le cou. Mais il n’eut pas à lutter. L’homme s’affaissa lourdement comme si ses pieds étaient de plomb et l’attiraient en bas. Almazan le contempla avec stupéfaction allongé sur les mosaïques du vestibule. Des tics parcouraient encore ses traits révulsés. Sa bouche s’étira démesurément et remonta presque jusqu’à ses yeux. L’expression du rire devint démoniaque et s’immobilisa.

Almazan mit la main sur son cœur et s’assura qu’il était mort.

Il referma la porte. Il souleva le corps étendu et le traîna à travers le patio jusqu’à la chambre étaient ses livres. Il médita profondément.

Il venait de reconnaître l’homme qui avait dû expirer derrière sa porte, à la seconde même où il l’entr’ouvrait. C’était Pablo, le serviteur de confiance de son maître Alfonso Carrillo. À l’écume blanchâtre qu’il avait sur les lèvres, à la torture de ses traits, à la blancheur laiteuse de son visage et de ses mains, Almazan voyait qu’il avait succombé à un poison minéral d’un effet rapide qui avait désorganisé ses nerfs et décomposé brusquement son sang.

Mais pourquoi l’archevêque de Tolède avait-il envoyé vers lui son serviteur à cette heure tardive de la nuit ? Pourquoi ce messager avait-il franchi à pied et non à cheval les quelques lieues qui séparaient Séville de la demeure où s’était retiré Alfonso Carrillo ?

Almazan avait annoncé sa visite pour le lendemain. Il voulait consulter son maître sur les propositions qu’il avait reçues du roi Maure Abul Hacen qui attirait à Grenade les poètes et les savants du Maroc et de l’Espagne et venait de convier le jeune médecin de Séville à s’installer à l’Alhambra. Il fallait que l’archevêque ait eu un motif bien impérieux de voir Almazan pour vouloir qu’il devançât sa visite de quelques heures.

Quel pouvait être ce motif ? Quel événement était survenu ?

Almazan fouilla les poches du mort. Elles ne contenaient rien. Le message était sans doute oral.

Il devait partir tout de suite. Il fallait prévenir l’archevêque de la mort de son serviteur. Mais pouvait-il laisser ce corps solitaire dans sa maison ? Lorsque son domestique Guzman rentrerait au matin, ne serait-il pas frappé de terreur en le trouvant, et qui sait à quelles démarches imprévues cette terreur pourrait le pousser ? Puis, le loueur de chevaux le plus proche dans Triana était couché et n’ouvrait qu’au lever du soleil la porte de son écurie.

Almazan s’était assis dans son fauteuil et il cherchait à reconstituer l’enchaînement des faits qui avait pu amener ce cadavre à côté de lui.

Almazan n’avait pas connu son père et c’est à peine s’il retrouvait l’image de sa mère dans les premiers souvenirs de son enfance.

Il revoyait confusément un visage bronzé encadré de longues tresses brunes, des prunelles ardentes et il entendait une chanson arabe qu’elle chantait au soleil couchant, le long des remparts d’Almazan et qui était d’une tristesse inexprimable. Il portait le nom de la ville où il était né. Il avait quitté Almazan à la mort de sa mère pour n’y plus revenir.

— C’est dommage, il est trop beau !
avait dit l’archevêque Carrillo quand il l’avait vu pour la première fois à Tolède où il l’avait confié, pour l’élever, à une pauvre famille d’ouvriers. Il n’avait jamais pu avoir de données exactes sur sa naissance. Inigo qui travaillait l’acier chez un armurier, ne parlait presque jamais et sa femme Juliana était une bavarde qui ne racontait guère que des mensonges. Il savait seulement que sa mère était une captive Mauresque et son père un savant étranger qui ne s’était arrêté que peu de jours à Almazan après être allé visiter l’archevêque de Tolède.

L’estime qu’il avait pour le père avait valu au fils de la part d’Alfonso Carrillo une protection qui ne s’était jamais démentie. Il avait d’abord donné l’ordre qu’on lui apprît le métier des armes, ce qui fut fait. Le frère d’Inigo, vieux soldat qui avait fait la guerre contre les Maures, les Portugais et les Français, lui enseigna à manier l’épée et la lance, à se servir d’une arbalète. Mais Almazan, ayant montré un précoce amour de l’étude, fut envoyé à l’Université de Salamanque où il suivit les cours du Trivium et du Quatrivium qui comprenaient l’enseignement de toutes les sciences connues.

Le protégé de l’archevêque de Tolède semblait destiné à suivre la voie ecclésiastique et à y réussir rapidement. À la surprise de tous, il en fut éloigné par l’archevêque lui-même qui l’encouragea à négliger la théologie et à aller étudier la médecine avec Abiatar à Cordoue, puis avec Aboulfedia à Séville, qui était plus alchimiste que médecin, qui passait pour hérétique et que la protection des banquiers juifs préservait difficilement du bûcher.

Almazan suivit les conseils de son maître. Il s’installa à Séville et il y eut un succès rapide.

C’est alors que l’archevêque de Tolède, le violent, le capricieux, l’extravagant Alfonso Carrillo, négligeant désormais la guerre, l’église et les femmes qu’il avait aimées également, passa par une singulière évolution.

Brusquement, il s’enferma dans son palais d’Alcala de Henares pour n’en plus sortir. La foi s’était retirée de son âme comme une mer qui laisse à découvert une grève illimitée. Il avait entrevu un monde nouveau. Il fit venir de Cordoue des chariots de manuscrits arabes et il se mit fébrilement à les déchiffrer. Il découvrit l’étendue du ciel. Vite, un de ses envoyés partit pour Malaga et acheta à l’émir de cette ville la plus grande lunette astronomique du monde, qui provenait du temps des khalifes Almohades et avait été jadis sur la Giralda de Séville. Il pensa trouver le moyen de faire de l’or et l’unité de la matière. De Fez, il fit venir un fourneau spécial, d’un poids considérable, pour la cuisson des métaux. Il fréta un navire à Valence et chargea un clerc d’aller rechercher en Orient un collège de Soufis syriens qui possédait, disait-on, gravée sur un bloc de cuivre, une copie de la fameuse table d’Émeraude d’Hermès. Il donnait de l’argent à tout venant pour des secrets chimériques, des découvertes insensées.

Ses serviteurs avaient ordre de ne jamais pénétrer dans les chambres où il travaillait et où on l’apercevait quelquefois revêtu d’une robe blanche et couronné d’une mitre étrange qui ne ressemblait pas à celle de l’église.

Les habitants d’Alcala murmuraient sourdement. Le soir, on allait jeter des pierres contre ses fenêtres. On parlait de sorcellerie et de nécromancie. Le cardinal de Mendoza, son ennemi personnel, avait écrit au pape à son sujet. Malgré cela, sa situation à la Cour était aussi puissante que jamais. Il avait été autrefois le confesseur de la reine Isabelle. Elle venait de manifester à plusieurs reprises le désir de ravoir auprès d’elle l’archevêque de Tolède auquel elle gardait son affection.

Il n’avait pas répondu à ses avances. Une nuit, sans prévenir personne, accompagné de son seul serviteur Pablo, il avait quitté Alcala, les livres, les lunettes, les fourneaux. Il était venu s’installer à quelques lieues de Séville, dans une demeure mauresque délabrée qu’il avait achetée secrètement quelque temps auparavant. C’était dans cette demeure qu’avait vécu le rabbin espagnol Aben Hezra, traducteur d’Alfergan, auteur d’un livre mystérieux sur l’origine du monde, dont ses contemporains avaient parlé et qu’on n’avait jamais retrouvé. Une vague légende prétendait que ce livre était caché depuis trois siècles dans sa maison.

Ajoutait-il foi à cette légende et voulait-il retrouver ce livre ? Avait-il quitté Alcala pour échapper à un danger qui le menaçait ? Aspirait-il seulement à la solitude ? C’est ce qu’Almazan s’était demandé quand il avait appris l’arrivée de l’archevêque, quelques jours auparavant.

La tête dans ses mains, il revoyait tous les détails de sa dernière visite à la demeure du rabbin Aben Hezra.

Il avait représenté au vieil archevêque qu’il ne pouvait continuer à habiter cette ruine dont les portes étaient branlantes et les fenêtres défoncées. Les routes étaient pleines de voleurs et Cantillana, le village le plus proche, était à une lieue de là. Plus que les voleurs, il devait craindre tous ceux qui, à la Cour, redoutant son retour possible dans la faveur de la Reine, avaient intérêt à sa mort.

Mais Alfonso Carrillo avait souri des craintes du jeune médecin. Pour lui, le danger matériel n’existait plus. Il lui avait confié qu’il venait de découvrir un ordre de dangers bien plus redoutable. Il connaissait le secret des forces mauvaises et invisibles qui oppriment les hommes. Ce n’était pas avec des portes bien fermées et de hautes murailles qu’on se garantissait de ces forces. Mais il savait aussi l’art de diriger les puissances bénéfiques qui contrarient le mal. Il n’avait plus besoin maintenant des livres, des appareils, des lunettes si patiemment amassées à Alcala. Parmi les buis centenaires qui entouraient d’une forêt vert sombre la vieille demeure, il était décidé à errer désormais, solitaire, revêtu de la robe blanche des philosophes grecs.

Du reste, il allait peut-être initier Almazan à ses secrets. Il hésitait encore. Il le trouvait trop jeune et surtout trop beau de visage, avec des yeux trop grands et trop noirs. La beauté du corps, disait-il, était un lien redoutable qui nous entraînait dans la chaîne des passions. Rien n’était pressé. Almazan devait revenir. Il avait ajourné les révélations.

Il lui avait posé, en le quittant, ses deux mains sur les épaules, en lui disant :

— À bientôt.

Et comme Almazan s’éloignait à travers les allées, Pablo l’avait rejoint et lui avait fait part de ses craintes. Il trouvait que les discours de son maître devenaient étranges et que quelque chose d’inquiétant flottait sur cette maison solitaire. En outre, un homme inconnu était venu la veille et avait passé toute la nuit à s’entretenir avec l’archevêque. Pablo avait fait le portrait de cet homme.

Il devait avoir une cinquantaine d’années. Il était de haute taille avec un visage pâle et des yeux extraordinairement brillants. Ses vêtements noirs étaient de coupe simple mais décelaient quelque chose d’oriental. Il ne portait aucune arme apparente et c’était ce qui inquiétait le plus Pablo.

Pourquoi, songeait Almazan, m’avait-il fait solennellement jurer de n’indiquer à personne le lieu de sa retraite ? Quelqu’un la savait pourtant. Quel pouvait être ce visiteur ? Quel pouvait être le message urgent et qui avait empoisonné Pablo ?

La chaleur ne diminuait pas à mesure que la nuit avançait. Elle était même de plus en plus lourde. Les feuillages des orangers du patio se découpaient sous la lune avec une telle netteté qu’ils semblaient artificiels et comme taillés dans du jade. Le bassin de marbre, les colonnades circulaires apparaissaient à Almazan tellement blancs que toutes les choses, autour de ce mort livide, avaient l’air irréelles et qu’il croyait méditer dans un cauchemar.

Tout d’un coup, il bondit sur ses pieds. Venant, il ne savait d’où, une voix étouffée avait appelé,

— Almazan !

Il regarda le corps étendu devant lui. Est-ce que ses lèvres ne s’agitaient pas ? N’était-ce pas lui qui disait encore son nom, qui le répétait plusieurs fois ?

Mais non. Les lèvres du vieux serviteur de Carrillo étaient maintenant pincées, serrées si rigidement qu’elles semblaient closes par des tenailles de plomb. Le mort était bien mort et avait l’air d’une caricature de cire blanche.

C’était de la rue que venait l’appel. Almazan écouta. La voix était vivante, chaude, impatiente. C’était une voix de femme. On frappait en même temps à la porte d’entrée de la maison.

Almazan referma avec soin la porte de la chambre où il avait couché le cadavre de Pablo. Peut-être un nouvel envoyé allait éclaircir le mystère qui l’occupait. Peut-être venait-on simplement le chercher pour un malade du voisinage.

Comme il atteignait le vestibule et qu’il posait la main sur la serrure, il entendit :

— Ouvre-moi ! Je t’en supplie ! Au nom du Christ !

Il ouvrit. Un être se rua à l’intérieur. C’était une femme. Elle repoussa aussitôt le battant de la porte et se précipita sur les verrous qu’elle ferma. Puis elle encercla Almazan de ses bras, elle se colla à lui.

— Ils me poursuivent. Je crois qu’ils ne m’ont pas vue ! Une seconde de plus et ils me voyaient. Ne bouge pas. Ne fais pas de bruit. Ils sont capables de tout.

Almazan sentit une haleine chaude, un corps demi nu. La respiration haletante de la femme faisait bouger ses seins durs, tressaillir son ventre et ses jambes contre lui.

Des cris retentissaient sur le quai. Plusieurs hommes passèrent en courant. Il y eut derrière eux un pas plus lourd, sans doute celui d’un homme plus âgé. Il trottait avec des grognements et parfois proférait des injures. Almazan entendit :

— Ah ! la truie ! Attrapez-la ! il me la faut !

Rapide, la femme quitta la poitrine d’Almazan et souffla la lanterne qui était allumée près de la porte.

Ils restèrent tous deux sans bouger. Les poursuivants s’éloignaient sur le quai. Sans doute tournèrent-ils à gauche, car on n’entendit bientôt plus rien.

Alors la singulière visiteuse poussa un cri de joie à la fois sauvage et enfantin. De nouveau, elle mit ses bras autour du cou d’Almazan :

— Merci ! Tu m’as sauvée !

Et elle se mit à rire longuement, d’un rire forcé, hystérique, bizarre, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie énorme et dangereuse qu’elle avait menée à bien. Elle sautait de satisfaction et son rire ne finissait pas.

Almazan l’avait entraînée dans le patio et à la clarté de la lune, il la considéra.

C’était presque une enfant. Il y avait sur ses traits quelque chose de délicieusement passionné, d’ingénu et de cynique. L’expression de son visage changeait continuellement et il ne demeurait de fixe que la lueur de deux gouttes d’or qu’elle semblait avoir au fond de ses prunelles et qui étaient de la même teinte que l’or ruisselant, tordu en gerbe de sa chevelure. Cette chevelure s’agitait, l’encadrait de flamme, l’illuminait, avait l’air vivante d’une existence propre et les nuances de cette vie des cheveux étaient variées, tour à tour rougeâtres, assombries, comme une soie incendiée, comme des blés sous le clair de lune.

Elle était de petite taille, ce qui exagérait encore son apparence d’extrême jeunesse. Le haut de son corps était enroulé dans un châle. Elle ne portait pour tout vêtement qu’une courte basquine couleur saphir avec des volants de frange noire et l’on sentait que le châle avait été jeté vite autour de son cou au moment où elle avait fui et que la basquine avait été attachée à la hâte et tenait mal. Almazan vit sur son épaule droite, qui était nue, une meurtrissure provenant d’un coup ou d’une caresse trop prolongée. Il remarqua que le carmin de la bouche avait été écrasé par une autre bouche et s’était répandu, élargissant le dessin des lèvres. Un diamant, qu’attachait une chaîne d’or étincelait entre ses deux seins et elle portait un énorme rubis à sa main droite. Elle avait un parfum un peu animal et un je ne sais quoi de lascif et de fatigué se dégageait de sa peau.

Durant quelques secondes, elle trépigna de rage, le visage tourné vers le quai.

— Tu l’as entendu souffler et tirer le pied, dit-elle. Ça lui coûtera cher. Je le ferai ligoter une nuit et je le châtrerai de ma propre main.

Puis, satisfaite par l’idée de cette vengeance, elle se remît à rire.

— Qu’est-il arrivé ? dit Almazan. On en voulait à tes bijoux ?

Elle haussa les épaules.

— Mes bijoux ! Il s’agit bien de mes bijoux. Tu es naïf. À part le petit Rodriguez qui les aurait volontiers volés pour les donner à un pêcheur du Guadalquivir, les autres s’en moquent bien. Tu ne connais pas le petit Rodriguez ? Il a des yeux bleus et il est bien fait. Le vieux aussi l’aime. Mon Dieu ! quelle nuit ! Tiens, veux-tu ma bague en souvenir de moi ?

Elle tenta de lui passer son rubis au doigt et comme il refusait, son regard fit le tour du patio et elle pensa à autre chose.

— Ta maison me plaît, mais je voudrais bien me reposer un peu.

Elle se dirigea vers la porte de la pièce où reposait l’homme mort. Almazan vit qu’elle chancelait légèrement. Il la rattrapa.

— Pas par là, dit-il. Prends cet escalier.

Mais elle s’obstinait en riant. Non, c’est cette porte-là qu’elle voulait ouvrir.

— Laisse-moi entrer. Je te donnerai aussi mon diamant.

Alors il l’enleva dans ses bras et il gravit l’escalier. Elle ne résista pas. Elle fit rouler sa tête sur son épaule et il sentit sa chevelure sur sa joue. Les reins se pliaient en s’abandonnant, elle avait clos à demi ses yeux et il voyait deux points d’or immobile, à travers les cils qui bougeaient. Il la déposa sur son lit.

Elle était lasse tout à coup. Elle s’étira. Elle avait défait son châle et ses seins apparurent sans qu’elle essayât de les cacher. Dans le mouvement qu’elle avait fait en s’allongeant, sa jupe était remontée au-dessus du genou et laissait voir sa jambe nue qui était d’une ligne parfaite. Elle détourna la tête et eut un regard fuyant sous ses paupières mobiles.

— Je te raconterais bien tout, dit-elle avec un grand élan spontané. Mais tu ne comprendrais pas. Il y a des hommes si singuliers. Vois-tu, tout est arrivé à cause de la Cariharta. Une fille comme ça ! c’est une ordure ! Je lui crèverai les yeux. Quant à lui, il est sûr de son affaire. Je le jure sur la Vierge !

Elle fit dans l’air, de ses petits doigts, le geste de couper avec des ciseaux et elle rit encore puérilement.

— Mais sans doute tu le connais. Il viendra peut-être te trouver après, pour que tu le soignes. Qui ne connaît pas à Séville le gros juif Aboulfedia ?

Almazan tressaillit. Il s’agissait du médecin Aboulfedia avec qui il avait travaillé. C’était un homme d’une grande science, mais bizarre et plein de lubies. Il était parti, une fois, pour Rome, afin d’aller convertir le pape au judaïsme. Il avait longtemps travaillé à une machine volante et il rêvait de s’élancer du haut de la Giralda et de planer sur Séville comme une hirondelle. Il avait, en vieillissant, délaissé la science pour la débauche. Almazan se ressouvint des bruits qui couraient sur son compte et auxquels, d’ailleurs, il n’avait jamais ajouté foi. On avait parlé de scènes sadiques qui se déroulaient dans sa maison du faubourg de Triana, d’une reconstitution de l’antique sabbat avec des meurtres d’enfants et des adorations du Diable. Légendes risibles assurément. Mais il était certain que les procureuses de Séville obtenaient beaucoup d’argent d’Aboulfedia et qu’il recevait certains soirs la lie des cabarets louches de Triana.

— À quoi penses-tu ? Tu te demandes peut-être comment j’ai eu l’idée de venir frapper à ta porte ? Ne crois pas que ce soit la première fois que je te vois. Tu ne te rappelles pas être allé un soir, dans une petite maison du quartier de Santa-Cruz, soigner une femme qui avait un coup de couteau dans la cuisse ? J’étais dans la chambre voisine et pendant que tu bandais la plaie j’avais soulevé une portière et je t’examinais. Tu avais une mèche brune qui te tombait sur les yeux et que tu rejetais sans cesse en arrière avec impatience. Elle te gênait pour voir. Tu regardais la jambe de mon amie Juana si fixement que j’étais jalouse. Pour un peu, je me serais fait aussi une blessure pour te voir me fixer avec la même attention. Cela se passait il n’y a pas bien longtemps. Un esclave Maure était allé te chercher de ma part. Souviens-toi : Isabelle de Solis.

— Isabelle de Solis, répétait Almazan. C’est toi, Isabelle de Solis ?

— C’est moi. Et puis après ? On t’a dit du mal de moi ? Tu ne me trouves pas aussi jolie qu’on le prétend ? Ah ! ah ! Les nuits chez Aboulfedia sont fatigantes.

Elle s’était mise sur son séant et elle regardait Almazan bien en face, comme si elle le bravait.

Isabelle de Solis avait défrayé toutes les conversations de Séville. Elle était fille de l’alcaïde de Martos et elle avait été enlevée par un aventurier l’année précédente. Son père, homme sévère et pieux, avait juré de la tuer. Il l’avait poursuivie à Séville. Il n’avait jamais pu la joindre. Isabelle de Solis qui avait été abandonnée par son amant s’était fait aimer du capitaine de justice, fermier des douanes royales, qui avait semé tant d’embûches sous les pas du vénérable alcaïde, que celui-ci avait fini par quitter Séville, craignant pour sa vie. On surnommait Isabelle la « hermosa hembra », à cause de sa beauté et de l’audace tranquille avec laquelle elle montrait, quand elle sortait de la messe, les bijoux de famille du fermier des douanes.

Almazan l’avait aperçue de loin et il l’avait admirée. La beauté des femmes l’impressionnait, mais il les fuyait par orgueil, craignant d’être repoussé. Il en était arrivé à considérer l’amour comme un danger, une chaîne sensuelle qui nous attache à ce qui est matériel, nous attire en bas, diminue notre force de pensée. Il avait décidé de le bannir de sa vie.

Comment aurait-il pu reconnaître la « hermosa hembra » dans cette fille demi nue qui courait la nuit le faubourg de Triana ?

Il se pencha sur elle. Ainsi Isabelle de Solis était dans sa maison, sur son lit ! La plus belle jeune femme de Séville était venue d’elle-même lui demander protection ! Et maintenant, avec une grâce équivoque, elle se laissait retomber sur son oreiller, fermant les yeux comme si elle allait dormir, pour les rouvrir tout à coup et le provoquer par un regard oblique et un brusque étirement de ses reins souples.

— Sois chaste, si tu veux être grand par l’esprit, lui avait dit souvent son maître l’archevêque Carrillo.

Il le savait, le plaisir des sens était rapide et suivi de tristesse, il diminuait la capacité intellectuelle, la faculté d’aimer la vie.

Il eut comme un vertige. Une chaleur partit de ses pieds et le parcourut jusqu’à la racine des cheveux. Il eut envie de se jeter brutalement sur cette créature que lui envoyait une mystérieuse fantaisie de la destinée et de la posséder de gré ou de force. Mais elle ne résisterait pas. Il sentait un consentement tacite dans l’abandon des jambes, dans le poids de la tête s’enfonçant dans l’oreiller.

Il songea au mort qui reposait juste au-dessous dans une position symétrique à celle de son lit. Il songea au danger que courait à cette heure son vieux maître. Et, en même temps, il se représenta Aboulfedia avec son visage jaune et mou, son gros ventre, ses petites jambes, parmi des filles nues, de blêmes adolescents, des silhouettes d’assassins en rut.

Il eut le dégoût de son propre désir. Il recula de deux ou trois pas, puis il sortit doucement de la chambre. Il descendit dans le patio.

Subtile, presque insaisissable, une odeur vint jusqu’à lui. C’était une odeur qu’il connaissait bien, celle de la décomposition humaine. Almazan avait entendu dire que certains poisons minéraux avaient sur l’organisme qu’ils attaquaient un effet de désagrégation instantané. Mais il était stupéfait que la mort pût faire sentir sa puissance de destruction avec cette rapidité. Cette odeur mortuaire qui se mêlait à celle des orangers avait, sous la calme lumière de la lune pâlissante, quelque chose d’atroce.

Mais ne se trompait-il pas ? Il ouvrit la porte de son cabinet d’études. Il prit dans ses deux mains la lourde lampe de cuivre qui brûlait et se pencha sur le corps de Pablo.

Le visage blafard était maintenant tacheté de marbrures. Les veines du cou et des mains étaient d’un rouge de laque. Les lèvres avaient verdi. Une curiosité intense animait Almazan devant ce mystérieux travail moléculaire qui commençait. La mort, cette terminaison d’une forme passagère, était le début d’une activité plus extraordinaire que celle qui avait fait mouvoir le corps pendant qu’il vivait. Les cellules coordonnées pour l’existence d’un ensemble, reprenaient leur autonomie, se changeaient en liquides, en gaz. Il y avait dans cette chair et dans ces os, sous l’action du minéral destructeur, des liquéfactions, des explosions, des épanouissements de parasites, des déroulements de peuples en marche parmi des lacs en formation et sur des rivages de pourriture et il y bouillonnait une incompréhensible vie.

Quel drame que celui-là ! Que de temps il faudrait aux hommes avant d’avoir trouvé le secret intime de la substance dont ils étaient pétris !

Il passa la main sur son front et se releva. Il songea qu’il fallait prendre une résolution et l’embarras de sa situation lui apparut. Ce n’est pas en vain qu’il avait senti planer autour de lui d’invisibles influences de mal. Sa demeure, naguère paisible, abritait maintenant une créature morte et une créature vivante plus dangereuse que la morte. Qu’allait-il faire ?

Et tandis qu’il réfléchissait, il lui sembla que la lumière se modifiait et que l’aurore répandait déjà ses premières teintes.

Il avait cru entendre un léger bruit. Il eut la notion qu’on pouvait regarder par le trou de la serrure et voir le spectacle singulier qu’il devait former, debout près de ce mort, dans une attitude d’angoisse. Il s’élança, monta rapidement l’escalier, poussa la porte de sa chambre. Le lit était vide… Il redescendit aussitôt, regarda derrière les orangers et les lauriers, il fit le tour du patio. Une orange se détacha et fit dans le bassin un claquement d’eau.

Il s’aperçut que la porte d’entrée était entr’ouverte. Il y courut. Il regarda au dehors. Sur le quai, à droite, assez loin déjà, dans l’ombre que faisait la tour de l’Or, il y avait une femme de petite taille qui s’éloignait.

Elle s’éloignait à petits pas, sans crainte, sans hâte, indolemment, comme si rien de particulier n’était arrivé. Et parfois, elle s’arrêtait un peu pour respirer l’air matinal ou contempler les premières teintes roses du soleil levant sur les murailles de l’Alcazar.

II

la maison du rabbin

Almazan longeait maintenant à cheval le Guadalquivir dans la lumière rose du matin. Moyennant quelques réaux un palefrenier du loueur de chevaux était allé s’asseoir sur les marches de la maison et y attendait l’arrivée de Guzman, avec la mission de le renvoyer aussitôt sur la route de Cantillana jusqu’à la demeure du rabbin Aben Hezra où il retrouverait son maître. Almazan avait sa clef dans son pourpoint. Personne ne pouvait pénétrer chez lui avant son retour. Il était tranquille de ce côté.

Mais il s’étonnait de ne pas presser davantage sa monture, de ne pas être plus tourmenté par l’inquiétude, de rester si étranger aux événements. Malgré ce mort qu’il laissait derrière lui et l’incertitude du danger que courait l’archevêque Carrillo, il se sentait vaguement heureux. Il se reprocha cette satisfaction obscure pour la savourer à nouveau.

Ainsi, Isabelle de Solis avait pensé à lui ! Elle était venue chercher un refuge sous son toit ! Il était accompagné par une présence affectueuse. Et les eaux du Guadalquivir se déroulaient entre leurs berges brûlées comme une promesse d’amour, et plus douce était la ligne des collines qui bordaient l’horizon et qui étendaient à ses côtés une ombre bleuâtre. Il éprouvait une ardeur joyeuse de vivre, il trouvait le monde rempli de beauté.

Un martin-pêcheur s’éleva dans l’air et il s’arrêta presque pour regarder le sillage de plumes colorées qu’il faisait dans l’air. Il avait le sentiment que quelque part, autour de lui, un visage enfantin encadré de flamme le regardait avec de mobiles prunelles d’or. Il respira avec force l’odeur de végétaux qui se dégageait de la terre matinale et il crut sentir le parfum humain d’un corps qu’il avait tenu dans ses bras.

Il vit un berger qui descendait une pente. Il croisa un moine assis sur son âne. Il écouta une cloche lointaine. Il pressa son cheval. Enfin, sur sa gauche, au loin, il aperçut la masse sombre que faisaient les buis gigantesques de la demeure d’Aben Hezra.

Ces buis se dressaient comme une muraille. Ils étaient menaçants, tourmentés, aveugles. Ils évoquaient des pensées de solitude et de renoncement. Il fallait suivre pour les atteindre une très longue avenue bordée de peupliers et même quand on était proche de deux colonnes tronquées qui indiquaient que jadis il y avait eu là une grille, on ne voyait pas encore la maison que cachait la forêt des buis centenaires.

Almazan se penchait en avant pour voir plus vite. Il imaginait que l’archevêque l’attendrait peut-être à l’entrée et qu’il apercevrait de loin sa robe blanche. Mais un silence impressionnant recouvrait les choses. Dans le ciel, un oiseau qui descendait en planant, avait l’air d’un message triste apporté par le destin. Les colonnes tronquées, avec les caractères arabes qui y étaient gravés, prirent une signification de stèles funéraires. L’immobilité des feuillages qui avaient l’air comme attentifs, pénétra Almazan d’une impression d’angoisse.

Il passa entre les colonnes et il voulut pousser un cri pour annoncer sa venue. Mais sa voix défaillit dans sa gorge et le son qu’il émit était bas, rauque, étranger à sa propre voix et comme exprimant une terreur intérieure dont il n’avait pas encore conscience.

Il aperçut, à sa droite, l’écurie ouverte et vide. On avait donc volé les chevaux. Il mit pied à terre, constata qu’il n’y avait là aucune trace de désordre, il attacha son cheval et il s’avança à pied à travers les muettes allées de buis.

Ce fut alors qu’un bruit le frappa. C’était le claquement d’un objet sur un autre, ou une porte qu’on avait fermée brusquement, ou la chute d’un corps, peut-être. Il ne pouvait pas discerner avec exactitude. Il s’avança d’un pas plus rapide. L’allée tournait, il se trouva en face de la maison.

Elle avait été construite au temps des Khalifes arabes, dans une époque de paix, où la police était bien faite et elle ne présentait aucune sorte de défense. Le parc se perdait derrière, au flanc de la colline, parmi des bruyères et des rochers et Almazan vit, d’un coup d’œil, combien il était facile d’arriver à la maison ou d’en repartir sans être remarqué et sans laisser de trace.

Elle formait une grande masse carrée dont les ombres des buis faisaient mieux ressortir la blancheur et qui n’avait pour fenêtres que d’étroites ouvertures placées très haut et fermées de treillis de bois. La porte qui était en chêne, plantée de clous de cuivre, était entr’ouverte et Almazan fut frappé par une inscription ancienne qu’il n’avait pas remarquée lors de ses précédentes visites.

Rapidement il franchit cette porte et il se trouva dans la cour intérieure. Il y fit quelques pas et il s’arrêta pour regarder autour de lui.

Cette cour était vaste, pleine d’aloès et de grenadiers, et des plantes sauvages avaient poussé entre les dalles. Elle était entourée de portiques qui soutenaient une galerie circulaire dont les colonnettes de bois sculpté étaient rongées par le temps. Les fenêtres et les portes donnaient sur cette cour et Almazan constata avec surprise qu’elles étaient toutes ouvertes. Il eut la sensation que, dans l’ombre des chambres, de tous les côtés à la fois, il y avait des êtres qui le guettaient. Une vie singulière semblait circuler autour de lui. De vieilles boiseries poussaient des soupirs, les parquets gémissaient et le bruit qu’il avait entendu déjà le frappa à nouveau. Il prêta l’oreille. Une porte avait battu sur sa droite. Une autre battait derrière lui. Peut-être le vent venait-il de se lever à l’instant même et en agitant les battants des portes était-il la seule cause de ces bruits. Mais qui a ouvert ainsi toutes les portes et toutes les fenêtres ? Est-ce que l’archevêque Carrillo n’avait pas toujours eu une crainte immodérée des courants d’air, au point de faire boucher avec de l’étoffe les trous des serrures dans les pièces où il dormait ?

Même alors, malgré l’anxiété extrême qu’il éprouvait, Almazan vit, durant quelques secondes, le visage d’Isabelle de Solis et il se complut dans le souvenir du rire enfantin et cruel.

Il chassa cette image et se décida. Il entra dans la grande pièce du rez-de-chaussée qui se trouvait au fond et qui avait été l’ancien Mabeyn arabe. Les successeurs espagnols d’Aben Hezra l’avaient surchargée de sombres meubles de chêne qui tachaient les clairs azulejos des murailles. La poussière était si épaisse qu’elle avait l’air jetée comme une étoffe de cendres. Almazan ne s’arrêta pas dans cette pièce. Il se précipita dans une autre, passa sous l’ogive d’une porte ouverte, franchit une longue enfilade de chambres vides et pleines de résonances. Il ne se souvenait pas exactement de l’endroit où l’archevêque Carrillo l’avait fait entrer quand il était venu le voir. Il crut s’être trompé. Il revint sur ses pas. Il visita d’autres appartements. Un souffle de désolation, un mystère de solitude, tombait des plafonds. Les lames de marbre blanc, les lambris de cèdre colorés, les beautés flétries de l’art Mauresque ajoutaient par leur abandon à la mélancolie morne qui emplissait ces lieux.

Il était arrivé au pied de l’escalier. Il le gravit. Il lui semblait, que cette recherche ne finirait plus.

Et c’est alors qu’ayant poussé encore une porte, il se trouva, face à face, avec l’archevêque Carrillo, assis dans un grand fauteuil, qui le regardait fixement avec des yeux ronds et blancs. Sur la table où il était en train d’écrire, était posée sa main longue et puissante. Cette main extraordinaire avait l’air d’avoir été sculptée dans un bloc de craie, et ce fut à sa lividité et à la couleur rougeâtre des veines qui la sillonnaient comme des serpents, qu’Almazan reconnut qu’il était en présence d’un homme mort.

Il avait péri par le même poison que son serviteur. Il s’était mis devant sa table et la mort l’avait frappé pendant qu’il écrivait.

Les traits du visage n’étaient pas bouleversés. Le front semblait plus grand. Les yeux étaient terribles. Almazan tenta de les fermer. Mais les paupières résistaient, se relevaient. Il ne réussit qu’à demi et l’archevêque avait l’air de lancer en dessous un oblique regard vitreux.

Almazan vit son nom sur le papier que la main de craie avait l’air de désigner avec l’ongle de l’index. C’était un morceau de papier de lin arraché à la hâte à un cahier qui était à côté et où l’on voyait la partie du feuillet déchiré qui était demeurée jointe aux autres.

Il lut quelques lignes d’une écriture torturée.

— Je vais mourir avant que tu ne sois arrivé, sans avoir pu te dire ce qu’il fallait à tout prix que tu saches. Ces feuillets que je pose sur la table, te mettront partiellement au courant. J’ai été insensé d’attendre ! On ne croit jamais qu’on mourra. Je ne pouvais pas savoir qu’ils me craignaient à ce point. J’aurais dû penser qu’à mesure que je me dépouillais de l’ignorance et que la vérité prenait possession de moi, je devenais puissant et par conséquent redoutable. Mais l’essentiel est que tu vives et pour cela il te faut fuir. Dès que tu auras lu ces mots, pars pour Grenade. Pars sans réfléchir, immédiatement et ne reviens à Séville, ni pour régler tes affaires, ni pour dire adieu à tes amis. Je te l’ordonne au moment de ma mort. C’est ma dernière pensée. À Grenade…

L’archevêque Carrillo s’était arrêté d’écrire sur ce mot. Il avait dû faire un grand effort, car les dernières lignes étaient tremblées et à peine lisibles. Il avait essayé de continuer, mais il n’avait pu y arriver. Des traits incohérents indiquaient que sa main avait cessé d’obéir à sa volonté. Pourtant il avait pu réunir ses forces et il était parvenu à tracer un nom au bas de la page, un nom qui était inconnu pour Almazan. Ce nom était :

— Christian Rosenkreutz.

Almazan le répéta machinalement deux ou trois fois.

Alors, il se rappela avoir entendu parler par l’archevêque lui-même d’une mort survenue dans des circonstances analogues et qui avait été marquée par les mêmes signes. Don Pedro Giron, grand-maître de Calatrava et neveu de Carrillo, était sorti d’Almagro, quelques années auparavant, suivi d’une nombreuse escorte. Il se rendait auprès de l’infante Isabelle, agréé par son frère Henrique, comme son fiancé. Il avait couché au village de Villarubia, voisin de Ciudad Real. Au matin, on n’avait retrouvé dans sa chambre qu’un cadavre, si blanc, que le serviteur qui était entré le premier ne l’avait pas distingué sur la blancheur des draps et avait cru le lit vide.

Au fond de sa mémoire, Almazan tâchait de retrouver ce qu’il avait entendu dire à l’archevêque sur ce sujet.

Et tout d’un coup, il bondit vers la porte. Il venait d’être soudain frappé par une pensée. Le poison n’avait pas été absorbé par les aliments, il était dans l’air. Il le respirait. Il allait périr de la même mort que l’archevêque et son serviteur Pablo.

Mais il se ravisa. L’archevêque avait dû se douter de la manière dont un ennemi invisible tentait de l’atteindre et il avait ouvert toutes les portes et toutes les fenêtres pour purifier l’air. Les souffles qui animaient la vieille demeure Mauresque et en faisaient claquer les volets et les vantaux des portes comme des appels, avaient dû emporter la mystérieuse force mortelle.

Almazan s’approcha de la fenêtre et il respira largement. Puis il examina le volet de bois. Il y remarqua une étroite ouverture fraîchement faite, de forme ronde. Quelqu’un avait dû venir, au commencement de la nuit, sur la galerie donnant sur la cour, et avait percé ce trou, exigu en apparence, mais assez large pour permettre à la mort de passer. Le poison avait dû avoir un effet d’autant plus rapide que la chambre était hermétiquement calfeutrée. Sans doute, l’archevêque avait appelé Pablo, celui-ci était accouru et quelques minutes, peut-être quelques secondes avaient suffi pour qu’il respirât la même mort que son maître. Ni l’un ni l’autre n’avaient imaginé alors que la dose de poison absorbée était suffisante pour que leurs heures fussent comptées. Pablo était parti pour Séville. L’archevêque était si certain de voir revenir son serviteur avec celui qu’il appelait son enfant qu’il n’avait pas songé à écrire ce qu’il avait de si urgent à dire. Ce n’est que tout à fait à la fin, soit à cause d’un accès de douleur, soit par cette singulière perception que l’esprit a parfois au moment de quitter sa forme corporelle, qu’il avait tracé à la hâte ces quelques lignes énigmatiques.

Pourquoi lui, Almazan, était-il menacé ? Qu’avait-il à faire avec les vengeances dont l’archevêque Carrillo pouvait être poursuivi à cause d’une existence qui s’était partagée entre la violence et la justice, la folie et la sagesse ? Pourquoi cet ordre impérieux de s’en aller immédiatement dans le royaume des Maures ? Est-ce que le danger était si grand que toute l’Espagne catholique lui était interdite ? Et par quelle coïncidence l’archevêque l’exhortait-il à aller à Grenade, le jour même où il venait le consulter sur son départ éventuel pour cette ville ?

Almazan relut le papier qu’il serrait dans sa main. Quel était ce Christian Rosenkreutz ? Quelle était cette vérité qui avait rendu l’archevêque redoutable à des ennemis auxquels il faisait allusion et quels étaient ces ennemis ?

Toutes ces questions en se pressant dans son esprit avaient annihilé sa faculté de douleur. Il n’avait jamais aimé l’archevêque tendrement. Il avait eu pour lui de la reconnaissance, de la crainte, de l’admiration. C’était lui qui avait guidé le développement de sa pensée et qui l’avait orientée dans un sens bien éloigné des enseignements de l’Église. Almazan devait à l’archevêque la liberté de son esprit et il avait mesuré l’étendue inestimable de ce bienfait.

Il s’approcha du mort avec l’intention de formuler mentalement une parole dont la magie serait assez puissante pour résonner dans l’au-delà. Mais il ne trouva pas cette parole. Est-ce que l’amour seul pouvait l’inspirer ? Le visage de l’archevêque lui apparut formidablement serein, mais empreint en même temps d’une solitude si effrayante qu’Almazan se rappela les visages de tant d’hommes simples qu’il avait vus à leur lit de mort et qu’il se demanda si, à cette majesté du chercheur de vérité, il ne valait pas mieux préférer une expression de pitoyable attachement aux êtres qu’on quitte.

Il prit les mains de l’archevêque et il les croisa. Dans le geste qu’il fit, un petit objet de métal tomba par terre. C’était une croix en or alchimique, mais une singulière croix avec une rose épaisse en son milieu, une croix telle qu’Almazan songea qu’elle suffirait pour faire brûler son possesseur par le Saint Office.

Il la mit dans sa poche, il prit sur la table le cahier que l’archevêque y avait posé à son intention et il sortit de la pièce sous le regard vitreux du mort qui filtrait entre les paupières à demi fermées.

Et il lui sembla, à la minute même où il quittait pour toujours la forme physique de son maître, qu’Isabelle de Solis était sur la porte et lui faisait signe, riant d’un rire sacrilège et montrant avec impudeur ses seins nus, hors de sa chemise déchirée.

III

le cahier de l’archevêque

Dès qu’il fut parmi les ombres des buis du parc, Almazan se mit à feuilleter le cahier de l’archevêque.

C’étaient des notes sans suite, souvent contradictoires. Il y en avait qui avaient été écrites fébrilement, d’autres biffées avec fureur. Quelquefois, plusieurs pages avaient été arrachées.

« De même que l’esprit du bien s’incarne dans les messies et les prophètes, de même l’Antéchrist descend dans l’âme de certains individus pour y mettre en œuvre une perversité active afin que le monde revienne en arrière. C’est logique, c’est certain. On ne peut imaginer une médaille sans revers, le plaisir sans la douleur, la lumière sans la nuit. Cela fut toujours tenu caché par ceux qui savaient. Les collèges de prêtres des antiques religions ne le révélaient dans leurs Mystères qu’aux initiés d’un ordre supérieur. Le monde gagnerait-il quelque chose à une telle connaissance ? Quelques forts se redresseraient pour lutter avec plus d’ardeur mais la terreur courberait les faibles et ils seraient emportés par l’attraction du mal. Car le mal possède la séduction et il est plus puissant que le bien.

« Ainsi j’ai pu vivre tant d’années sous le règne de l’Antéchrist et je l’ai ignoré.

« L’Antéchrist n’est pas celui qui verse le sang, ce n’est pas celui qui tue les corps, ce n’est pas celui qui brûle les églises, mais celui qui allume une flamme à leur sommet pour faire croire que l’esprit de Dieu y est descendu.

« Pourquoi la vérité apparaît-elle aux uns quand ils sont jeunes et capables d’agir, aux autres seulement vers la fin de leur vie ? Comment ai-je pu à ce point être possédé par l’orgueil, me dépenser pour des intérêts vains, accomplir tant d’actions stériles et criminelles ? Avec les pouvoirs matériels et spirituels qui me furent dévolus, quelles tâches j’aurais pu accomplir ! Puisque des initiés qui vivent à Damas et à Jérusalem m’ont connu et m’ont choisi, pourquoi leur messager n’est-il pas venu plus tôt ? Que de temps perdu ! Christian Rosenkreutz m’a bien dit qu’il faut que chacun se découvre lui-même et extraie la vérité de son âme comme un mineur extrait un peu d’or d’un filon souterrain, cela ne me paraît pas une réponse suffisante. Ils devaient m’éclairer puisqu’ils le pouvaient. Je les blâme du fond de mon cœur. Mais c’est là le fait de ma nature. J’ai maugréé jadis contre le pape, j’ai maugréé contre Dieu et je maugrée contre ceux qui m’apportent la vérité. (Mais est-ce bien la vérité ?

« D’après maintes prophéties l’Antéchrist doit être juif, de la tribu de Dan. Saint Jérôme et saint Anselme affirment qu’il naîtra à Babylone. Saint Hippolyte le représente miséricordieux pendant les premières années de sa vie, pour mieux tromper les hommes. Il parcourra la terre monté sur un âne. Sa taille sera surprenante et on ne pourra manquer de le reconnaître à ses yeux étonnamment rouges et chassieux. Quels enfantillages !

J’ai été frappé, il y a quelques années, par des yeux comme je n’en avais jamais vus. C’étaient des yeux clairs, miraculeusement profonds, qui ne reflétaient ni la haine, ni la pitié, ni le désir, ni l’orgueil, mais une certitude étrange qui me fit frémir. Ces yeux étaient ceux du prieur du couvent de Santa-Cruz à Ségovie. Il me raccompagnait devant la porte du couvent, entouré des dominicains de son ordre. Et quand il m’eut baisé la main en s’inclinant avec respect, je crus être, durant quelques secondes, entouré d’une lumière surnaturelle et je contemplai un spectacle apocalyptique de fin de monde. Il n’y avait pas d’abîmes extravagants, aucune flamme ne jaillissait en gerbe de la terre. À travers les nuages, les anges ne sonnaient pas dans des trompettes. Sur les visages des hommes qui m’entouraient, il y avait seulement le signe de la régression. Le vieux portier du couvent avait pris une expression de chien fidèle et la clef qu’il tenait à la main semblait un os qu’il allait ronger. Le profil d’oiseau d’un de mes pages s’était accusé au point qu’il paraissait accablé par le poids d’un bec. Mes gardes, dont les cuirasses miroitaient comme des corselets, étaient des insectes qui levaient leur dard. Un paysan, à quatre pattes devant un ruisseau, lampait l’eau avec une mâchoire laineuse comme celle des moutons. Je voyais des figures léonines, des corps souples comme ceux des serpents, des mains où poussaient des serres comme celles des vautours et d’autres qui se palmaient comme celles des canards. Le prieur des dominicains avait relevé la tête et me regardait de ses prunelles d’extase remplies de néant. Et je fus obligé de faire un grand effort de volonté pour ne pas siffler, aboyer, croasser, rugir. Je le quittai à la hâte, en me disant que l’Antéchrist aurait une pareille puissance de vide au fond des yeux et que son règne ne serait marqué par aucune catastrophe visible mais par un mouvement intérieur de l’âme humaine vers la Bête qui est le suprême péché.

« J’ai appris, il n’y a pas longtemps, que ce Thomas de Torquemada avait été élevé au rang de confesseur de la reine.

« Les Rose-Croix ! Un ordre secret qui a pour but de défendre et de transmettre l’intelligence. Y a-t-il des hommes assez désintéressés et assez purs pour en faire partie ? Et moi, pourquoi m’a-t-on choisi ? En suis-je digne ?

« Il y a aujourd’hui un an, jour pour jour, que Christian Rosenkreutz est venu pour la première fois m’apporter le message.

« Qu’il y ait des êtres consciemment orientés vers le mal et que ces êtres accomplissent le mal avec amour, avec logique, comme un devoir divin, cette idée a quelque chose de terrifiant.

« Il a raison, le mal triomphe presque toujours. Qu’est devenue la sagesse des prêtres égyptiens ? Elle s’est éteinte, presque sans laisser de traces. Et celle qui était transmise dans les Mystères d’Éleusis ? Plus rien. On a perdu l’explication du monde par les nombres qu’enseignait Pythagore. Dès le début du christianisme, la lettre a étouffé l’esprit et on étonnerait le pape si on lui disait que son église n’est que l’ombre d’une vérité qui a été perdue volontairement. Les gnostiques d’Alexandrie, les disciples de Nestorius et certaines sectes de Syrie et de Palestine, ont possédé aussi cette vérité. Ils ont disparu comme une lampe sur laquelle on souffle. Force du mal !…

« Je ne peux comprendre pourquoi il ne faut pas employer la force. J’ai un fief immense, des soldats et des trésors. Si, comme il me l’a dit, c’est dans ce temps et dans ce pays que le mal doit s’incarner et rayonner avec une force qui n’aura jamais eu d’exemple dans l’histoire du monde, pourquoi ne lutterais-je pas contre lui avec les armes matérielles dont je dispose ? Je suis prêt à remplir mes prisons et à élever des bûchers sur toutes les places de Tolède.

« Chaque membre de l’Ordre des Rose-Croix doit faire choix d’un successeur au moment de sa mort. Qui désignerai-je ?

« Sera-ce le clerc Ambrosio ou bien Almazan ? Ambrosio est plus réfléchi et plus laborieux. Almazan est plus intelligent. Mais il est beau et la beauté est un piège que la nature tend à l’homme pour le faire déchoir. Ah ! si j’avais été laid, jusqu’où ne serais-je pas arrivé ?

« Il est vrai qu’il a du sang Maure dans les veines. À la race Maure, depuis huit siècles, affirme Christian Rosenkreutz, a été donnée la garde du trésor intellectuel du monde.

« Je ne puis croire cela. Quand je me rappelle ses paroles sur ce sujet, je me remets à douter. La race ennemie du Christ pourrait être une race élue ! Les sectateurs de Mahomet auraient eu une mission plus haute que les défenseurs de la Croix ! Évidemment, c’est dans des manuscrits arabes que j’étudie la philosophie, mon palais de Tolède et celui d’Alcala ont été bâtis selon les règles de l’architecture arabe et c’est dans la lunette construite par les Khalifes de Cordoue que je regarde la couleur des planètes.

« La rose et la croix ! L’amour et la connaissance ! Je suis un aveugle pour qui commence à filtrer un rayon de lumière.

« Règles de l’ordre des Rose-Croix :

« Soulager les souffrances d’une façon désintéressée. Je n’ai soulagé aucune souffrance.

« Aimer Dieu, dans le sens de sagesse et de vérité, par-dessus toute chose. J’ai aimé ma propre personne par-dessus toute chose.

« Être patient, modeste, silencieux. J’ai été violent, orgueilleux et bavard.

« Consacrer sa vie au progrès de l’esprit, chez les autres et en soi-même. Je n’ai éclairé aucun homme et il me semble que mon ignorance a augmenté.

« Se réunir une fois par an en un lieu donné. Je n’irai pas à Grenade.

« Choisir comme successeur un homme d’une intelligence pure. Ni Ambrosio le stupide, ni Almazan le sceptique. Personne n’est digne de me succéder.

« Je me suis remis au grand œuvre. Cela, ne me servira à rien. La mise en pratique des formules qu’on m’a vendues n’a produit que de la fumée. La plupart des prétendus sages ne sont que des charlatans.

« Je ne peux plus douter. Ils existent, ceux que Christian Rosenkreutz appelle les magiciens noirs. Ils existent, ils savent que j’ai connaissance de leur existence et ils en veulent à ma vie.

« Thomas de Torquemada… Sa jeunesse ascétique… La passion illimitée de la douleur… Le néant des yeux… Le masque de Satan…

« Satan s’incarne-t-il ?

« Il y a un mystère dans ce Torquemada.

« Christian Rosenkreutz se trompe. Il faut faire triompher le bien par la force. Je viens de répondre à la reine. Je me mettrai en route dès demain pour alla la retrouver. Je réformerai l’Église d’Espagne.

« Comme la solitude est bienfaisante ! Je comprends ici pourquoi les Arabes chérissent les buis et en ont toujours planté dans leurs jardins. Il y a dans leur ombre comme une rêverie philosophique et il pense avec plus de force celui qui vit dans leur voisinage. Arnaud de Villeneuve donne dans son Thesaurus Thesaurorum la recette d’un breuvage fait avec de la racine de buis et douze ingrédients qui sont des poisons violents. Sans doute ces poisons se combattent-ils l’un par l’autre. Leur mélange produit, d’après Arnaud de Villeneuve, une incomparable exaltation spirituelle. Heureusement que le Thesaurus Thesaurorum est parmi les livres que j’avais ordonné à Pablo de mettre sur son cheval.

« Christian Rosenkreutz avait reçu mon message. Il est venu. Je lui ai parlé d’Almazan et de mes hésitations. Il m’a répondu que rien n’était pressé puisque je vivrai sans doute fort longtemps. Je trouve singulière son insistance pour que je me rende secrètement à Grenade. Et si cela cachait quelque piège monstreux ? Nous sommes en paix avec les Maures mais l’archevêque de Tolède serait un otage inappréciable pour le sultan Abul Hacen. Je ne comprends pas non plus pourquoi Christian Rosenkreutz a montré une si grande inquiétude quand je lui ai dit quelles ivresses me procuraient la racine de buis et les douze ingrédients d’Arnaud de Villeneuve.

« Ce qui vient de m’arriver est extraordinaire. Tout à l’heure j’ai cru entendre dans la pièce voisine de celle où je lis et où je dors comme un frôlement, le frisson d’une chose feutrée contre le mur. J’ai pris dans ma main la lampe de cuivre, j’ai ouvert la porte et j’ai regardé. J’ai vu ou j’ai cru voir un rat géant, avec un visage humain extrêmement pâle qui m’a regardé une seconde et qui s’est enfui par l’autre porte de la pièce qui donne sur l’escalier. J’ai posé la lampe et j’ai voulu le poursuivre. Mais j’ai buté dans l’obscurité. J’ai entendu sa queue velue qui effleurait les pierres. Alors je me suis souvenu de l’Antéchrist et de son avènement.

« Il y a aussi une chauve-souris d’une taille extraordinaire qui se promène comme un homme sur la galerie de la maison. Elle est extrêmement craintive. Au moindre bruit que je fais en entr’ouvrant la fenêtre elle s’envole par-dessus le toit. Mais quand j’éteins la lampe elle vient se tapir contre le volet et elle écoute pendant des heures ma respiration. Je regrette de ne pas avoir une épée. Je porterais un immense coup dans le bois du volet et je l’y clouerais. Oui, une épée, une épée aiguë. J’enverrai Pablo en demander une à Almazan. Il faut que je voie de près comment sont ces premiers exemplaires d’hommes, annonciateurs du règne de la Bête.

« Depuis mon arrivée dans cette demeure antique, je n’ai conversé qu’avec Almazan et Christian Rosenkreutz. Pablo va chaque matin à Cantillana chercher, des provisions. Tous les trois doivent savoir. Pourquoi ne m’ont-ils rien dit ? Craignent-ils le trouble que cela pourra jeter dans mon esprit ? Ont-ils remarqué sur mes propres traits un commencement de l’horrible évolution ? Il n’y a ici qu’un miroir qui se trouve dans le Mabeyn du rez-de-chaussée. C’est un vieux miroir abîmé qui ne renvoie que des images déformées et auquel je ne peux me fier. Cette nuit, je m’y suis longuement contemplé à la clarté de la lampe qui fumait. Sous ma tunique de philosophe, j’avais l’air d’un grand hibou blanc qui n’a pas d’ailes. Il y avait autour de moi un inquiétant frisson de feutre. Est-ce que la chauve-souris et le rat viennent aussi se coller contre ce miroir pour y voir leur animalité grandissante ?

« Je suis allé dans l’écurie, j’ai détaché les chevaux et je les ai chassés dans la campagne. Pourquoi seraient-ils les esclaves de leurs semblables ? J’ai vu au loin un berger avec un manteau de plumes noires. Il avait un bec de corbeau et il a croassé à mon approche. Il s’est enfui en sautillant sur ses pattes quand j’ai tenté de le saisir.

« Jésus-Christ a dit : Aussitôt après ce jour d’affliction, le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa lumière.

» Or, le crépuscule vient d’être d’une singulière brièveté et la lune, qui devrait être haute dans le ciel, n’a point paru. Les yeux de ce malheureux Pablo se sont étrangement rapetissés et tout à l’heure, je l’ai entendu qui aboyait dans la cour. Un chien, un misérable chien !

» Ce n’est plus la peine que j’écrive quoi que ce soit, car les bêtes ne lisent pas. »

Almazan laissa presque tomber de ses mains le cahier de l’archevêque Carrillo, tellement il était rempli de stupeur. Il fit de nouvelles hypothèses. Peut-être son maître s’était-il empoisonné lui-même avec le breuvage d’Arnaud de Villeneuve et c’était ce breuvage qui lui avait auparavant troublé le cerveau ? Mais il avait bien vu pourtant un trou circulaire dans le volet de la chambre ? L’archevêque pouvait l’avoir percé lui-même pour surveiller ce qui se passait sur la galerie. Et Pablo ? Peut-être lui avait-il fait boire aussi le même poison dans le but de lui procurer une salutaire ivresse spirituelle ? Pourquoi l’avait-il envoyé à Séville à travers la nuit ? Peut-être simplement pour satisfaire sa lubie d’avoir une épée, afin de clouer au volet une chauve-souris chimérique.

Christian Rosenkreutz demeurait, pour Almazan, une énigme qu’il ne pourrait éclaircir qu’à Grenade. Car il pensait que, malgré tout, son devoir était d’obéir à la dernière volonté de l’archevêque et de le faire avec la précipitation que celui-ci lui avait recommandée.

Tenant son cheval par la bride, il était arrivé, en réfléchissant, à l’extrémité de l’allée de peupliers qui aboutissait à la route. Dans la direction de Séville, il vit au loin quelqu’un qui se dirigeait de son côté. C’était son serviteur Guzman qui venait le rejoindre comme il le lui avait ordonné.

Il le mit au courant de ce qui était arrivé. Guzman allait se rendre à Cantillana où il y avait un officier de la Sainte-Hermandad. C’est à lui d’abord qu’il apprendrait la mort de l’archevêque. Ensuite il rentrerait à Séville, verrait de sa part le gouverneur, lui raconterait les événements de la nuit et s’occuperait de l’inhumation de Pablo.

Almazan allait sur-le-champ se diriger vers Grenade, en prenant la route qui passait par Carmona, puis par Marchena.

Au moment de quitter Guzman il songea combien ce départ pouvait paraître inexplicable et il confia à son serviteur le papier où l’archevêque avait écrit son désir suprême. Guzman le remettrait entre les mains du gouverneur de Séville.

D’ailleurs Almazan pensait que son voyage ne serait pas de longue durée et qu’il pouvait être revenu dans quelques jours. Et les deux hommes s’éloignèrent dans des directions différentes.

La tour de briques de Cantillana était encore visible derrière lui quand Almazan se souvint qu’il n’avait ni dormi, ni mangé depuis la veille. Il passait devant une posada qui, au confluent du Viar et du Guadalquivir, était le rendez-vous des bateliers. Il mit pied à terre et il y pénétra.

Il s’assit sur un escabeau boiteux, et une fille brune, trapue et malpropre le servit. L’ombre fraîche de la salle basse et ce subit afflux de bien-être que donne la nourriture, le firent sommeiller malgré lui. Le front appuyé sur son bras, il lutta quelque temps, puis il se laissa aller à une sorte de torpeur.

Dans la brume de ce sommeil transparent, la fille, dont il voyait la tête et le torse entre deux cruches de terre, au-dessus d’un comptoir, se mit à sourire et ce sourire fit éclater des dents lumineuses. Elle se pencha et un rayon qui venait de la porte entr’ouverte joua sur son cou qui était mince et laiteux. Elle n’était pas brune. Un or clair coulait autour de sa tête délicate. Elle semblait tendue vers Almazan et son sourire avait fait place à une expression subitement ardente. Elle avançait légèrement les lèvres vers lui et elle plissait ses paupières comme si elle l’appelait avant de se pâmer.

Il se redressa soudain, il passa ses mains sur son visage. Il comprit, à la lumière qui éclairait la salle de l’auberge, que le soir tombait. La fille trapue avait quitté le comptoir et errait lourdement, l’œil atone.

Il lui tendit une pièce d’argent. Il sauta sur son cheval.

— Un retard de quelques heures, songea-t-il. Il faudra bien qu’Aboulfedia me dise où je pourrai la rejoindre.

Il ne voulut pas réfléchir. Son instinct le poussait. Et c’est sur la route de Séville qu’il s’en revint, à travers le crépuscule.

IV

le sabbat chez aboulfedia

La maison d’Aboulfedia était située dans le faubourg de Triana, presque à l’extrémité d’une ruelle qui se perdait dans des terrains vagues. Elle était entourée d’une haute muraille blanche qui empêchait qu’on la distinguât de l’extérieur. Récemment, Aboulfedia avait fait refaire le portail d’entrée en bois d’une épaisseur énorme, comme s’il avait dû résister à un assaut.

Almazan fut surpris, après qu’il eut frappé à ce portail, de voir le gardien qui vint lui ouvrir, une lanterne à la main, ne manifester aucun étonnement de sa visite nocturne. Il ne lui demanda pas qui il était, il conduisit son cheval dans une écurie délabrée qui était sur la gauche entre quelques palmiers et, tenant sa lanterne levée, il le précéda dans une allée qui aboutissait à la maison.

Il sembla à Almazan que ce serviteur était borgne et fardé, et que son œil unique se fixait amicalement sur lui. Arrivé devant le perron et craignant d’être pris pour un autre visiteur qui était attendu, Almazan s’arrêta et dit :

— Va prévenir Aboulfedia que son ancien élève, Almazan, désire lui parler.

Mais non, il n’y avait aucune méprise. Le borgne eut un petit mouvement des épaules qui voulait dire qu’il était absolument inutile de prévenir Aboulfedia et, comme pour lui aider à monter les trois marches du perron, il prit Almazan par le bras, en le lui serrant d’une pression longue et si familière que celui-ci faillit l’envoyer rouler au milieu du jardin d’un coup de poing.

Mais il se contint.

L’étrange serviteur venait de le pousser dans une grande pièce entourée de colonnes et il repartait déjà en courant dans le jardin, sans doute pour ouvrir à un nouveau venu, car des coups lointains avaient retenti au portail.

La pièce où Almazan venait d’entrer était mal éclairée par deux lampes qui ne jetaient qu’une lueur confuse. Il y eut un rire étouffé, un froissement d’étoffe et une forme enveloppée dans une grande cape marron laissa retomber une portière et disparut. Almazan n’eut que le temps de voir une main blanche et l’éclair d’une pierrerie rougeâtre.

Il était seul. Il regarda autour de lui. Les murs étaient recouverts de tentures précieuses en soie lamée qui étaient fanées et souillées. Les tapis avaient des trous. Un coussin éventré avait répandu ses plumes en cercle comme l’humeur blanchâtre d’une blessure. Dans un coin on avait oublié une cruche vide qui avait dû contenir du vin.

Almazan attendit assez longtemps. À la fin, impatienté, il s’approcha de la porte qui était au fond, il souleva l’étoffe lourde qui la recouvrait et il allait l’ouvrir quand elle tourna sur ses gonds, brusquement, et il se trouva face à face avec Aboulfedia.

Il était vêtu d’une gandourah arabe aux manches larges sous laquelle il ne portait qu’une chemise en soie rose et transparente, très échancrée. On voyait au travers son ventre énorme et ridicule et même les poils grisonnants de sa poitrine. Ses rares cheveux d’un noir de jais, récemment teints, étaient collés sur ses tempes par un cosmétique humide. Il était bouffi, reluisant d’onguents, imprégné d’aromates, poli par les massages et il tremblotait sur les minuscules baguettes de ses jambes comme une outre peinte, au milieu d’un parfum de rose orientale et d’homme gras.

Il se hâta de refermer la porte derrière lui. Sa face large s’était éclairée à la vue d’Almazan. Il avait toujours l’air de rire à cause de la grandeur de sa bouche et de deux rides qui l’encadraient. Mais il apparaissait étonnamment triste dès qu’on s’était aperçu que cette gaîté ne provenait pas de son humeur, mais seulement de la conformation de ses traits.

Tout de suite il parla avec volubilité.

Il savait tout. Les nouvelles couraient plus légèrement que les cavaliers sur les routes. On cherchait partout Almazan. Un grand personnage qu’il avait visité le matin même avait été trouvé mort aux environs de Séville. Maintenant il se cachait. Il avait bien fait de songer à son vieux maître en médecine, le réprouvé Aboulfedia. Ses actions ne regardaient que lui. Il était en sûreté dans cette maison de Triana.

Almazan ne put s’empêcher de rougir et il songea pour la première fois combien sa démarche était insolite. Il se hâta de se disculper. Il n’avait rien à craindre. Tant de bruits courent qui ne reposent sur rien ! Le gouverneur de Séville avait, en main un document qui légitimait son absence. S’il était venu trouver Aboulfedia…

Il baissa la voix. Il avait beaucoup de peine à expliquer le but de sa visite. Il en sentait l’étrangeté. Et puis l’atmosphère de la maison, le costume d’Aboulfedia, la lourdeur des parfums, la malpropreté somptueuse des choses lui causaient un malaise physique.

Les yeux du vieux médecin clignotaient maintenant avec ironie et son menton en proéminence, fendait encore plus largement sa bouche.

— C’est à propos de cette affaire, dit Almazan. Je suis venu te consulter sur la puissance de certains poisons. Crois-tu qu’on puisse rendre mortelle l’atmosphère d’une chambre au point, d’amener une décomposition du sang presque immédiate chez celui qui respire cette atmosphère ?

Mais Aboulfedia le prit par les épaules et le secoua doucement.

— Pourquoi ce manque de sincérité ? Ne t’ai-je pas enseigné tout ce que je savais sur les poisons ? Quand je suis allé à Rome faire cette folle tentative de convertir le pape au judaïsme, j’ai appris de ces maîtres en l’art d’empoisonner que sont les Italiens, qu’on peut faire mourir quelqu’un rien qu’en lui effleurant un ongle ou un cheveu. La vie est si peu de chose. Tu le sais aussi bien que moi. Sois franc. Tu te moques pas mal à cette heure des effets des poisons sur un vieil homme qui est mort. Et tu as raison. Tu ne songes qu’à la joie d’un jeune homme qui est vivant…

Almazan allait protester. Le vieux médecin l’arrêta. Il était sûr de son fait.

— Comme tu as de la chance ! Tu gagnes trente années sur moi. Il m’a fallu tout ce temps pour m’apercevoir que le plaisir était la seule certitude. Quand j’avais ton âge, j’avais une foi si grande que Je me serais fait brûler par plaisir pour n’importe quelle idée qui m’était chère. Jusqu’à devenir dément, j’adorais la race juive, la science, le Messie. Le Messie ! J’y ai cru de toute mon âme. Quand l’astrologue Avenar annonça qu’il apparaîtrait à minuit, le 2 mars 1467, je me rappelle que j’avais une si grande ivresse spirituelle que j’avais de la peine à m’empêcher de danser. Je jeûnai et priai trois jours pour être digne de le recevoir parce que je ne doutais pas que ce fût dans ma maison qu’il vînt d’abord. Tous les Juifs du quartier de Santa-Cruz avaient laissé leurs portes ouvertes et je voyais dans la nuit tranquille leurs visages crédules sous leurs bonnets noirs. Moi aussi, j’avais laissé ma porte ouverte. Eh bien ! quand minuit sonna à la Giralda qui crois-tu qui pénétra chez moi ? Une pauvre prostituée que des alguazils poursuivaient pour je ne sais quel méfait. Je la cachai et je la fis coucher dans mon lit pendant que je continuais à attendre sur mon seuil. Au matin, je scrutai anxieusement l’aurore et le quartier de Santa-Cruz était plein de bonnets carrés qui se tournaient vers le ciel. Avenar avait dû se tromper de quelques heures et nous attendîmes les nuits suivantes. Insensé que j’étais ! Je n’avais pas compris que c’était la révélation de ma destinée que cet astrologue avait vu dans les planètes et que mon Messie était bien venu pour moi sous la forme magnifique d’une fille publique. J’attendais devant ma porte et le Messie était dans mon lit. Des années ont passé. Et c’est seulement quand mon visage fut devenu jaune comme une orange gâtée, quand mon ventre se fut enflé d’une façon caricaturale que je sus tout le plaisir en puissance dans la jeunesse et qu’il n’y a pas de Dieu pour nous le défendre, rien que la mort pour nous le voler à jamais.

Aboulfedia marchait de long en large dans la pièce et Almazan regardait avec étonnement son costume obscène, la trompeuse gaîté de sa bouche, la flamme désespérée de ses petits yeux.

— Mais tu as fait du chemin, dit-il tout d’un coup, tu dois avoir soif.

Il examina avec une pointe de mépris le costume poussiéreux de son hôte, puis il entr’ouvrit la porte par où il était entré et il appela quelqu’un dont Almazan ne distingua pas le nom.

Une minute après, une enfant d’une douzaine d’années à peine pénétra dans la pièce, portant un plateau de métal. Ses bras grêles et ses jambes fines étaient nus. Elle avait deux tresses brunes qui tombaient sur ses épaules graciles et son visage était celui d’une petite vieille. Elle regarda Almazan effrontément, presque sous le nez et se mit à rire. Il lui manquait une dent et elle avait une cicatrice double près du nez, comme la trace de la morsure d’une bête.

Sur un signe de son maître, elle disparut en se dandinant et en faisant remonter sur ses reins sa jupe courte pour faire voir ses jambes.

Aboulfedia remplit jusqu’au bord, d’un vin épais, deux coupes ébréchées et il en vida une d’un trait.

— Ah ! tu as raison, Almazan, reprit-il, de venir me trouver ce soir. Il y a l’âge des sens, il y a l’âge de la pensée et à la fin, peut-être, il y a l’âge de la sagesse. Malheur à celui qui est sage trop tôt ou qui commence par penser. Tu vas redevenir mon élève. Mais ce que je vais t’enseigner est plus beau que la philosophie d’Aristote ou celle d’Averrhoès.

Aboulfedia se rapprocha d’Almazan et il lui parla tout près, à voix basse, lui soufflant l’odeur du vin qu’il avait bu.

— Il y a des secrets, oui, oui, et je les connais. Le plaisir charnel n’est jamais simple. S’il n’était pas commandé par le cerveau, ce ne serait qu’un frisson le long du corps et une grimace rapide. L’amour d’un homme pour une femme n’est qu’un jeu d’enfants. La débauche seule est belle. Il faut pénétrer dans le palais maudit pour connaître les enchantements de la nature et en savourer l’ivresse terrible. Quand on y est entré une fois il n’y a pas d’exemple qu’on n’ait voulu y revenir. Les soi-disant débauchés qui sont devenus des saints, s’en étaient tenus au simple accouplement, à la manière des bêtes. La débauche ! Les anciens en faisaient une forme de la religion et ils étaient dans le vrai. Ils adoraient Priape, Pilummus, Tryphallus, Angerona, Genita-Mana, Tutana, Typhon et mille autres et les fêtes de ces sublimes dieux servaient toujours de prétexte à de formidables scènes de possession collective. J’ai retrouvé dans des manuscrits byzantins la description des rites de certains mystères. À Mendès, on enfermait dans le temple, les nuits de printemps, cent jeunes filles avec le bouc sacré et il fallait, au matin, que les gardes vinssent avec des fouets pour les arracher aux délices qu’elles savouraient. À Byblos, on accourait de toute la Syrie pour participer aux initiations du culte de Cotyto que l’on a appelée la déesse de la lubricité mais qui était aussi celle de la pénétration intellectuelle, car ses prêtres enseignaient le moyen de se procurer l’extase divine par le spasme charnel. Il y avait des écoles secrètes à Alexandrie, à Memphis, à Héliopolis où l’on s’exerçait à la confusion des sexes par la confusion des étreintes et où, au bercement de certaines musiques et à l’ivresse de certains parfums, on trouvait un état de volupté idéale avec l’évanouissement de son individualité. Les Moabites et les Ammonites faisaient mieux encore dans leur adoration de Belphégor qui s’identifiait avec la planète Mars. Ils se couchaient par centaines, au soleil couchant, dans le sable du désert et quand le premier rayon de l’astre ensanglanté effleurait leurs corps, le grand cri de stupre qui emplissait le crépuscule envoyait leurs esprits vers le Dieu, ils se confondaient avec le Dieu. Le Rutrem des Hindous, qui avaient un lingam à la place du crâne, l’Atis des Chaldéens qu’on représentait avec un sexe féminin sur le front, l’Anahita des Persans dont le corps était recouvert de seins, exigeaient dans les rituels secrets les mêmes accouplements effrénés. Le culte chrétien du diable, le sabbat catholique avec son bouc, fils du vieux bouc égyptien, et ses sorcières imitatrices des Bacchantes n’est qu’une reproduction de l’antique culte du plaisir que l’humanité ne veut pas laisser échapper. Et le principe est le même partout. C’est la profanation de la chasteté, la promiscuité dans la volupté.

Le visage d’Aboulfedia était devenu hideux. Des gouttelettes de sueur, colorées en noir par la teinture de ses cheveux, perlaient à ses tempes. Ses mains grasses tremblaient. Il se laissa tomber au milieu des coussins et y resta dans l’attitude d’un homme qui voit une scène extraordinaire.

Almazan le considérait avec dégoût. Il se sentit las soudain. Il songea à l’air pur de la grande route. Il se leva.

— Almazan, dit Aboulfedia, en se levant aussi, tu es un artiste et tu aimes la beauté. Sans doute as-tu entendu parler de celle à qui je fais jouer le rôle de Lilith et de cet adolescent que j’ai trouvé avec tant de peine et dont la forme ambiguë est celle de Belial lui-même, le démon qui incarne l’attrait des deux sexes.

Non, Almazan n’avait entendu parler d’aucun de ces personnages. Il ne voulait pas les connaître. Il eut envie de faire honte au vieux médecin, de lui rappeler son ancien amour de la science et les nuits qu’ils avaient passées tous les deux, penchés sur des cadavres de condamnés à mort, essayant de déchiffrer le mystère des organes humains ? C’était une prostituée qui était venue vers Aboulfedia, une nuit, au lieu du Messie attendu. Qu’importe ! Est-ce qu’il n’y avait pas un Messie qui descendait à toutes les minutes dans l’âme de ceux qui cherchent et espèrent ?

Mais il se tut.

Il ne lui appartenait pas de faire de la morale à ce vieillard égaré. L’image d’Isabelle de Solis venait de reculer très loin, entre la fillette édentée et le borgne fardé, porteur de lanterne. Elle n’était qu’un misérable instrument de basse orgie parmi la lie de Triana. Il ne voulait plus penser à elle, il ne voulait plus penser à rien.

— Lilith et Belial ! murmura Aboulfedia avec une voix de rêve, comme s’il se parlait à lui-même. Le prestige des démons qui portent sur leur visage et dans leur forme corporelle la beauté défendue ! C’est la souillure qui fait l’attrait de la beauté et le mystère des visages n’a de profondeur émouvante que si les lèvres sont impures.

Almazan se dirigeait vers la porte du jardin, mais Aboulfedia le retint par le bras.

— Je veux te montrer Lilith, dit-il, et une expression de gravité passa sur ses traits. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’Espagne un corps plus parfait. Et Dieu lui a mis une chevelure de flamme pour marquer sa créature du sceau de l’enfer. Suis-moi, seulement ne fais pas de bruit parce que ses colères sont terribles et alors on ne peut rien attendre d’elle. Elle est plus impudique qu’une chienne en quête d’un mâle et quelquefois elle ne voudrait pas laisser voir l’ongle de son petit doigt.

Almazan sentit que la curiosité était plus forte que le dégoût et il suivit Aboulfedia.

La pièce où celui-ci l’avait entraîné était entièrement obscure. Almazan y fit quelques pas en tâtonnant, se demandant d’où pouvait venir un léger bruit d’eau qu’il entendait, un bruit intermittent de gouttelettes répandues.

— J’imite la secte des Baptes de Byblos, lui dit à l’oreille Aboulfedia. Je fais pratiquer d’abord la purification par l’eau.

Almazan sentit que la main qui l’attirait dans un angle de la pièce tremblait dans la sienne.

— Regarde, et retiens ton souffle.

Almazan faillit pousser un cri. Aboulfedia avait soulevé une tenture et, à travers une gaze d’or dont les mailles formaient des losanges, il voyait la chambre voisine qui était baignée d’une délicieuse lumière turquoise par une haute lampe de bronze. Les murs étaient recouverts de faïences bleuâtres et à droite et à gauche, il y avait des enfoncements recouverts de tapis multicolores amoncelés et de coussins. Le milieu de la pièce était une piscine circulaire où l’on descendait par trois marches.

Sur ces marches, Isabelle de Solis était couchée sur le ventre, entièrement nue. Ses petits seins s’écrasaient contre le marbre et c’était elle qui faisait le bruit d’eau irrégulier qu’Almazan avait entendu, car elle remplissait parfois le creux de sa main et elle en jetait négligemment le contenu dans l’air. Les gouttes, en retombant sur sa nuque et sur son dos, la recouvraient d’une pluie de perles scintillantes et lui causaient un long frisson qui la faisait tout à coup se tendre et se replier.

Tout près des marches était posée une orange ouverte.

Il sembla à Almazan que les paupières d’Isabelle de Solis s’étaient mises à battre plus rapidement quand il avait regardé à travers les losanges du treillis d’or et qu’elle avait eu un imperceptible mouvement de la tête. Pouvait-elle se douter qu’il était là ?

Il était pénétré de surprise, d’admiration et d’un sentiment analogue à celui qu’inspire la découverte d’un crime.

— Lilith était antérieure à Ève, d’après les talmudistes, murmura Aboulfedia. L’homme l’aima, d’un amour idéal et le véritable péché originel fut la pollution d’un corps vierge qui avait été créé pour la beauté et non pour la jouissance physique.

Isabelle de Solis s’était soulevée. Elle appuyait sa tête sur son coude. On voyait luire ses prunelles comme des gouttes d’or phosphorescent. Elle avait l’air d’une panthère qui se réveille pour la chasse ou pour l’amour.

Et tout d’un coup elle saisit l’orange qui était près d’elle, elle en arracha des morceaux de peau et elle se mit à les lancer dans la direction des coussins qui étaient sur sa droite, visant avec soin, son visage puéril devenu soudain rempli d’attention.

Almazan s’aperçut qu’il y avait une forme couchée parmi ces coussins. Le buste mince d’un tout jeune homme émergea. Il souriait d’un sourire lassé, ses traits étaient flétris et ses immenses yeux agrandis par le khol étaient humides et sans lumière.

Mais Almazan n’eut pas le loisir de le considérer. L’étoffe soulevée par Aboulfedia venait de retomber devant lui. Le vieil homme soufflait de colère, il criait :

— Je t’y prends ! Ne te l’avais-je pas défendu ? Ce fils de gitane que j’ai tiré de la boue ! Mendiant ! Porc !

Il s’agitait dans l’obscurité, ne trouvant plus la porte, trépignant. Pendant que de l’autre côté, comme une cascade au printemps, comme des pierres précieuses agitées par un orfèvre dans un invisible coffret s’élevait, tombait et chantait le rire d’Isabelle de Solis, toute nue parmi les faïences bleues.

Aboulfedia traversa la première pièce et disparut, sans doute pour gagner la chambre où était la piscine et châtier Bélial de s’être baigné auprès de Lilith.

Mais Almazan ne le suivit pas. Il en avait assez vu. Il n’aspirait plus qu’à s’en aller très loin, qu’à oublier le vieux médecin, la jeune femme et leurs compagnons obscènes.

Il s’élança dans le jardin, retrouva son cheval, fit un signe impérieux au serviteur borgne qui était près de la porte et il s’enfuit.

La route tournait entre deux hauteurs rocailleuses et au fond de l’horizon apparurent, solides, légendaires, ensoleillées, comme des sœurs de pierre parmi des murailles d’ocre, les vingt-quatre tours carrées de l’Alhambra.

Elles dominaient un amoncellement coloré de dômes couleur de turquoise, de mosquées couleur de perles mates, de terrasses plates bordées d’azulejos couleur d’émeraude, de portiques couleur d’améthyste. Grenade ! La ville s’étageait aux flancs de trois collines entr’ouvertes, comme les morceaux ruisselants d’une grenade d’où aurait coulé un fantastique torrent de métaux précieux, de faïences et de bijoux, parmi des bois de lauriers roses et des bouquets de pistachiers.

Almazan regardait autour de lui miroiter les innombrables canaux d’irrigation qui dataient du temps des khalifes Ommeyades. Des hommes marchaient dans les cultures. Des vignes rousses étalaient leur abondance. Une impression de richesse et de joie montait des plaines fertiles.

Grenade ! Almazan se rappela tout ce qu’il avait entendu dire de la vieille cité arabe. Là, les poètes et les savants étaient honorés avant les guerriers. Nul n’était persécuté pour ses croyances religieuses. Dans la blancheur des palais embellis par l’art des siècles, s’entretenaient, raffinés et subtils, les descendants de la race qui avait vaincu le monde.

Une jeune femme, accroupie devant une maison basse et qui s’exerçait à jouer d’une darbouka, lui fit de loin un signe amical de la main. Ce geste et la musique qui résonnait furent pour lui le symbole matériel de l’hospitalité des Arabes et de leur amour de la beauté.

Il se hâta. Il apercevait au fond de l’horizon la masse formée par la porte d’Elvire.

Un cavalier s’avançait, au galop. Quand il fut à deux pas de lui, il s’arrêta brusquement et le considéra d’une façon menaçante. C’était un jeune homme, d’une vingtaine d’années à peine, au teint plus bronzé que la plupart des Maures qu’il avait rencontrés. Il était d’une grande beauté, mais il avait sur son visage quelque chose d’inintelligent et même de bestial. À la magnificence de ses vêtements, Almazan pensa qu’il devait appartenir à une riche famille. Il s’était arrêté aussi, surpris de l’hostilité de ce jeune homme et il allait lui demander ce qu’il voulait, quand l’inconnu, poussant un sourd gémissement qui souleva sa poitrine, éperonna son cheval et s’éloigna à toute vitesse sur la route.

À peine avait-il disparu qu’un autre cavalier arrivait et, avant qu’Almazan ne fût revenu de son étonnement, il mettait pied à terre et il lui adressait plusieurs saluts obséquieux.

C’était un vieillard avec de gros yeux humides et un certain embonpoint.

— Seigneur, veuillez l’excuser, dit-il. Vous avez l’air étranger et vous ne le connaissez pas. Est-ce qu’il vous a dit quelque injure ? Est-ce qu’il vous a donné un coup ? Dans ce cas…

Le vieillard porta la main à sa ceinture.

Almazan allait répondre que, s’il en avait été ainsi, il se serait chargé de punir lui-même le jeune homme. Mais le vieillard ne lui en laissa pas le temps. Il touchait son front avec son doigt et il jetait un flot de paroles.

— N’est-ce pas un grand malheur ? Il n’a pas vingt ans et quelle incomparable beauté ! Vous pouvez vous imaginer quel chagrin cela cause à son père. Mais on croit qu’il n’y a aucun remède. Tout le monde est au courant à Grenade car il appartient à la plus grande famille de la ville. C’est un Almoradi. Aussi les Zegris n’ont pas manqué d’en profiter pour répandre toutes sortes de calomnies. Cela lui a pris vers la quatorzième année. Dès ce moment il ne pensait qu’aux femmes. En principe, le Koran les défend avant le mariage, mais dans la pratique ce n’est pas un péché. Le fils d’Ali Hamad pouvait avoir toutes les femmes qu’il désirait. Il n’en a eu aucune ! Dès qu’il approche d’une femme, il a peur, il se met à trembler, il claque des dents. Notez qu’il passe ses journées à les appeler et à les désirer. Et de quelle façon ! C’est au point que ceux qui le connaissent, l’ont surnommé le bouc. Le bouc impuissant ! C’est drôle. Comment expliquez-vous cela ? À la fin, son cerveau en a été troublé, il ne sait plus bien ce qu’il fait. Le plus grand médecin de Fez est venu le voir et n’a rien trouvé pour le guérir. Comme il injurie quelquefois les passants, son père, dont je suis l’intendant, me charge de le suivre pour l’excuser et verser au besoin une indemnité. Est-ce que…

Le gros homme bavard tenait une bourse dans la main. Sur le signe de tête négatif d’Almazan, il reprit :

— Moi, je crois qu’un jour cela lui passera sans qu’on sache pourquoi. Les maux viennent et puis s’en vont selon le caprice d’Allah.

Il était monté à cheval. Il éclata d’un gros rire.

— Mais ce jour-là, il faudra que la femme à qui il s’adressera soit une bien grande amoureuse pour pouvoir le satisfaire.

Il était déjà loin et Almazan entendait encore son rire et se demandait pourquoi le jeune homme qu’il venait de rencontrer et même son serviteur, lui inspiraient une si vive répulsion.

La porte d’Elvire était encombrée de muletiers et de mendiants. Au bord de la route, sur un talus, tenant un roseau à la main, il y avait un homme assis. Il fixa longuement Almazan avec des yeux doux et très brillants.

Il se leva, s’approcha de lui et il lui dit :

— Tu es bien Almazan, le médecin de Séville. Je t’attends depuis ce matin. Alfonso Carrillo t’a peut-être parlé de moi. Je m’appelle Christian Rosenkreutz.

Et, ne doutant pas qu’Almazan ne le suivît, il se mit à le précéder, d’un pas léger, qui avait l’air d’effleurer à peine la poussière.

V

le secret de la princesse khadidja

Les jardins du Généralife étaient disposés en terrasses et la blancheur des portiques en stuc ouvragé et des vasques en faïence y alternait avec les ombres des cyprès et celles des fusains disposés en carré, si bien que ces jardins avaient l’air, de loin, d’une succession de damiers miraculeux. C’était là, parmi les pistachiers, les lauriers roses et les magnolias arborescents plantés entre les massifs de buis, selon les enseignements des jardiniers de Bagdad, que la princesse Khadidja venait chaque soir regarder le soleil couchant.

Elle fit deux ou trois pas plus rapides pour faire se lever un papillon et l’Émir Daoud, qui l’accompagnait, crut qu’elle allait s’envoler derrière l’insecte.

Elle était longue, délicate et mouvante comme les jets d’eau des bassins parmi lesquels elle se promenait, elle était transparente comme une vapeur, penchée comme un lys dont le calice est trop pesant pour sa tige et toutes les fois qu’elle bougeait, les émeraudes dont elle était recouverte faisaient, en s’entre-choquant, une musique précieuse.

Elle avait fait s’enfuir le papillon hors de l’allée afin qu’il fût plus en sûreté parmi les massifs d’orangers, car elle ne pouvait supporter l’idée de la mort d’un être vivant, sans pleurer. Récemment, elle était restée deux jours enfermée dans sa chambre, refusant toute nourriture, parce qu’elle avait trouvé sur sa fenêtre le petit cadavre d’un rossignol.

Quand le papillon eut disparu, elle fixa sur l’émir ses immenses yeux verdâtres, qui étaient de la même couleur que ses émeraudes et elle lui dit indulgemment et comme dans un songe :

— Oui, oui, j’aime beaucoup tout ce que vous me dites.

Mais l’Émir savait qu’elle n’avait pas entendu ses paroles et il pensa que peut-être elle ne le voyait même pas.

La princesse Khadidja pensait toujours à autre chose. Elle se remémorait des poésies d’El Motannabi ou d’Abou Nowas qui étaient ses poètes préférés, ou bien elle composait elle-même quelque strophe qu’elle recopiait ensuite sur un livre en parchemin de Samarcande relié en or, que lui avait envoyé le sultan d’Égypte et qui avait été enluminé pour elle par un célèbre artiste de Damas. Puis, en se promenant et en causant, elle entrevoyait, disait-elle, les images confuses et très belles de certains êtres qu’elle appelait ses Gennis et avec lesquels elle s’entretenait par la pensée. Elle mettait toutes ses distractions, tous ses oublis et les fantaisies de son humeur sur le compte de ces Gennis et l’on ne savait pas, comme elle riait en en parlant, si elle était sérieuse ou si elle voulait se moquer.

Il n’y avait qu’une année qu’elle avait quitté son père, l’Émir de Malaga, El Zagal, pour venir à la cour de son oncle, le roi de Grenade. Comme elle était célèbre dans tout l’Islam pour son intelligence et sa beauté, Abul Hacen avait accueilli sa nièce avec magnificence. Il lui avait donné trente femmes pour la servir. Elle les avait presque toutes renvoyées à cause de leur allure disgracieuse ou de leur visage de mauvais augure et il avait fallu chercher dans Grenade et dans les villes voisines, des esclaves agréables à voir en même temps qu’expertes à jouer des instruments de musique ou à réciter des vers. Abul Hacen avait voulu l’installer à l’Alhambra, dans la Tour de Peinador, dont la splendeur était renommée et dont le sultan Hafside de Tunis avait naguère visité les salles de repos et les étuves comme des modèles de raffinement. Khadidja avait ri du goût grossier de son oncle et celui-ci, confus, avait fait aménager à la hâte, sur les indications données par elle, le palais du Généralife qui était à côté de l’Alhambra et communiquait avec lui par une succession d’antiques jardins.

De ce palais, elle ne sortait guère. Elle y passait une partie de son temps à mélanger des essences de fleurs, à composer des parfums. Aucun ne la satisfaisait. Elle voulait retrouver, disait-elle, le Kyphi, parfum sacré des Égyptiens, qui permet de voir à distance quand on l’a respiré. Elle fabriquait aussi des teintures, parce qu’il y a des harmonies entre les couleurs, les parfums et certaines pierres et il lui était indispensable de composer une teinte exactement semblable à celle de ses émeraudes. Ses expériences ne furent pas toujours heureuses. Elle s’en alla une fois le long du Darro, montée sur un splendide cheval donné par Abul Hacen, entièrement peint en un vert qui devait être assorti à ses yeux et à ses bijoux.

Le roi de Grenade lui cacha l’immense gaîté que son passage avait provoquée parmi les habitants de l’Albaycin, ne sachant pas si cette créature délicate n’en mourrait pas de honte ou si, au contraire, cela ne l’inciterait pas à faire peindre tous les chevaux de ses écuries.

D’ailleurs il préférait la voir le moins possible. Il évitait ainsi la tyrannie de ses caprices auxquels il ne savait pas résister.

Khadidja marchait, le visage dévoilé, à l’imitation de la célèbre poétesse de Cordoue, Ouallada.

Elle disait que puisque le khalife Ommeyade Al Mostakfi avait permis à sa fille de ne pas porter de voile sur son visage au temps de la plus grande splendeur du khalifat, on pouvait bien le lui permettre. À l’inverse de Ouallada, Khadidja était chaste et voulait le demeurer. Elle glorifiait pourtant l’amour et elle laissait parfois entendre que si elle ne s’y adonnait pas, c’était à cause d’un secret qu’elle ne révélerait jamais.

L’Émir Daoud cachait sa timidité sous la superbe de ses attitudes magnifiques. Il ne parlait de son amour que par allusions, mais ces allusions étaient si transparentes que Khadidja les aurait aisément comprises si elle avait écouté. Elle n’y prêtait pas d’attention parce qu’elle savait que le noble Émir avait été amoureux de toutes les femmes qu’il avait approchées et méconnu de toutes à cause de la mauvaise destinée qui, en matière sentimentale, n’avait pas cessé de s’acharner sur lui.

Il avait une grande fortune, il s’était illustré dans les guerres contre les chrétiens et il portait le titre admirable d’Émir de la mer, qui lui conférait le commandement de toutes les flottes du roi de Grenade. Mais l’amour seul l’occupait.

Il commença à réciter ces vers d’Ibn el Dahane :

— Sous les amandiers en fleurs, elle a pleuré et avec sa paupière, elle m’a blessé le cœur.

Mais il s’arrêta. Il étendit le pan de sa robe en brocart blanc, il tenta de faire prendre à Khadidja une allée qui tournait à droite.

La silhouette rigide de la sultane Aïxa venait d’apparaître à quelques pas d’eux. Elle affectait la nonchalance pour déguiser le caractère anguleux de son torse et elle s’appuyait sur son fils Boabdil, un jeune homme de vingt ans, au front anormalement large, au regard faux, presque sans lèvres.

Aïxa était surnommée la Horra, c’est-à-dire la chaste, à cause de la pureté affectée de ses mœurs. Négligée par Abul Hacen, elle avait vécu solitaire, dans l’Alhambra, se consacrant à son fils qu’elle aimait d’un amour sauvage. Elle avait, toute sa vie, proscrit autour d’elle les parures, le plaisir et même l’amour. Une fois, elle avait fait mourir sous le fouet une servante, surprise par elle entre les bras d’un garde. Mais à trente-six ans, il lui était venu une coquetterie tardive et quand Khadidja vint à Grenade, elle voulut porter des émeraudes et se vêtir de voiles amarante pour lui ressembler. Elle ne cacha pas l’admiration qu’elle lui inspirait jusqu’au moment où cette admiration se changea en une inexorable haine.

Assez tard dans la nuit, elle était allée rendre visite à la jeune princesse dans le Généralife. Khadidja, d’abord enjouée, avait ensuite mal déguisé son ennui. Désireuse de donner une petite indication sur son désir de solitude, elle avait éteint une lampe et commencé à défaire ses cheveux. Sans doute, ses gestes avaient été mal interprétés par Aïxa.

— Il me sembla, dit Khadidja, le lendemain, en racontant cette scène à son ami l’Émir Daoud, qu’une statue en bois grossier s’animait devant moi. J’étais saisie par d’épaisses mains et deux étroits morceaux de glace se posèrent sur mes lèvres pendant que je respirais dans son haleine une odeur de livres poussiéreux et d’humidité, exactement l’odeur que j’avais respirée à Fez en visitant la bibliothèque où me conduisait un Soufi sage et saint, mais très malpropre de vêtements. Je poussai un cri désespéré, mes servantes vinrent et je leur demandai de rester auprès de nous, car nous venions, la sultane Aïxa et moi, de contempler le plus épouvantable de tous les Gennis de l’air nocturne.

Et à cause de cette confidence, l’émir Daoud aurait préféré qu’il n’y eût pas de rencontre entre Khadidja et Aïxa.

Les deux femmes échangèrent en se croisant des saluts et des politesses, mais les mauvais sentiments d’Aïxa flottaient autour d’elle comme un fluide opaque. Elle prétendait que Khadidja introduisait, chaque nuit dans sa chambre, un des Africains préposés à la garde des portes de l’Alhambra. Cette calomnie, toujours présente à son esprit, se refléta dans son regard et le pli de sa bouche. Le jeune Boabdil, à côté de sa mère, trahissait aussi sa haine contenue, mêlée à un obscur désir d’humilier par la possession.

— Je vous quitte à mon grand regret, soupira Khadidja en se penchant un peu comme si elle allait se briser. J’ai oublié sur ma fenêtre, dans un vase d’albâtre, un liquide précieux, tellement précieux ! Il est composé d’essences fines auxquelles le moindre rayon de lune est contraire. Or la lune va se lever.

— Et à quoi doit servir un pareil liquide ? dit Aïxa avec un ricanement.

Khadidja leva vers le ciel la plus petite main du monde, avec des doigts merveilleusement fuselés, qui ressemblaient à des cristaux, où les ongles auraient été enchâssés comme des bijoux.

— La nature a de telles imperfections ! dit-elle. C’est un liquide pour blanchir la peau des mains et la rendre moins grossière. Je vous en donnerai, non pour vous, mais pour vos servantes, si toutefois la lune ne l’a pas gâté.

Or, c’était le désespoir d’Aïxa, malgré les soins qu’elle donnait à sa personne, de ne pouvoir atténuer ni la rougeur ni la grosseur de ses mains vulgaires. Vainement, les masseurs de l’Alhambra les avaient pétries d’onguents et baignées de lait. Sous les bagues qui les cachaient mal elles restaient comme la tare visible d’un corps qui n’a pas été fait pour la beauté.

Et Khadidja entraîna l’Émir Daoud, montrant à l’horizon le croissant de la lune, avec une crainte feinte, sans même daigner jouir de l’expression de rage qui se répandit sur le visage d’Aïxa.

Et comme elle longeait une terrasse qui aboutissait à une des portes du Généralife, elle s’arrêta soudain et saisit le bras de l’Émir Daoud. Cette familiarité était rare chez elle et elle remplit celui-ci d’orgueil.

Le poète a peut-être raison, pensa-t-il. Les paroles d’amour sont comme des flèches lancées par un chasseur. Le cerf qui les a reçues continue à courir et l’on ne sait pas tout de suite que la blessure est mortelle.

La terrasse surplombait de haut un des jardins où étaient plantées toutes les variétés de roses de la terre. Cela faisait un ruissellement, un amoncellement de couleurs diverses. Il y avait les roses violettes de Perse ; les roses cannelles qui sont laiteuses et grasses, les roses capucines qui s’inclinent comme des urnes rouillées et les roses du Bengale qui sont de la couleur de la chair au point que lorsqu’elles sont effeuillées et jonchent le sol on dirait que des jeunes filles nues se sont couchées les unes auprès des autres pour dormir.

Au milieu de cet éblouissement de roses, sur le sable d’une allée, était assis le sultan Abul Hacen. Il avait écarté sa robe de soie rose et défait ses larges pantalons du même rose tendre, qu’il portait dans l’espoir de paraître plus jeune, et il étalait une plaie qu’il avait sur la cuisse. Il soignait cette plaie en la recouvrant d’un morceau de viande d’agneau cru, car la plaie était considérée par les médecins comme une force vivante qui a besoin de recevoir un aliment pour qu’elle ne se nourrisse pas de la chair saine du corps. Ce mal était devenu chez lui une sorte d’idée fixe, dont la souffrance était surtout morale, et il montrait sa plaie, sans la moindre pudeur, à tous ceux qu’il rencontrait, dans l’espoir de recevoir un conseil utile pour sa guérison.

Mais le cri étouffé que poussa Khadidja n’était pas causé par le dégoût que lui inspirait la vue d’un morceau d’agneau sanguinolent et d’une plaie béante, sur une cuisse d’homme, parmi l’effeuillement de pétales de roses, couleur de la blessure violette et couleur de la chair rosâtre. Elle considéra quelques secondes l’homme inconnu qui se tenait auprès d’Abul Hacen et se penchait sur lui avec un sourire railleur. Elle porta ses mains à sa poitrine comme pour empêcher son âme suave de sortir d’une forme à laquelle elle était à peine attachée et elle dit :

— Almazan ! Le médecin de Séville ! Que le Prophète veille sur moi !

Et elle tomba tout de son long sur les dalles de la terrasse, mais légèrement, comme si des ailes invisibles avaient atténué sa chute.

Quelques jours après, chacun savait dans l’Alhambra qu’il y avait un secret qui occupait la vie de Khadidja.

Peut-être, à l’exemple de tant de savants arabes, cherchait-elle la pierre philosophale !

Sa chambre était encombrée de bocaux, de vases et de poudres. Quelqu’un émit l’hypothèse qu’elle voulait capter la force des rayons du soleil avec certains verres de forme spéciale et la condenser dans certaines pierres pour en faire de puissants talismans magiques. Elle avait fait venir toutes sortes de verres servant aux lunettes et on l’avait vue les tendant vers le soleil et essayant de brûler par ce moyen le léger duvet de ses bras. Ou plutôt n’avait-elle pas simplement une liaison avec un parfumeur ou même avec l’apprenti d’un parfumeur ?

Roulée dans la soie verte de son albornos aux franges d’argent pailleté, à l’heure où se ferment les boutiques, elle s’était glissée dans l’Albaycin et, par un long détour, était parvenue jusqu’à la célèbre rue des parfumeurs qui aboutissait à la place de Bibarrambla et qui embaumait le quartier avec les effluves de toutes les essences odorantes connues. Elle avait dévalisé le parfumeur persan. Elle avait emporté tous les onguents et toutes les pâtes du parfumeur arabe et tous les flacons du parfumeur hindou. Un esclave nègre, un esclave chrétien et un enfant tunisien, reconnaissable à son fez rouge, marchaient derrière elle à son retour, portant des coffres remplis.

Abul Hacen avait lu un message pressant qu’elle adressait au sultan de Tunis et il était resté confondu d’étonnement. Elle suppliait le sultan de lui envoyer sans aucun retard, de gré ou de force, à prix d’or ou par menace, un personnage de mœurs dissolues, nommé Hassan, qui vivait avec la lie du peuple et exerçait la profession décriée d’épileur, dans laquelle il passait pour très habile !

La princesse Khadidja avait un secret dont elle mourrait peut-être, mais qu’elle ne dirait à personne. C’est à cause de ce secret qu’elle s’était juré à elle-même de ne jamais aimer aucun homme.

Elle, dont l’effort constant tendait à spiritualiser sa forme matérielle, elle qui avait une peau plus transparente que l’eau d’une source quand elle sort d’un rocher, elle qui reflétait par le vert clair de ses yeux la pensée dans son essence ineffable, portait sur l’aine une touffe de poils drus, de poils obliques, laids et puissamment plantés. Ils avaient poussé sans raison dans son enfance, par l’inconcevable mystère de quelque souillure originelle. Ils étaient le symbole de la Bête, le lien terrible qui unissait à la matière cette créature idéale.

Elle s’était résignée à porter sur elle ce sceau d’Iblis. Mais voilà qu’elle revoyait le seul homme qu’elle avait cru pouvoir aimer, le médecin Almazan qui était venu une fois chez son père, à Malaga. Il accompagnait un médecin juif qu’on avait consulté sur la maladie dont sa mère était morte. Elle et lui s’étaient tenus ensemble quelques instants sur un mirador tourné vers la mer. Elle s’était étonnée qu’il parlât la langue arabe sans accent et il avait répondu que si l’on aimait ce qu’on désirait connaître, on le connaissait aussitôt. Paroles à double sens peut-être ! La conversation s’était bornée là et l’insensée princesse s’était vouée à ce souvenir.

Contre toute attente, le médecin réapparaissait sur son chemin. C’était peut-être un effet de la protection des Gennis ou une obscure volonté du destin. Mais à quoi bon ? Aucun rêve n’était réalisable. Il n’y avait pas d’espérance de reposer jamais son cœur fragile contre une poitrine aimée. Car la honte velue était attachée au marbre impeccable de sa chair.

Ah ! Quel suc de plante, quel minerai aux vertus dévoratrices, quel corrosif formidable et délicat pourrait étouffer, dans leurs racines, la force vivace de ces poils épais !

Et durant les nuits, sous l’air embrasé qui soufflait des collines de Grenade, la princesse Khadidja, toute nue parmi ses coussins, répandait, entre les émeraudes de ses colliers, les perles de ses larmes, à cause de la petite tache brune qu’elle voyait, un peu plus bas que l’inflexion de la cuisse, sur l’ambre nacré de sa peau.

VI

les automates

Quand Almazan sortit de l’Alhambra par la porte de la Loi, les nègres de la garde marocaine qui étaient accroupis devant le seuil se levèrent précipitamment et inclinèrent leurs lances devant lui en signe de respect.

Chacun savait l’amitié que lui portait Abul Hacen depuis que la plaie de sa jambe était en voie de guérison. Almazan avait remplacé les morceaux d’agneau saignant par des pansements d’eau pure renouvelés chaque jour et le bruit courait qu’il avait la puissance de guérir les maux du corps en communiquant à l’eau sa volonté. Abul Hacen ne faisait plus rien sans le consulter. Il l’avait logé magnifiquement sur la place des Aljibes, près de son Alcazar et parfois il le faisait réveiller pendant la nuit pour s’entretenir de médecine et de philosophie.

Ce soir-là, Abul Hacen avait un de ses accès habituels de mélancolie causés par la tristesse de vieillir et il s’était retiré dans ses appartements, décidé à dormir très longtemps à cause de cette jeunesse que le repos donne aux traits.

Almazan descendit jusqu’au Darro, il le longea un peu et il aperçut Christian Rosenkreutz qui l’attendait. Tous deux s’enfoncèrent dans les rues étroites de l’Albaycin.

— Je t’amène dans la maison d’Al Birouni, dit Rosenkreutz. C’est un sage et c’est surtout un savant. Ne t’étonne pas de ses bizarreries ou de celles des autres hommes qui seront là. Il y a de grandes différences entre les races. La foi religieuse mène souvent au fanatisme. Et c’est un effet singulier de la sagesse de ne pénétrer dans les esprits qu’en en troublant l’équilibre et en y apportant une part d’erreur. Mais tu verras tous les Rose-Croix présents en ce moment à Grenade.

Le soleil venait de disparaître derrière les montagnes de Loja et du haut des mosquées rayonnantes, la nuit s’était précipitée brusquement sur la ville dans une cavalcade d’ombres. Il y avait encore, à des carrefours, des enfants qui jouaient dans la poussière et parfois, à cause de l’étroitesse des rues, les deux hommes s’effaçaient pour laisser passer un mulet avec son conducteur silencieux.

Mais Almazan, habitué à la vie nocturne de Séville, où fourmillaient les espions du Saint Office, se retournait de temps en temps et il ne tarda pas à s’apercevoir que quelqu’un les suivait.

Il le fit remarquer à Christian Rosenkreutz qui se mit à rire.

— Nous ne sommes heureusement, répondit-il, ni en Castille ni en Andalousie. La police a gardé son organisation du temps de Muhamad Alhamar et après Alexandrie et Bagdad, Grenade est la ville où l’on peut errer la nuit avec le plus de tranquillité. Si nos réunions sont secrètes et si notre fraternité ne doit pas être divulguée, ce n’est pas parce que nous avons quelque chose à craindre d’Abul Hacen. Il professe la tolérance pour toutes les formes de croyance et il impose cette tolérance même aux plus fanatiques des Alfaquis. Mais les trois hommes sages qui ont fondé notre ordre savaient que la possession de la vérité et l’amour du bien faisaient naître pour ceux qui étaient arrivés à cette possession et à cet amour, un immédiat danger de mort. Aussi les trois hommes qui m’ont appelé en Orient puis qui m’ont envoyé ici, prescrivirent que le premier devoir des Rose-croix était de sceller à jamais leurs lèvres sur la mission dont ils étaient chargés.

— Voilà ce que je ne peux comprendre, dit Almazan. Pourquoi ne pas agir au grand jour ? Pourquoi ne pas répandre la pensée comme une clarté autour de laquelle accourraient aussitôt ceux qui se débattent dans les ténèbres. Que de maux seraient évités, que de temps serait gagné de la sorte ! Pourquoi rester une aristocratie d’élus qui possèdent un trésor spirituel et qui n’en daignent distribuer que des parcelles ?

La rue qu’ils suivaient gravissait une pente entre des murailles blanches d’où pendaient des feuillages de grenadiers. On ne devait plus être très loin des remparts de la ville. Almazan perçut derrière lui le pas étouffé de quelqu’un qui marchait. Il voulut s’arrêter. Rosenkreutz l’entraîna.

— Toutes les civilisations ont péri, reprit-il, parce que les intelligents qui les dirigeaient se sont servis de leurs connaissances, non pour la grandeur de l’esprit, mais pour des jouissances matérielles, des fins égoïstes. Tant que les hommes croiront que leur effort doit consister à augmenter le bien-être de leur corps, c’est qu’ils n’entreverront pas le but. Pourquoi donner à ces insensés des armes pour se perdre ? Es-tu bien sûr, toi-même, Almazan, de faire de ton intelligence un usage qui ne te fera pas revenir en arrière sur le chemin de ta lointaine perfection ?

Comme Almazan restait silencieux, Rosenkreutz s’arrêta devant une porte basse et lui fit signe qu’ils étaient arrivés.

— Al Birouni a étudié toute sa vie les lois de la mécanique et cherché le mouvement perpétuel, dit-il. Il a fabriqué des automates pour se divertir et est arrivé à des résultats extraordinaires. La colombe volante d’Archytas de Tarente, dont parle Aulu Gelle, la mouche de fer de Regiomontanus et la Tête d’airain de Roger Bacon ne sont rien à côté de ses créations. Il a cherché, outre la science des mécanismes, l’apparence de la vie et il est parvenu à la donner. Il a fabriqué une jeune fille nue qui est si belle qu’un de ses esclaves s’est donné la mort parce qu’il l’aimait. Il a reproduit dans l’intérieur de son corps, avec différents métaux, toutes les parties de l’organisme humain. Le foie est en bronze et le cœur en or. Il prétend qu’il serait arrivé à lui faire dire des phrases entières, mais il s’est brusquement désintéressé de la mécanique pour étudier la flore et la faune sous-marine, avec la même passion. Il a fait construire une cloche de verre à Almeria et il se propose de s’y rendre bientôt et de se faire descendre par le moyen de cette cloche dans les profondeurs de la mer. Du reste, tu vas voir auprès de lui d’autres hommes non moins étonnants.

La porte basse s’était ouverte. Almazan, en jetant un dernier regard dans la rue, vit une silhouette qui s’y dessinait. Il voulut le faire remarquer à Rosenkreutz, mais la porte s’était déjà refermée derrière lui. Il ressentit une impression de fraîcheur. Il était dans la cour intérieure d’une maison arabe et autour d’un jet d’eau, entre des piliers de briques peintes de différentes couleurs, quelques hommes étaient assis et en considéraient un autre, immobile au fond de la cour, qui regardait avec fixité une grande écaille de tortue polie et miroitante comme un bouclier.

Al Birouni s’avança vers les nouveaux venus. Il était maigre, avec une barbe étroite qui, jointe à ses yeux ronds et à quelque chose de décharné et de disproportionné dans ses épaules et ses bras, le rendait semblable à un oiseau de nuit qui serait tout de même un savant.

— Voici Almazan, que Carrillo a désigné à sa mort, dit Rosenkreutz. Il sera le plus jeune d’entre nous, mais peut-être sera-t-il appelé à jouer le rôle le plus actif, car l’heureux hasard d’une guérison l’a fait devenir le favori d’Abul Hacen.

Une voix retentit. C’était celle de l’homme à l’écaille de tortue.

— La mort va entrer dans Grenade. Elle est montée sur une mule blanche. Elle a pris le déguisement de la luxure. La moelle des hommes va devenir chaude et le désir les possédera tellement qu’ils pousseront les femmes dans les mosquées pour s’accoupler avec elles sur les dalles.

— C’est Massar, dit Al Birouni, en agitant sa tête de haut en bas comme s’il allait picorer avec un bec. Il est en veine de prophéties. Je le soupçonne d’avoir absorbé en trop grande quantité le chanvre vert qu’on lui apporte de Perse. Écoutons-le. Nous recueillerons une vérité au travers d’un millier d’extravagances.

— Que regarde-t-il sur cette écaille de tortue ? demanda Almazan à Rosenkreutz.

— L’avenir ou le passé. Il emploie un mode de divination usité chez les Chinois. Une lueur dessine pour lui, sur l’écaille, des paroles écrites ou des images.

— Six cavaliers l’accompagnent, clama Massar, dont le visage ascétique exprimait la colère et le dégoût, et elle a le reflet de l’or dans ses yeux. Puisse la porte d’Elvire ne pas s’ouvrir, puissent les remparts se dresser jusqu’au ciel pour lui barrer la route !

Les assistants se pressaient autour de lui, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire. Il regardait fixement devant lui et parfois inclinait la tête comme pour mieux voir. Il poussa soudain un cri et se mit à ricaner.

— Ah ! ah ! Celui des cavaliers qui paraît le chef lui plonge sa main entre les seins. Il la caresse ! Elle se laisse faire. Il embrasse ses lèvres… Ils marchent enlacés… Elle rit… Voilà la reine de Grenade ! Par elle, les mosquées se changeront en églises et seront couvertes de cloches comme des abcès de bronze. Par elle, le palais de l’Alhambra se remplira de chrétiens comme un fourmillement de poux dans une tête de pierre.

— Toujours des prédictions pour la fin de Grenade, dit un homme qui portait un turban d’or et une gandourah de soie orange brodée d’argent, dont la somptuosité contrastait avec les vêtements des autres assistants. Soleïman aussi, prétend que Boabdil livrera Grenade aux rois de Castille. Je ne crois ni à la clairvoyance ni à l’astrologie et cependant, je n’aime pas entendre des prédictions de cette nature.

C’était Tawaz, un des plus riches habitants de Grenade. Il faisait profession de scepticisme et il était poète et musicien, mettant l’art au-dessus de toute chose. Il avait, dans son palais, une collection des instruments de musique usités chez tous les peuples de la terre et il prétendait que la qualité des sons que l’on perçoit influe sur l’intelligence et sur la durée de la vie, en sorte qu’un homme vivant dans un désert et n’étant effleuré que par certaines qualités d’ondes sonores, réglées avec soin, pourrait atteindre au moins mille années et parvenir à un degré d’intelligence inouï.

Tawaz était disciple d’Omar Khayam, le poète persan, qui avait vécu trois siècles auparavant, et il se proposait de partir bientôt en pèlerinage pour atteindre Nichapour et respirer dans le cimetière de Hira les fleurs d’un pêcher qui étendait ses branches sur la tombe de son poète préféré.

Massar s’arrêta soudain de prophétiser et abaissa l’écaille de tortue sur ses genoux. Il avait aperçu Almazan. Il cria :

— Liés ensemble comme Muunker et Nekir, les deux anges noirs aux yeux bleus qui demandent aux décédés quelle fut leur religion sur la terre ! Liés ensemble par la flamme de la luxure ! Ils ne croient pas au Prophète. Ils font semblant de se haïr comme ils feront semblant de s’aimer. Ils seront comme le bouc et la chèvre qui meurent d’épuisement à force de s’accoupler.

Massar cracha dans la direction d’Almazan et tomba dans un abattement profond.

Al Birouni et ses hôtes entourèrent aussitôt le jeune médecin en s’excusant.

Massar était un esprit inculte qu’ils n’admettaient, parmi eux, qu’à cause d’un certain don de voir l’avenir qu’on lui attribuait peut-être à tort. Il ne fallait pas tenir compte de ses paroles. Du reste, le moment était venu de s’entretenir de choses plus graves.

Conduits par Al Birouni, tous entrèrent dans une chambre entièrement recouverte de mosaïques vertes et ils prirent place sur des coussins d’un vert plus foncé que celui des mosaïques.

Almazan remarqua une grande roue avec une poignée de bois qui était fixée à une tige de fer et semblait actionner un câble métallique qui s’enfonçait dans la muraille.

— Plus les hommes auxquels on s’adresse sont intelligents, songeait Almazan en écoutant parler Christian Rosenkreutz et en regardant ses interlocuteurs, et plus ils déforment la vérité et la comprennent mal quand elle tombe de haut.

Selon ses idées personnelles, selon les idées de la secte de Soufis à laquelle il appartenait, chacun avait une objection à faire.

Ceux qui étaient Sabéens disaient qu’il était vain de se préoccuper du bien ou du mal. L’essentiel était de rendre un culte à la cause première que la planète Saturne symbolisait parce qu’elle était la plus éloignée. Tawaz avait fait construire pour cela dans ses jardins un temple de forme hexagonale en pierre noire, dont les proportions avaient été indiquées jadis par Pythagore, et où la planète était représentée comme un vieillard indien au teint sombre, tenant à la main une hache.

Ceux qui appartenaient à l’antique secte des Frères de la pureté fondée à Basrah par le poète aveugle Bacchar, prétendaient qu’il fallait uniquement s’attacher à la destruction des dogmes et répandre les traités sur l’essence de la matière et sur l’âme universelle.

Les uns se réclamaient d’Avicenne, les autres d’Averrhoès et il y en avait qui éclataient de rire quand ces noms étaient prononcés. Les esprits s’échauffaient. Toutes sortes d’opinions étaient émises. C’étaient les prophètes qui avaient fait le plus de mal aux hommes par leur orgueil. Un vieillard affirma au milieu des cris que le Bouddha des Hindous était le plus grand.

— N’a-t-il pas ignoré la théorie des nombres de Pythagore ? cria quelqu’un.

— Il n’y a qu’un seul prophète, dit un autre, qui se réincarne dans des formes humaines successives. Il a été Pythagore, Jésus-Christ, Mahomet.

Des clameurs s’élevèrent.

— Moi je viens de l’entendre à Alexandrie, dit un homme qui était vêtu d’une misérable robe de bure et portait un bâton de pèlerin. Il habite le corps d’un enfant de six ans et il prêche la loi dans les faubourgs avec plus de science qu’un docteur.

— À quoi bon tout cela, murmurait Tawaz, avec un sourire fatigué. Nous faisons partie d’une humanité qui s’est trompée, qui a suivi un chemin rétrograde et descend vers la barbarie. Un peu de musique est supérieure à toutes les philosophies.

Même quand Rosenkreutz affirma que c’était dans le royaume de Grenade que la civilisation du monde s’était réfugiée et que, de là, elle devait s’étendre sur l’Occident, il y eut un concert de protestations.

Les uns répondirent que Bagdad devait demeurer le cœur spirituel de la terre et que c’était là qu’il fallait se rendre pour puiser dans cette patrie de la pensée la force nécessaire aux sages. D’autres crièrent :

— Et Alexandrie !

Et une voix en fausset ajouta :

— Revenons dans l’Inde, notre mère !

Mais on remettait en question le but de l’Ordre des Roses-Croix auquel on avait d’abord adhéré.

À quoi bon éclairer des barbares tels que les Castillans ou les Andalous ? Et les autres, ceux qui étaient au-delà des Pyrénées, n’étaient-ils pas pires ? Autant valait tourner son effort du côté des nègres de l’Afrique. D’ailleurs Rosenkreutz avait promis de faire venir à Grenade des savants et des philosophes de Séville, de Tolède et de Salamanque ? Où étaient-ils ?

Les explications que donna Rosenkreutz jetèrent un malaise dans l’assistance.

Plusieurs hommes éminents que leurs connaissances avaient placés au-dessus des religions, s’étaient ralliés par ses soins au symbole de la rose et de la croix. Ils s’étaient intitulés là-bas, les Alumbrados. Ils devaient venir à Grenade s’entendre avec leurs frères de race arabe.

— Eh bien ? eh bien ? dit-on de toutes parts.

— Le seul Almazan a répondu à l’appel, dit Rosenkreutz. La plupart des autres sont morts durant ces derniers jours. Peut-être est-ce un extraordinaire hasard qui a voulu que leur vie finisse presque en même temps et par des causes difficilement explicables. Peut-être, comme j’en ai émis l’hypothèse, existe-t-il un groupement analogue au nôtre, mais qui a le mal pour idéal au lieu du bien et par mal j’entends comme vous la haine de l’esprit, l’amour de la matière et l’effort pour y retourner. Si un tel groupement d’hommes mauvais existe, il n’est retenu par aucune règle morale et il doit posséder un pouvoir immense. Sa première préoccupation doit être de supprimer ceux qui pourraient lui faire obstacle intellectuellement. Et alors est-ce que les Alumbrados d’Espagne n’en ont pas été les victimes ?

Un pesant silence suivit ces paroles. Et dans ce silence, celui des Soufis qui avait une voix en fausset dit :

— S’il existe un groupe secret d’hommes qui veulent le mal et qui sont des Rose-Croix à rebours, ils n’auront jamais une plus belle occasion que ce soir de nous faire mourir tous en même temps.

Des rires suivirent. Mais ils sonnaient faux. On se regarda, on chuchota. Est-ce que tout cela était bien possible ? Quelle preuve y avait-il ?

— Il n’y en a aucune de formelle, reprit Rosenkreutz. Seulement l’alchimiste Luis Percheco de Majorque est tombé au moment où il allait monter en bateau, frappé d’une paralysie subite. Il était vieux et la paralysie est une maladie naturelle. Guzman de Pilar, le célèbre professeur de Salamanque, a été trouvé mort dans la petite salle de l’Université où il était en train de revêtir la toge sous laquelle il enseigne. Il est vrai qu’il souffrait depuis longtemps du cœur. Celui qu’on avait surnommé le Grand Samuel de Madrid, accusé d’hérésie, a été emprisonné par le Saint Office et quand un ordre royal a été envoyé pour sa délivrance, on l’a trouvé étranglé dans sa prison. Je dois dire que son gardien avait la haine des juifs poussée jusqu’à la folie et qu’il en avait déjà assassiné plusieurs. Enfin, Alfonso Carrillo, l’archevêque de Tolède, est mort dans des circonstances assez mystérieuses sur lesquelles Almazan pourra vous donner quelques éclaircissements.

L’inquiétude passa dans l’assemblée comme un courant palpable, un fluide dévastateur des âmes. On s’interrogea à voix basse. Le vert des mosaïques, à la lueur des lampes, devenait glacé et triste, comme le reflet d’un tombeau. Tout à coup, comme un signal de terreur, un vieillard exsangue se mit à claquer des dents. Ce bruit parut atroce.

Quelques-uns des assistants tournèrent les yeux vers la porte.

Mais alors cette porte s’ouvrit brusquement et un serviteur fit irruption dans la pièce. Sans doute croyait-il entrer au milieu d’une réunion bruyante car il appela son maître avec une voix dont le timbre était singulièrement élevé et résonna d’une façon terrible au milieu de personnages silencieux.

Al Birouni s’avança avec calme vers lui. Le serviteur était un homme âgé et sans doute pusillanime. Il se pencha sur Al Birouni et lui expliqua d’une voix étouffée ce qui en était.

Il avait fait, comme chaque nuit, le tour de la maison qu’il était chargé de garder. Cette maison était entourée d’un jardin et il devait veiller surtout sur la grande salle en forme de rotonde où se trouvaient réunis les précieux automates de son maître. Or, il venait de constater qu’une fenêtre de cette rotonde, interdite à tous, et close intérieurement, avait été enfoncée et demeurait entre-bâillée. Il était passé dans le jardin une heure auparavant et n’avait rien remarqué d’anormal. Quelqu’un, durant l’heure précédente, s’était introduit dans la pièce aux automates. Il était venu aussitôt en prévenir son maître.

Les Soufis s’étaient tous avancés pendant qu’il parlait et ceux qui étaient près de lui entendirent ce qu’il disait. D’autres comprirent mal et leur peur commune s’en aggrava. L’angoisse était rythmée par le claquement de dents du vieillard exsangue.

Il y eut quelques minutes de confusion. Où était cette rotonde ? Était-ce la pièce qui communiquait avec celle où l’on se trouvait ? Que fallait-il faire ?

Al Birouni levait les mains, tentant de rassurer tout le monde. Il alla jusqu’à la roue qu’Almazan avait remarquée et il la fit tourner. Alors presque en même temps un cri sinistre retentit, un cri exprimant une épouvante démesurée, un cri si inattendu que le calme Al Birouni demeura immobile, les mains attachées à sa roue comme si elle faisait partie de lui-même.

Les philosophes, soudain dépouillés de leur sagesse par l’étrangeté terrible de ce cri, se ruèrent vers la porte. Ils s’y bousculèrent, ils refluèrent dans la cour intérieure de la maison, ils gagnèrent la rue, laissant, les uns leur turban, les autres leur bâton. Ils disparurent en poussant de faibles cris, comme une volée d’oiseaux timides.

Al Birouni avait essayé vainement d’arrêter cette panique imprévue. Il fit signe à ceux qui étaient demeurés, de le suivre dans la pièce voisine pour se rendre compte, de ce qui était arrivé. Rosenkreutz et Almazan s’avancèrent les premiers. Mais ils s’arrêtèrent, cloués par la surprise.

Ils avaient devant eux une salle immense dont on ne distinguait pas le plafond. Tout près de la porte, contre la muraille était un homme accroupi qui râlait de peur, les mains au-dessus de sa tête, comme pour se protéger. Un nègre nu s’avançait vers lui d’un pas large et mesuré et quand il allait l’atteindre il pirouettait, faisait douze graves enjambées en sens contraire et recommençait. Un éléphant, avec un rythme régulier, balayait l’air de sa trompe, pendant que son cornac, sur le même rythme se penchait et le piquait au flanc. Deux personnages silencieux, un Chinois et un Persan, faisaient le geste de jouer aux échecs sur une petite table de nacre. Au-dessus d’eux, un chat-huant auquel Al Birouni avait donné la ressemblance de son propre visage, déployait ses ailes, traçait une ellipse dans l’air, en faisant le bruit d’une bobine de métal qui se déroule et revenait sur son perchoir, pour repartir, après le même déploiement d’ailes. Un serpent tordait des anneaux verdâtres, un pélican claquait du bec, une pieuvre étendait ses tentacules. Au fond, couleur d’une cire laiteuse à laquelle la clarté de la lune donnait l’apparence de la chair, une jeune fille nue se soulevait parmi des coussins, agitait un éventail de plumes, se cachait pudiquement le visage et se laissait retomber avec un mouvement des jambes, voluptueux comme une invitation au plaisir.

Le silence, que troublaient seulement les grincements des ressorts et le crissement des roues invisibles, ajoutait encore au caractère fantomatique de cette assemblée d’automates.

— Ce n’est, je crois, qu’un voleur malchanceux, dit Al Birouni en faisant semblant de ne pas s’apercevoir de l’admiration de ses compagnons et en se penchant sur l’homme qui grelottait de peur.

— Ou, peut-être, est-ce un curieux qui a entendu parler de ces merveilles et qui a voulu les contempler, dit Tawaz.

Le serviteur d’Al Birouni avait redressé l’homme terrifié et il le secouait rudement. Son maître lui fit signe de l’entraîner.

On tenta de l’interroger. Mais il demeurait, hébété, les yeux fixes. Il balbutiait des phrases incohérentes.

— Il nous a appris, dit encore Tawaz, que s’il ne faut pas demander de la philosophie à des guerriers, il ne faut pas demander du courage à des philosophes.

Il était impossible de tirer quoi que ce soit de l’inconnu. Un esclave noir s’était avancé et s’apprêtait à le fustiger avec un grand fouet de cuir. Rosenkreutz s’y opposa.

Al Birouni, lassé, donna l’ordre qu’on le jetât dehors.

La porte de la rue claqua derrière lui et on perçut son pas rapide qui fuyait. Alors seulement il sembla à Almazan que le visage de cet homme ne lui était pas complètement inconnu.

Tawaz s’apprêtait à partir. Il défroissa sa gandourah de soie orange, tira de sa poche une boîte recouverte d’émeraudes et répandit sur sa barbe un léger nuage de poudre d’or.

— Il y a des joueuses de luth chez moi, dit-il. Venez-vous les entendre ?

Les yeux de Christian Rosenkreutz avaient perdu leur lumière. Il baissait la tête. Il semblait très las. Il se pencha sur l’épaule d’Almazan et il lui dit à voix basse :

— Quel mélancolique spectacle de voir, après une réunion de sages, une réunion de mannequins !

La cour était pleine d’esclaves, levant des flambeaux. Avant de fermer la porte de la rotonde, Al Birouni en avait fait le tour. Almazan, de loin, vit qu’il se penchait sur la jeune fille nue et qu’il baisait délicatement son front, peut-être ses lèvres…

Le petit jour commençait à blanchir les terrasses. Almazan descendait seul les ruelles de l’Albaycin. Christian Rosenkreutz l’avait quitté soudain à un carrefour, avec un geste vague signifiant :

— Quand nous reverrons-nous, maintenant ?

Et il avait disparu, comme s’il s’était fondu dans le crépuscule qui précède l’aurore.

Almazan allait à petits pas, sans se presser. Il songeait que les portes de l’Alhambra s’ouvraient au lever du soleil et qu’ainsi il n’aurait pas à réveiller la garde marocaine.

Au moment où il allait atteindre le Darro il entendit un bruit de chevaux. Il s’arrêta. Quelques cavaliers débouchèrent d’une rue qui venait du côté de la porte d’Elvire. Il avait failli les heurter, mais il s’effaça sous un portail. Puis il passa la main sur son visage, croyant faire un rêve.

C’était Isabelle de Solis qu’il venait de voir, montée sur une mule blanche, au milieu de plusieurs soldats Maures. Celui qui paraissait le chef la tenait par les seins et riait d’un rire vulgaire. Almazan remarqua le dos un peu voûté de cet homme et sa barbe mal soignée. Isabelle de Solis riait aussi et elle regardait à droite et à gauche, avec une curiosité puérile, les maisons blanches de cette ville où elle pénétrait pour la première fois.

Le groupe était déjà loin sur les quais du Darro lorsque le cheval d’un soldat qui était resté en arrière et qui rejoignait ses compagnons se cabra devant Almazan.

Celui-ci en profita pour interpeller le cavalier.

— Quelle est cette femme ? Comment se fait-il qu’elle soit avec vous ?

Et il ajouta avec autorité :

— Je suis le médecin de l’Émir.

Le soldat se troubla.

Maures et Espagnols vivaient en paix mais il était impossible d’empêcher d’un côté comme de l’autre des razzias de troupeaux, des incursions dans les villages où l’on enlevait les enfants et les femmes pour les vendre comme esclaves. Abul Hacen avait prescrit aux Alcaïdes des villes frontières de sévir contre les Maures pillards.

— Nous n’avons pas fait violence à cette femme. C’est une Espagnole, mais le chef ne compte pas la vendre comme esclave. Elle était cachée dans un bois près de Martos. C’est elle qui nous a appelés. Elle prétend être la fille de l’Alcaïde de cette ville. D’après elle son père l’aurait fait emmener de force de Séville, l’aurait fait fouetter et enfermer dans son château. L’histoire est-elle vraie ? On ne sait jamais avec les femmes ! En tout cas, elle nous a montré la trace du fouet sur ses reins.

Le soldat se mit à rire bestialement et sur un geste d’Almazan, il repartit dans la direction de ses compagnons.

Les montagnes lointaines se couvrirent d’une lueur sanglante. Sur la plus haute tour de l’Alhambra se découpa la silhouette d’un Maure dont la tête et les épaules étaient couvertes d’un camail étincelant qui enlevait à son contour le caractère humain et le rendait pareil à une sorte de génie du feu. Il sonna plusieurs fois de la trompe et, comme si elles avaient attendu ce signal, les premières prières des Muezzins chantonnèrent au sommet des mosquées. Le ciel avait l’air d’une grande robe déchirée et Grenade s’éveillait en soupirant de jouissance.

Alors Almazan se rappela les paroles de Massar qui prophétisait en regardant une écaille de tortue :

— La mort va entrer dans Grenade ! Elle a pris le déguisement de la luxure.

VII

le marché aux esclaves

Il y avait longtemps qu’Abul Hacen pleurait sa jeunesse. Il ne s’habituait pas à vieillir. Vers sa cinquantième année, d’une façon subite et très rapide, comme par une malignité de la nature, ses cheveux s’étaient mis à blanchir. Il avait d’abord essayé de les teindre. Mais on lui avait parlé d’un certain Émir de Tlemcen qui était devenu aveugle par la pernicieuse influence de la couleur noire sur les nerfs optiques. Or, depuis son enfance, c’était une de ses faiblesses de craindre sans cesse de perdre la vue. Il redoutait également la poussière et la lumière des éclairs et il y avait toujours une petite lampe dans sa chambre, pour qu’il n’eut pas, en s’éveillant, la sensation d’être frappé de cécité. Il avait donc gardé sa chevelure blanche et il la sentait sur son crâne comme la force torturante du temps.

Mais il s’était mis à grossir. Son menton pendait, son ventre proéminait, il soufflait en marchant. Il ne se l’avouait pas à lui-même. Il sentait qu’il ne serait irrémédiablement gros que le jour où il le reconnaîtrait. Il continuait à manger et à boire énormément, bercé par le mensonge de ses familiers qui disaient que chez lui, par une exception heureuse, la nourriture ne causait pas d’embonpoint. Il imposait d’ailleurs cette opinion, par la terrible autorité de son regard, la suggestion qui se dégageait de lui, quand il demandait, chaque matin :

— N’est-ce pas que j’ai maigri ?

Et il interrogeait le Hagib qui venait lui parler des affaires du royaume, les Alfaquis qui erraient dans les jardins en commentant le Koran, les gardes devant les portes et même un muet qui le suivait partout et qui faisait en riant des signes approbateurs dès qu’il désignait son ventre du doigt.

Il avait choisi pour compagnon de promenade Hamet Moktar, le grand maître des écoles publiques, qui était aussi gros que lui et qu’il raillait à ce sujet. Il le faisait marcher très vite et longtemps, de façon à pouvoir lui dire :

— Tu grossis, mon pauvre ami, tu ne peux plus me suivre !

Abul Hacen prétendait qu’il aimait errer incognito dans Grenade, pour écouter parler ses sujets, à l’imitation d’Haroun Al Rachid dans Bagdad. Modestement vêtu, suivi d’Ali le muet, il allait avec Moktar le long des bazars et sur les marchés, mais comme il était vaniteux il ne pouvait s’empêcher de regarder les passants avec superbe, jusqu’à ce que ceux-ci l’eussent reconnu et se fussent prosternés. Il feignait alors un grand ennui de ne pas pouvoir passer inaperçu.

Il affectionnait dans ses courses le marché aux esclaves à cause de l’espoir d’y découvrir une beauté exceptionnelle qu’il emmènerait sur-le-champ à l’Alhambra. Car le désir de la femme le tourmentait d’autant plus qu’il le sentait diminuer en lui. Il s’y rattachait comme à la plus sûre preuve de sa force d’homme. Les femmes le fatiguaient maintenant. Il les recherchait tout de même. Il rêvait de nouvelles étreintes lui procurant de nouvelles ardeurs.

Le marché aux esclaves avait lieu de bonne heure sur la place de Bibarrambla. Les esclaves se tenaient par rangées entre lesquelles circulaient les acheteurs. Quelques-uns étaient assis sur un petit coffre de bois qui contenait ce que leur avait laissé leur ancien maître. Il y en avait qui riaient pour paraître sympathiques. Les fournisseurs des galères examinaient avec soin leurs dents afin de savoir s’ils pourraient casser le biscuit, qui était très dur. On reconnaissait aux cicatrices qui couvraient leur corps, ceux qui s’étaient enfuis d’Espagne, pour être esclaves chez les Maures, afin d’être mieux traités. Ils faisaient signe qu’il leur était indifférent d’être vendus à l’un ou à l’autre, se trouvant chez des hommes qui seraient toujours plus humains que les chrétiens cruels qu’ils avaient quittés. Certains levaient leurs mains dans l’air pour montrer par les cals dont elles étaient couvertes qu’ils étaient habitués aux travaux des champs. Et des nègres, tenant leurs genoux entre leurs bras, fixaient le ciel avec tristesse, se souvenant du désert natal.

Presque tous provenaient des corsaires de Tunis et d’Alger et étaient amenés d’Almeria ou de Malaga par les correspondants de ces corsaires qui, assis sur des tapis de Perse et couverts de bijoux, laissaient le soin de la vente à leur commis et affectaient une grande importance.

Cela faisait une foule bigarrée, sordide et magnifique, où se mêlaient les querelles, les débats pour le prix, la glorification de la marchandise. Mais il n’y avait guère là que les femmes laides ou âgées, les jolies étant gardées dans des appartements voisins par les entremetteurs qui faisaient payer un ducat, rien que pour les montrer. Ils gardaient aussi les jeunes garçons trop beaux destinés au plaisir et ils couraient de droite et de gauche, saisissant les passants par leur manche et leur faisant à haute voix des descriptions de seins fermes et de hanches opulentes, de torses creusés et de nuques droites.

Ce matin-là, Abul Hacen fendait la foule d’un pas rapide. Il était de mauvaise humeur. Il avait entendu un enfant le désigner par le surnom que ses ennemis lui donnaient : Le vieillard !

Des cris retentirent devant lui. Le marché reflua comme une vague. Les Kaschefs se précipitaient de tous côtés pour rétablir l’ordre, mais, reconnaissant l’Émir, ils dégagèrent devant ses pas la place à coups de bâton en sorte qu’Abul Hacen, de plus en plus furieux, se trouva malgré lui être le centre d’un groupe gesticulant et vociférant.

Une femme de petite taille était au milieu, tenant un poignard. Elle l’avait arraché à un Adalide des frontières et elle l’en menaçait ainsi que deux hommes dont les riches gandourahs brodées indiquaient le métier de marchands d’esclaves.

Il résultait des clameurs des assistants, des injures et des menaces de la femme, des protestations des marchands, que l’Adalide avait vendu comme esclave, pour cent mitcals d’or, une Espagnole, sans en avoir le droit, puisqu’on n’était pas en guerre avec l’Espagne. La femme criait qu’elle s’était librement confiée à lui pour se rendre à Grenade, qu’elle avait été amenée là par surprise, sans savoir où on l’avait conduite, et que la vente n’était pas valable. Mais presque tous ceux qui étaient présents haussaient les épaules et disaient qu’il ne valait pas la peine de tenir compte des criailleries d’une chrétienne. Les deux marchands avaient compté les cent mitcals d’or et affirmaient que l’achat était définitif.

— Que ce jeune homme soit juge ! Je me mets sous sa protection, dit Isabelle de Solis en jetant son poignard aux pieds d’Abul Hacen.

Dit-elle cela par une géniale pénétration du cœur humain ou, comme quelques témoins le prétendirent par la suite, prononça-t-elle : Que ce gros homme soit juge ! et le mot gros fut-il mal entendu à cause de l’accent espagnol qu’elle avait en s’exprimant en arabe ?

Il sembla à l’Émir Abul Hacen que le ciel se renversait comme une grande coupe pour laisser tomber dans son âme une liqueur embaumée.

Un silence se fit. Les Kaschefs étaient immobiles maintenant la foule, avec leur bâton levé !

Abul Hacen jeta un regard de triomphe sur son compagnon Moktar. Il se sentait svelte, léger, juste, tout-puissant.

Toutes les paroles de la jeune femme étaient véridiques. Le crime de l’Adalide était flagrant. Il était monstrueux de vouloir vendre une Espagnole quand on était en paix avec les rois chrétiens. Il ne pardonnait aux deux marchands qu’à la condition que leurs transactions seraient désormais marquées au sceau de l’équité. Les cent mitcals d’or seraient versés à titre d’indemnité entre les mains de la femme offensée. Celle-ci était invitée à se rendre sans retard à l’Alhambra pour exposer en détails toute l’histoire.

Mais sans retard aucun ! Ali le muet fut chargé de ne pas la perdre de vue et de la conduire.

Les Kaschefs entraînèrent l’Adalide et en gravissant les rues en pente qui le ramenaient vers son palais, l’Émir répétait en riant au grand maître des écoles publiques :

— Comme tu souffles, mon pauvre ami ! Tu ne peux plus me suivre. Et encore, je parie que tu vas t’étendre pour dormir, aussitôt rentré, tandis que moi !…

Ce fut le Hagib lui-même qui conduisit Isabelle de Solis à l’Almocaden de la prison de l’Alhambra.

Un sourire entendu éclairait son visage jaune.

Il arrêta d’un geste la surprise de l’Almocaden.

Oui, l’Émir avait jugé qu’il fallait le premier fonctionnaire du royaume pour introduire une jeune étrangère dans la cellule d’un Adalide emprisonné la veille. Mais il n’y avait pas de petite mission pour un ministre fidèle et Allah était seul juge du caprice des grands.

Les prisons occupaient les derniers étages de l’Alcazaba et on y accédait par un long escalier en spirale.

L’Almocaden marchait le premier, levant une lampe, et il désignait parfois aux visiteurs une marche usée. Chemin faisant, il échangeait quelques paroles à voix basse avec le Hagib. Elles avaient trait à la singularité des goûts de l’Émir en matière de femmes et à la rapidité avec laquelle il devenait amoureux malgré son âge.

L’Almocaden relata les propos que l’Adalide avait tenus en prison sur celle qu’ils conduisaient avec tant de respect. Le prisonnier avait déclaré qu’il s’était cru autorisé à la vendre à cause de la facilité de ses mœurs. Il avait donné des détails. Il demandait à être entendu par le Kadi ou même par l’Émir.

Ils étaient arrivés à l’entrée d’un long couloir. L’Almocaden entr’ouvrit une porte et Isabelle de Solis le questionna avec un sourire :

— Est-ce que la cellule est éclairée ?

— Oui, répondit-il, il y a une fenêtre grillée qui donne sur le Darro.

Le Hagib allait demander si elle tenait à ce qu’il assistât à l’entrevue mais elle s’était déjà glissée dans la cellule.

Lui et l’Almocaden ne virent rien de ce qui se passa. Ils supposèrent qu’en voyant la jeune femme, l’Adalide qui avait les mains et les pieds enchaînés et qui devait être assis se souleva et se prosterna, la face contre terre, pour demander sa grâce. Ils l’entendirent qui s’exclamait d’une voix étouffée :

— Ô Zoraya ! (lumière de l’aurore).

Nom dont il avait dû l’appeler en une minute bien différente.

Puis il y eut, durant quelques secondes, un grondement singulier. Ils allaient pousser la porte quand Isabelle de Solis sortit, les paupières battant, les lèvres pincées. Elle dit impérieusement au Hagib :

— Nous pouvons remonter. J’ai puni cet homme de ses calomnies.

Et elle s’élança dans l’escalier.

L’Almocaden jeta un regard dans la cellule et il vit que l’Adalide était resté prosterné et ne se relèverait pas. Une petite dague enfoncée dans sa nuque lui avait donné une mort foudroyante.

Il se précipita dans l’escalier en criant des paroles furieuses où il était question de la justice et de sa responsabilité vis-à-vis des prisonniers qui lui étaient confiés.

Il ne rattrapa le Hagib que sur la plate-forme de l’Alcazaba. Celui-ci s’était retourné et sous sa gandourah noire, à la clarté du soleil, il était plus jaune qu’à l’ordinaire.

Il considéra l’Almocaden avec sévérité et même un peu de mépris. Il lui fit signe de se taire.

— La justice !

D’un mouvement de la tête, il lui montra la silhouette féminine qui s’éloignait à petits pas rapides. sous son auréole de cheveux d’or.

― Zoraya !

VIII

le tombeau du rossignol

Almazan ne pouvait pas dormir. Toutes les fois qu’il fermait les paupières et qu’il commençait à sommeiller il lui semblait qu’un être sans forme matérielle mais chaud, nu, mouvant, animé, audacieux, le couvrait, l’enveloppait de caresses, le baignait d’haleines vivantes.

Il tendait les mains et il se rendait bien compte qu’il n’y avait pas de corps auprès de lui. Ce qu’il éprouvait était une sensation de contact qui n’était pas localisé et allait au delà du toucher, de la racine de ses cheveux à la pointe de ses pieds.

Dressé sur son séant, il aspira avec force, croyant sentir dans la chambre un parfum étranger. Ce n’était aucune de ces essences dont la fabrication rendait Grenade célèbre, ce n’était ni la rose de Bagdad ni cet aloès de Constantinople dont on disait le secret perdu depuis que les Turcs en entrant dans cette ville en avaient massacré les maîtres parfumeurs. C’était une odeur fade mais très légère, une odeur de femme que les masseuses viennent de pétrir, une odeur de chevelure lavée et de peau où passe le premier désir. Cela se mêlait à un goût inattendu sur sa bouche humide, comme si la salive d’un baiser y était demeurée.

Il se leva, il alluma une haute lampe qui illumina la pièce, il regarda les coussins sur lesquels il dormait, ses vêtements Mauresques répandus, les manuscrits qu’il avait fait apporter de la bibliothèque de l’Alhambra. Il était bien seul.

Il se rappela ce que lui avait dit jadis Aboulfedia des incubes et des succubes et des plaisirs qu’un homme instruit dans la magie pouvait en tirer. Il y a des êtres qui ont le pouvoir de se dégager, la nuit, de leur corps et d’envoyer leur double vers d’autres êtres qu’ils désirent. Ils jouissent d’eux à leur insu, mais on peut par un effort de la volonté avoir conscience du plaisir que l’on reçoit, en sorte que dans le monde sans forme il y a des étreintes invisibles, des caresses d’autant plus voluptueuses qu’elles sont immatérielles.

Folies de sorcier ! se dit Almazan. Et pourtant ! Est-ce qu’à l’appel de son désir un autre désir n’avait pas répondu, est-ce qu’un double portant deux gouttes d’or clair dans ses prunelles n’était pas venu coller ses seins contre lui, ses seins qu’il avait tenus à Séville, ses seins précieux qu’il avait vus serrer la veille par un soldat Maure.

L’histoire de l’Adalide poignardé et de l’Espagnole que l’Émir gardait dans ses appartements avait couru l’Alhambra. Almazan savait qu’Isabelle de Solis, Zoraya comme on l’appelait, était à quelques pas de lui, couchée sur le pourpre brocart du Khorassan qui recouvrait le lit d’Abul Hacen. Peut-être s’était-elle laissée tomber parmi les peaux d’ours blanc qui venaient de l’extrême nord de la Mongolie et s’offrait-elle en riant au roi de Grenade. L’imagination active et précise d’Almazan peignait un tableau où aucun détail n’était oublié, où il y avait le dessin des mosaïques dont il se souvenait, la vasque d’albâtre d’où jaillissait le jet d’eau nocturne, et le corps étroit de la femme qu’il voyait avec le potelé de ses rondeurs, l’ambre de ses nuances, ses ombres et même ses duvets.

Mais non ! La réalité était plus affreuse. Il savait, par les aveux de l’homme au médecin, que la vieillesse, comme une bête triste qui ne lâche jamais prise, était attachée aux sens d’Abul Hacen et les affaiblissait chaque jour. Et il savait par les confidences amicales, les libres propos échangés le soir tout ce que ce maître blasé exigeait des femmes pour arriver au plaisir. Malheur à celle qui lui avait plu ! Il n’y avait pas de repos pour elle.

Almazan ne put pas supporter l’exactitude de sa vision. Il prit un manuscrit d’Alvaro de Cordoue et il s’efforça d’en poursuivre la lecture, commencée le matin. Mais il le rejeta vite avec colère.

Est-ce que ce n’étaient pas ces livres qui lui avaient ravi ses possibilités de bonheur ? Que d’efforts stériles ! La pensée impitoyablement, dévorait le corps. N’aurait-il pas mieux fait d’être un homme ordinaire, sans orgueil, qui assouvit les désirs quotidiens de l’homme et ne s’en croit pas diminué.

Il se rhabilla. Il sortit. La marche, pensait-il, le calmerait. Le silence de l’Alhambra était pesant. Sur les tours vermeilles une sentinelle marocaine chantonnait une mélopée. Les étoiles semblaient plus hautes que de coutume et comme inaccessibles. Il prit le chemin qui était entre les remparts et les murailles des palais et se fit ouvrir la porte basse qui faisait communiquer l’Alhambra et les jardins du Generalife.

Il avança au milieu des magnolias et des roses fabuleuses. Il monta des degrés de marbre entre des files de cyprès, il longea des parterres de fleurs disposés de manière à figurer des versets du Koran. Parfois les émaux d’un kiosque luisaient au milieu des buis ; un cygne réveillé glissait sur un bassin, contournait un belvédère et disparaissait dans les myrtes, comme une rêverie qu’on abandonne.

Almazan s’arrêta, entendant une musique très douce venir jusqu’à lui. C’était une voix féminine qui chantait plaintivement et qui faisait résonner les cordes d’une darboukah. Il était arrivé sur la neuvième terrasse à l’entrée du sentier de la Fontaine des lauriers.

Il regarda du côté d’où venait le chant. À quelques pas de lui, devant un cyprès minuscule, une femme était assise sur une peau de panthère. Almazan ne distingua d’abord qu’un fin visage sous un immense turban vert et la suavité de longues mains fuselées. Voyant que la femme ne portait pas de voile, il se détourna et il allait, s’éloigner. Mais elle le regardait sans ébaucher le moindre geste pour cacher ses traits. Les émeraudes de ses doigts et celles de ses prunelles jetaient des lueurs également incomparables et leur éclat fit deviner à Almazan qu’il était en présence de la princesse Khadidja.

Elle avait éprouvé un grand chagrin quand elle avait trouvé sur sa fenêtre le petit cadavre d’un rossignol et elle avait accru ce chagrin de l’apport de ses chimériques scrupules.

D’après elle, le rossignol n’aurait volé dans le magnolia où il chantait, que pour lui plaire. Il avait trouvé à son intention de nouvelles harmonies. Quand il avait senti qu’il mourait, il était venu frapper de petits coups de bec contre le volet de sa fenêtre. Mais elle, créature grossière, dormait d’un lourd sommeil et n’avait rien entendu. Elle s’accusait d’ingratitude. Elle souffrait de remords.

Elle avait attaché une énorme émeraude au cou de l’oiseau et elle l’avait enterré secrètement devant un cyprès nain, non loin de la Fontaine des lauriers. Et chaque nuit, à l’heure où, pensait-elle, l’oiseau avait souffert de son abandon elle venait chanter pour expier, un petit poème de sa composition en s’accompagnant sur la darboukah.

Almazan avait entendu parler des fantaisies de Khadidja et il s’engageait déjà dans une allée oblique quand elle se leva tout à coup et s’avança vers lui. Ses traits reflétaient à la fois le mécontentement et la tristesse. Elle parla, sans laisser à Almazan le temps de s’excuser de sa présence.

— Je savais bien que tu viendrais, mais pourquoi est-ce à cette heure qui appartient à un souvenir qui m’est cher ? Mais pourquoi surtout n’es-tu pas venu seul ?

Almazan chercha des yeux autour de lui avec surprise. Les allées étaient vides et silencieuses.

— Il y a un Genni qui t’accompagne et nous ne pouvons pas nous comprendre, lui et moi. Il paraît que tu as acquis une grande science depuis que nous avons causé ensemble, sur un mirador en face de la mer, à Malaga. Tu guéris les plaies des jambes mais peut-être es-tu très ignorant pour certaines blessures subtiles de l’âme. Assurément tu vas rire quand tu sauras que je rends hommage à un incomparable artiste nocturne, à un poète délicat qui m’a aimée, à un musicien exalté par les rosées lunaires et le vin que la nuit dépose dans le calice des lys.

Défaillante, elle levait sa darboukah comme pour prendre les étoiles à témoin.

— Oui, rien qu’un rossignol ! mais ma pensée monte vers lui aussi légère que la prière entre les saintes collines Safah et Mervah. Retire-toi. Même si ce poète rendu à la vie avait repris sa place sur le magnolia qui ombrage ma fenêtre, même si ce prince avait remis son plumage d’or fondu et d’ardoise brûlée, même si ce musicien recommençait à frapper le cristal avec la perle, tu ne comprendrais pas ce qu’il dirait. Peut-être un autre jour aurai-je du plaisir à m’entretenir avec toi. Mais ce soir éloigne-toi vite.

Elle parlait comme si elle avait reçu une offense et elle s’éloigna sans se retourner.

Et Almazan songea en regagnant l’Alhambra qu’il pouvait y avoir certaines créatures très sensibles qui voient cette sorte de nimbe gris que font autour des hommes les désirs charnels.

IX

combat de femmes

La puissance de haine qu’un être porte en lui n’est pas limitée. Elle peut se multiplier indéfiniment, devenir un réservoir de forces si grand, qu’à la fin ces forces de haine se répandent et empoisonnent les âmes autour d’elles.

La haine que portait Aïxa à Khadidja, à cause de sa beauté et de sa pureté, ne diminua pas, elle s’agrandit au contraire de la haine qu’elle porta à la nouvelle favorite de l’Émir, à Isabelle l’Espagnole. Mais cette haine au lieu de reposer, comme un poison dont on ne se sert pas, se mit à s’agiter, à brûler, à vivre.

D’abord Aïxa avait répété toute seule, dans sa chambre, ce nom : Isabelle ! comme si les sons des syllabes pouvaient être autant de coups de poignard qu’elle donnait dans l’invisible.

Ensuite ce fut avec son fils Boabdil qu’elle énuméra interminablement les motifs de se plaindre qu’elle imaginait, les griefs qui poussaient dans son esprit avec plus de force que les orties dans les champs.

Boabdil portait au-dessus de son visage, comme un casque écrasant, un front disproportionné sous lequel clignotaient des yeux tellement petits qu’on n’en voyait jamais le regard, se plissait une bouche dont la minceur révélait l’amour de la trahison. La haine de sa mère lui procura une jouissance mentale qu’il n’avait pas encore connue. Il l’attisa de ses suggestions, il la partagea avec ivresse.

— Le roi de Grenade faisait régner une chrétienne sur l’Alhambra et sur le royaume ! Et cette chrétienne avait beau prétendre qu’elle était la fille d’un Alcaïde espagnol, il était prouvé qu’elle sortait d’un bouge de Séville et que le soldat qui l’avait amenée l’avait eue au bord du chemin ! Devant cette fille devaient s’incliner les descendants des plus grandes familles, les Zegris qui étaient les petits-fils des souverains du Maroc, les Maliques qui faisaient remonter leur origine à Almo-Habès, premier roi du royaume du Cuco. Il était certain que dans son audace sans mesure, poussée par ses anciennes habitudes de prostitution ou par un besoin démoniaque de son corps, elle se donnait à des hommes toutes les fois qu’elle le pouvait. On l’avait vue dans la cour des myrtes avec le jeune médecin Almazan, un autre infidèle. Elle avait jeté les yeux sur le malheureux Tarfé qui ne jouissait pas de toute sa raison. Elle le trouvait beau, il avait dix-huit ans et il passait pour être animé d’une folie lubrique. Le plus inconcevable était que l’illustre famille des Almoradis à laquelle appartenait Tarfé avait conçu de l’orgueil de ce que son imbécile enfant fût remarqué par la favorite. Quelle décadence dans les mœurs ! Où était le temps des vertueux Almohades qui avaient fait détruire les instruments de musique, défendu le port des métaux précieux et des broderies sur les vêtements, et qui punissaient de mort les femmes qui se montraient dévoilées ? Hélas ! Depuis Muhamad Alhamar les arts étaient redevenus florissants comme sous les Almoravides, on buvait du vin, les femmes se laissaient enlacer par les hommes en dansant la zambra, les enseignements du prophète n’étaient plus observés ! Abul Hacen, avec son désir sénile de plaisir, avait mis le comble à ces libertés.

Il disait vouloir revenir à la tradition des premiers Khalifes qui pratiquaient la tolérance et laissaient aux femmes une grande place dans l’État. Il voulait ressusciter le temps où Waladat, la Sapho de Cordoue, était admirée du monde entier, ou Maryem enseignait la grammaire et la poésie, ou Lobnah, dans sa chaire de Séville, commentait le Koran devant les doctes de tout l’Islam. Et sous ce prétexte il se vautrait dans les bras d’une créature plus vile que les chiennes. Ni les Imams, ni les Alfaquis n’osaient élever la voix contre lui. C’était à son fils Boabdil à rétablir une vertu qu’il baserait naturellement sur la vengeance.

Aïxa et son fils avaient trouvé des partisans chez les Zegris qui étaient des hommes rigides et religieux, puissants à Grenade par leur nombre et la grande quantité d’esclaves qu’ils possédaient. Leur antique famille vivait dans une perpétuelle rivalité avec celle des Almoradis et depuis que le beau Tarfé avait été remarqué par Isabelle ils murmuraient contre elle et cherchaient une occasion de la perdre.

Grenade se divisa rapidement en deux camps, dont l’un prit parti pour Aïxa la Horra et l’autre pour Isabelle l’Espagnole. Et comme les Zegris avaient coutume de mettre les jours de fête un turban couleur de safran et que les Almoradis portaient un turban pourpre, chacun, selon son penchant, adopta une de ces couleurs, le peuple participa à cette querelle, les faubourgs furent rouges ou jaunes et des marchands juifs installèrent sur la place de Bibarrambla des boutiques où l’on ne vendait que des foulards de ces deux nuances.

Et tout à coup le destin mit brusquement face à face les deux femmes ennemies.

Dans la salle des ambassadeurs, Abul Hacen était allé recevoir l’envoyé extraordinaire du sultan d’Égypte. Après la réception, il devait l’amener dans la salle de la musique pour une conversation secrète à laquelle ne devaient participer que le Hagib et Daoud, l’Émir de la mer.

Alors, selon un cérémonial imité de celui des anciens Khalifes, les épouses de l’envoyé du sultan d’Égypte devaient être reçues à leur tour dans la salle des ambassadeurs par les épouses de l’Émir de Grenade. Il était donc prescrit à Isabelle et à Aïxa d’aller offrir des sorbets et des confitures de roses à une enfant de douze ans qui était l’unique épouse amenée par l’envoyé du sultan.

La lune venait de se lever, la salle des ambassadeurs se vidait et le moment était venu pour les deux femmes de s’y rendre solennellement.

Isabelle avait revêtu un immense châle chinois brodé de perles qui était un présent du sultan d’Égypte à Abul Hacen et qui lui avait été apporté dans un coffre d’or massif. Elle avait de petits souliers en drap cramoisi dont l’extrémité se recourbait et se terminait par un diamant. À ses doigts, elle avait mis des étuis chinois en argent sculpté, qu’elle avait trouvés dans le coffre d’or du sultan. Ils avaient appartenu à l’impératrice Nou Wen Ta Che Li et ils étaient faits pour enfermer des ongles démesurés. Isabelle n’avait pas d’ongles mais la vue de ces étuis l’avait jetée dans une joie si grande qu’elle n’avait pu s’empêcher de les attacher à ses doigts.

Un large balcon faisait communiquer la chambre de repos où il y avait ses miroirs avec la tour de Comares. Ce balcon donnait à pic d’un côté sur la profondeur du Darro et de l’autre sur un jardin intérieur planté de mimosas et de lys que l’on appelait le jardin du cyprès, parce qu’il avait à son centre un cyprès énorme qui passait pour aussi vieux que l’Alhambra. Une glycine aux branches épaisses était enroulée à la balustrade du balcon du côté du jardin et faisait déborder un torrent de fleurs dont le parfum se mêlait suavement à la fraîche bouffée qui venait de l’ombre.

Jouant avec les étuis d’argent de ses doigts, balançant un pan du châle chinois, Isabelle fit quelques pas sur le balcon et regarda les rues étroites et blanches de l’Albaycin qui se déroulaient en face d’elle, aux flancs de la colline. Elle avait l’air de chercher. Elle se pencha un peu et soudain elle recula, sautant sur ses pieds en riant toute seule, et elle agita son châle dans l’air. Elle avait aperçu sur la terrasse d’une maison lointaine une petite flamme rougeâtre qui s’était élevée trois fois comme un signal.

À cet instant quelqu’un passa auprès d’elle sur le balcon. Il lui sembla que, de cette forme sortie silencieusement des pierres, parlait un ricanement de mépris.

Dépitée d’être surprise et désireuse de savoir par qui, Isabelle fit un pas en avant, saisit un coin du voile de la promeneuse nocturne et dit :

— Qui êtes-vous ?

Aïxa abaissa avec lenteur le voile qui lui cachait le visage, elle montra ses traits où elle avait rassemblé l’immense somme de mépris dont elle était susceptible et craignant de ne pas le laisser voir assez, elle cracha soudain par terre dans la direction de sa rivale et continua sa route.

Elle fit trois ou quatre pas dans une jubilation infinie. Elle était sans crainte, croyant à la lâcheté de sa rivale. À toute volée, elle reçut par derrière la main d’Isabelle sur l’oreille pendant que les étuis chinois lui cinglaient la joue. D’instinct elle para un second coup en levant le bras.

Elle ne songea pas à frapper. Sa dignité ne le lui permettait pas. Elle murmura :

— Je viens de marcher sur la plus vile des ordures.

Mais Isabelle ivre de fureur, sans se soucier de la haute stature d’Aïxa qui la dépassait de la tête, lui barra la route et tout près d’elle, à voix basse, elle lui dit en espagnol toutes les injures qu’elle avait apprises à Séville.

Aïxa ne comprenait pas, mais les paroles fortement pensées agissent sur la sensibilité par la mystérieuse magie des syllabes. Une couleur terreuse couvrit son visage et ses lèvres se mirent à trembler en même temps qu’elle était envahie par l’idée unique de donner la mort à l’être exécrable qu’elle avait devant elle.

Elle était physiquement la plus forte. Isabelle, toute à la satisfaction d’injurier, tournait le dos à la balustrade qui donnait sur le Darro. Une poussée brusque et elle pouvait tomber en arrière de la hauteur de l’Alhambra. Autrefois les condamnés à mort étaient ainsi lancés dans le vide.

Aïxa donna cette poussée, mais elle ne fut pas assez forte et Isabelle tomba seulement sur le sol où elle resta étourdie, durant une seconde. Elle se releva et dans le mouvement qu’elle fit en se relevant elle jeta le châle qui l’enveloppait et immobilisait son bras gauche. Elle jeta aussi les étuis de ses ongles. Comme une pierre lancée elle alla frapper de la tête le ventre de son ennemie et toutes deux roulèrent à terre. Elles y demeurèrent, promenées de droite et de gauche par leur égale fureur, se martelant avec leurs poings, essayant de se déchirer dans un enlacement qui les collait l’une à l’autre, mêlait leurs haleines confondait leurs parfums, multipliait leur haine.

Dans le premier choc Isabelle avait fendu du haut en bas la tunique de soie d’Aïxa et en s’accrochant à elle, elle avait fendu aussi ses larges pantalons bouffants. Elle en profita pour labourer la poitrine et le ventre qui s’offraient, si bien qu’en voyant les cinq sillons sanglants laissés par ses doigts elle eut un petit rire de triomphe.

Mais Aïxa avait deux fois le volume d’Isabelle et elle finit par maintenir sous elle son adversaire. Son turban était tombé, ses cheveux s’étaient déroulés et sur son épaule elle perçut comme une goutte froide l’acier d’une large épingle aussi aiguë qu’une dague, qui était plantée dans ses tresses. Elle la saisit et se pencha pour en crever les yeux d’Isabelle.

Celle-ci avait vu l’éclair au-dessus d’elle, elle tourna la tête et mordit la cuisse d’Aïxa qui était à portée de sa bouche. Elle la mordit désespérément, mettant toute sa force dans ses dents. De douleur Aïxa lâcha l’épingle et saisit à deux mains, par la nuque et les cheveux la tête dorée, dont la mâchoire refermée mordait avec un délire de morsure.

Elle finit par l’arracher de sa jambe et comme par une sorte de trêve, les deux femmes se désunirent et, accroupies, se contemplèrent.

Il n’y avait plus en elles ni dignité royale, ni même jalousie féminine. La pensée ne les animait plus. Elles étaient deux bêtes avides de se renverser et de se mordre et d’obtenir chez l’autre l’immobilité de la mort.

Elles se contemplaient échevelées, dépouillées de leurs ornements, presque nues. Et tout à coup Isabelle éclata de rire, mais d’un rire étouffé, bas, car d’un commun accord elles agissaient le plus silencieusement possible et leur rage ne s’exprimait que par des soupirs.

— C’est parce que tes seins tombent, souffla-t-elle, que tu es chaste. Tu n’oses pas les montrer. Ils sont comme des outres vides.

— Tous les mariniers de Séville se sont pendus aux tiens, répondit Aïxa.

— Pauvre vieille !

Alors, des grossièretés entendues en passant dans les faubourgs, des propos d’esclaves surpris par hasard revinrent par le stimulant de l’outrage, à la mémoire de la noble et vertueuse Aïxa et elle les laissa s’échapper de sa bouche convulsée.

Elle les proférait en arabe et Isabelle à son tour les comprenait mal.

Et soudain la même pensée traversa leur esprit. D’un même bond elles se ruèrent sur l’éclair que faisait parmi les pierres du balcon la large épingle aiguë qu’Aïxa avait laissé tomber. Elles y arrivèrent en même temps, leurs têtes se heurtèrent, leurs mains se mêlèrent et l’épingle lancée par le choc, vola par-dessus la balustrade et tomba dans le Darro. Elles entendirent sa chute, comme un rire métallique, une musique rythmant leur désir de mort.

Elles se reprirent corps à corps, tels des amants assoiffés l’un de l’autre. Elles retombèrent et se tordirent sur la pierre. Elles haletaient d’épuisement. Elles sentaient leur chaleur réciproque. Leurs sueurs étaient mêlées, leurs peaux se collaient et le dégoût qu’elles avaient l’une de l’autre ajoutait à leur rage.

La main d’Isabelle saisit à poignée le sein droit d’Aïxa, le meurtrit et cela fit pousser un râle de douleur à l’une, un râle de triomphe à l’autre.

Aïxa prit le cou mince d’Isabelle et le serra de toutes ses forces. En même temps elles se cognaient du genou et toujours agrippées, nues maintenant hors de leurs voiles en lambeaux, elles se redressèrent un instant, défaillirent contre la balustrade, au milieu des glycines violettes, et culbutèrent dans l’ombre du jardin en poursuivant toujours leur lutte.

Le jardin du cyprès n’était qu’à une faible hauteur du balcon et d’instinct les deux femmes se tenant d’un bras s’accrochèrent de l’autre aux épaisses branches de la glycine. Cela adoucit leur chute, elles s’étalèrent dans une plate-bande de lys, soulevant comme un tourbillon la poussière d’or des pistils.

Or, un eunuque vit la scène d’une fenêtre. Il saisit un fouet à tout hasard et se précipita.

À la clarté de la lune, se trouvant en présence de ces deux furies bavant, ensanglantées, montrant les dents et cherchant encore à se frapper, à s’étrangler parmi la neige et l’or des lys, il crut avoir affaire à deux esclaves ivres, et, pour réprimer ce prodigieux scandale il cingla à plusieurs reprises leurs reins meurtris.

Les deux femmes se mirent debout en hurlant. L’eunuque les reconnut, crut à une diabolique hallucination, laissa tomber son fouet et s’enfuit. Mais sa venue et ses coups de fouet avaient dégrisé les combattantes. Étouffant la marée de leurs nerfs qui accourait du tréfonds de leur être, elles sautèrent par-dessus les massifs et quittèrent l’abri du cyprès qui allongea son ombre muette sur les lys ravagés, les glycines mortes.

Quand les portes de leurs appartements se furent refermées en claquant, Aïxa et Isabelle, sans même panser leurs blessures, s’écroulèrent, en proie au misérable désespoir que les femmes éprouvent toujours après l’action. Toutes les deux étaient vaincues puisqu’elles pleuraient. Toutes les deux étaient vainqueurs puisqu’elles faisaient pleurer, mais, faute de se contempler l’une l’autre, elles ne pouvaient ni mesurer leur défaite ni jouir de leur victoire.

Tard dans la nuit, au milieu des confitures de roses intactes et des sorbets fondus, on trouva dans la salle des ambassadeurs, sous ses habits magnifiques, une petite négresse endormie. Elle garda, en se retirant, la solennité hiératique qui convenait à l’unique épouse de l’envoyé du Sultan d’Égypte et elle emporta de sa visite à l’Alhambra le souvenir d’une féerie silencieuse et de quelques heures de bon sommeil dans un palais enchanté dont les reines sont absentes.

X

le trésor de l’alhambra

Quand on aime une femme il ne suffit pas qu’elle vous dise que vous êtes jeune, il faut encore rendre vraisemblables ces paroles en faisant l’apport de quelques preuves de jeunesse. Ces preuves, Abul Hacen s’efforçait de les fournir par des actions inattendues et déraisonnables.

Certains soirs, il buvait au delà de sa capacité pour montrer que le vin n’avait pas de prise sur sa nature vigoureuse. Il faisait de grandes chevauchées aux côtés d’Isabelle pour qu’elle admirât sa virtuosité de cavalier et il goûtait une béatitude sans fin quand, au retour, elle se penchait vers lui et, le regardant bien en face, lui disait :

— Quelle chance tu as d’être resté mince ! Imagine que tu sois devenu comme ce gros homme avec qui tu étais quand je t’ai vu pour la première fois. Jamais je n’aurais pu t’aimer.

Il advint que les rois de Castille et d’Aragon envoyèrent, comme chaque année, un ambassadeur pour percevoir les arrérages du tribut de douze mille pistoles en or, qui, depuis Ismaïl, était payé par les rois de Grenade à leurs voisins, les rois chrétiens.

Cet ambassadeur était don Juan de Vera, célèbre pour sa vaillance et sa beauté.

Isabelle voulut le voir et assister à l’entrevue qu’Abul Hacen allait avoir avec lui. Il fut convenu qu’elle se tiendrait, invisible, derrière une petite fenêtre grillagée pratiquée dans la hauteur de la muraille.

Le Hagib avait préparé les douze mille pistoles. La visite de Juan de Vera n’était qu’une formalité toujours la même où l’on échangeait des paroles courtoises et cérémonieuses, en langue espagnole, afin de marquer la vassalité du royaume des Maures, vis-à-vis du royaume de Castille.

Abul Hacen s’était étendu sur son divan avec plus de nonchalance que de coutume. Aben Comixer, l’alcaïde de Grenade, était à sa droite, le Hagib était à sa gauche.

— Qu’est-ce qui vous amène ici ? dit impérieusement Abul Hacen en langue arabe, au milieu de la stupéfaction de tous.

Don Juan de Vera expliqua sans se troubler en espagnol qu’il venait chercher le tribut annuel de douze mille pistoles.

Alors, par une inspiration spontanée qu’il attribua par la suite à Allah, mais qui n’était due qu’au désir de briller devant Isabelle et de lui montrer sa puissance de roi, sa désinvolture d’homme et la juvénilité de son caractère, il se souleva un peu, ricana et dit :

— Annoncez à votre souverain que notre hôtel des monnaies ne bat plus que des lames de cimeterres et des fers de lance.

Puis il détourna la tête et fixa un point dans l’espace pour faire comprendre que l’audience avait pris fin.

Don Juan de Vera, dont l’esprit était peu prompt à la réplique, resta quelques secondes immobile, puis tourna les talons et s’éloigna avec calme, jetant à droite et à gauche des regards de feu afin de suppléer à l’absence de réponse orale et de faire comprendre qu’une telle injure serait bientôt vengée.

Ainsi, pour faire sourire un visage de femme derrière une fenêtre grillagée, la guerre venait d’être virtuellement déclarée.

Le bruit courait dans tout l’Islam que le royaume des Maures était invincible à cause du fabuleux trésor amassé par ses rois, trésor si grand que ni celui de Gengis Khan, ni celui de Soliman, ni les richesses de la République de Venise ne pouvaient lui être comparés. Ce trésor permettait indéfiniment d’acheter des navires aux Turcs et aux pirates Barbaresques, des armes aux Génois et aux Français, de lever au Maroc et à Alger des armées de mercenaires.

L’existence de ce trésor était connue de tous les Maures d’Espagne. Ils se reposaient sur cette richesse dont ils ne jouissaient pas, mais par laquelle ils étaient occultement protégés et, quelle que soit sa misère, le plus humble des mendiants, quand il regardait au loin les contours de l’Alhambra, se sentait riche de la mystérieuse réserve d’or qui était enfermée là.

Il y avait encore une autre légende. Quelque chose de plus précieux que l’or et les bijoux était la propriété des rois de Grenade et reposait dans l’Alhambra. C’était un talisman. Si quelques tribus de l’Yemen et de Hira avaient pu conquérir le monde avec une si fabuleuse rapidité, portant toujours plus loin l’étendard du Prophète, c’était par une possession magique, plus que par le courage ou que par le nombre. Car tous les historiens étaient unanimes. Il y avait quelque chose d’inconcevable dans la conquête arabe, quelque chose d’ailé qui dépassait la chance ou l’énergie de l’homme. Okba n’avait pas une armée considérable quand il alla de la Mer Rouge à l’Atlantique et poussa son cheval dans la mer occidentale en regrettant qu’elle interrompît sa course, Tharek ne commandait qu’à sept mille hommes quand il passa en Espagne et n’avait reçu que quelques renforts quand, aux bords du Guadalete, il écrasa l’immense armée de Roderic. Tant de victoires imprévues cachaient un mystère. Tous les chefs avaient fait transporter derrière eux un objet voilé, innommable, intangible, aussi sacré que le Saint des Saints de Moïse, invisible comme Dieu lui-même. Quand Moussa avait fait élever un obélisque à Carcassonne, ce n’était pas seulement pour attester ses progrès dans la Gaule Narbonnaise, c’était pour abriter ce talisman. Les rois se le transmirent précieusement durant des siècles. Les Omméyades le placèrent dans la mosquée de Cordoue. Les Almoravides construisirent pour lui la Giralda de Séville et Jacub Almanzor le transporta à Grenade où il demeura.

C’était lui qui donnait la protection, qui assurait l’immortalité à la race. Le peuple Maure pouvait dormir en paix. Il y avait quelque part sous la colline de l’Alhambra, une lumière cachée qui était son génie.

Or, Isabelle l’Espagnole, ayant entendu conter ces histoires, se mit dans la tête de posséder le trésor et de tenir entre ses mains chrétiennes le talisman des anciens rois.

Le combat des deux femmes avait jeté Abul Hacen dans une grande perplexité. Il redoutait son fils qu’il savait possédé par l’amour de trahir. Il redoutait les partisans qu’Aïxa avait su grouper. D’autre part, Isabelle lui avait juré qu’elle ne serait plus à lui tant qu’elle ne serait pas vengée et elle tenait parole.

— Je les ferai enfermer ensemble jusqu’à ce qu’elles soient réconciliées, dit Abul Hacen à plusieurs reprises.

Mais il se rendait chaque soir devant la porte d’Isabelle et il la trouvait fermée à clef.

— J’ai peur d’être assassinée pendant la nuit, disait Isabelle le lendemain. Ceux qui viendraient ne manqueraient pas d’imiter ta voix.

Et elle feignait une grande terreur.

Un matin, il la trouva souriante et alanguie dans une salle qui donnait sur la cour des Myrtes.

— Je ne peux pas me passer de toi, dit-elle avec un élan plein de désir. Et pourtant il m’est impossible de me donner à un homme qui me refuse la moindre preuve d’amour.

Il sentit venir quelque demande difficile à réaliser et il resta muet.

— Je te pardonnerai ta faiblesse si tu me montres ton trésor.

— Quel trésor ?

Elle frappa du pied le sol et prit un air plus puéril qu’à l’ordinaire.

— Celui qui est caché là, sous l’Alhambra. Il paraît que tu es seul à savoir où il se trouve.

Les sourcils d’Abul Hacen se froncèrent et il s’éloigna sans prononcer une parole.

Il revint quelques heures après. Elle était étendue sur un divan, vêtue seulement d’une tunique de soie transparente. Il tremblait de désir contenu.

Dès qu’elle aperçut sa silhouette dans l’encadrement de la porte ovale, elle se leva, prit familièrement son bras et elle lui fit faire quelques pas en l’entraînant et en ébauchant un pas de zambra, tout en lui murmurant à demi voix :

— Mon maître bien-aimé est venu me chercher pour me conduire vers mon trésor. Nous allons aller tous les deux nous coucher au milieu des pierres précieuses.

Il allait la repousser violemment, rendu furieux par cette obstination. Mais sans souci de son humeur, elle se collait à lui et elle chantonnait le refrain d’une ancienne romance arabe.

Dans le trésor de l’Alhambra — il y a les larmes de nos aïeux — qui sont devenues des perles mates.

Alors il la considéra. Elle était menue, inoffensive, elle parlait comme en rêve et entre ses paupières qui battaient luisait un or tel qu’aucun trésor n’en pouvait contenir d’aussi pur. Il voyait sous la soie l’ondulation légère de ses seins et le duvet d’or qui descendait bas sur sa nuque et dont le parfum ambré l’affolait.

La vie était si rapide ! Chaque jour qui passait emportait un lambeau de sa force. Il fallait bien qu’il se l’avouât, il avait des troubles de la vue et quelquefois de singulières pertes de mémoire. Il viendrait un moment où la jouissance s’éloignerait de lui, comme le dernier rayon du soleil qui passe d’une montagne à l’autre, au moment de disparaître. Puis, est-ce qu’Isabelle n’avait pas parlé de se coucher au milieu des pierres précieuses ? Ah ! quel lit était assez magnifique pour cette créature qu’Allah avait envoyée vers lui ?

— Eh bien ! soit ! dit-il. Viens avec moi. Je vais te montrer le trésor. Seulement, à ton tour…

Il n’acheva pas. Elle approuvait en battant des mains.

Ils franchirent des salles et des cours. Ils entrèrent dans l’Osario qui était entouré d’une haute muraille. C’était le tombeau des rois. Ali le muet se tenait là, quand il n’accompagnait pas son maître.

— Voilà le seul homme qui me soit fidèle, dit Abul Hacen.

Cet homme s’était levé d’un bond et il précéda l’Émir dans un escalier, fermé par une porte énorme qu’il ouvrit.

Tous trois descendirent et arrivèrent dans une salle souterraine où des torches de résine étaient fixées dans la muraille. Abul Hacen en prit une qu’il alluma. Il fit un signe à Ali et celui-ci appuya de tout son poids sur un des blocs de pierre dont était faite la muraille. Avec un bruit sourd, le bloc bascula, entraînant avec lui d’autres blocs de grande dimension et démasquant une ouverture où il y avait un escalier.

Abul Hacen sourit avec orgueil en montrant à Isabelle le merveilleux mécanisme dans la confection duquel les ingénieurs arabes étaient depuis longtemps passés maîtres.

— C’est Yussef Zeli, le constructeur de l’Alhambra, qui a trouvé ce secret, dit-il. Au bas de l’escalier, je te montrerai l’endroit où l’on enterra les ouvriers qui prirent part à ces travaux. Il paraît que Yussef Zeli fut désespéré de leur mort. Mais comment sans cela le secret aurait-il pu être gardé ? Pour la même raison, plus tard, Muhamad Alhamar fut obligé de se débarrasser de son Hagib qu’il avait eu l’imprudence d’amener ici.

Isabelle ne réfléchit pas que l’imprudence était davantage pour celui à qui l’on révélait le secret que pour celui qui le révélait. Elle descendait allègrement les marches et elle ne s’arrêtait que lorsque Abul Hacen qui la suivait avec peine lui criait de prendre garde de glisser.

Ils se trouvèrent tout à coup devant une porte de bronze noir. À la clarté de la torche, Isabelle vit sur cette porte une main gravée semblable à celle qui était sur la porte de la Loi. Sous la main, il y avait le dessin d’une clef.

Abul Hacen expliqua le symbole.

— L’effort de l’homme. Il tente perpétuellement de saisir la clef du mystère, toujours fuyante.

Et cette porte de bronze, à l’extrémité de cet humide escalier de pierre, était triste, muette, fatale comme les puissances souterraines qu’elle enfermait.

Abul Hacen eut un regard d’hésitation. Si Isabelle avait montré la moindre crainte de l’ombre et de la solitude du lieu, il serait volontiers revenu en arrière.

Mais elle frissonnait, délicieusement caressée par la fraîcheur, elle respirait avec force. Elle heurta le bronze de la main.

— Ouvre vite, dit-elle. Je veux voir.

Elle ne sentait pas la majesté de ce fabuleux trésor, enfoui sous un palais, comme les vertèbres de la race qui vivait au-dessus de lui.

Abul Hacen ouvrit la porte et souleva la torche.

Ce qu’Isabelle vit d’abord était confus, multiforme, ténébreux, menaçant. La salle dans laquelle elle venait de pénétrer était vaste au point qu’elle n’en distinguait pas les extrémités et les murs étaient entièrement tapissés d’objets dont il était impossible de reconnaître l’usage.

Pendant qu’Abul Hacen accrochait la torche à un grappin placé près de l’entrée, Isabelle perçut de grandes masses de métal qui devaient être des armures, des coffres qui faisaient des ombres, des cruches alignées et tout à coup une fluidité d’or tomba de tous les côtés, un miroitement précieux qui, avec la lumière de la torche, s’immobilisa comme une nappe. Et il lui sembla qu’elle était dans un bain de choses dorées.

Alors elle regarda et elle ne put retenir un cri d’admiration.

Le sol était recouvert de nattes de Samanah et de Beneseh. Il y avait une copie en or massif, haute d’un pied, du pavillon des ablutions du Khalife El Mamoun, avec sa coupole copte incrustée de diamants. Il y avait un palmier dont les feuilles étaient des bijoux représentant des dattes à tous les degrés de maturité. Il y avait des bassins et des aiguières en cristal, des gazelles blanches dont le ventre était tissé de perles, des tables de faïence, d’argent, ou d’ébène du pays des Zindjes, supportant des plateaux d’ivoire ou de santal, des coupes d’agate et de jade où s’étalaient des pierreries rayonnantes et des morceaux de diamant brut. Dans un coin il y avait un amas de plats d’émail et des boîtes en bois précieux doublées de soie. Dans un autre, c’était une superposition d’échiquiers et de damiers dont chaque pion était une merveille de matière et un chef-d’œuvre de travail. On voyait des armes luire, dont l’une était la fameuse épée Dhoul-Fikar, l’autre le bouclier d’Amrou avec le nom d’Allah écrit en sept écritures différentes. Des étendards, tellement lourds de broderies qu’il aurait fallu plusieurs hommes pour en soulever un seul, faisaient une pyramide jusqu’au plafond. Un vase d’ambre de Chahar débordait de camphre du Kaisour et un autre en cornaline était rempli d’agrafes d’or sculptées. Une caisse devait contenir au moins sept mudds d’émeraudes et une autre au moins autant de rubis et certaines parties du sol étaient jonchées de dinars d’or qui craquaient sourdement quand on y marchait.

Les cristaux miroitaient, les rubis saignaient, les diamants fulguraient et de grands miroirs placés sur les murs ou appuyés aux coffres, réverbéraient ces clartés comme autant d’étoiles, en sorte qu’Isabelle crut passer à travers une voie lactée souterraine, pleine de transparences et d’illusions lumineuses.

— Tout cela est à toi ! s’exclama-t-elle.

Et elle remua les émeraudes, elle fit tomber entre ses doigts des perles en cascade.

— Tu prendras ce que tu voudras, murmura Abul Hacen. Rappelle-toi ce que tu m’as promis.

Et il s’approcha d’elle. Ses traits étaient tirés, ses lèvres tremblantes. Il la prit par les reins et voulut la renverser. Mais elle lui échappa. Elle ne pouvait se lasser de toucher des soies, d’admirer des cristaux.

— Quelle promesse ? interrogea-t-elle d’une voix lointaine.

Il tenta de la ressaisir brusquement et de l’embrasser sur les lèvres, dans l’espoir d’éveiller chez elle un désir. Elle le comprit et faillit rire de la folie de cet espoir. Elle glissa encore entre ses mains.

— Non, dit-elle. Tiens toi-même ta promesse.

Elle voulait voir et toucher ce que nul homme n’avait vu, le talisman divin qui donnait la puissance, la colonne mystérieuse qui avait soutenu l’édifice de la race arabe.

Abul Hacen frémit. Quel était cet enfantillage ? Elle croyait à une légende puérile. Il n’y avait rien autre que le trésor qu’il venait de lui révéler.

Et il se mit à la poursuivre parmi les coffres de bijoux et les vases précieux. Elle lui jota une poignée de rubis comme autant de gouttes de sang et une poignée de saphirs comme autant de gouttes d’une source enchantée. Elle le flagella avec un collier de topazes chargé de pendentifs d’or et comme elle était en face de lui, derrière une urne de bronze, elle lui passa à la volée ce collier autour du cou, en sorte qu’il faisait en courant une musique de pierreries.

Il la suppliait de paroles puériles et il la menaçait tour à tour. Il s’essoufflait et comme si un ensorcellement était sorti des objets environnants, tous deux se mirent à trembler. Les meubles, les étendards, les cristaux avaient été enlevés à des villes pillées sous des flammes d’incendies, il y avait des soies précieuses qu’on avait arrachées du corps des femmes, au moment où on les violait, et on avait souvent coupé des doigts pour en ôter des bagues étroites. Ces meurtres anciens, ces drames révolus, s’évoquaient mystérieusement, transparaissaient dans les miroirs et l’éclat des coupes, se changeaient en rage amoureuse chez l’homme, en terreur panique chez la femme.

Elle allait atteindre la porte, mais elle glissa soudain et ils tombèrent tous deux sur un lit de dinars d’or. Il la serrait comme s’il avait voulu l’écraser, mais elle lui griffa le visage au point qu’il sentit du sang lui couler dans les yeux, elle rampa sous lui et elle lui échappa à nouveau.

L’un et l’autre avaient perdu la raison.

Elle prit à deux mains l’épée de Dhoul-Fikar et elle la leva.

— Je frappe si tu approches, dit-elle.

La fureur de l’Émir tomba. Le souple corps qu’il avait devant lui attendrissait tout son être par le besoin qu’il avait de se reposer contre sa tiédeur.

— Eh bien ! Je ferai ce que tu voudras. Mais tu tiendras ta promesse ?

— Je la tiendrai.

— Tout de suite ?

— Oui. Là, sur les dinars et les pierreries.

Abul Hacen prit une petite clef rouillée qui était attachée par un anneau à la clef de la première porte et écarta un tapis persan qui cachait un pan de muraille. Il y avait là une porte très basse. D’instinct, il répéta plusieurs fois qu’Allah était le dieu unique et que Mahomet était son prophète. Puis il se baissa et ouvrit.

Il avait pris entre ses bras un objet pesant qu’il tourna du côté d’Isabelle.

Elle ne voyait qu’une masse enveloppée de voiles sur lesquels l’humidité et la moisissure avaient mis des cristaux grisâtres.

Il y eut encore un débat. Isabelle se croyait trompée. Abul Hacen ne voulait pas recommencer à lutter. À la fin il fut convenu qu’elle jetterait l’épée qu’elle tenait toujours et qu’elle ôterait une partie de son vêtement, chaque fois qu’il ferait tomber un des voiles enveloppant le talisman. Il croyait savoir qu’il y avait sept voiles. Elle devait être nue au septième.

Abul Hacen sentait l’immensité du sacrilège et claquait des dents. Isabelle riait d’une façon hystérique et par moments ses prunelles se renversaient. Au premier voile, elle jeta son turban, au deuxième ses babouches. Lentement, avec une ondulation de son corps, suivant les gestes d’Abul Hacen, elle déroula le long voile qui l’enveloppait. Ses seins apparurent et alors les mouvements de l’Émir devinrent saccadés et rapides. Il avait envie de déchirer cette soie souple, ancienne, interminable.

À la fin, Isabelle était nue. Elle avait compris qu’il fallait tout de même en finir. Peut-être aussi se prenait-elle à son jeu.

La torche mettait des reflets de pourpre sur sa chair et dans les éclatements des bérils, des chrysoprases et des saphirs dont elle prenait des poignées et dont elle s’arrosait nerveusement, elle n’avait jamais été aussi belle. Elle cria :

— Viens ! avec un accent d’impudeur sauvage.

Et elle se laissa tomber sur l’étoffe rougeâtre d’un étendard, offerte, tendue, ne jetant qu’un regard distrait sur le talisman qui venait d’apparaître et qui n’avait plus pour elle que l’importance d’un caprice réalisé.

Abul Hacen considéra avec surprise ce qui avait été un objet de vénération pour tant de peuples en marche, ce qu’Okba le conquérant avait promené dans toute l’Afrique, ce qu’Abderame le sage avait adoré, ce pourquoi tant d’hommes étaient morts avec un visage illuminé par la joie.

C’était une sorte de coffre dont la splendeur lui paraissait médiocre avec deux anses évasées et deux anges grossièrement sculptés qui semblaient en supporter le poids et le lever vers le ciel. Ce coffre était en or, mais en un or tellement usé, tellement fané que la splendeur du métal s’en était évanouie et qu’il avait l’air fait d’une matière millénaire, si prodigieusement antique qu’il ne pouvait y en avoir d’autre parcelle semblable dans le monde. Seul le visage des deux anges, malgré les temps sans nombre, avait gardé une intense expression spirituelle.

— Eh bien ! dit Isabelle avec impatience.

Abul Hacen se redressa, lâchant l’objet divin qui tomba sourdement.

Comme l’or et les bijoux étaient tristes autour de lui ! Comme le trésor était pesant ! Le corps d’Isabelle, avec le plaisir en puissance dans sa forme, s’étalait à sa merci, rose tendre sur le rouge passé de l’étendard. Mais il était très loin, au bout d’une avenue bizarre, bordée d’armures, d’urnes, de choses hétéroclites de toutes dimensions et dont le sens lui échappait. Ce désirable corps flottait, rayonnait comme les étoiles, devenait obscur comme un fantôme, se confondait avec ce qui l’entourait, se perdait au milieu de mille lampes qui toutes déclinaient, il allait cesser d’exister, être invisible.

Il ne le voyait plus, il devenait aveugle.

Il passa sa main sur son visage. C’était le sang d’une égratignure qui devait couler. Non, pas de sang. La malédiction dont étaient menacés les profanateurs, le frappait. Il était puni par ce qu’il avait redouté le plus toute sa vie.

Mais il ne voulait pas. Il y avait une influence maligne dans cet humide souterrain. C’était cela qui troublait sa vue. Il fallait fuir. Avec des mots entrecoupés il expliqua à Isabelle ce qui arrivait. Il gémissait comme un enfant.

— Sauve-moi ! répétait-il, en battant l’air de ses mains.

Il lui sembla qu’elle mettait un temps infini à se rhabiller. Ensuite, elle ne pouvait pas décrocher la torche. Puis ce fut la porte qu’il fallait refermer. Il s’était accroché à son voile et elle le tirait dans l’escalier. Le collier de topazes qu’il avait gardé autour du cou faisait un bruit ridicule en s’agitant sur son ventre. Plusieurs fois il trébucha et Isabelle serrait les dents pour ne pas l’injurier. Enfin, ils arrivèrent dans la salle où Ali les attendait, puis devant les tombes des rois.

Et alors, en s’apercevant qu’il voyait encore les belles pierres des murailles, la divine lumière du crépuscule, Abul Hacen tomba sur le sol, mit son front dans la poussière et il remercia Allah qui lui avait pardonné.

XI

la tentation

On était dans le mois de Rabi el Sani. Les troncs satinés des magnolias étaient plus blancs et leurs larges feuilles polies et luisantes étaient entremêlées de fleurs laiteuses et veloutées comme de l’hermine.

Almazan, en longeant la cour des Myrtes, aspirait l’odeur de vanille un peu écœurante de ces fleurs quand il s’entendit appeler d’une des salles qui donnaient sur le bassin.

Un petit rire ironique retentit et il vit Isabelle étendue sur un divan à côté d’une cassolette d’où s’échappait une vapeur lourde.

— Tu n’as pas peur ? Tu ne t’enfuis pas à ma vue ? dit-elle. Je ne savais pas que j’étais devenue si redoutable.

Il s’excusa. Mille choses le sollicitaient. Le service de l’Émir était très absorbant.

— Tu vois, je m’ennuie tellement, reprit-elle, que je fais brûler du musc avec les racines de la plante Gazan, qui croît, paraît-il, dans le Caucase et qu’une vieille femme m’a procurée.

Elle étendit ses mains au-dessus de la cassolette et elle le regarda à la dérobée.

— Connais-tu les effets de la plante Gazan ?

Il ne les connaissait pas.

— J’oubliais que je pourrais te scandaliser en en parlant. Il paraît que tu es perpétuellement plongé dans tes livres et que, seule, la science t’intéresse.

Almazan répondit qu’il s’efforçait de s’intéresser à ce qu’il voyait. L’idéal était de découvrir la beauté qu’il y avait en tout.

L’idéal ! Elle se mit à rire.

— Tiens ! Veux-tu des gingembres confites ou des neideh, ou un peu de cette liqueur d’orge torréfié que l’on boit dans ce pays et que je trouve si mauvaise. Mon idéal serait de m’amuser. N’y a-t-il pas un secret pour cela dans les livres ?

— Chacun a le secret de son plaisir dans sa faculté de désirer, dit-il.

Elle se renversa au milieu des coussins en riant encore.

— Alors, je dois être infiniment heureuse.

Puis elle se pencha vers lui, accoudée tenant son menton dans la main et le regardant fixement.

— Tu ne sais pas ce que je désire ?

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Je voudrais, comme tu l’as fait à Séville, que tu me portes entre tes bras dans un escalier qui n’en finirait plus.

Les gouttes d’or de ses yeux s’étaient ternies entre ses paupières palpitantes, ses dents apparaissaient entre ses lèvres plus rouges, comme des promesses de morsure et la volupté sortait de ses vêtements comme une onde presque tangible.

Il s’était assis près d’elle et elle lui parlait. Elle était tout à coup pleine de sincérité et de confiance. Elle se laissait aller à un élan de sympathie dont elle ne cherchait pas la cause.

Elle aimait le plaisir, eh bien, après ? Elle ne s’en cachait pas. Elle n’était que plus véridique que les autres, voilà tout. Elle périssait d’ennui aux côtés de l’Émir et l’Alhambra avec ses splendeurs lui paraissait morne parce qu’elle n’avait personne de sa race à qui se confier. Et pourtant l’Émir l’aimait au point de faire tous ses caprices. Almazan avait-il entendu parler du fameux trésor des rois de Grenade ? Elle pouvait y puiser comme il lui plaisait. Elle avait même fait placer dans sa chambre un petit coffre très laid, une sorte de boîte qui était peut-être en or et que tous les Arabes depuis des siècles considéraient comme vénérable et très précieuse. Elle y mettait ses turbans et ses babouches. Mais à quoi bon des bijoux ou des talismans si on n’a pas de bonheur ?

Almazan l’écoutait, anxieux, ne sachant pas si cette rencontre avec Isabelle était un événement agréable ou un piège de sa mauvaise destinée.

Parfois elle versait dans une tasse de porcelaine la liqueur d’orge torréfié et elle la portait à ses lèvres. Elle avait fait signe à Almazan de s’asseoir à côté d’elle, elle s’animait et sa voix devenait plus basse comme pour donner plus d’importance à ses paroles.

— Dire que j’aurais été à toi la première fois que je t’ai vu, si tu avais voulu. J’avais peur ! Tu m’as désirée, ne dis pas non, je l’ai compris à ton regard et tu as failli te jeter sur moi quand tu m’as déposée sur ton lit. Je n’aurais pas résisté. D’ailleurs, si tu ne m’avais pas désirée, pourquoi serais-tu venu chez Aboulfedia ? Pour lui demander des conseils de médecine, peut-être ? Tu m’as vue toute nue sur la piscine aux faïences bleuâtres. Je savais que tu me regardais derrière les mailles de la gaze d’or où cet ignoble Aboulfedia t’avait placé. C’est de ses plaisirs habituels et je m’y suis prêtée quelquefois, pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce que je ne te connaissais pas encore. Peux-tu m’expliquer comment il se fait que toute la vie dépend de la rencontre d’un homme et pas d’un autre. Quel mystère que la sympathie ! J’ai été sur le point d’être amoureuse d’un jeune homme Maure qui s’appelle Tarfé. Il appartient à une illustre famille, celle des Almoradis, et il m’a plu parce qu’il passe pour stupide. Car la stupidité attire la femme autant que l’intelligence, peut-être davantage.

Le front, d’Almazan s’était rembruni. Ce Tarfé était ce cavalier qu’il avait rencontré en arrivant pour la première fois à Grenade et qui l’avait dévisagé insolemment. Depuis il l’avait revu et la répulsion qu’il avait éprouvée pour sa beauté bestiale n’avait fait qu’augmenter. Peut-être Isabelle avait-elle pressenti cette répulsion, car elle insista à dessein.

— On l’a surnommé le bouc, mais auprès de moi il est doux comme un agneau. Nous n’avons échangé que quelques syllabes et il a trouvé le moyen de me dire qu’il pensait à moi et qu’il agiterait chaque soir une lampe rouge au sommet d’une terrasse de l’Albaycin pour me le rappeler. Ce n’est qu’un enfantillage, mais je manque tellement de distractions !

Il sembla à Almazan qu’on lui traversait l’âme avec un couteau. Il eut sur les lèvres quelques paroles méprisantes pour l’Almoradi dont la folie était célèbre dans Grenade mais il en eut honte et il ne les prononça pas.

Le ciel, depuis qu’ils causaient, s’était chargé de nuages et des gouttes de pluie faisaient de grands cercles dans le bassin de la cour des Myrtes.

Almazan s’était levé. Il expliqua qu’il ne pouvait guère demeurer plus longtemps. L’Émir avait beau professer les idées des libéraux Ommeyades dont il disait descendre, il prendrait certainement ombrage d’une aussi longue entrevue.

— Tu ne sais donc pas ! s’exclama Isabelle. L’Émir est parti. C’est un secret d’État que le Hagib et moi sommes seuls à savoir. Il a amené cinq cents cavaliers et ils vont aller ventre à terre pendant une partie de la nuit. As-tu entendu parler de la ville de Zahara, près de Ronda ? Il paraît que son église possède des objets d’une grande valeur et c’est là que doit être en ce moment la femme du majordome de mon père que je hais. Eh bien ! l’Émir va s’emparer cette nuit de Zahara et me rapporter demain le trésor sur un mulet et la femme du majordome avec une chaîne au cou.

Almazan frémit. La vieille guerre des Maures et des Espagnols interrompue depuis longtemps allait alors se ranimer cette nuit. Les rois catholiques avaient laissé sans réponse le refus de payer le tribut mais l’attaque de Zahara ne pouvait être que le premier coup d’une guerre sans merci.

Isabelle vida dans sa tasse la liqueur contenue dans l’alcarazas et elle but d’un trait. Ses yeux étaient noyés et ses lèvres humides comme si déjà l’approche du plaisir se faisait sentir. Le vent d’orage qui s’était levé soulevait ses voiles et semblait vouloir les ôter. Il y avait dans toute sa chair cet alanguissement que donne l’attente de la volupté.

— Cette nuit est à moi ! reprit-elle. Tu ne peux pas savoir le bonheur que cela représente. Ne m’abandonne pas. Je sens qu’il y a en toi une flamme qui est pareille à la mienne ; je te l’avoue, j’allais me donner cette nuit à ce jeune Almoradi. L’amour a dû le rendre intelligent car il a soudoyé les eunuques et il s’est arrangé pour pénétrer dans l’Alhambra sous le costume de l’un d’eux. Quand le soleil aura disparu, si je réponds au signal d’une lampe levée dans l’Albaycin, il viendra. Mais je n’aime pas cet Almoradi.

De grandes feuilles arrachées aux magnolias tourbillonnaient et parfois l’une d’elles tombait brusquement dans la pièce, comme un espoir nouveau, au seuil d’une soirée qui commence. Isabelle avait l’air d’une enfant qui a le désir d’un jouet. Sa voix était devenue persuasive et presque suppliante.

— Ne bouge pas de chez toi ce soir. Je simulerai une grave maladie et je te ferai appeler. Depuis que tu as guéri sa plaie à la jambe l’Émir te considère connue sa sauvegarde et celle de tous ceux à la vie de qui il tient. Rien ne paraîtra plus naturel. Et au fond je ne mentirai pas. J’ai besoin que tu me guérisses.

Comme à Séville, quand il l’avait déposée palpitante et fragile, sur son lit, Almazan eut tout à coup envie de l’étreindre. Des pas résonnèrent le long de la cour des Myrtes. Une esclave s’avançait, riant de la force du vent qui projetait son voile par-dessus sa tête.

— Soit ! dit Almazan. À ce soir.

Et il s’éloigna.

XII

les quatre lépreux

Chez lui, il apprit par un esclave que Christian Rosenkreutz voulait le voir immédiatement. Il mit son manteau et malgré la tempête qui soufflait il sortit de l’Alhambra.

Non loin de la porte des Étrangers, Rosenkreutz avait loué à un tisserand une maison étroite comme une cellule. Il était devant sa porte, sous les rafales de la pluie, et il eut un mouvement de satisfaction quand il vit Almazan. Mais celui-ci s’aperçut bientôt, quand ils se furent abrités dans la maison, qu’il n’avait rien de particulier à lui dire. Il se tenait devant lui en silence et il y avait une grande indulgence dans ses yeux brillants.

Almazan eut envie de tout lui raconter, la folie de son désir et la conversation qu’il venait d’avoir. Rosenkreutz l’arrêta.

— Chaque homme a une bataille à livrer, dit-il, celle de l’esprit contre la chair et il doit la gagner tout seul, parce qu’il n’y a de victoire féconde que celle que l’on remporte sans appui. Celui qui revient en arrière était parti avant l’heure et il connaîtra le dur recommencement. Comme je te souhaite de conquérir ce pouvoir qui n’est donné qu’aux élus, de ne voir dans la beauté de la matière que l’esprit qui en est le sens éternel et non la forme qui n’en est que l’expression passagère !

La forme ! la forme parfaite ! Ce mot évoquait pour Almazan le corps de la femme qu’il ne pouvait oublier. Ah ! la ligne tombante de l’épaule, le creux des reins et la jambe svelte comme une tige qui s’élance. Quel était l’esprit caché derrière l’ambre et le rose de cette peau ?

Le soir commençait à tomber. Almazan fit un mouvement pour se retirer.

— Je t’avais promis, fit Rosenkreutz, de te faire connaître Soleïman qui retrouve les incarnations des hommes. Nous sommes ici tout près de la maison où il vit avec ses trois frères dans le quartier des lépreux, je vais t’y conduire.

Almazan eut une hésitation. Isabelle pouvait l’envoyer chercher après la tombée de la nuit. La porte était déjà ouverte et Rosenkreutz descendait la rue.

Ils traversèrent les deux enceintes de la porte des Étrangers, marchèrent quelque temps sous la pluie qui redoublait et atteignirent la léproserie.

Elle était entourée d’une haute muraille d’une couleur si jaune, si affreuse qu’elle avait l’air elle-même attaquée par la maladie qu’elle enfermait dans son vaste cercle. Cette muraille était percée d’un très grand nombre de portes pour permettre aux habitants qui ne pouvaient sortir de cette enceinte, de venir acheter leur nourriture aux marchands qui y affluaient chaque matin.

Et cela faisait auprès de Grenade une ville morne que rien n’aurait distingué d’une autre si un particulier silence ne l’avait emplie. Ce silence provenait non de l’absence de joie à vivre, car la joie était aussi grande là qu’ailleurs, mais de l’interdiction de tout négoce, la maladie étant censée se communiquer par la circulation des objets plus que par l’attouchement des personnes. Et plus impressionnant, les jours de pluie, était le grand silence de cette ville, car alors tous les lépreux sortaient devant leur seuil et tendaient au ciel leur visage et leur corps pour qu’ils soient lavés, attribuant une force mystérieuse de guérison à la pluie.

Le crépuscule aggravait les tons crayeux des maisons. Il y en avait de riches avec des jardins, mais par le fait de la nature sablonneuse du sol, la végétation avait quelque chose de malingre, les palmiers étaient tuméfiés, les pins laissaient couler une résine plus abondante et pareille à de l’humeur. Les masures délabrées se succédaient, elles avaient l’air collées les unes aux autres et leurs façades étaient fendillées, prêtes à se détacher comme des croûtes.

Rosenkreutz et Almazan glissaient par les longues ruelles, regardant parfois une face plus grande que nature avec des yeux énormes, effleurant des corps blanchâtres qui, à leur approche, s’écartaient précipitamment et ils n’écoutaient pas des excuses bredouillées ou de rauques salutations.

Une grande ombre s’étendit au-dessus d’eux.

— Voici la demeure des quatre frères, dit Rosenkreutz. C’est une ancienne forteresse qui a été rebâtie par eux. Leur histoire reste pour moi inexplicable. Le mal les a atteints presque en même temps. Tous quatre étaient des hommes mauvais et débauchés, au point que le prédécesseur d’Abul Hacen songeait à les bannir de Grenade. Soleïman, à la suite d’une nuit plus agitée que les autres passée dans la compagnie de ses frères, eut une sorte de révélation. Il prétendit que le Prophète lui était apparu et il se mit à mener une vie ascétique, mais d’un ascétisme spécial, celui d’une très ancienne secte de Soufis qui recherchent l’extase divine dans l’ivresse du vin. Il eut alors, par intermittences d’abord, puis de plus en plus fréquemment, des visions du passé et le don lui vint de lire dans la lumière astrale les vies précédentes des hommes. En même temps les symptômes de la lèpre s’étaient développés chez les quatre frères. L’Émir qui ne les aimait pas se hâta de les envoyer ici. Ils acquirent alors cet antique château, qu’ils aménagèrent somptueusement. Soleïman a accepté sans se plaindre sa destinée tandis que ses frères, plus assoiffés de plaisirs que jamais, vivent auprès de lui dans une rage constante.

Les deux hommes avaient traversé un enclos où la pluie claquait sur des feuilles qu’on ne voyait pas. Ils perçurent la présence d’hommes couchés qui étaient peut-être des serviteurs, peut-être les maîtres du lieu. Quelqu’un reconnut Rosenkreutz car une voix brisée sortit de l’ombre et cria :

— Il est là. Vous pouvez entrer.

Almazan frissonna tant étaient sinistres cette grande bâtisse de pierre et ces malades étalés au milieu des flaques qui luisaient.

Au haut d’un long escalier tortueux qui, dans des guerres passées, avait dû servir à des guetteurs et à des archers, ils poussèrent une porte et ils se trouvèrent, dans une salle qui ressemblait à un tombeau égyptien, en présence de Soleïman.

Assis, les jambes croisées, il pleurait. Il ne fit pas un mouvement. Seulement ses paupières se soulevèrent deux ou trois fois et un léger signe de son doigt gonflé pria les visiteurs d’attendre en silence.

Rosenkreutz prit place à côté de lui. Almazan, se tint un peu à l’écart. À la fin Soleïman parla, mais il s’adressait plus à lui-même qu’à celui qui était près de lui.

— Khadidja ! La princesse Khadidja ! Ils ont prétendu tous trois que c’était elle, qu’elle était sortie de son tombeau et ils faisaient claquer leurs dents branlantes et ils tremblaient encore de désir ! Mais l’autre était une pauvre jeune fille qu’un navire barbaresque avait enlevée à Corfou… L’autre était une chrétienne et elle est morte ! Comment serait-ce la princesse Khadidja ?

Almazan, entendant ces paroles incompréhensibles, se rapprocha.

Des larmes coulaient toujours sur le visage de Soleïman. Il sortit pourtant de sa méditation, il essuya son visage et il se tourna vers Rosenkreutz en murmurant :

— Comme l’a dit le poète, les larmes sont l’offrande d’une âme en peine.

Puis il ajouta avec un sourire déchirant :

— Ah ! bien en peine !

Et tout d’un coup il se pencha en avant, le visage illuminé par une expression de douleur et d’intelligence.

— Christian Rosenkreutz, toi qui es parti d’Allemagne et qui as marché vers l’Orient jusqu’au jour où tu as rencontré ces hommes sages qui t’enseignèrent le double symbole de la rose et de la croix, toi qui as reçu la mission de perpétuer la vérité, crois-tu que celui qui a tué dans cette vie peut être pardonné un jour ?

— Il n’y a pas de pardon pour les fautes, dit doucement Rosenkreutz. Il y a une loi d’équilibre. L’effet suit la cause et leur enchaînement peut être appelé pardon.

— Mais sans doute tu te détournerais si tu savais qu’un de ceux que tu as choisi comme un de les frères a volontairement versé le sang.

— Il n’y a de vrai crime que contre l’esprit.

— Écoute. Tu ne sais rien parce que tu n’étais pas à Grenade en ce temps-là. Je vivais alors de la même manière que mes frères et mes passions étaient encore plus effrénées. Imagine le pire. Une créature sans défense livrée à quatre forcenés, une créature dont le visage ne reflétait que des pensées élevées, servant de jouet à quatre hommes ivres, torturée, violée durant toute une nuit et assassinée quand l’aurore vint. Oui, une esclave achetée au marché, mais si parfaite par l’âme qui sortait de son regard ! Ce fut le plus misérable des quatre, le plus débauché qui la frappa en plein cœur, sans autre raison que la volupté du crime. Ce fut moi. Je me souviens qu’après je me mis à rire et que je la traînai par les pieds dans le jardin pour l’enterrer. Sa chevelure n’en finissait plus. Elle s’accrochait aux buissons et je tirais en riant. Je trouvai une pelle de jardinier, je fis un grand trou et je l’y jetai sans cesser de rire. Puis je remis la terre et je replaçai même le gazon. Quand ce fut fini, je m’assis en tenant mes genoux dans mes mains et je restai là, hébété, à regarder le soleil qui se levait au milieu d’un bouquet de cactus, maîtrisant encore des hoquets de rire. Mais le soleil ne se leva pas pour moi. Il ne devait plus se lever. À sa place, au milieu des cactus, inaccessible comme la beauté morale, triste comme l’âme qui s’éveille, il y avait le visage du Prophète qui me regardait. Je reconnaissais celui dont aucune image n’a reproduit les traits. Il me fixait et sa tristesse était comme un crépuscule. Alors je suis tombé sur le sol inanimé, et quand je suis revenu à moi, j’ai demandé avec une force puissante à Allah de me punir dans cette vie. J’ai été exaucé par cette maladie du corps et j’attendais l’autre châtiment. Peut-être va-t-il venir ? Mes trois frères sont allés aujourd’hui aux portes de la léproserie à l’heure où les marchands dressent leurs boutiques ambulantes. Or, la princesse Khadidja, la nièce de l’Émir, s’y était rendue aussi pour distribuer des aumônes aux lépreux pauvres. Et mes frères sont revenus, en proie à une sorte de démence, prétendant que la princesse Khadidja était exactement semblable par la grâce du visage et la sveltesse du corps à la jeune fille qu’ils avaient violentée, que j’avais assassinée et dont nous gardons, eux et moi, un souvenir immortel mais différent. J’ai pensé qu’une merveilleuse ressemblance entre ces deux créatures, la vivante et la morte, allait être la forme nouvelle de ma peine, qu’il me faudrait désormais me tenir aux portes de la léproserie parmi les mendiants pour l’apercevoir et savourer mon remords avec plus de force. Et c’est pourquoi je pleurais sur moi.

La nuit était à peu près tombée et la pièce n’était éclairée que par la lueur des étoiles naissantes.

— C’est le moment où Isabelle, peut-être, envoie quelqu’un me chercher, pensa Almazan.

Et il fit un pas en avant car Soleïman avait saisi sa tête dans ses deux mains et ne bougeait plus. Mais Rosenkreutz se penchait sur lui, retenant Almazan d’un geste de la main.

— Il y a derrière toi un des nôtres dont l’âme est tourmentée et qui est au commencement de son épreuve. N’as-tu rien à lui dire ?

Soleïman resta immobile et Rosenkreutz, croyant qu’il ne l’avait pas entendu, allait renouveler sa question quand il murmura :

— Je vois un grand paysage maritime, une ville pleine de monuments et deux êtres joints par la lumière diffuse du désir… Il l’emmène… Je vois d’autres villes et le rouge du désir qui enveloppe l’homme et la femme pâlit, devient couleur de cendres… Maintenant ils se sont séparés… il l’a abandonnée… Il doit y avoir une grande souffrance chez la femme, car elle tourne comme une bête et le bleu de son intelligence perd sa couleur, devient lavé, se mêle à la couleur brique du désespoir morne. Lui est très loin, il l’a oubliée. Il n’y a pas de douleur dans sa vie. Sa pensée semble se développer extrêmement. Il doit appartenir à la plus haute élite. Le bleu azuré de la spiritualité rayonne autour de lui, mais là-bas, la petite flamme bleuâtre qu’il avait laissée en chemin a pris des tons sales et s’est éteinte. Il n’y a plus rien.

Almazan n’écoutait que distraitement. Il mesurait le temps qui passait.

— Voilà pour l’ancienne vie, dit Rosenkreutz. Mais peux-tu voir les possibilités des événements dans la vie actuelle.

Un temps assez long s’écoula et Soleïman reprit sur le même ton bas :

— Quelle mystérieuse loi, celle qui fait se réincarner en même temps pour la haine ou pour l’amour ceux qui se sont haïs ou aimés ! Les voilà côte à côte. Ils se sont rencontrés dans la même ville. Son désir d’être belle dans sa vie précédente l’a rendue belle dans celle-ci et elle a perdu la résignation et la fidélité qui avaient fait son malheur. Elle est maintenant comme une force naturelle qui a besoin de se répandre. Lui, a recueilli tous les avantages des efforts passés et la lumière qui est autour de lui est d’un bleu presque aussi pur que le tien. Je vois les êtres dans un brouillard, comme des lampes en mouvement. Mais tandis que la clarté que tu formes, toi Rosenkreutz, est solitaire et d’une essence inaltérable la sienne est dépendante d’une autre et peut devenir, en un instant, écarlate comme la passion ou brune comme l’amour du mal.

— Ne distingues-tu pas, dit Rosenkreutz, quelques-uns des faits que ces causes doivent inéluctablement engendrer.

Soleïman se balança longtemps de droite à gauche, si bien qu’Almazan put croire qu’il n’ajouterait plus un mot.

— Non. Tout est voilé. Il y a de grandes catastrophes. La volonté humaine peut toujours modifier ce qui paraît inévitable, mais elle est elle-même prisonnière des causes. Il y a des villes détruites et tellement de sang répandu ! Et ce ne sont pas seulement des corps, il y a bien des âmes qui périssent ! Le mal semble triompher. Je vois comme une marée sombre qui roule le fanatisme et l’ignorance. L’esprit recule et semble mourir. C’est l’effort spirituel de toute une race qui est anéanti. Et ce qui déclanche cet événement gigantesque c’est peut-être l’injustice commise sur une âme, dans une autre existence, par l’homme qui est derrière moi.

Soleïman avait laissé retomber sa tête en avant et il semblait ne plus vouloir parler davantage. Rosenkreutz s’était levé en silence et il fit signe à Almazan de le suivre.

Dehors la pluie avait cessé mais le vent soufflait en tempête. La ville des lépreux était déserte. Ils en sortirent et marchèrent vers Grenade. Mais Almazan ne se hâtait plus.

— Ai-je mal compris ce qu’a dit Soleïman, demanda-t-il ? Comment une action accomplie par moi dans une autre vie pourrait-elle avoir de si incalculables conséquences ?

— Le mystère des causes est impénétrable, dit Rosenkreutz. Une âme qui est déchue parce qu’elle a été dépouillée de sa part d’amour, roule dans l’infini des vies comme si elle était lancée par le désespoir. C’est l’injustice qui enfante le mal et l’injustice d’un homme intelligent et juste est ce que le monde peut créer de plus terrible.

Rosenkreutz avait fait faire un grand détour à son compagnon le long des remparts.

— Seulement, ajouta-t-il, Soleïman n’est peut-être qu’un visionnaire qui a gardé d’anciennes habitudes d’ivresse et tire de son imagination des images incohérentes qu’il croit sincèrement puiser dans la lumière astrale où le passé est inscrit.

Almazan poussa un soupir de soulagement.

— Nous savons peu de chose, dit encore Rosenkreutz. La sagesse prend souvent la forme de la folie et comment distinguer la part de vérité qu’il y a dans la fantasmagorie des rêves ?

Ils étaient rentrés dans Grenade et ils étaient arrivés devant la maison de Rosenkreutz. La nuit orageuse se déroulait avec les sombres nuages du ciel et Almazan calcula qu’elle devait être assez avancée pour que le messager envoyé par Isabelle eût frappé en vain à sa porte. Il serra la main que lui tendait Rosenkreutz, mais il ne se dirigea pas vers l’Alhambra. Il marcha au hasard dans les rues. Ses pensées se pressaient en foule dans son cerveau, il ressentait une sorte d’ivresse et le vent ajoutait au désarroi de son esprit. Il avait longé les quais du Darro et gravi, par la rue des Couteliers, une des pentes de l’Albaycin.

Il leva soudain les yeux et il aperçut la grande masse de pierre que faisait l’Alhambra avec ses tours irrégulièrement dressées. Aux pieds de l’une d’elles sur une galerie tournée vers les montagnes, il vit se mouvoir une goutte de lumière rougeâtre qui devait être une lampe. Cette goutte lumineuse se leva et s’abaissa deux ou trois fois puis disparut.

Almazan se souvint des paroles d’Isabelle. Dépitée de son absence, elle appelait auprès d’elle l’Almoradi Tarfé.

Ah ! le plaisir perdu ! La volupté qu’on aurait pu serrer contre soi et qu’on ne retrouvera plus ! Est-ce que le service de la vérité auquel il s’était voué était assez impérieux pour l’empêcher de posséder une femme dont il avait envie ? Certainement Rosenkreutz avait deviné son trouble et il l’avait détourné exprès, il lui avait volé ses heures d’amour !

Il se mit à courir dans l’Albaycin. Il descendit des rues au hasard. Il s’égara. Il remonta, essoufflé, hagard, la rue qui conduisait à l’Alhambra et il arriva à la porte de la Loi pour voir de loin deux eunuques qui y pénétraient. Il les reconnut aux magnifiques robes rouges qui étaient depuis quelque temps leur uniforme et dont les manches amples et les ceintures cramoisies étaient copiées sur celles des eunuques du sultan de Constantinople.

Le plus grand des deux échangea quelques plaisanteries, en passant, avec les soldats de garde. L’autre avait un turban enfoncé sur les yeux et Almazan reconnut, à la lueur du falot qui brûlait contre la muraille, la silhouette de Tarfé. Il avait ce je ne sais quoi d’entraînant et de léger que donne le bonheur.

Alors, Almazan, sans se retourner, à petits pas, redescendit vers la ville. Il ne pensait plus à rien. Il avait la tête vide. Il marcha encore très longtemps, prenant plaisir à faire jaillir sous ses pas les grandes flaques d’eau laissées par la pluie.

XIII

le massacre des almoradis

La ville de Zahara passait pour imprenable parce qu’elle n’avait qu’une porte et qu’elle était adossée sur deux côtés à de hauts couloirs rocheux. Comme la tempête se déchaînait, il n’y avait pas de guetteurs sur les tours, et les remparts n’étaient parcourus que par les larges ondées de la pluie.

Abul Hacen et les cinq cents hommes d’élite qu’il avait amenés, s’approchèrent des murailles, grâce à l’épaisseur des ténèbres et y placèrent des échelles sans que l’alarme fût donnée.

L’Émir ne put, comme il le désirait, être le premier à pénétrer dans la ville. Quand il mit le pied sur une échelle elle faillit se rompre sous son poids. Trempé jusqu’aux os, frémissant, plein d’ardeur, il avait attendu que la porte fût forcée. Il s’était alors précipité en courant dans les rues, cherchant à combattre. Mais la forteresse était déjà prise, les gardes des tours avaient été massacrés. Parfois, sur une place, un petit groupe d’Espagnols essayait de résister. L’Émir arrêtait alors l’élan de ses hommes pour pouvoir s’élancer seul, au milieu d’eux, frappant de son cimeterre à droite et à gauche. Il sentait alors une folie juvénile le posséder et il savait que le courage dont il faisait preuve serait par la suite le sujet de maints récits qui seraient rapportés dans l’Alhambra et feraient l’admiration d’Isabelle.

Une seule maison où s’était barricadé le vieil Antonio de Cuerdo et ses dix enfants coûta plus d’hommes à prendre que toute la ville. Ils avaient fait des trous dans la porte et ils tiraient à bout portant avec leurs arquebuses. Il fallut brûler la maison et on eut beaucoup de mal parce que la pluie éteignait sans cesse les brandons enflammés jetés sur le toit. Ailleurs, une jeune femme courageuse, tapie comme un chat derrière une porte, parvint à ouvrir le ventre de deux soldats Maures avec un couteau minuscule. Elle fut l’occasion d’une rixe. Il s’agissait de la punir. On lui avait lié les mains et on lui avait arraché ses vêtements. Deux partis se formèrent et faillirent en venir aux mains. Les uns voulaient l’épargner et la violer à leur aise. Les autres préféraient lui donner la mort sur-le-champ.

Mais presque tous les habitants se rendirent sans résistance. Des sonneries de trompettes les rassemblèrent sur la grande place où ils demeurèrent pendant que leurs maisons étaient pillées. Ceux qui eurent l’imprudence de rester chez eux tombèrent sous les coups de soldats enivrés par l’extraordinaire alcool du combat. Les richesses qu’on trouva furent immenses et il fallut trois journées pour les entasser sur des chariots.

Abul Hacen nomma un Alcaïde et plaça une garnison dans la forteresse. Le septième jour, il se mit en marche pour rentrer à Grenade. Il ressentait une joie extraordinaire de sa victoire et de la vigueur dont il avait fait preuve. Il s’était occupé de tout, des approvisionnements, de l’ordre dans lequel les prisonniers défileraient quatre par quatre au milieu de ses soldats, de la manière dont on traînerait quelques canons en guise de trophées.

Comme il était encore en vue de Zahara et qu’il gravissait une hauteur, il se retourna pour jouir de l’étendue de sa puissance. Mais les longues files de Génétaires avec leur veste courte en drap grenat flottant sur leurs cottes de mailles dorées, ne caracolaient pas sur les deux côtés de la route. Il ne vit pas les nobles sous les draperies de leurs manteaux recouverts de pierres précieuses avec les aigrettes de leurs turbans colorées et palpitantes comme de fabuleux insectes, ni les Silahdars portant la lance et l’adarga. Le cortège des prisonniers avait disparu. Le pas des chevaux, le froissement des armes, les murmures et les cris faisaient pourtant le même bruit derrière lui, mais il ne voyait rien qu’un crépuscule où les ténèbres accouraient de tous les côtés.

— Isabelle ! répéta-t-il à plusieurs reprises.

Ce doit être une magie puissante que celle du nom de la femme qu’on aime, car les montagnes se replacèrent dans l’horizon, il vit les Genétaires avancer, les aigrettes luire et, le front baigné de sueur, il se hâta vers Grenade.

Toute magie a deux sens, tout visage est faste et néfaste tour à tour, toute pensée vous déchire et vous enchante selon l’heure où elle est pensée.

— Isabelle ! répétait-il la tête dans ses mains ; et l’incantation de ces syllabes faisait accourir autour de lui d’inconcevables images.

Avant tout il fallait réfléchir, peser les vraisemblances dans la balance de la raison, être prudent, rusé, hypocrite.

L’accusation venait d’Aïxa et avait par conséquent toutes raisons d’être mensongère. Ne valait-il pas mieux en rire ? Mais Aïxa qui était pieuse avait juré sur le Koran, ce qui n’était encore jamais arrivé. Le Hagib avait aussi juré sur le Koran qu’Isabelle était au-dessus de tout soupçon. Mais le Hagib ne croyait à rien et il avait ajouté aussitôt quelques sages conseils sur la nécessité de ne s’occuper que de la guerre qui commençait. L’Almocaden qui commandait la garde à la porte de la Loi croyait bien avoir vu passer depuis quelques jours un nouvel eunuque dont il n’avait pas encore remarqué le visage, mais il ne se rappelait pas avec quel autre eunuque il était passé. L’énormité du fait, l’audace nécessaire pour l’exécuter semblaient prouver que tout n’était que calomnie. Il n’y avait pas à Grenade un jeune homme capable d’un tel crime et d’une telle folie. Pourtant, si l’on y réfléchissait, il était aisé de s’introduire jusque dans la chambre d’Isabelle sous le costume d’un eunuque. Mais est-ce qu’il n’y avait pas une porte de bronze, une muraille d’acier trempé autour de la créature aux yeux d’or, et cette porte inviolable, cette muraille haute jusqu’aux étoiles étaient taillées dans le marbre et l’acier de son amour.

Cependant il était bien obligé de se rappeler que le jour où il était revenu de Zahara, elle avait des yeux étrangement battus et il avait remarqué des bleus sur ses cuisses comme si des mains les avaient serrées fortement. Il lui en avait demandé la cause et elle lui avait répondu qu’elle s’était heurtée par mégarde en marchant parmi l’obscurité de sa chambre. Mais le caractère symétrique de ces bleus, comment l’expliquer ? Un double choc était impossible ! Terre et ciel ! Il n’y avait pas doute ! C’étaient les doigts du jeune Almoradi Tarfé qui avaient ouvert le fruit délicieux où il buvait le suc de son ultime jeunesse.

Les vieillards du Meschouar et les chefs des grandes familles l’attendaient dans la salle des ambassadeurs pour les décisions relatives à la levée des troupes. Dans une autre salle, il y avait les six Walis des provinces et les vingt-quatre Wazirs des districts qui avaient besoin d’ordres précis pour la défense des frontières. Sur la place des Aljibes, Daoud, l’Émir de la mer, marchait de long en large à côté de son cheval sellé. Il comptait partir sur-le-champ pour Almeria avec la mission de s’y embarquer et de conduire les navires Mauresques contre les ports Espagnols. L’attaque brusquée dont le plan était résumé sur un parchemin qu’il tenait dans la main pouvait avoir d’incalculables résultats à la condition qu’elle soit exécutée sans délai.

Il s’agissait bien de cela !

Le Hagib soulevait parfois la tenture de la chambre où l’Émir marchait maintenant de long en large et d’autres fois c’était le muet Ali qui montrait son visage fidèle. Abul Hacen les renvoyait d’un geste impérieux.

Ah ! s’il avait su ! Il aurait examiné avec soin le dessin de ces bleus sur les cuisses bien-aimées. Il aurait peut-être reconnu une indéniable trace de doigts. Maintenant il était trop tard. Le temps avec son inlassable patience avait rendu aux jambes lisses leur blancheur parfaite.

Et soudain, Abul Hacen s’arrêta. Il tomba au milieu des coussins de son divan. Il avait les yeux exorbités et il mordit une étoffe pour ne pas hurler. Une pensée venait de naître dans son esprit, une pensée éveillant comme une flamme, une curiosité qui n’a plus de fin, une de ces curiosités amoureuses qui ne sont jamais rassasiées parce qu’elles se perdent dans le mensonge de la femme et dans le silence de l’homme.

Les bleus des cuisses étaient peut-être des morsures ! Ce n’étaient pas des mains, mais des dents humaines qui en avaient dessiné le contour avec la tendre fureur de la volupté.

Il ne le saurait jamais ! Il y a des détails qu’aucune bouche ne rapporte. Il y a un inviolable secret plus silencieux que le mystère de la mort. Le roi Ferdinand et la reine Isabelle pouvaient préparer une armée formidable tout à leur aise. Le duc de Medina-Sidonia venait de se réconcilier avec le marquis de Cadix, que lui importait ! Le sultan d’Égypte demandait cinq cent mille mitcals d’or en échange de son alliance, eh bien après ? Il n’y avait qu’un seul problème grave, immédiat, hallucinant. C’était l’origine de ces bleus sur les cuisses de sa bien-aimée, ces bleus qui étaient devenus noirs, puis qui avaient doré comme des raisins pour se perdre dans l’océan lunaire de sa peau, comme de mystérieuses barques chargées de luxure.

La vie est encore belle tant qu’il y a un doute. Mais la certitude est comme une plaine désolée où l’on n’aperçoit au loin que la tour noire de la vengeance.

L’Almocaden de la porte de la Loi avait reconnu l’eunuque et l’eunuque avait avoué dans la torture qu’il avait introduit Tarfé dans l’appartement d’Isabelle. Et le fait en lui-même n’était rien s’il avait gardé un caractère lointain, anonyme, mystérieux. Mais Abul Hacen connaissait d’autres choses plus affreuses.

Ce Tarfé, n’étant pas très intelligent, s’était vanté. Il avait donné certains détails et ces détails circulaient de bouche en bouche. Toute la famille des Almoradis se réjouissait de l’aventure.

— Quand il revient de l’Alhambra, il a les yeux battus jusqu’au menton, avait dit un des oncles.

— Le bouc a enfin trouvé sa chèvre, répétait sans cesse un autre dont la haine pour Abul Hacen était ancienne et très connue.

Abul Hacen se souvenait que cette famille des Almoradis ne l’avait jamais aimé. Elle était marocaine d’origine. Elle avait combattu son grand-père et malgré les avantages dont il l’avait comblée elle était restée sourdement hostile. Ah ! que ne s’était-il appuyé plutôt sur les Zegris. Ils étaient rigoristes c’est vrai, mais fidèles. La vertu, il le voyait bien, avait tout de même du bon et les souverains Almohades n’étaient pas si fous quand ils punissaient de mort les femmes qui marchaient dévoilées. Maintenant il était la fable de Grenade. Lui qui, quelques jours auparavant dans les rues de Zahara, avait fait l’admiration de ses soldats, n’était plus qu’un vieillard que la femme qu’il aimait trompait avec un jeune homme vigoureux. Il aurait mieux valu tomber du haut de la plus haute mosquée de Grenade.

Mais les détestables Almoradis allaient apprendre à le connaître !

D’abord, il allait poignarder Isabelle. Ensuite…

Isabelle ! La lumière de l’aurore ! Est-ce qu’il n’en était pas illuminé. Est-ce que ses prunelles ne se mouillaient pas, quand il faisait chanter les syllabes de son nom ? Et si elle l’aimait tout de même ? Il y a des femmes qui ont des caprices passagers. Elles les satisfont et elles reviennent avec plus d’ardeur à l’homme qu’elles aiment. Lui-même était ainsi. Les femmes, au fond, sont poussées par les mêmes instincts que les hommes.

Non, il ne tuerait pas Isabelle. Savoir dans quelle mesure elle avait aimé Tarfé, et se venger en même temps des Almoradis, tel était le problème et il avait pour le résoudre un moyen simple, aisé, ingénieux.

Il ne s’ouvrirait pas de son projet au Hagib. Cet homme avait un esprit assez borné et mesquinement fixé sur les intérêts du royaume. En outre, il avait laissé voir une monstrueuse indifférence pour la trahison d’Isabelle. Est-ce que même il n’avait pas légèrement levé les épaules en l’apprenant ? Le Hagib était stupide. Il agirait seul.

Le soleil allait bientôt se coucher. Un crépuscule translucide baignait la cour des lions.

— Toi qui es la source de mon bonheur, je veux que tu sois témoin du châtiment de mes ennemis.

L’Émir enlaçait Isabelle avec une tendresse feinte qui ne la laissait pas sans inquiétude.

Au fond de la cour des Lions, il y avait une salle de repos pleine de divans qu’on appelait la salle des roses. Un jet d’eau jaillissait au milieu et un balcon la dominait, où on parvenait par un étroit escalier. C’est sur ce balcon qu’ils s’assirent tous les deux. Des silhouettes patibulaires remplirent la salle des roses.

— Pourquoi as-tu fait venir ces gens sinistres ? dit Isabelle.

— J’ai été offensé. Nous avons été offensés, toi et moi. Le sang des calomniateurs va couler, répondit Abul Hacen.

— Il n’y a aucune nécessité à ce que je demeure là, dit encore Isabelle en se soulevant.

Abul Hacen la retint en lui serrant le poignet avec une telle force qu’elle comprit confusément ce qui allait arriver et qu’elle eut peur.

Le premier des Almoradis qui répondit au message d’Abul Hacen fut Ahmed ben Alhassan qu’avait enrichi le commerce des bijoux. Il était porté à la flatterie et a l’humilité et l’habitude des courbettes lui avait, à la longue, donné une inclinaison du corps en avant.

À peine entré dans la salle des roses il saluait déjà et cela permit à Haroun le bourreau de lui porter aisément un grand coup de cimeterre sur la nuque qui lui détacha presque la tête. Puis on tira son corps dans un coin. Isabelle avait poussé un cri d’épouvante et sans doute l’Almoradi qu’on fit entrer ensuite l’entendit, car il ne fit qu’un seul pas en avant et s’arrêta, regardant à droite et à gauche d’un air effaré. Il reconnut Haroun ou il aperçut le corps de son parent dans le crépuscule de la pièce que n’éclairait qu’une seule lampe placée au fond. Il recula.

Le bourreau lui porta deux coups qui lui fendirent le visage. Il tourna sur lui-même et gesticula, défiguré, sanglant, jusqu’à ce qu’un coup de poignard dans les reins l’eût fait tomber mort dans le bassin dont il rougit l’eau avec son sang.

Il arriva pour le vaillant Ismaïl une chose extraordinaire. Il passait pour être invincible à la guerre et des témoins dignes de foi affirmaient qu’ils avaient vu les flèches glisser sur lui. Il reçut trois coups d’Haroum sans en paraître incommodé ; il tira un poignard recourbé qu’il avait dans sa ceinture et adossé à la muraille il fit face à ses ennemis. Tous se ruèrent sur lui. Il avait saisi un grand vase de porcelaine dont il se protégeait. Son bras droit avec lequel il essayait de frapper était tellement tailladé qu’il lançait des jets de sang à chaque geste qu’il faisait.

Abul Hacen, dressé sur le balcon, suivait cette lutte et avait envie de descendre pour s’y mêler. L’Almoradi l’aperçut et lui lança des injures. Elles se perdirent dans le bruit. L’émir distingua pourtant :

― Misérable aveugle !

Et sa rage redoubla ; car ne sachant pas si l’aveuglement dont il était question avait trait à sa vue ou à son amour pour Isabelle, il l’interpréta dans les deux sens et reçut deux offenses.

Le vaillant Ismaïl s’affaissa soudain. Haroun et ses compagnons se précipitèrent. Mais ce n’était qu’une feinte ! L’Almoradi voyant que toute résistance était inutile avait résolu de faire mourir au moins un de ses bourreaux. Celui qu’il saisit fut troué, ravagé, ouvert en deux et Ismaïl percé de coups, déjà mort, plongeait encore sa lame tenace dans la poitrine ennemie.

Abul Hacen trépignait sur son balcon. C’était un usage centenaire de garnir chaque matin cette salle de roses énormes. Il y en avait de rouges, de blanches, de violettes et toutes trempaient maintenant dans le sang, étaient répandues comme les larmes de la beauté devant le triomphe du mal. Ce sang, les pétales salis des fleurs et les pourpres manteaux des Almoradis tués se mêlaient en une seule harmonie rougeâtre où passaient, comme des fantômes, des silhouettes d’hommes disloquées par la fureur.

Isabelle s’était évanouie, mais Abul Hacen était décidé à la réveiller quand Tarfé paraîtrait, en la secouant par sa chevelure ou en lui piquant au besoin le sein avec son poignard.

Car Tarfé allait paraître. Pour être certain de sa venue, Abul Hacen avait donné un message écrit au fidèle Ali. Cette scène n’était organisée que pour la mort du jeune homme et pour voir quelle qualité de douleur cette mort inspirerait à Isabelle.

D’autres Almoradis expirèrent tour à tour. Les salles de l’Alhambra se remplirent de rumeurs Le Hagib qui, seul, aurait pu intervenir, était absent. Un eunuque qui était ivre ou à qui la peur avait fait perdre la raison se mit à courir, une torche à la main, en criant des paroles incompréhensibles. Puis tout à coup, à travers les couloirs et les jardins, passa comme un souffle, une sorte d’angoisse qui fit que chacun se tut et attendit.

Mais dans la salle des roses où s’entassaient les morts et où une folie sanguinaire possédait les âmes, Tarfé ne vint pas. Le muet Ali était pourtant allé dans sa maison et lui avait remis en mains propres un amical message d’Abul Hacen, le conviant à venir entendre des chanteurs à l’Alhambra. Cette invitation n’était anormale que parce qu’elle était écrite de la main même de l’Émir au lieu de celle d’un de ses scribes.

Tarfé était au pied de l’escalier de son palais et son père, le vieil Ali-Hamad, se tenait à côté de lui. Il lui montra non sans orgueil, la grande feuille de parchemin, avec le sceau de l’Émir et il prit son manteau pour sortir.

Mais alors Ali, qui était demeuré immobile, étendit la main. Le chef de la famille des Almoradis et son fils Tarfé ne saisirent pas tout d’abord la cause de ce geste. Ils considérèrent le bras étendu d’Ali, et ils s’interrogèrent l’un l’autre du regard. Mais quand leurs yeux se furent portés sur le visage du muet, ils comprirent. Ce visage reflétait la pitié, la tristesse des âmes simples, qui ne s’expliquent pas la haine et s’efforcent de la limiter quelquefois par une invisible bonne action.

Le bras d’Ali était retombé le long de son corps et son visage essayait de redevenir impassible.

C’est bien ! Il pouvait se retirer. Tarfé ne pénétrerait pas dans l’Alhambra avant de s’être informé du danger qui le menaçait. Le salut vient souvent d’un inconnu qui s’en va sans récompense et qu’on ne doit plus revoir.

Quand Tarfé arriva à cheval dans la rue qui va du Darro à la porte de la Loi, il vit un rassemblement où se trouvaient plusieurs Almoradis. Au milieu de ce groupe un jeune homme d’une quinzaine d’années qui avait les lèvres peintes et le visage maquillé parlait avec animation, levant une main délicate dont les ongles étaient recouverts de carmin et qui serrait une branche d’oranger.

Tarfé reconnut dans ce jeune homme le jeune Abdallah, l’amant de son cousin, Abu-Saïd, le débauché.

Quand Abu-Saïd, mandé comme les autres Almoradis par Abul Hacen, était arrivé à la porte de la cour des Lions, il avait déclaré aux gardes qu’il ne se séparait jamais de l’adolescent au beau visage dont il était accompagné. Négligemment appuyé sur son épaule, il s’était promené de long en large dans la cour, attendant son tour d’être reçu. Au moment où on l’avait appelé, il avait cueilli une branche d’oranger et il l’avait remise au jeune Abdallah avec la tendresse qu’aurait apportée un autre homme pour faire présent d’une fleur à une femme.

L’adolescent qui se tenait près de la salle des roses avait entendu un grand cri de mort. Il avait aperçu un filet de sang sous le bronze de la porte. Il s’était enfui et on l’avait laissé passer, aucun ordre n’ayant été donné à son sujet. Maintenant haletant, tremblant, il racontait ce qu’il avait vu et entendu aux Almoradis et sa voix en fausset que l’émotion cassait encore avait quelque chose de ridicule et de tragique.

On délibéra pour savoir ce qu’il convenait de faire.

Mousa appuyé par Tarfé voulait qu’on allât chercher des armes et qu’on tentât l’assaut de l’Alhambra. D’autres, plus sensés, parlèrent de quitter la ville. Beaucoup d’Almoradis étaient morts. Comment grouper leurs serviteurs ? Quelles étaient les familles sur lesquelles on pouvait compter ? Ce fut la violence de Tarfé qui décida de la fuite de tous. N’était-ce pas son imprudence qui était la cause première du mal ? L’essentiel était de prévenir les Almoradis qui n’avaient pas encore répondu à l’appel de l’Émir. On aviserait le lendemain.

La lune se levait. Tarfé et Mousa se trouvèrent seuls. Ils partirent au galop dans les rues étroites de l’Albaycin et il n’y eut plus qu’un enfant de quinze ans, assis par terre, qui sanglotait le long d’un mur.

Et ce ne fut que tard dans la nuit qu’Abul Hacen sut enfin à quel point il était aimé d’Isabelle. Celle que l’on nommait la lumière de l’aurore pensa qu’il y allait de la vie et elle ne ménagea ni les paroles emportées, ni ces actions accomplies au bon moment et qui versent l’oubli aux amants ulcérés.

Quand la lune fut haute dans le ciel, l’Émir eut envie de respirer et il marcha sur la terrasse de la chambre où Isabelle, parmi les coussins, goûtait un sommeil durement gagné. Il était comme un homme qui a bu un mélange d’opium et de nepenthès. Il se sentait étrangement léger.

De l’endroit où il était accoudé, il voyait une porte qui donnait sur la cour des Lions. Des esclaves y passaient, portant des corps. Mais ils semblaient se mouvoir très loin, dans un monde lunaire auquel il était absolument étranger. Ces esclaves accomplissaient des tâches qui ne le regardaient en rien.

À la fin, il vit une silhouette tellement haute qu’il se demanda quel était ce personnage disproportionné qu’il ne connaissait pas. Cette silhouette était celle du Hagib. Son visage était plus jaune qu’à l’ordinaire. Il mesurait avec désespoir les drames qu’allait engendrer la folie de l’Émir, il souffrait de l’injustice commise.

Enfermé dans ses pensées, il traversa la cour et s’avança, sans le voir, vers le balcon où l’Émir était accoudé. À chaque pas qu’il faisait, tout droit dans sa robe noire, il grandissait démesurément aux yeux d’Abul Hacen. Il grandissait comme le devoir méconnu, les charges du royaume, les effets inexorables des mauvaises actions. C’était un géant maigre et noir que ce triste Hagib méditant dans la nuit de l’Alhambra et Abul Hacen, épouvanté, se hâta de rentrer dans la chambre d’Isabelle.

XIV

les rencontres d’almazan au crépuscule

Almazan eut beaucoup de peine à descendre la rue des Bourreliers. On s’y était battu. On se battait maintenant un peu partout dans Grenade.

Un homme qui le reconnut pour le médecin de l’Émir, lui cria presque sous le nez :

— Vive le roi Boabdil !

Car Aïxa la Horra, d’accord avec les Zegris, avait fait distribuer de grandes richesses dans le bas peuple pour que le bruit courût que seul Boabdil était capable de mener à bien la guerre contre les Espagnols.

À l’angle de la rue des parfumeurs des cavaliers de la garde marocaine passèrent. Ils tenaient leur lance par le milieu et ils distribuaient de grands coups avec le manche à ceux qui ne se garaient pas assez vite. Depuis longtemps leur brutalité les faisait haïr. Des cris de fureur éclatèrent derrière eux. Aux paroles qu’il entendait Almazan mesurait l’impopularité d’Abul Hacen.

Assis devant une porte, un vieillard qui devait avoir près de cent ans, cherchait des yeux quelqu’un qui voulût bien l’écouter. Il criait :

— Un jeune homme seul peut y voir clair. L’Alhambra est le château des prostituées. Muhamad Alhamar qui fut un grand roi disait que pour régner il faut être jeune et vertueux.

Un peu plus loin un homme qui était entièrement recouvert d’un manteau safran et qui avait un turban et des babouches de la même couleur annonçait que tous les amis des Zegris devaient se retrouver à l’heure de la prière sur la place de Bibarrambla.

Il y eut un remous de foule et Almazan remonta dans la direction de la porte d’Elvire. Ce n’était pas sans tristesse qu’il voyait Grenade livrée aux factions au moment où elle aurait eu besoin de toute sa force pour triompher de ses ennemis.

— C’est ainsi toujours, songeait-il. Il en fut de même d’Athènes, de Rome, d’Alexandrie. Les villes sont comme les hommes. L’intelligence tue leur volonté et dès qu’elles pensent trop, elles meurent.

Il entendit des cris et des rires et il vit un singulier cortège qui s’avançait vers lui.

Un voyageur au gros ventre était monté sur un âne. Il était couvert de poussière, suait et riait. Ses jambes fluettes disparaissaient sous une infinité de sacs et de paquets. Il y avait à sa droite un pâle jeune homme qui tirait péniblement un fardeau attaché d’une courroie et à sa gauche, presque ensevelie sous des fleurs flétries et des branches poussiéreuses marchait, en boitant un peu, une équivoque fillette aux tresses brunes.

Almazan reconnut Aboulfedia. Le médecin juif arrêta sa monture. Il ne montra pas de surprise de rencontrer son disciple mais ses petits yeux lancèrent un éclair de satisfaction.

— Tu le vois, dit-il, je fais mon entrée dans Grenade, sur un âne, comme Jésus-Christ dans Jérusalem ou comme le prophète Ibn Toumert dans Tlemcen. Mais ce prophète avait fait vœu de porter toujours une grossière chemise de laine tandis que moi, je te prie de le remarquer, je ne suis revêtu que de la plus rare soie.

Et il insista pour qu’Almazan palpât l’étoffe de sa chemise.

— Ce que je viens faire ? reprit-il, Lilith m’a appelé et me voici. J’ai amené Belial avec moi ainsi que tous les accessoires de la beauté et du plaisir.

Almazan vit que d’un de ses sacs sortait un grand brûle-parfums cassé et des coussins où les broderies alternaient avec les déchirures.

— Une jeune prêtresse me précède, chargée de fleurs.

Et il désignait Rébecca, qui, malgré sa lassitude, écarta les misérables fleurs qu’elle portait pour sourire avec une bouche édentée.

— Et maintenant, ajouta Aboulfedia, tu vas me conduire vers Lilith.

Almazan lui répondit que rien n’était plus facile que de l’introduire dans l’Alhambra à la condition qu’il continuât à donner chemin faisant à la favorite de l’Émir ce nom symbolique, son vrai nom étant trop impopulaire.

Il avait déjà saisi la bride de l’âne quand un cri retentit et d’une rue qui s’ouvrait à droite, un homme s’élança. Il était d’une invraisemblable maigreur et sa tête était coiffée du bonnet noir qu’avaient coutume de porter les juifs. Il écarta doucement Almazan et, prenant Aboulfedia aux épaules, il lui dit :

— Tu es bien Aboulfedia de Séville ?

— Oui, répondit Aboulfedia. Eh bien, après ?

— Moi je suis Anan ben Josué, ton coreligionnaire, et nous habitons Grenade, de père en fils, depuis trois siècles.

Mais ce nom ne disait rien à Aboulfedia, il ne connaissait visiblement pas son interlocuteur, il avait hâte d’atteindre l’Alhambra et sa protectrice par le moyen d’Almazan. Il se dégagea en grognant de l’étreinte du juif.

— Je me moque de mes coreligionnaires, cria-t-il, laisse-moi passer.

Mais l’homme tournait vers lui un visage où brillait l’intelligence. Malgré la résistance d’Aboulfedia, il le saisit par le cou et il lui parla à voix basse. Almazan ne perçut que quelques mots dont il ne saisit pas les rapports et que le juif répétait :

— Tabernacle… Moïse… Grenade…

À sa grande surprise, il vit le visage d’Aboulfedia changer et prendre une gravité extraordinaire, presque dramatique.

— Almazan, dit-il, je te remercie. Mais je vais suivre mon vénérable coreligionnaire Anan ben Josué, que je connais depuis très longtemps et qui a justement à me parler.

Aboulfedia fit signe au jeune Rodriguez et à la fillette édentée. Son âne pirouetta et il s’éloigna, conduit par le juif, sans plus s’occuper d’Almazan.

Quand Almazan passa devant la grande mosquée, c’était l’heure de la cinquième prière. Il croisa un homme qui était vêtu comme un Santon et qui portait sur son épaule le signe des pèlerins qui reviennent de la Mecque. À peine Almazan l’eut-il croisé qu’il revint précipitamment sur ses pas. Mais le Santon s’était prosterné sur le sol, il souillait son front avec la poussière, il priait.

Deux vieillards qui passaient, s’arrêtèrent et l’un dit à l’autre :

— Regarde avec quelle ferveur ce Santon dit les quatre Rika de la prière de la nuit.

Almazan réfléchit. Il était sûr de ne pas se tromper. Ce Santon était l’homme qui s’était introduit dans la chambre des automates le soir de la réunion des Rose-Croix. Mais il était aussi un autre personnage et sa mémoire, infidèle jusqu’alors, lui permettait soudain de le retrouver dans la brume des souvenirs. Ce Santon était un ancien dominicain qu’on avait chassé de l’Ordre pour ses débauches et dont le Saint-Office se servait comme espion. C’était lui qui avait dénoncé à Séville le Hollandais Van Daële et qui avait fait brûler Felice de Hurtado sur des fausses accusations d’hérésie. Thomas de Torquemada lui confiait les missions inavouables et les exécutions pour lesquelles il ne voulait ni tribunal ni jugement. Si, comme l’avait dit Rosenkreutz chez Al Birouni, maints frères de la Rose-Croix avaient péri mystérieusement en Castille et en Aragon, pour le seul crime d’être des philosophes et des savants, c’était cet homme qui avait été l’agent de leur mort.

Almazan allait s’élancer sur lui. Mais l’espion du Saint Office dut comprendre son intention car il se releva d’un bond et, renonçant à sa dignité de Santon, il se mit à courir le long de la grande mosquée, il en atteignit la porte et il disparut. Almazan ne le suivit pas. La présence d’un infidèle dans la mosquée aurait provoqué l’indignation des croyants et il n’aurait pu y faire quelques pas sans être arrêté. Il se promit de prévenir le soir même le Hagib ou même l’Émir et il s’achemina vers l’Alhambra.

Il n’était pas au bout de ses surprises. Comme l’air était étouffant, il s’en alla dans les jardins du Generalife dont il aimait la fraîcheur. Il longea la fontaine des Lauriers et passa auprès du cyprès nain sous lequel était enterré le rossignol.

Il fut frappé par un bruit de voix. Deux formes s’avançaient dans une allée. Il se rappela que Khadidja était jalouse de la solitude de ce coin de jardin et, honteux de troubler à nouveau sa rêverie, il se déroba entre les branches d’un massif.

Mais il reconnut vite l’épaisse silhouette d’Aïxa la Horra. À côté d’elle marchait un homme de petite taille, aux larges épaules, dont la tête était recouverte d’un capuchon de bure. La lune éclairait son visage et Almazan vit avec stupeur que c’était un lépreux.

Sous la déformation des lèvres et du nez brillait une expression de bassesse et de férocité. Il portait le cou en avant et sa tête énorme avait l’air de précéder ridiculement son corps trapu. Il parlait à voix basse, levant parfois une main horriblement blanche.

Almazan ne l’avait jamais vu et il crut pourtant le reconnaître. Il pensa que ce devait être un des frères de Soleïman. Il se souvint avoir entendu dire que les quatre frères étaient des parents éloignés d’Aïxa et que celle-ci avait demandé plusieurs fois à l’Émir de les faire sortir de la léproserie.

— Comme tu as bien fait, disait la Horra, d’être venu me trouver. Tu ne t’en repentiras pas.

Almazan n’entendit pas la réponse du lépreux dont la voix était rauque et étouffée, mais il vit Aïxa lever la main en désignant le balcon qui donnait sur les appartements de Khadidja et il entendit encore :

— C’est là. L’escalier tourne dans cette tour et aboutit juste en face de ce grand magnolia. On peut encore descendre par le grand escalier qui est au milieu, mais une femme qui a un rendez-vous d’amour n’a pas besoin d’être enlevée de force.

Les deux silhouettes s’éloignèrent sous les portiques qui bordaient le bassin des iris. Elles restèrent longtemps abritées par l’ombre d’un chêne-liège, comme deux grands rapaces nocturnes qui se sont embusqués pour le mal, puis elles se dirigèrent à travers les parterres de roses vers la porte qui faisait communiquer le Generalife et l’Alhambra.

Que pouvaient tramer la femme haineuse et le lépreux luxurieux ? Almazan les suivit jusqu’à ce qu’il les ait vus disparaître et il demeura encore longtemps à errer dans les jardins, pensant que la princesse Khadidja était en danger.

Très tard dans la nuit, il rentra chez lui. Il y trouva deux messages. Le premier était en espagnol et ne contenait que ces mots :

— Quel dommage que tu ne m’aimes pas !

Le second était en arabe, sur un papier filigrané couleur émeraude qu’on ne fabriquait qu’à Alexandrie. Les caractères en avaient été tracés avec un calam trempé dans de l’or liquide. Le mince rouleau qu’il formait était noué de sept fils d’une soie presque invisible et d’une couleur correspondant à chacune des planètes.

Ce message disait :

« Les paroles ne sont pas nécessaires, même pas les pressions de main, même pas les regards. Les esprits ont des ailes et ils se retrouvent à l’insu de leurs corps ignorants. Chaque soir Al Nefs et Al Hewa (le désir et l’amour) marchent le long de la fontaine des Lauriers et me font des signes de loin. Ils savent que je suis derrière le volet de la fenêtre et ils murmurent pour moi ton nom dans la nuit chaude. Mais bien qu’ils soient des Gennis, ils ne le murmurent pas avec plus d’ardeur que mes lèvres. Aussi, je n’ai pas été surprise des paroles que tu m’as fait dire, je n’ai été surprise que de la qualité du messager. Si tu me dis de venir, que ce ne soit pas avec des mots, qu’aucune main ne tende de lettre, fais-moi signe avec un rayon de lune porté par l’écho d’une darboukah et j’accourrai. »

Almazan demeura confondu d’étonnement. Il n’avait jamais revu la princesse Khadidja depuis sa rencontre dans les jardins du Generalife. Il n’avait jamais songé à lui écrire. Il ne pensait même jamais à elle. Que signifiait ce mystère ?

Les Muezzins gravissaient déjà les escaliers des mosquées et Almazan méditait encore sur le papier filigrané, couleur émeraude.

XV

le rendez-vous de khadidja

L’amour que Khadidja avait dans le cœur s’était multiplié de lui-même comme un arbre qui, avec ses propres graines, fait fleurir une forêt autour de lui. Toutes espèces de bons Gennis lui parlaient d’Almazan et ces Gennis avaient même envoyé vers elle un nouveau rossignol qui chantait par les chaudes nuits, dans le magnolia, près de sa fenêtre.

Ils n’avaient pas envoyé qu’un rossignol. Ils avaient délégué spécialement la grosse, la caricaturale, l’extravagante Fatima, car les Gennis ont des puissances si diverses qu’ils peuvent diriger également le rossignol poète et la masseuse entremetteuse.

Comment les paroles de cette Fatima auraient-elles pu être mal accueillies ? C’était elle, elle seule, Fatima la bavarde, qui, par sa connaissance des onguents et de leurs influences sur les corps humains, avait fait tomber la petite touffe de poils qui déparait l’aine de la princesse Khadidja. La marque de la bête était effacée, la matière avait reculé, la blancheur laiteuse de la peau avait triomphé du poil, grâce à la plus matérielle des créatures, par l’art de la grossière Fatima qui ressemblait à ces monstres de par delà les déserts d’Afrique, dont les voyageurs faisaient la description avec stupeur. En vérité, ce contraste devait être dû au Genni Al Dounia qui passait pour le plus fantaisiste des Gennis célestes.

Cette Fatima avait d’abord tâté le terrain légèrement, sans avoir l’air d’y toucher. Une allusion, une parole plaisante, rien de plus. Comme elle était prudente et sage sous l’enveloppe de l’hippopotame ! Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il était venu à l’esprit de Khadidja comme une révélation que la masseuse Fatima pouvait avoir une mission supraterrestre. Elle ne réfléchit pas que Fatima était depuis très longtemps la confidente d’Aïxa et que c’était peut-être dans ses conversations avec cette fine mouche que Boabdil avait puisé, dès l’enfance, son amour éperdu de la trahison. Khadidja était tellement étrangère au mensonge qu’elle transformait en vérité les choses fausses qui l’atteignaient.

Almazan pensait à elle et il s’en était ouvert justement à cette bavarde, à cette colporteuse d’histoires, à cette joviale commère, à cette masseuse qui ne massait que pour parler et faire parler. Rien n’était plus vraisemblable ! On n’a pas le choix des messagers. Tout le monde ne pouvait avoir comme elle le pouvoir de communiquer sa pensée sans intermédiaire physique.

Les choses allèrent très vite, car, outre les commissions faites le jour par Fatima, il y avait celles plus tendres, plus amoureuses, qu’apportaient la nuit les fidèles, les divins Gennis. Et les âmes pures sont bien faciles à tromper.

À l’ordinaire habitude des hommes qui veulent absolument un signe matériel, Khadidja fit la concession d’écrire une lettre, une seule et elle sut tout de suite que la délicieuse minute de la première entrevue était proche.

C’était le temps où les fleurs des magnolias semblaient consumer leurs parfums dans leurs calices comme autant de cassolettes enflammées, où les roses s’écrasaient dans les parterres comme une foule de cardinaux chrétiens devant le château du pape, où les cyprès défilaient sous la lune comme des processions d’Imams pieux devant le tombeau du Prophète. Les visages des Gennis brillaient derrière les volets et Khadidja, assise sur son lit, la tête dans ses mains, médita toute la nuit le charmant et terrible problème.

Comment doit-on faire l’offrande de son corps à celui qu’on aime ? Une hypocrite, une traditionnelle résistance est-elle nécessaire ? N’y a-t-il pas la preuve de plus d’amour dans un don spontané ? Comment se présenteraient les choses ? Quels étaient les vêtements qu’il fallait porter ? L’union des corps entraînait-elle celle des âmes, mais convenait-il de la hâter ou valait-il mieux demeurer longtemps dans un état d’espérance susceptible de prolonger l’enthousiasme de s’appartenir ?

Et il fallut qu’elle se rappelât, pour s’endormir, que l’absence de sommeil glisse à l’aurore sur les visages, un léger masque de cendres.

Elle ne fut pas surprise le lendemain du message qu’apporta Fatima. Celle-ci riait pour déguiser son embarras et l’audace de sa demande. Pourquoi cet embarras ? La demande de celui qu’on aime n’est jamais audacieuse. Oui, elle sortirait du Generalife à l’heure dite, elle monterait dans la litière qui l’attendrait, elle irait retrouver Almazan.

Et la journée passa dans le brouillard d’un songe exquis. Fallait-il mettre des bijoux, resplendir comme un soleil ou y avait-il plus de grâce dans un mince cou nu et dans de minuscules mains ornées par la trace des bagues ôtées ? Était-il temps de verser dans sa chevelure quelques gouttes de cette suave odeur qu’elle avait composée elle-même et dont les effluves avaient une secrète correspondance avec le vert de ses yeux, la troisième note de la gamme et la force de la planète Vénus ? Autant de perplexités charmantes qui ne furent résolues qu’à la dernière minute, quand la nuit fut venue, quand une litière longea la muraille qui entourait les jardins du Generalife.

Une forme verte glissa dans un escalier de pierre, frôla des buis, courut le long d’un bassin, caressa des roses avec une main qui tremblait, arriva à une petite porte par laquelle personne ne passait jamais et où il n’y avait qu’un garde marocain auquel la forme verte fit un signe.

Le garde marocain ouvrit la porte, mais Khadidja revint sur ses pas.

Comment se faisait-il que le rossignol ne chantait pas ? Était-ce oubli ou désapprobation ? Et pourquoi les magnolias laissaient-ils tomber leurs branches fleuries comme les cierges éteints d’un chandelier après une cérémonie funèbre ? Et pourquoi ce nuage, tout à coup sur la lune, comme un morceau de crêpe dans un océan d’azur ? Et pourquoi ce cri de la chouette, si inusité, si long, si déchirant ? Et pourquoi, d’un pin parasol, se détacha-t-il une pomme ? Et pourquoi cet allongement des allées blanches, ce chuchotement des cyprès, cette langueur des colonnades, ce mystère ambiant, ce désespoir inexprimé, ce silence d’angoisse ?

Non, Khadidja n’hésitait pas, mais elle aurait préféré que les jardins bien-aimés participassent à son allégresse. Elle s’approcha du bassin des iris et elle considéra le premier des douze jets d’eau de ce bassin, celui qu’elle aimait le plus, auquel elle supposait un cœur plus fraternel que les autres. Elle aurait voulu que ce danseur blanc, sous l’éblouissante cascade de son costume, eût vers elle une inclinaison joyeuse, une pirouette approbatrice, un sourire de cristal parmi sa large collerette de gouttes d’eau. Il demeura plein de langueur et comme ennuyé. Décidément, les jardins boudaient. D’un geste rapide, Khadidja prit un de ses colliers d’émeraudes et le lança au cou du jet d’eau. Elle se conciliait, par ce présent, tout le peuple des danseurs insensés.

Mais pourquoi la petite porte basse, quand le garde marocain la referma, fit-elle le bruit que font les portes où l’on ne passera jamais plus ?

Khadidja avait dû intimider les deux porteurs de la litière car, en la voyant, ils avaient eu l’air de n’en pas croire leurs yeux. Mais ils étaient partis pourtant d’une façon étonnamment rapide. Khadidja entendait le bâton du coureur qui précédait la litière, heurter le sol des rues inclinées. Comme les porteurs avaient raison de se hâter ! Les palais blancs qu’elle croisait avaient l’air d’appartenir à une extraordinaire cité de songe, à un univers fabuleux où elle errait à la poursuite du bonheur.

Des Kaschefs, qui faisaient une ronde, arrêtèrent un instant la litière à l’entrée de la rue des bijoutiers. Mais le coureur leur montra l’insigne qu’il portait à l’extrémité de son bâton et ils s’écartèrent avec respect.

La course folle recommença ; une inquiétude se glissa dans l’âme de Khadidja. Ce fut une inquiétude irraisonnée qui se formula d’abord par un sentiment de regret qu’elle se reprocha aussitôt. Comme elle serait bien en ce moment dans les jardins embaumés du Generalife, comme elle serait douce, la musique de sa darboukah, sur le tombeau du rossignol !

Elle souleva le rideau de soie de la portière. Elle était emportée à travers des faubourgs muets. Où donc Almazan l’attendait-il ? Comme c’était loin ! Il y eut quelques pourparlers devant le poste d’une des portes de la ville. Le coureur dit quelques mots, leva son bâton et on repartit.

Mais où ? Sans doute ces porteurs étaient sourds. Khadidja avait beau les appeler pour les interroger, ils n’entendaient pas, ils continuaient impassiblement leur course. Il y avait, hors de la ville, beaucoup de maisons de plaisance avec des jardins épais, arrosés de canaux, où les riches habitants de Grenade allaient passer l’été. Almazan avait dû en louer une ou peut-être, l’Émir avait mis à sa disposition une des villas qu’il possédait sur la route d’Elvire. Oui, c’était cela ! Mais elle ne reconnut pas, pourtant, la route d’Elvire. Sur le côté gauche de la route, à perte de vue, il y avait des champs. Au loin, sur le côté droit, se dessinait une masse sombre, quelque chose comme une enceinte de murailles.

Elle ne comprenait pas. Mais ceux qui sont possédés par le génie de l’illusion vont jusqu’au bout de leur folie avec une foi aveugle. Tout allait s’expliquer. Qu’importait le lieu et la distance ! Almazan l’attendait, c’était l’essentiel.

On avait atteint une porte, et un garde à demi endormi, qui tenait un falot, venait de sortir d’une maison basse attenant à la muraille.

Il était encore temps d’appeler, de se faire reconnaître. L’idée se présenta à la pensée de Khadidja, mais elle l’écarta aussitôt. Le coureur avait levé son bâton magique et, par la porte ouverte, la litière s’élança aussitôt, d’un seul bond, d’un élan étrange où il y avait une joie de triomphe.

Dans la même seconde, à la clarté du falot, Khadidja avait distingué l’insigne que le coureur portait à son bâton. C’était une boule de cuivre où une main refermée était grossièrement sculptée, c’est-à-dire l’insigne connu de tous à Grenade d’Aïxa la Horra. Et elle avait distingué, par delà la porte, un visage, un visage bizarre d’homme accroupi, un visage si triste et si terrible !

Elle avait compris tout d’un coup où elle se trouvait. Dans une litière appartenant à sa mortelle ennemie Aïxa, elle venait de pénétrer dans la ville des lépreux. Elle poussa un faible cri, un cri d’enfant, et elle perdit connaissance.

Elle fut réveillée par une sensation curieuse. Une chose raboteuse et humide dont elle ne pouvait distinguer la nature, frottait sa main et son poignet. Puis cette indéfinissable chose la quitta et elle entendit une voix au-dessus d’elle qui disait :

— Elle finira bien par se réveiller.

C’était une voix singulièrement cassée et affaiblie, dont l’accent douloureux la frappa.

Khadidja, ne soulevant qu’à demi ses paupières, laissa filtrer un regard autour d’elle, à travers l’épaisseur de ses longs cils.

Elle était étendue tout de son long sur un tapis et sa première pensée distincte fut que ses voiles, en partie relevés, découvraient sa jambe au-dessus du genou. Elle allait les rabaisser vivement, mais le sentiment du danger la retint. Où était-elle ? Qu’est-ce qui la menaçait ?

D’autres voix cassées parlaient. Il y eut un bruit de verres, de langues qui claquent et des grognements de satisfaction et elle vit qu’il y avait là trois hommes qui la considéraient. Deux étaient assis parmi des coussins et le troisième, qui leur parlait en lui tournant le dos, était celui qui venait de se pencher sur elle et de lui prendre la main et le poignet.

Mais non, ce n’étaient pas des hommes. Elle était descendue, par un horrible enchantement, dans le séjour des mauvais Gennis. Elle voyait devant elle, Iblis, sous la triple apparence du Mal, de la Laideur et de la Nuit. Elle allait supporter le châtiment de ses fautes. Sa vie avait toujours été égoïste. Elle n’avait pas aimé assez les êtres qui l’entouraient, elle n’avait pensé qu’a la satisfaction de ses désirs physiques au lieu d’élever son esprit par l’extase, comme le lui avait enseigné autrefois, à Malaga, son maître, le vieux Soufi Abou-Lahab. Elle allait entrer dans le cycle de l’expiation.

Mais non, ce n’étaient pas des Gennis. Elle se souvenait ! Les porteurs envoyés par Almazan l’avaient conduite dans la ville des lépreux. Elle était tombée dans un piège et c’était celui qu’elle aimait qui l’y avait fait tomber. Elle était parmi de vivants lépreux plus redoutables qu’Iblis lui-même parce qu’il y a certaines souillures du corps qui ne peuvent pas s’effacer.

Et, soudain, les trois hommes qui buvaient, s’immobilisèrent, et les six flammes de leurs yeux se tournèrent du côté de Khadidja et y demeurèrent fixées. Ils avaient vu le regard vert qui venait de s’animer à travers l’ombre de ses longs cils.

Un cri retentit. Les trois lépreux étaient debout. Khadidja vit une forme épaisse faire une sorte de bond et elle eut sur son cou la même sensation de râpe humide qu’elle avait eue sur sa main. Son voile craqua. Une main l’ouvrait, s’efforçait de le fendre de haut en bas.

Gelée soudain par une horreur sans nom, Khadidja se redressa dans la même seconde et parvint à se dégager. Elle chercha du regard autour d’elle ce qui pouvait la protéger de l’atteinte des trois hommes. À l’exception d’une petite table et d’une haute lampe de bronze, la pièce était nue. Remontant les morceaux de son voile sur ses seins découverts, elle s’abrita derrière la lampe et elle regarda en face le danger hideux qui la menaçait.

Jamais elle n’avait imaginé une aussi bestiale expression sur des visages humains. Les trois frères faisaient le même geste de leurs bras ouverts et ils tendaient devant eux des mains blanchâtres, aux jointures déformées, avec des gonflements mouillés dans la paume. L’aîné, le plus petit, portait sa tête en avant comme si elle avait un poids énorme et qu’il eût de la peine à la soutenir et, ce qui aggravait cette particularité, c’étaient ces sortes de tubercules placés autour de ses lèvres et dont la couleur était analogue à celle du plomb. Le second était entièrement chauve et il avait autour du front une ride profondément creusée qui faisait une ligne de démarcation comme si la partie supérieure de son crâne, d’une étrange hauteur, était ajoutée au reste de la tête et susceptible d’être aisément enlevée. Le plus jeune en était à cette phase de la maladie où la peau forme des successions de squames morts et tombe inlassablement par morceaux et, d’un geste machinal, il passait sans cesse une main sur son visage et sur ses épaules pour en détacher quelque croûte. Tous trois riaient de la terreur qu’ils inspiraient et de la certitude de la possession.

Ensemble, ils firent un mouvement en avant et, de ses deux bras tendus, Khadidja précipita contre eux la lampe de bronze qui s’écroula avec fracas, plongeant la chambre dans les ténèbres et répandant une nauséabonde odeur d’huile et de mèche brûlée.

Il y eut des imprécations. Khadidja sentit l’étreinte de deux mains sous ses aisselles. Elle glissa comme un serpent. Sa chevelure se défit. Elle courut de droite et de gauche, se heurtant aux murs, poursuivie par des bras qui balayaient l’air, qui la frôlaient, qui l’agrippaient, la lâchaient et la reprenaient. Une poignée de ses cheveux lui fut arrachée avec un bruit d’étincelles qui pétillent ; elle tomba, se releva et finit par s’aplatir contre la muraille où elle demeura immobile.

Elle entendit les halètements des trois hommes, leurs injures et l’un d’eux eut, tout à coup, un grondement de satisfaction :

— J’ai mon briquet, disait-il, pendant que les autres répétaient :

— Vite ! Vite !

Dans ce même instant, la main de Khadidja rencontra sur la paroi du mur le loquet d’une porte. Elle avait bien aperçu cette porte quand elle avait jeté un premier regard circulaire sur la pièce, mais elle en avait perdu la direction. Du reste, elle était sans doute fermée.

Elle ne l’était pas. En même temps que le briquet, avec sa petite étoile de lumière, éclairait trois visages épouvantables, la porte s’ouvrit et Khadidja s’enfuit.

Elle avait quelques secondes d’avance, pas plus, car les trois frères se précipitaient sur ses traces, mais un inconcevable élan poussait sa forme légère. Elle traversa une pièce, descendit un escalier, courut sur des dalles sonores qui devaient être celles d’un vestibule, passa sans la voir à côté d’une porte qui donnait sur un jardin, remonta un escalier que la lune emplissait de délicieuses tonalités et tomba presque dans une salle éclairée où un homme était debout…

Elle était brisée. Son cœur retentissait dans sa poitrine.

— Sauvez-moi ! Au nom du Prophète ! Sauvez-moi ! cria-t-elle.

Soleïman avait entendu du bruit et il s’était levé pour aller voir ce qui se passait. Il se trouva subitement en face de Khadidja, en face de ses trois frères essoufflés, hagards, mais d’autant plus possédés par leur désir.

Ainsi voilà ce qui le réveillait de l’extase dans laquelle il était plongé et où il cherchait à confondre avec Dieu son âme enfin purifiée ! C’était pour cela que le Prophète lui était apparu et l’avait guidé sur la voie du renoncement ! Il avait cru à la promesse secrète qu’aucune parole n’avait formulée mais qu’il avait entendue durant les nuits d’exaltation spirituelle, la promesse du pardon. Le visage du Prophète avait menti, il n’y avait pas de pardon.

Par un inexplicable sortilège, par un maléfice hallucinant, voilà que le passé revivait devant ses yeux. Comme dans la scène atroce de jadis, il voyait ses frères ivres, il voyait une femme aux vêtements déchirés qui le regardait avec des yeux verts agrandis par l’effroi et, avec la même voix, lui semblait-il, le suppliait par les mêmes mots. Pas de rédemption pour les fautes ! La luxure était éternelle, de même que l’amour de faire souffrir le faible et de répandre son sang. Pas de rédemption ! Pas de perfection possible ! Comme le mouvement des marées, comme les tempêtes, revenaient les instincts criminels dans les âmes des hommes qui s’étaient cru un instant illuminés par le soleil.

Eh bien ! Il s’abandonnait à la Loi. Il réveillerait la vieille bête féroce endormie en lui, il tuerait et il traînerait encore sa victime par les pieds, il tirerait sur ses cheveux accrochés, il creuserait une fosse en riant.

Il riait déjà. Il arracha vivement un poignard qui était à la ceinture d’un de ses frères et il en jeta le fourreau loin de lui.

Mais les trois lépreux, haletants comprirent son intention. Ils se souvenaient d’une scène semblable. Ils ne voulaient pas que leur proie leur échappât. Malheur à Soleïman s’il perdait la raison et s’il mettait son plaisir dans la mort.

Ils se jetèrent ensemble sur lui pour le désarmer. Khadidja en profita pour se relever. Elle n’avait rien à attendre de ce quatrième lépreux insensé qui riait en luttant avec ses frères, d’un rire aigu et sauvage. Il y avait encore une porte au fond de la pièce. Cette porte donnait sur un étroit escalier qu’elle gravit. Elle monta très haut. Cet escalier n’en finissait plus. Ce devait être l’escalier d’une tour. Elle arriva à la fin dans une salle assez vaste que la lune éclairait à demi et dont elle referma la porte derrière elle. Elle en poussa le verrou et elle eut un soupir de satisfaction.

Mais elle examina la porte. Le bois n’en était pas très épais et ne pourrait pas résister longtemps si on tentait de la défoncer. Son répit ne serait pas de longue durée.

Elle regarda où elle se trouvait. Contre les murailles, il y avait des éclairs d’armes. Des lances, des cimeterres, des arquebuses étaient alignés de tous les côtés. Cette pièce isolée presque au haut de la tour renfermait l’arsenal inutilisé de la vieille demeure.

Et comme déjà des coups retentissaient contre la porte, elle fut frappée d’une pensée subite. Cette porte avait un judas assez large. Il lui serait bien aisé d’ouvrir ce judas, d’y placer une arquebuse et de tirer à bout portant sur les lépreux. Son père lui avait appris autrefois le maniement des arquebuses. Elle savait faire basculer le serpentin sur l’amorce. Elle décrocha une de ces armes et l’examina. L’arme était d’un vieux modèle mais en bon état. Elle était sauvée si elle le voulait. Mais elle ne le voulait pas. Elle reposa doucement l’arquebuse dans un coin.

Jadis, à Malaga, son vieux maître Abou Lahab avait passé plusieurs jours dans la tristesse et avait fait vœu de ne plus sortir de sa maison parce qu’il avait écrasé en marchant un lézard qui dormait. C’était Abou Lahab qui lui avait enseigné qu’il ne fallait traverser les jardins qu’avec précaution, les soirs de pluie, à cause des limaçons couleur de terre qu’on ne distingue pas. La respiration elle-même était un danger pour bien des petits êtres. Il fallait veiller sans cesse à ne pas détruire la vie qui nous entoure. Non, elle ne tuerait pas ces lépreux pour sauver sa vie.

Et puis une lassitude si grande l’accablait ! Les coups qui résonnaient semblaient être frappés dans son cerveau. Elle était tellement brisée qu’elle fut obligée d’évoquer l’horreur qui la menaçait pour se traîner un peu plus loin.

Il y avait au fond de la pièce un escalier plus étroit par où venaient des bouffées d’air frais. Lorsque le judas eut sauté et que la porte fut près d’éclater, Khadidja se traîna dans cet escalier et elle referma derrière elle une nouvelle porte.

Le cri de victoire des lépreux, faisant irruption dans la salle des armes, fut suivi d’un hurlement de rage et du même bruit de serrure secouée et de coups frappés. Suivie par ce tumulte, Khadidja défaillante et s’aidant de ses mains, gravit encore quelques marches.

Et tout à coup elle sentit que sa chevelure s’envolait autour de sa tête. Elle était enveloppée par la fraîcheur du vent et la clarté du ciel. Elle avait atteint la dernière terrasse de la tour et tous les parfums des jardins de Grenade arrivaient de loin jusqu’à elle comme le message subtil de son passé. Les étoiles familières éclataient au-dessus de son front. Elle crut voir se gonfler la pulpe des magnolias, danser les jets d’eau fous, méditer les cyprès. Elle se pencha avidement vers la nuit.

De la hauteur où elle se trouvait, la ville muette des lépreux ne faisait qu’une faible tache d’ombre. La plaine de la Vega, sous la clarté extraordinaire de la lune, était comme une hallucinante nappe d’argent, un lac mystérieux, où surgissaient ici et là les masses des meules, comme d’immobiles navires d’or, les bouquets d’arbres, comme des îlots battus par une mer de silence, les coupoles des maisons comme des cygnes fabuleux endormis pour l’éternité. Très loin, elle voyait l’énorme cercle de Grenade, avec ses mille trente tours où vivaient des fanaux rougeâtres comme des yeux innombrables et tristes. Par delà la ligne des remparts, il y avait un entassement de terrasses superposées, de miradors, de tourelles et de colonnades. Les maisons avaient l’air de monter les unes sur les autres, elles s’accumulaient aux flancs de la colline de l’Alhambra, jusqu’à l’Alhambra lui-même, qui dominait Grenade et l’écrasait de sa membrure carrée, de ses tours dressées comme des cornes. Et toute la ville, avec cet Alhambra redoutable, avait l’air d’une bête monstrueuse comme celles qui tomberont sur la terre quand l’ange Israfil annoncera le jugement dernier. La lune livide faisait parfois reluire les porcelaines d’un dôme comme des écailles, montrait l’ouverture d’une mosquée comme une mâchoire et un alignement de piliers comme des dents. C’était là la bête terrestre dont l’haleine est la souffrance et qui digère inlassablement l’amour et la haine des hommes.

Et soudain, Khadidja vit se mouvoir la bête énorme. Elle tournait au fond de l’horizon et parfois elle disparaissait comme si elle avait plongé dans un flot lunaire.

Puis elle émergeait pour courir encore, faire étinceler ses griffes, ouvrir ses gueules, allonger ses dents. Mais cette bête n’effrayait pas plus Khadidja que le tumulte croissant derrière la porte de l’escalier par lequel allaient surgir les lépreux. Elle était balancée avec la tour dans un espace vertigineux. Elle était très loin, très haut parmi l’inaccessible azur, dans une région de cristal glacé et de saphir mort, dans une incomparable solitude plus terrible que les effrois terrestres, plus torturante que les enfers.

Almazan ne l’aimait pas. Il ne l’avait jamais aimée. Elle s’était nourrie du mensonge de son imagination, et elle allait mourir toute seule, parfaitement seule, sans une pensée d’amour, au sommet d’une tour de pierre dominant une ville de lépreux. Voilà où l’avait conduite sa folie de rêve, sa démence de beauté.

Et elle entendit, claire, distincte, une voix qui dominait le tumulte d’une lutte, une voix qui venait de l’escalier et qui criait :

— Khadidja !

Au loin les remparts de Grenade avaient repris leur immobilité. La plaine de la Vega se déroulait autour d’elle, immense et nette sous la lune et elle était assise avec ses vêtements déchirés et sa chevelure éparse sur la balustrade de granit qui bordait la terrasse de la tour.

Elle prêta l’oreille et elle s’élança en avant. Derrière la porte ne retentissaient plus ni clameurs rauques, ni cris sauvages. Il y avait une unique voix, un peu angoissée, mais de plus en plus haute qui l’appelait par son nom et c’était la voix d’Almazan.

Il avait su ! Il était venu pour la sauver ! Alors, tout n’était pas illusion dans son histoire d’amour, les messages de Fatima étaient réels, Almazan lui avait bien donné rendez-vous ce soir et il n’était pour rien dans le piège qu’on lui avait tendu. Il l’aimait et il venait la chercher.

Elle allait ouvrir la porte, lui tendre les bras.

Une minute encore ! Ses voiles étaient souillés et déchirés ! Elle s’efforça d’en arranger les plis et de tordre sur sa nuque sa chevelure répandue. Elle n’avait plus le vertige maintenant. Elle s’appuyait sur Les pierres d’une tour solide comme la certitude d’être aimée. Un grand bonheur accourait du fond de son âme comme une vague qui déferle sur une plage, venant de l’horizon des mers.

Oui, oui, elle allait ouvrir. Elle était là. Il n’y avait rien à craindre.

Elle leva les yeux vers le ciel avec une pensée reconnaissante pour les bons Gennis qui devaient y planer et ce qu’elle vit lui parut extraordinaire.

Le ciel avait beaucoup plus d’étoiles qu’auparavant. Il éclairait, il ruisselait, il versait des flots d’astres lumineux. Et il n’était pas éloigné, il se rapprochait d’elle, il descendait avec ses planètes, ses constellations, sa voie lactée comme un fleuve de pierreries et le croissant de sa lune comme le symbole prodigieux de l’Islam.

Khadidja avait à portée de sa main tout ce qu’elle pouvait désirer pour réparer le désordre de ses vêtements, se montrer à celui qu’elle aimait sous une parure sans pareille. Elle prit des émeraudes à poignées et elle en parsema sa chevelure et ces émeraudes d’étoiles luisaient d’un feu vert comme elle n’en avait jamais vu. Elle tordit en chaîne les rubis et les topazes de la Grande Ourse et elle s’en fit un bracelet pour son poignet droit. Elle enroula ses jambes dans des brassées de diamants et colla l’étoile polaire sur son front comme une goutte bleuâtre de lumière unique. Mais il lui fallait pour voiler ses seins cette grande écharpe constellée que faisait la Voie lactée. Elle l’enroulerait à son épaule et la laisserait traîner derrière elle comme un ruisseau surnaturel. En vérité, ce devait être Azraël lui-même qui lui tendait, du fond de la nuit claire et vide, la robe de la Houri des Houris célestes, celle qui résume la perfection de la forme et qui n’a pas de nom pour être invoquée.

Elle escalada le rebord de la tour, car l’étoffe divine n’était pas tout à fait assez proche.

À cette minute, la porte vola en éclats et Almazan apparut sur le seuil, couvert du sang des lépreux qu’il venait d’égorger.

Khadidja lui sourit. Elle se sentait plus légère que l’azur. Elle fit un geste pour saisir le pan de la voie lactée qui flottait à côté d’elle et elle disparut aux yeux d’Almazan, comme si elle avait été absorbée par la nuit splendide.

— Pauvre Isabelle ! dit Abul Hacen quand Almazan lui eut fait le récit de la mort de Khadidja, quand il lui eut raconté comment, pressentant un danger pour elle, il était venu rôder dans les jardins du Generalife, comment, sur les indications du garde marocain, il avait deviné que Khadidja était emmenée chez les lépreux, comment il avait trouvé Soleïman mort près d’un de ses frères râlant, et Khadidja sur la terrasse de la tour, se précipitant dans le vide.

— Voilà les machinations auxquelles les femmes sont en butte, dit l’Émir. Isabelle pourrait aussi être trompée de la sorte. Veille sur elle comme tu as veillé sur Khadidja.

Almazan était le seul homme pour lequel Abul Hacen eut de l’affection. Cette affection augmenta à partir de ce jour. Mais l’Émir mesura bientôt l’étendue des ennuis que la mort de Khadidja devait lui causer et ses funestes conséquences sur la destinée du royaume de Grenade. Le taciturne El Zagal ne pardonna pas à son frère Abul Hacen de ne pas avoir veillé sur la fille qu’il lui avait confiée. Quand il fallut reprendre Alhama, dont les Espagnols venaient de s’emparer, il n’envoya ni troupes, ni canons, il demeura enfermé dans Malaga et laissa sans réponse les pressants appels de son frère.

Aïxa la Horra, ainsi que son fils Boabdil, avaient reçu l’ordre de ne plus sortir de la tour de Comares. Un Almocaden fidèle avait été chargé du soin de les garder et des soldats se tenaient aux deux portes qui faisaient communiquer cette tour avec l’Alhambra. Durant toute la première soirée de cette captivité, Abul Hacen entendit, de la chambre où il se tenait avec Isabelle, son fils jouer de la flûte, comme il avait coutume de le faire, interminablement.

Il en jouait mal et cela irritait l’Émir qui était musicien. Très tard dans la nuit, l’Almocaden s’endormit aux sons de cette flûte lointaine qui le rassurait sur une possibilité d’évasion.

Au matin, la flûte résonnait toujours. Les heures passèrent et elle ne s’arrêta pas. L’Émir, exaspéré, envoya quelqu’un vers son fils pour le prier de ne plus jouer. Dans le même moment, il apprit que tout Grenade était en émoi à cause de l’évasion de Boabdil. Aïxa avait, pendant la nuit, fait une corde avec des voiles et il avait fui par une des fenêtres donnant sur le Darro, pendant qu’un esclave jouait, aussi mal que lui, ses airs favoris.

Boabdil alla retrouver ses partisans à Loxa et il s’y proclama Émir du royaume des Maures. Il avait désormais les moyens de satisfaire sa passion de trahir. Il entra en relations avec les rois de Castille pour lutter avec eux contre son père, se réservant de les tromper, le moment venu. Il envoya de fausses promesses à son oncle El Zagal. Il se demanda comment il pourrait trahir sa mère dont l’aveugle amour l’avait tant de fois sauvé.

Il étonnait les habitants de Loxa, parce que la nuit il allait jouer de la flûte, seul, sur les remparts de la ville, tourné du côté de Grenade.

XVI

le trésor de jérusalem

Les fuyards d’Alhama et des villages pris par les Espagnols campaient en plein air, le long des remparts. Quelques-uns avaient dressé des tentes, d’autres faisaient du feu à côté de leurs chariots, d’autres montraient leurs guenilles et dépeignaient leur misère aux riches habitants de Grenade venus pour les secourir.

Almazan avait passé sa journée à soigner les malades. Il s’apprêtait à descendre la rue d’Elvire pour rentrer à l’Alhambra quand il aperçut Aboulfedia. Celui-ci, en le voyant, quitta précipitamment l’homme de petite taille avec qui il s’entretenait. Almazan reconnut cet homme à sa maigreur singulière et à ses mains couleur de cire. C’était Anan ben Josué, le savant rabbin de Grenade.

Plusieurs fois, il avait rencontré Aboulfedia dans l’Alhambra où le médecin juif venait voir Zoraya presque chaque jour. La favorite l’avait présenté à l’Émir comme une sorte de bouffon, dans la compagnie duquel elle se divertissait, et il amenait aussi la jeune Rébecca qui avait pris le titre de danseuse et Rodriguez qui était passé joueur de guzla.

Aboulfedia ne recherchait pas la compagnie d’Almazan. Il l’évitait même. Mais ce jour-là, il prit son ancien élève par le bras et il se mit à marcher à côté de lui. Ses petits yeux brillaient plus qu’à l’ordinaire sous son front énorme. Almazan ne put s’empêcher de le complimenter en souriant sur le changement qui avait dû s’opérer en lui. On le voyait souvent avec le rabbin Anan ben Josué. Or, ce rabbin, talmudiste célèbre, était un homme d’une extraordinaire pureté de mœurs. Du moment qu’il fréquentait Aboulfedia, c’est que celui-ci n’était pas aussi exclusivement attaché au plaisir qu’il l’avait prétendu.

— Tu n’es plus chrétien, dit Aboulfedia, et tu n’es pas encore mahométan. Mais moi je suis juif.

Almazan le regarda avec surprise. Il croyait Aboulfedia au-dessus de toute religion.

Aboulfedia secoua la tête.

— Regarde, dit-il.

Et il montrait du geste, par la porte d’Elvire, le lamentable cortège des réfugiés d’Alhama qui, sur des ânes, sur des mulets ou à pied, continuaient à affluer vers Grenade.

— La race arabe a fini son temps. Sa puissance n’est plus qu’apparente. La race juive va saisir à son tour le flambeau qui fera reculer les sauvages d’Espagne, de France et d’Angleterre.

— Comment serait-ce possible ? dit Almazan de plus en plus étonné. Comment ce peuple dispersé sur la terre…

Aboulfedia l’interrompit :

— Il n’y a de dispersion que celle de l’esprit et l’esprit juif est resté un, indivisible, inaltérable. Combien de sectes y a-t-il chez les chrétiens ? Combien d’hérésies ? Les inquisiteurs eux-mêmes n’arrivent pas à les dénombrer. Est-ce que toute l’Afrique du Nord et toute la Perse n’ont pas été couvertes de faux prophètes venus pour remplacer Mahomet, et qui ont trouvé des milliers de sectateurs ? Comme un bloc de diamant dont les facettes rayonnent de tous les côtés est demeurée la loi unique de Moïse. La loi est la force. Que les hommes soient dans un pays ou dans un autre, qu’importe ! La terre n’est pas tellement vaste. Ils se retrouveront quand l’appel retentira.

— L’appel du Messie ? interrompit Almazan. Ne m’as-tu pas expliqué à Séville que tu as cessé depuis longtemps de l’attendre ?

— Le Messie n’est pas nécessaire. Moïse avait prévu la dispersion et il avait donné au peuple élu le moyen d’y remédier. Ah ! Mahomet prétendait ne pas faire de miracles. Il en a fait cependant un bien grand quand il a envoyé secrètement Abou Bekr, le véridique, en Égypte, pour y acheter tout ce que possédait un petit marchand d’un bazar du Caire. Comment avait-il pu deviner ? Il était peut-être magicien comme tous les prophètes et il ne proscrivait la magie que pour en mieux user. Tu n’as pas l’air de me comprendre. Tu te demandes si mon esprit n’est pas quelque peu égaré. Tu as bien entendu parler de l’arche d’Israël, du Saint des Saints qui contenait les tables de la Loi et pour lequel Moïse fit bâtir le temple. Derrière les cinq colonnes d’or et le voile couleur de pourpre et d’hyacinthe reposait le Tabernacle que, seuls, les prêtres qui avaient atteint la troisième initiation pouvaient approcher. Car Moïse avait enfermé en lui la force de la vie dont il connaissait le secret, le pouvoir attractif qui mène le monde, ce que les alchimistes ont appelé l’Azoth, d’autres l’Éther, ce dont tout homme possède une parcelle, ce qu’il n’est donné qu’à quelques prophètes de multiplier et de condenser. Tant que les Juifs ont possédé le Tabernacle, ils ont résisté aux calamités. C’est à la famille des Hillel qu’incomba la tâche de le garder lorsque l’empereur Titus brûla Jérusalem, lorsque Adrien en chassa les habitants. Depuis longtemps, à cause des guerres et des pillages, on l’avait enlevé du Temple et remplacé par une imitation de Tabernacle dont les Romains avides firent des lingots d’or. Les Hillel le gardèrent fidèlement à Alexandrie pendant plusieurs siècles. Mais la ville juive d’Alexandrie fut pillée par ordre de l’évêque Cyrille et ils furent obligés de s’enfuir dans les déserts qui sont au sud de la Thébaïde. Qu’arriva-t-il alors ? Les Hillel furent-ils massacrés par une tribu pillarde ? Cachèrent-ils leur trésor dans des rochers sauvages, ensevelis ensuite par le simoun, et ne purent-ils le retrouver ? On ne sait. La race juive cessa d’être en possession de l’héritage de Moïse. Pendant plusieurs siècles, il n’y a plus de trace de cet héritage. Et cela jusqu’au moment où, par sa connaissance dans la magie, Mahomet apprend que le Saint des Saints a été acheté par un marchand du Caire aux conducteurs d’une caravane venant du Sud et où il envoie Abou Bekr le Véridique pour le racheter à ce marchand.

Mais le Talisman ne fut pas enfermé dans le sanctuaire de la Caaba. Il fut confié aux guerriers pour la conquête. Okba et Abderame l’ont possédé. Ils s’en sont servis pour vaincre. Car la force ineffable que Moïse a enclose dans l’or est aveugle et elle obéit à ceux qui communiquent avec elle par la foi. Tant que les Arabes ont cru en elle, ils ont été les maîtres du monde. Maintenant leur cœur s’est fermé et la force s’est endormie dans l’inertie du métal. Mais suppose que les légitimes possesseurs du trésor réalisent leur désir millénaire de le retrouver. Car si les Juifs chérissent l’or d’un invincible et cupide amour, c’est qu’ils savent, consciemment ou non, que le génie de leur prophète, la vitalité de leur race, leur âme éternelle est quelque part, dans un bloc d’or verdi par le temps. Suppose que le Talisman reprenne sa place dans le Temple reconstruit de Jérusalem, au milieu du peuple demeuré sans alliage et que le reniement n’a pas altéré. Ce peuple pourra alors reprendre sa mission. C’est lui qui régnera sur l’univers.

Almazan était stupéfait d’entendre Aboulfedia s’exprimer avec cette passion. Il allait lui demander les causes d’un tel changement quand celui-ci s’arrêta. Ils étaient arrivés au milieu d’une étroite ruelle, devant la porte d’une maison sordide. Des cris et une sorte de zézaiement continu s’en échappaient.

Le visage d’Aboulfedia prit une couleur terreuse et la colère fit trembler ses lèvres.

— Ils ont recommencé à le tourmenter, bégaya-t-il. Ils vont voir !

Il allait s’élancer dans la maison, quand par la porte entre-bâillée, jaillit une forme noire et velue qui traînait une chaîne et ne cessait de siffler et de jacasser.

Aboulfedia reçut la forme dans ses bras et la couvrit de caresses. C’était un singe de grande taille.

— Que t’ont-ils fait encore ? dit Aboulfedia en le berçant. Ils ont le vice dans la peau.

Dans le patio de la maison, au milieu de linges qui pendaient, Almazan vit le pâle Rodriguez et l’inquiétante Rébecca qui souriaient de façon trouble.

— Je lui apprends la danse, reprit Aboulfedia en montrant le singe. Aimes-tu la danse, Almazan ? C’est un art sublime qui est en décadence, comme toute chose. Vois-tu, une fillette dansant nue avec un singe, il n’y a pas de spectacle plus propre à élever l’esprit. Je te montrerai cela, un de ces jours.

Et il quitta brusquement Almazan.

Isabelle périssait d’ennui. Son pouvoir sur Abul Hacen était d’autant plus grand, car l’ennui donne aux femmes le mystérieux attrait d’une profonde pensée.

Personne, dans Grenade, ne savait jouer pour elle de la darboukah. Il n’y avait qu’à Constantinople qu’il y avait des musiciennes et des danseuses convenables. Ah ! Le Grand Seigneur était bien heureux ! Quelle tristesse c’était de vivre dans un petit royaume isolé !

Elle avait obtenu d’Abul Hacen qu’il enverrait l’Émir de la Mer lui-même, sur la plus grande galère de la flotte d’Almeria, acheter six danseuses célèbres qu’avait instruites le vieux professeur Chosraï de Damas. La flotte attendrait le retour de Daoud pour ravager les ports espagnols.

Ce qui était plus grave, c’est qu’il fallait qu’Isabelle attendît de même. Aussi, Aboulfedia fut-il accueilli par des cris de joie quand il annonça que le lendemain, il ferait danser un singe savant, habillé de différents costumes, avec la jeune Rébecca.

Quelques esclaves fidèles et quelques eunuques furent invités et on décida que le spectacle serait donné dans le Jardin du Cyprès où il y avait une pelouse assez large, bordée de lys.

Le singe était d’humeur vagabonde et il était enfermé dans un coffre de bois très épais, recouvert de clous de cuivre, que portaient Rodriguez et Rébecca. Il n’y avait pas de trous à ce coffre pour que l’animal respirât, aussi se mit-il à bondir avec allégresse, dès qu’on ouvrit le couvercle. Aboulfedia était chargé d’une extraordinaire quantité de robes de toutes couleurs et il demanda une pièce où il pourrait habiller le singe, ce qui était long et compliqué.

Isabelle lui fit prendre possession d’une salle de repos qui donnait sur le jardin et qui communiquait avec ses appartements, situés au premier étage, par un petit escalier tapissé de mosaïques orange.

Les danses de Rébecca et du singe eurent un grand succès. Rodriguez, assis, les jambes croisées, sous la glycine qui avait vu quelque temps auparavant la chute des deux épouses rivales, jouait de la guzla, serré à la taille dans un pourpoint qui faisait valoir ses hanches larges comme celles d’une femme.

À chaque danse, il allait mettre un nouveau pourpoint, tour à tour bleu indigo, mauve passé au rouge de Chine, car, prétendait Aboulfedia, le musicien devait avoir un costume en harmonie avec celui des danseurs.

Dès que la guzla s’arrêtait, Aboulfedia, suivi de sa troupe, rentrait dans la salle de repos pour le changement des costumes. Ce changement était anormalement prolongé. La première fois, Isabelle s’impatienta et alla entr’ouvrir la porte. Mais quand on fut arrivé à la quatrième danse, ayant appris qu’un singe a autant de coquetterie qu’une femme, elle se résigna et fit apporter des sorbets pour attendre le dernier ballet dont les costumes étaient chinois.

Le soir commençait doucement à tomber. Les sorbets furent bus. Le temps passa. Personne ne sortait de la salle de repos et cette salle dégageait même une curieuse impression de silence. À la fin Isabelle se décida à y aller et ce fut avec stupéfaction qu’elle la trouva vide. Les costumes étaient répandus sur le sol dans le plus grand désordre, à côté de la guzla de Rodriguez. Mais le coffre aux clous de cuivre avait été emporté.

Isabelle gravit l’escalier, parcourut ses appartements, alla jusqu’à la piscine et jusqu’aux étuves. Il n’y avait personne. Quelle mystérieuse raison avait poussé Aboulfedia à repartir avec son éphèbe efféminé, sa fillette aux airs de garçon et son singe danseur, au milieu d’une représentation qu’il avait organisée ?

Isabelle redescendit dans le jardin. Elle cherchait vainement le mot de l’énigme. Elle leva les yeux au ciel et elle aperçut sur la balustrade de la terrasse, dans la masse violette que faisait la glycine, un mandarin chinois qui la regardait, à quatre pattes et qui se mit à jacasser et à gesticuler. C’était le singe qui était revêtu de son costume du dernier ballet.

Isabelle fit un geste et, comme s’il s’envolait, il gagna un eucalyptus qui épandait ses branches d’argent au-dessus du jardin et des terrasses rouges de l’Alhambra.

Les esclaves et les eunuques commencèrent à rire bruyamment et c’est à ce moment qu’Abul Hacen parut.

Le visage de l’Émir était grave.

Il y avait longtemps qu’il avait du remords d’avoir laissé entre les mains d’une femme l’inestimable héritage de ses aïeux. C’est vrai, son esprit positif lui faisait penser qu’il valait mieux mettre sa confiance dans le nombre de ses soldats et la solidité de ses alliances que dans la puissance d’un talisman. Mais est-ce qu’il n’y a pas des forces inconnues ? Beaucoup d’hommes sensés croient à la magie et Allah manifeste ses desseins comme il lui plaît.

Énorme serait cette magie-là ! Il n’en était pas moins vrai qu’il venait de donner audience à un derviche venu de la Mecque dont le vœu de toute la vie était de réciter sa prière devant l’antique talisman des Arabes. Ce derviche n’avait pas l’orgueil de demander à voir le talisman. Il était modeste et il repartirait satisfait s’il pouvait poser son front contre la pierre du mur qui abritait la merveilleuse relique.

Le derviche s’était promené dans Grenade et une centaine de gens pieux l’attendaient à la porte de la Loi. Abul Hacen pensa qu’il fallait faire quelques concessions à la religiosité qui engendre le sacrifice, si nécessaire dans ces temps difficiles. Sans donner de réponse définitive, il avait laissé le derviche dans la cour des Lions et il s’était rendu chez Isabelle, heureux d’avoir ce prétexte, vis-à-vis d’elle autant que de lui-même pour reprendre ce qu’il avait donné imprudemment.

Isabelle ne comprit pas tout d’abord de quoi il s’agissait. Un talisman ? La nuit où il avait failli devenir aveugle ? Ah ! oui, elle se souvenait. Il s’agissait d’un objet très vieux et très laid où elle jetait les babouches qu’elle ne portait plus. Cet objet avait été quelque temps dans sa chambre puis elle l’avait fait transporter là, dans cette salle de repos où elle l’avait vu, il n’y avait pas une heure dans cette salle de repos où il devait être encore, enseveli sous les robes d’un singe.

Abul Hacen s’élança dans la salle. La guzla sur laquelle il marcha rendit un son déchirant. Mais l’Arche sainte, la tombe divine où avaient reposé les Tables de la Loi, le Berceau d’or verdi dont les anses étaient portées par deux anges avec des visages d’une spiritualité si grande qu’on ne pouvait les regarder sans penser à Dieu, le Tabernacle miraculeux avait disparu.

Derrière le rusé, le courageux Aboulfedia, porté par Rodriguez et par Rébecca dans le coffre du singe, il était passé par le petit escalier tapissé de mosaïques orange, il avait traversé les corridors et les cours de l’Alhambra, pour revenir à ses possesseurs légitimes, les fidèles sectateurs de Moïse.

L’Alhambra, au crépuscule, s’emplit d’un tumulte extraordinaire. Personne ne savait ce qui avait été volé mais il fallait arrêter des voleurs. Des cavaliers partirent de tous les côtés à travers la ville, sans même savoir qui ils devaient poursuivre. Et ce n’est que beaucoup plus tard, dans la nuit, qu’Isabelle se rappela qu’Aboulfedia lui avait demandé, quelques jours auparavant, d’obtenir de l’Émir, pour un de ses coreligionnaires, un droit de passage sur la galère de l’émir Daoud qui allait mettre à la voile pour Constantinople.

Mais le vol, dont personne ne connaissait la valeur, perdit toute importance par le fait de l’événement qui survint.

Abul Hacen, occupé à donner des ordres pour qu’on se saisît d’Aboulfedia, avait, dans le premier moment, oublié le derviche qui l’attendait. Il y pensa tout d’un coup et revint dans la cour des Lions, plus décidé que jamais à se montrer respectueux vis-à-vis d’un saint homme.

On ne voyait pas la main droite du saint homme, cachée par sa robe. Elle jaillit soudain, armée d’un poignard vers l’Émir et elle traça un éclair au-dessus de sa tête. Mais l’Émir connut ce soir-là qu’Allah ne gardait aucun ressentiment contre lui.

Le derviche en faisant un pas en avant pour frapper, avait glissé sur une dalle et était tombé sur un genou. Il ne se releva pas. Un garde, croyant bien faire, lui porta un coup de cimeterre si violent qu’il le tua net, privant ainsi l’Émir de tout ce que la torture aurait pu lui apprendre sur le motif du crime et celui qui l’avait inspiré.

Comme Almazan se penchait sur l’homme pour s’assurer qu’il était mort, il le reconnut. Il crut le reconnaître, car les coups de talon dont lui avaient frappé le visage ceux qui étaient présents dans la cour des Lions, l’avaient en partie défiguré. C’était là le faux Santon qu’il avait tenté de poursuivre devant la grande mosquée, l’homme qui s’était introduit chez Al Birouni, le dominicain chassé jadis de l’Ordre par Thomas de Torquemada lui-même pour son indignité.

Ce bas espion du Saint Office avait dénoncé et fait brûler, en les accusant mensongèrement, des savants inoffensifs et désintéressés. Il y avait beaucoup de chances que ce fût lui qui eût empoisonné l’archevêque Carrillo, si toutefois l’archevêque n’était pas mort par sa propre imprudence. Il poursuivait dans Grenade une œuvre de trahison et de crime.

Almazan chercha sur ses traits, sous sa barbe arrachée, sous les caillots de sang, dans les prunelles déjà vitreuses, les stigmates du mal. Il n’y en avait pas. Il tenait un crâne ordinaire, une tête pitoyable d’homme atteint brusquement par la mort. Le masque du visage même avait pris une certaine grandeur tragique.

Et alors Almazan fut frappé par cette pensée. Ce délateur, cet espion, cet empoisonneur, avait tout de même fait le sacrifice de sa vie, car l’assassin de l’Émir, entre les murailles de l’Alhambra, n’avait aucune chance d’échapper. Il y avait des hommes que le mal fanatisait comme le bien fanatise et qui offraient à ce mal leur existence en holocauste.

Mais c’est que, peut-être, ce qui était le mal pour les uns ne l’était pas pour les autres. Il y avait deux versants qui ne communiquaient pas, deux royaumes extrêmement lointains et qui se touchaient, et des deux côtés, les habitants de ces mondes vivaient avec l’illusion que leur lumière était la seule véritable.

Cette pensée était odieuse à Almazan, mais devant le visage du mort il ne pouvait s’en détacher. Et ce mort n’était rien qu’un instrument, presque inconscient. Ce qui était plus terrible, c’est qu’il y avait des hommes d’une grande intelligence et qui étaient foncièrement mauvais. Mais le savaient-ils ? Étaient-ils animés par un clairvoyant amour du mal ou avaient-ils pris une voie différente qui était leur erreur mais où ils croyaient marcher dans la vérité ?

Il se rappela tout ce qu’il savait de Torquemada et ce qu’il avait lu à son sujet dans le cahier de son maître Carrillo.

« Des yeux clairs, miraculeusement profonds qui ne reflétaient ni la haine, ni la pitié, ni le désir, ni l’orgueil, mais une certitude étrange qui me fit frémir. »

— Toujours plus d’intelligence, toujours plus d’amour, disait Rosenkreutz. La rose et la croix !

Mais il pouvait y avoir des esprits arrivés à un haut degré de développement qui avaient pour idéal de diminuer l’intelligence et de tuer l’amour !

Almazan se mit à marcher avec agitation dans l’Alhambra rempli de tumulte. Il se laissa tomber sur un banc dans le jardin du cyprès. Les étoiles étaient rayonnantes et immuables comme les vérités qu’on ne peut pas atteindre.

Dans un arbre, le singe, en robe chinoise, se pencha et lui lança une pomme de pin.

Très haut, dans une gorge de la Sierra Nevada, Aboulfedia et le rabbin Anan ben Josué trouvèrent un groupe de leurs coreligionnaires qui les attendaient avec des chevaux reposés. Après avoir descendu au galop des pentes abruptes, ils en changèrent encore à La Calahorra. Ils coururent toute la nuit et toute la journée. Ils atteignirent enfin Almeria et ils ne s’arrêtèrent que sur le port.

Ils devaient s’embarquer immédiatement. C’était leur Unique chance de salut. Car un messager de Grenade pouvait arriver d’un instant à l’autre, apportant l’ordre à l’Alcaïde de la ville de se saisir d’eux et de leur précieux fardeau.

Une foule de mariniers, de bourgeois, de petits débitants encombrait le port. Ils s’informèrent auprès d’un softa de la galère dans laquelle devait partir l’Émir Daoud. Le softa rit de leur ignorance en leur montrant le bassin. À ce moment, du château des Sept-Tours partirent trois coups de coulevrines. La foule y répondit par des acclamations.

Depuis le matin, la galère de l’Émir attendait un vent favorable. Ce vent venait de se lever et la galère s’apprêtait à partir. Les voiles se déployaient, des étendards claquaient, des mahones pavoisées de banderoles sillonnaient le port.

Aboulfedia et le rabbin virent une de ces mahones qui se détachait d’un appontement du quai. Elle contenait quelques marins, reconnaissables pour des marins de la flotte de l’Émir à leur cafetan court aux manches étroites, serré à la taille par une ceinture de laine bleue. Aboulfedia héla cette mahone en brandissant un parchemin déployé où était visible le sceau vert des rois de Grenade.

La mahone s’arrêta et revint contre le quai, les rames levées. Aboulfedia tendit le parchemin à l’officier qui la commandait. C’était un droit de passage pour le porteur, à bord de la galère de l’Émir. Et il s’apprêta à descendre dans la mahone, suivi du rabbin.

Mais l’officier l’arrêta.

Le droit de passage n’était que pour un seul voyageur, il ne pouvait en prendre deux. En vain, le rabbin Anan ben Josué voulut-il en référer à l’Émir Daoud lui-même. Il était trop tard. La galère levait l’ancre et la mahone avait juste le temps de la rejoindre. Un seul voyageur ! Les rames allaient s’abaisser.

Les deux hommes échangèrent quelques paroles rapides.

— Tu es le plus digne, dit Aboulfedia.

— Tu es le plus fort, dit le rabbin. Qui sait quelles luttes il faudra encore soutenir !

— La mort après la torture attend celui qui restera. Je reste.

— Va, je te l’ordonne.

Et pendant qu’on descendait le coffre, le rabbin ajouta :

— C’est à Tibériade qu’est la confrérie la plus puissante. Rends-toi à Tibériade d’abord où Maïmonide est enterré. Mais si tu n’y trouvais pas Samuel Halévy, le talmudiste, et Abraham Alfassi, le commentateur de la Kabbale, va à Jérusalem où tu les rencontreras dans la grande université hébraïque. Là où il y a l’esprit il y a la racine de l’arbre.

Ils n’eurent que le temps de s’embrasser en se séparant. Mais ils ne se séparaient pas. La pensée de celui qui demeurait accompagnait celui qui partait.

Tant qu’il put le voir, Aboulfedia suivit des yeux la tache grise que faisait sur le quai le rabbin Anan ben Josué. Il était très petit, tout voûté, de plus en plus voûté. Lui en qui vivait un rêve énorme, il hésitait en marchant. Il trébucha, il n’en pouvait plus. Il avait perdu son bonnet noir. Il revint sur ses pas pour tirer par la bride les chevaux en sueur et il avait l’air d’un mendiant qui vient de les voler.

XVII

la galère insensée

Sous la voûte du château d’avant, derrière l’emplacement réservé pour la manœuvre des pierriers, on avait aménagé deux cabines assez vastes. L’une devait abriter les danseuses qu’on allait chercher à Constantinople. Dans l’autre, avaient pris place les passagers qui avaient obtenu de l’Émir l’exceptionnelle faveur de gagner l’Orient sous la protection de ses armes.

Ces passagers étaient fort peu nombreux. Outre trois marchands de bijoux de Grenade, il n’y avait que le savant Al Birouni et Tawaz, célèbre pour son immense fortune, son amour des arts, les raffinements de sa vie. Al Birouni transportait avec lui la cloche de verre dont il était l’inventeur. Il n’était plus attiré que par le mystère des choses sous-marines. Là vivait, croyait-il, un monde merveilleux dont la faune avait d’étroits rapports avec l’humanité. Il prétendait qu’il y avait sous les eaux des poissons avec des bras et des mains, des monstres aux visages d’hommes et que cet univers était éclairé par une lumière plus éclatante à mesure qu’on descendait. Mais ces profondeurs lumineuses ne pouvaient être atteintes que dans les océans lointains qui baignaient l’Inde et la Chine. Il comptait gagner Alexandrie, car le sultan d’Égypte s’intéressait à ses travaux et lui avait promis de le faire parvenir jusqu’aux Indes à bord d’une de ses caravelles. Il tenterait là son expérience de la cloche de verre.

Quant à Tawaz, il avait partagé sa fortune entre ses deux fils et il leur avait dit adieu. Il se rendait à Nichapour, en Perse. Son seul rêve était de s’asseoir à l’ombre du pêcher qui laissait tomber ses fleurs sur la tombe d’Omar Khayam, dans le cimetière de Hira. Il vivrait désormais dans une petite communauté de Soufis ralliés comme Khayam à la doctrine ismaïlite et qui venaient rechercher l’extase sous le pêcher qui le couvrait.

Auprès d’Al Birouni et de Tawaz, Aboulfedia avait pris place avec son coffre.

Dans le château d’arrière était la cabine de l’Émir de la mer, celle du reïs de la galère, et celle où dormaient les officiers, le trésorier, le moullah, les pilotes et les pages.

Sous le pont étaient entassés les cent cinquante piquiers, avec les caisses qui contenaient les vestes de velours violet chamarrées d’or, les cuirasses damasquinées, les ceintures de cachemire, les bonnets de brocart cramoisi, les cimeterres à poignée d’or, destinés à éblouir les habitants de Constantinople quand l’Émir Daoud se rendrait solennellement au palais du Sultan.

Dans cette partie du navire montait, toute la journée, un obsédant bourdonnement de conversations et de cris qui augmentait le soir quand les bakals faisaient la distribution de viande salée et de pain. Ce bourdonnement s’éteignait peu à peu à l’heure où les étoiles luisaient à travers les voiles triangulaires, faisaient étinceler les râteliers d’armes, les longues coulevrines et le bronze des pierriers. Alors seulement les passagers percevaient, bas, étouffé, puissant, un soupir obscur, une énorme respiration. C’était le ahan ! des forçats de la chiourme qui, enchaînés dix par dix, la tête rasée, les muscles tendus, exhalant une horrible odeur de sueur, peinaient sans relâche sous le bâton des comites et soufflaient, comme s’ils étaient les poumons de la galère et comme s’ils la soulevaient de leur haleine.

Mais il y avait dans la galère, sous la nuit, un autre bruit plus inquiétant. C’était le pas de l’Émir de la mer qui parcourait la galerie extérieure ou suivait la longueur de la coursie, de la poupe à la proue. Il avait l’air, sous son triple turban immaculé et sa longue gandourah de soie blanche, frangée d’argent, d’un cygne humain, prêt à s’envoler.

Le reïs au pied du grand mât, les marins de quart assis sur le pont, les passagers, par leur porte entr’ouverte, regardaient de loin sa silhouette, debout sur la rambarde où il s’immobilisait dans une rêverie qui ne finissait plus. C’est que depuis les premières heures de la navigation, ce n’était plus un secret pour personne que l’Émir Daoud ne jouissait plus de toute sa raison.

Cela avait commencé, disait-on, au moment de la mort de la princesse Khadidja. Pourtant l’Émir avait aimé tant de femmes dans sa vie, à Grenade et dans tous les pays où sa destinée l’avait conduit ! Juana de Montana, la belle captive espagnole pour laquelle il avait refusé des rançons royales ; Djemilé, la poétesse de Fez, qui avait langui d’amour pour lui et était morte de ne plus le voir ; l’Albanaise Validé et la Vénitienne Lucrèce, avaient été ses maîtresses. L’Émir Daoud aimait ardemment et oubliait vite. Le désir qu’il avait pour l’une était rapidement remplacé par le désir qu’il avait pour l’autre. Personne ne comprenait qu’un chagrin d’amour ait pu rendre fou un homme qui devait savoir comme lui de quelles fumées sont tissées les passions.

Le reïs ne dormait guère. C’était lui qui, en fait, commandait la manœuvre de la « Bannière du Prophète ». Mais le commandement suprême appartenait à l’Émir. Celui-ci avait pris le reïs par le bras, comme on sortait du port d’Almeria, et lui avait confié avec un sourire qu’il comptait faire relâche dans la ville de Liampo qui se trouvait sur les côtes de Chine, pour y saluer la femme du gouverneur portugais. Le reïs redoutait, depuis, quelque détermination singulière.

Et qu’allait-il arriver à Constantinople ? Comment se passerait l’entrevue de l’Émir et du Sultan ? Est-ce qu’il ne devait pas essayer d’obtenir pour Grenade des secours en navires et en soldats ? Est-ce que le sort de la guerre n’était pas, en partie, lié à son habileté ?

Les vents furent favorables, les vaisseaux des chevaliers de Rhodes et ceux de la République de Venise furent évités. Par des jours ensoleillés et des nuits paisibles, la « Bannière du Prophète » traversa la Méditerranée, chargée d’espérances et de trésors, avec, à la proue, son cygne blanc découpé sur l’azur.

Plusieurs années après, le Sultan Bajazet se faisait encore raconter l’entrevue qu’avait eue, pendant son absence, son grand vizir Daud-Pacha, avec l’ambassadeur du roi de Grenade, le célèbre marin Daoud.

Il voulait qu’on lui répétât les noms de femmes que celui-ci avait prononcés et qu’on lui décrivît l’étonnement de tout le Diwan quand il fut évident que l’Émir au turban blanc n’était, en somme, venu à Constantinople avec une escorte magnifique, que pour affirmer qu’une certaine princesse Khadidja avait des yeux couleur des plus pures émeraudes.

Et il tenait aussi à être certain que l’Émir Daoud avait versé des larmes quand on lui avait présenté les six danseuses qu’il devait emmener à Grenade pour son maître.

— Toutes celles que j’ai aimées, avait-il dit.

Le sultan Bajazet était un homme austère. Il avait proscrit la musique et la danse de son palais. Il recommandait la chasteté à ses ministres et à ses généraux et toutes les fois que la conversation revenait sur ce sujet, il levait, le doigt et disait :

— Rappelez-vous l’Émir Daoud et le sort de Grenade.

À côté de la cloche de verre, à côté du coffre aux clous de cuivre, Aboulfedia et Al Birouni étaient maintenant seuls dans la cabine du château d’avant.

La « Bannière du Prophète » devait faire relâche à Saint-Jean d’Acre et c’était là qu’ils comptaient, tous les deux, débarquer pour suivre leurs destinées différentes.

Les minarets de Constantinople n’avaient pas encore disparu à l’horizon que tout près d’eux, derrière la cloison de planches qui les séparait de la cabine voisine, avait retenti une musique de luths. Les six élèves du professeur Chosraï chantaient les regrets de leur patrie qu’elles quittaient pour toujours. Elles chantaient d’une voix très douce des poèmes persans où il était question de bien-aimés sveltes comme des tiges de palmiers, de jeunes filles dont les visages ovales comme des miroirs, étaient portés par des cous d’argent et d’amours parfumées comme les roses d’Ispahan et profondes comme les puits de Mossoul qui ne reflètent pas l’image de ceux qui s’y penchent.

Les luths des six jeunes filles tristes avaient, outre les quatre cordes qui correspondent aux quatre tempéraments de l’homme, la cinquième corde ajoutée par le musicien Ziryab et qui était celle qui correspond à l’âme liée au sang. Au son déchirant de cette cinquième corde, l’Émir Daoud reconnut qu’il emmenait avec lui de grandes artistes et il vint s’asseoir auprès d’elles.

Il ne leur parlait pas. Il tournait vers elles un visage illuminé d’extase et quand l’une ou l’autre s’arrêtait de jouer, il se contentait de l’interpeller à voix basse par un nom, Mais ce nom n’était pas leur nom réel qu’il ignorait. D’abord, croyant à une erreur, elles essayèrent de rectifier.

— Je suis Ghazlan, je suis Honeïdah, je suis Mehboubeh, dirent-elles.

Mais l’Émir secoua la tête et continua de dire : Khadidja, Juana, Djemilé, selon qu’il pensait à la Mauresque, à l’Espagnole, à la Marocaine. Alors, elles finirent par s’accoutumer à ces noms et à se tourner vers lui quand il les prononçait, si bien qu’il put se croire bientôt environné par les femmes qu’il avait aimées et bercé par la musique de leurs luths.

On était le soir du troisième jour du mois de Shaban et la chaleur était accablante. Une vapeur épaisse, verdâtre, traînait sur les eaux qui semblaient malades et comme gagnées par un pourrissement venant des profondeurs. Il n’y avait pas un souffle. La galère n’avançait qu’à la rame et elle avait l’air de fendre une masse lourde et putride. Des phosphorescences palpitaient dans le lointain et des poissons volants faisaient de vagues traînées lumineuses. Les galériens semblaient s’incliner pour mourir à chaque effort et l’odeur humaine qui s’exhalait de la coursie était comme une palpable buée. Une angoisse sans cause apparente, née de l’immobilité de la mer et de la présence occulte de la mort, étreignait toutes les âmes.

Al Birouni, après avoir erré sur le pont, redescendait les quelques marches qui faisaient communiquer la galerie extérieure du pont avec sa cabine. Il vit son compagnon de voyage Aboulfedia penché sur le coffre mystérieux sur lequel il n’avait pas cessé de veiller jalousement depuis le départ d’Almeria. Le couvercle en était soulevé et Aboulfedia était perdu dans une contemplation muette.

Du haut des marches, Al Birouni regarda le coffre. Dès le départ, il s’était demandé ce que ce juif haletant et hagard pouvait bien avoir à transporter de si précieux. Maintenant, il le voyait. C’était un objet en or massif, mais en or étrange, prodigieusement ancien et qui dégageait un rayonnement surnaturel. Al Birouni fit un léger mouvement de surprise. Le couvercle du coffre se referma brusquement et Aboulfedia en fit jouer les ferrures.

Al Birouni descendit doucement les marches, s’assit, les jambes croisées et se mit à réfléchir.

Il avait lu dans Flavius Josèphe et dans d’autres historiens juifs et arabes, la description du Saint des Saints, enfermé par Moïse dans le Temple de Jérusalem. Il connaissait les légendes Arabes sur le Talisman transporté par les premiers conquérants Maures et enfermé dans l’Alhambra. Il avait fait des rapprochements entre les deux objets sacrés de ces races différentes. Il se rappela qu’il avait entendu parler d’une confrérie judaïque qui avait pour but de rechercher, en Espagne, l’ancien Tabernacle. Et il lui vint brusquement la conviction que ce gros homme aux petits yeux l’avait découvert à Grenade, l’avait volé et l’emportait vers la terre qui avait été le berceau des Juifs.

Al Birouni savait qu’un initié comme Moïse pouvait, pour des siècles, enclore dans le métal une force magnétique active. Dans cette force, les Arabes avaient pu puiser, depuis les premiers jours. Si on la leur ravissait dans une minute critique, qu’allait-il arriver ? Le Talisman qui avait reposé dans l’Alhambra devait y demeurer. Il ne permettrait pas qu’un juif l’emportât.

Al Birouni se leva et s’apprêta à gravir les marches qui menaient au pont. Mais sans doute Aboulfedia, conscient de son imprudence, avait-il lu ses réflexions et sa détermination dans ses yeux, car il bondit et lui barra le chemin.

Ils n’eurent pas besoin de s’expliquer par des paroles, ils s’étaient compris. Al Birouni n’essaya pas d’appeler. Dans la cabine voisine, le chant des six jeunes filles, joueuses de luth, retentissait comme une prière, comme l’angoissant appel des cœurs que l’amour a brisés et ce chant aurait couvert sa voix. Il tenta d’écarter Aboulfedia. Mais une pensée meurtrière luisait dans les yeux de celui-ci. Les deux hommes étaient face à face, presque collés l’un à l’autre, silencieux et résolus, sentant derrière eux l’immense destin de leur peuple. Ils allaient se saisir à bras-le-corps quand le bruit qu’ils entendirent sur le pont les immobilisa.

C’était une sourde clameur épouvantée, un cri long, continu, l’appel désespéré d’hommes qui voient devant eux, sous la forme la plus inattendue et la plus terrifiante, l’apparition de l’inéluctable mort.

Tous les marins qui échappèrent dans la troisième nuit du mois de Shaban au raz de marée qui ravagea les côtes de Syrie et de Palestine, détruisit les fortifications des chevaliers de Rhodes, et mit à bas le grand phare du port de Famagouste, furent unanimes à le décrire comme une vague unique, une montagne irritée qui précédait les tourbillons du vent et accourait du fond de l’horizon avec une démoniaque vitesse, sur le désert morne, plat, épais des eaux pourries.

Les hommes de quart qui étaient sur le pont de la « Bannière du Prophète », dans la verdâtre clarté de l’hallucinante et équatoriale nuit, n’eurent que le temps de contempler à une extrême hauteur, sur le sommet d’une extravagante muraille liquide, une mobile végétation d’écumes. Ils sentirent que la galère renversée gravissait cette cime avec une vélocité que dix mille rameurs n’auraient pu lui donner et ils entendirent un mugissement sous-marin, venant de l’abîme, comme s’il y avait eu, bien au-dessous de la quille du navire, une gorge profonde d’où était parti ce son affreux.

Ce fut tout pour ceux-là. Il fut donné à quelques autres de percevoir que dans l’arrachement du château d’arrière, ils étaient lancés comme des grains de sable parmi les débris de la rambarde et de ses mantelets, vers de mouvantes profondeurs. Le reïs fut emporté avec le grand mât auquel il s’était accroché. L’homme de vigie tournoya dans l’espace, comme s’il était projeté par une fronde extraordinaire. Les canons s’envolèrent avec leurs affûts, leurs palans et leurs plates-formes. L’eau furieuse, l’eau animée, l’eau multiple, ruissela par le pont cassé, dans la chambre de vogue, descendit en torrent dans la coursie, roulant les comites, assommant les galériens enchaînés à leur banc. « La Bannière du Prophète » ne fut plus qu’un ponton désemparé où tanguait encore une coulevrine, comme un serpent de bronze, où retentissait de ci de là une invocation à Allah ou un cri de douleur.

Alors du château d’avant qui était demeuré intact, sortit l’Émir Daoud, plus pâle que son turban et sa gandourah de soie. Son esprit se réveillait du sommeil dans lequel il avait été plongé. Il arrivait après un long voyage dans le rêve au milieu de cette catastrophe.

Il tenta d’avancer sur le pont en s’accrochant à des cordages, à des fragments de bastingages, à des morceaux de mâts. Il comprit que les lames l’emporteraient, il revint en arrière et pénétra dans la coursie qu’il franchit dans toute sa longueur, avec de l’eau jusqu’aux genoux. Mais arrivé à la poupe, il constata que le timon était cassé, que la galère ne pouvait plus être gouvernée et il entendit le grondement des vagues à travers les chambres de la cale. Ce grondement devenait plus sourd et l’eau montait dans la coursive. Il se décida à la traverser à nouveau pour revenir dans la cabine d’avant.

Mais le chemin était bien plus long. Il avait à sa droite et à sa gauche les forçats de la chiourme en contre-bas, liés par le pied à leur banc, contorsionnés par l’effort qu’ils avaient fait quand les flots les avaient assommés ou noyés. Ceux qui étaient morts exprimaient, les uns une misère sans nom, les autres une résignation pitoyable, les autres une rage impuissante. Mais il y en avait qui étaient vivants et qui demeuraient enchaînés aux morts. Et ils luttaient désespérément pour briser leurs chaînes et poussaient des clameurs en agitant des tronçons de rames.

Quand la silhouette blanche de l’Émir Daoud repassa au milieu d’eux, ils tendirent les mains vers lui pour s’accrocher à cette forme vivante et libre, et l’Émir, entre ces rangs de créatures allongées au bout d’une chaîne, entre ces tentacules avides, fut obligé d’enrouler les larges manches de sa gandourah pour ne pas être saisi.

Il marchait parmi les figures de pierre des morts, les figures de haine et de désespoir des vivants. Celles-là hurlaient, mais l’Émir ne voyait que la grimace du cri car la voix de l’océan couvrait tous les bruits avec son tumulte et ces hurlements silencieux étaient plus déchirants que les plaintes.

Et l’Émir se demandait si au milieu de ces cariatides nues à qui la douleur et la mort donnaient des poses de démence, il ne suivait pas le sombre chemin qui mène à l’enfer d’Allah. Non, c’était le monde terrestre où il venait de revenir, le monde où des forçats sont rivés à leur banc et luttent dans la terreur tandis qu’ils descendent dans le gouffre de la mort. Ah ! vite retrouver la musique des filles de Perse, celles qui chantent le souvenir de l’amour et portent les noms des bien-aimées !

Et comme il arrivait enfin à la porte de la cabine, d’eux hommes fraternels s’entr’aidaient pour hisser sur le pont le coffre noir aux clous de cuivre. Aboulfedia et Al Birouni, sentant le navire s’enfoncer, s’étaient tacitement réconciliés, car chacun des deux savait qu’il ne pouvait compter que sur l’autre pour essayer de sauver le Trésor pour lequel ils avaient voulu s’entretuer.

Aboulfedia le tirait et Al Birouni le poussait. Entre deux cataractes des vents, entre deux souffles de la mer vomissant des lames, il y eut une seconde d’un miraculeux silence. Dans cette seconde, haletants sur le bois du coffre qu’ils tenaient embrassé, ils perçurent une musique de luth, légère, grelottante, lointaine comme si les Djinns qui dansent autour des puits, par les nuits printanières, dans les vallées du Kouhistan avaient commencé leur ronde.

La galère se dressa debout, au milieu d’un fracas soudain et plongea par l’arrière. L’Émir Daoud, dans le cercueil de la cabine, fut renversé contre des seins tièdes, des visages féminins, les formes retrouvées de celles qu’il avait chéries.

Et par la puissance talismanique enclose dans l’or éternellement vierge du Tabernacle, fut-il donné peut-être à Al Birouni et à Aboulfedia, qui le serraient contre eux, de descendre au fond des eaux dans la lumière surnaturelle de leurs rêves réalisés.

Al Birouni dut contempler à cette lueur les merveilles étranges du monde sous-marin, les sirènes de la Fable errant dans les forêts de madrépores phosphorescents, les scorpènes incarnats chargés d’épines, les tétradons gonflés comme des outres et pareils à des hommes obèses, les poulpes aux tentacules multiples et qui ont des yeux avec des prunelles qui palpitent, tous les monstres, portant avec horreur loin du soleil, les stigmates d’une humanité déchue.

Et Aboulfedia dut voir apparaître, par delà les infinis verts, les glauques miroitements des bas-fonds marins, la coupole azurescente, les cinq colonnes en bois de Sittim et le voile couleur d’hyacinthe cramoisi du Temple de Jérusalem.

XVIII

l’ange de la luxure

On était dans le mois de Schouwal, les feuilles des caroubiers étaient rouge sang, les grenades éclataient et les poivriers laissaient tomber leurs baies globuleuses séchées par la chaleur. Almazan était venu s’asseoir sur le seuil du pavillon qu’il habitait, depuis quelques jours, au milieu des jardins de plaisance d’Alexaras.

Abul Hacen ne pouvait plus se passer de lui et il l’emmenait avec Isabelle, quand il allait se reposer des fatigues de la guerre, dans sa villa, aux environs de Grenade.

Un énorme rosier qui grimpait contre la muraille du pavillon avait laissé tomber les pétales de ses roses, si bien qu’elles formaient sur le sol un épais tapis. De ces pétales monta tout à coup vers Almazan une bouffée d’odeurs de roses qui se mêla à un parfum plus profond de terre brûlée. Et dans l’air vaporeux de la nuit, entre les citronniers d’or d’une allée, il eut comme une apparition. Il crut voir un des quatre tentateurs ennemis de l’âme, que décrit la mythologie musulmane, Al Nefs, l’ange luxurieux, celui qui a la forme d’une femme et d’un adolescent en même temps, celui qui vous attire en bas par le prestige de la volupté.

Encore pénétré des lectures qu’il venait de faire sur la religion de Mahomet et sur ses superstitions, il faillit pousser un cri de surprise en voyant marcher vers lui le frère d’Iblis, l’ange délicieux, tel qu’il se l’était imaginé.

Il avait une longue dalmatique bleuâtre, souple comme un nuage, qui flottait par-dessus sa chemise de soie courte, dont la couleur était cramoisie, comme les passions qu’elle cachait. Ses jambes adolescentes étaient nues et ses pieds avaient des babouches minuscules en un tissu filigrané d’or qui faisaient légèrement craquer le sable de l’allée. Sur sa tête enfantine était posé, par un singulier caprice, le triple turban noir que portent les moullah et ceux qui enseignent la loi, comme si c’était le symbole que le porteur de volupté est aussi porteur d’une certaine sagesse. Mais sous ce turban noir, jaillissait comme une flamme, animée d’une vie propre, une chevelure d’or brûlé, de la même couleur que les deux gouttes dorées qui bougeaient au fond de ses prunelles et il y avait dans sa démarche un je ne sais quoi d’ailé et d’enivrant.

C’est à son regard, lorsque l’ange Al Nefs fut tout près de lui, qu’Almazan reconnut Isabelle.

Il n’eut pas le temps de se lever. Elle était assise à côté de lui, elle riait familièrement.

— Tu vois, c’est pour toi que j’ai mis un turban noir. N’ai-je pas l’air ainsi d’un docteur, d’un commentateur de la Loi de Mahomet, comme ils disent. Un docteur ! Au fond, je crois que j’aurais beaucoup à t’apprendre.

Elle prit par terre une poignée de pétales de roses et elle la lui jeta négligemment.

Il sourit. Il se sentait envahi soudain par un bien-être inattendu, cette aisance que l’on éprouve auprès des êtres que l’on connaît depuis longtemps et dont on se sent aimé.

Il lui dit qu’il avait cru voir un instant, pendant qu’elle marchait dans l’allée, Al Nefs, l’ange de la luxure, tel qu’il est dépeint par le théologien persan Mirkond.

Cela l’amusa beaucoup. Elle répéta plusieurs fois :

— C’est cela. Je suis l’ange de la luxure !

Et elle se penchait vers lui au point qu’il sentait le parfum d’ambre et de musc de sa chevelure, le parfum de jeunesse de son haleine.

Presque sans y songer, il passa son bras par-dessus son épaule et il eut le contact sous l’étoffe souple de la dalmatique d’une matière charnelle tiède, mouvante, désireuse, qui le fit frémir.

Alors elle s’appuya contre lui, au point qu’il avait la forme de son sein dur dessiné dans sa poitrine et qu’il voyait contre la sienne la ligne de sa jambe nue, hors de la dalmatique écartée.

Elle lui parlait maintenant, mais à voix si basse, qu’il n’entendait pas. Il comprenait tout de même. Elle disait des mots sans suite où il était question de sa vie, du bonheur, de l’amour. Ah ! comme elle s’ennuyait ! Sa plus grande espérance était de n’être qu’à un seul homme, celui qu’elle aimait. Puis elle se mettait à rire encore.

— Figure-toi que, lorsque j’ai descendu l’escalier pour venir jusqu’ici, j’ai trouvé dans le patio de la villa les deux eunuques qui me gardent. Je tenais mes babouches à la main, pour ne pas faire de bruit en marchant. J’ai regardé les eunuques qui dormaient, étendus sur leur matelas. J’en avais un à droite et un autre à gauche. Et j’avais tellement envie de raconter à quelqu’un que j’allais te retrouver que j’ai failli les réveiller en leur laissant tomber mes babouches sur le nez.

À cette pensée, elle était secouée de frémissements. Elle inclina son visage sur son épaule. Et pendant qu’elle disait d’autres choses incohérentes, il sentait que le corps qu’il avait contre lui devenait soudain plus pesant, plus langoureux et en même temps plus chaud, plus abandonné. Il tenait dans ses bras une forme humaine dont la volonté était absente et qui lui communiquait avec la proximité de son sang la mystérieuse ardeur dont elle était chargée. Il céda à cette force de rapprochement, à cette loi d’attraction qui appelle à certaines heures un corps vers l’autre et le roule dans le fleuve du plaisir.

La tête de la femme faisait un ovale d’argent parmi les cheveux qui brûlaient. Il la renversa sous lui et tout de suite, quand il sentit ses lèvres prises par ces lèvres tendres et parfumées comme des fruits du printemps, mobiles comme la vie elle-même, chaudes comme sa propre chaleur, il comprit qu’il était lié désormais à la femme qu’il tenait par la fluide, l’éternelle chaîne des lèvres mouillées.

D’un seul geste, il déchira de haut en bas la chemise cramoisie, tandis que les bras complaisants faisaient glisser la dalmatique hors des épaules.

Les pétales de roses sur lesquels ils étaient étendus exhalaient l’odeur triste et charnelle des choses fanées et dans les citronniers, un rossignol qui commençait à chanter, s’arrêta.

Abul Hacen ne descendit pas de cheval. Les deux eunuques étaient prosternés, le front dans la poussière de la route. Mais l’ordre de les faire mourir ne tomba pas de la bouche de l’Émir. À quoi bon ? L’ordre de poursuivre les fugitifs, partis à cheval depuis quelques heures, ne fut pas non plus donné. À quoi bon ?

Il avait quitté le siège de Loxa pour venir embrasser la femme qu’il aimait. Elle s’était enfuie avec un homme en qui il avait placé toute sa confiance. Ainsi Allah l’avait voulu. Cette nouvelle ne l’étonnait pas autant qu’il aurait cru. Il lui semblait que sa douleur était depuis longtemps cachée en lui et qu’elle lui apparaissait comme un paysage à un voyageur sur une colline, quand le brouillard se lève.

Il se retourna. Une centaine de cavaliers l’accompagnaient. Le soleil couchant faisait étinceler des cuirasses bombées, miroitait dans les diamants des aigrettes. Il irait à Grenade où il avait besoin de lever de nouveaux soldats, où sa présence calmerait les partis populaires agités contre lui par des envoyés de Boabdil. L’action apaiserait ses pensées.

De la villa d’Alexaras, il y avait une demi-heure à peine pour atteindre les remparts de Grenade. La route était singulièrement déserte. La masse que faisait au loin la ville avait quelque chose de silencieux et d’hostile.

Aucune trompette ne résonna sur aucune tour, comme s’il n’y eut pas de veilleur pour signaler l’arrivée de l’Émir et de son escorte. L’Émir regarda derrière lui et il vit un de ses cavaliers qui levait pourtant sa bannière avec ostentation.

La porte des Étrangers, où aboutissait la route, était close. On ne la fermait cependant d’ordinaire qu’une heure après le coucher du soleil.

L’Émir s’avança près de la porte. Il avait pris des mains de son ami Feghani une lance et il heurta violemment du manche le bois de chêne de la porte qui résonna sourdement.

Des figures inquiètes apparurent et disparurent entre les créneaux des murailles. Des gens s’appelèrent et se répondirent. Une flèche maladroitement lancée traça une courbe dans l’air et se planta dans le sol.

Et comme l’Émir s’apprêtait à frapper de nouveau, une voix basse et rapide lui parla de la fenêtre grillée qui s’ouvrait à droite, dans une des deux tourelles accotées à la porte :

— Seigneur ! Hâte-toi de fuir ! Ton fils Boabdil s’est emparé de Grenade. La tête du Hagib est fixée au bout d’une pique sur la place de Bibarrambla. Les Alfaquis t’ont trahi. Le peuple t’a renié et crie : Vive Boabdil. Tu ne peux plus compter sur personne.

Abul Hacen essaya de reconnaître à travers les barreaux de la fenêtre, le visage de l’homme par qui s’exprimait la destinée inexorablement contraire. Son cœur battait violemment. Il se pencha sur son cheval.

Mais alors cette étroite fenêtre dans la muraille se mit à tourner, elle éclata comme un soleil, elle s’agrandit démesurément, elle se confondit avec les remparts, avec la ville et le ciel du soir. Et cette masse lumineuse se ternit, devint grise, puis sombre, se changea en de compactes ténèbres.

— Ainsi Allah le veut ! dit l’Émir, et il fit tourner son cheval.

Dans l’incertitude de son âme, il ne confia pas à ses compagnons qu’il avait perdu la vue, plus précieuse pour lui que la ville de Grenade. Il avait fait signe à Feghani de marcher devant sur la route de Salobrena, sachant que son cheval suivrait celui de son compagnon sans qu’il lui donnât de direction.

Mais, de même que la perte d’Isabelle, ce nouveau malheur ne lui apportait pas le désespoir auquel il aurait pu s’attendre. La nuit qui venait lui envoyait des bouffées d’un vent frais au visage et à mesure qu’il avançait, un grand calme descendait en lui. Il lui sembla qu’il avait accompli un long voyage et qu’il était enfin arrivé au port. Il cessa même d’écarquiller les yeux, en les fixant à droite et à gauche, dans l’espoir qu’il distinguerait encore les contours des choses. Il baissa la tête, ferma les paupières et il s’aperçut qu’il voyait.

Il voyait le royaume de l’esprit plus beau que le royaume terrestre. Il voyait se dérouler les événements comme une longue chaîne logique où tout s’expliquait et se déduisait, où chaque chose était à sa place et où régnait une grande harmonie. Lui-même n’était qu’un effet de causes lointaines. Il comprenait tout ce qu’il avait fallu de guerres, de conquêtes, de peuples en marche pour que, tournant le dos à Grenade, pût cheminer ce roi aveugle qui avait perdu son royaume.

Il voyait comme sur un immense tableau animé, vivant, coloré, prodigieux, se dérouler l’histoire de sa race. Très loin, Mahomet s’avançait suivi des litières de ses femmes et des chameaux destinés aux sacrifices et il baisait la pierre noire de la Caaba. Il gravissait la colline de Safa et il faisait au peuple assemblé une allocution que le Koreischite Rabia répétait phrase par phrase, d’une voix retentissante. Abul Hacen voyait les visages naïfs et fanatiques, les peaux de mouton jetées sur les épaules comme des manteaux, et derrière, entre quelques bouquets de palmiers, les tentes du peuple errant. Sur le flanc d’une montagne de sable dégringolaient des cavaliers qui étaient l’avant-garde d’Amrou, en marche vers Memphis et Alexandrie. Il voyait les soldats d’Okba à travers le Baghreb, ceux de Mousa parcourant l’Espagne et la Gaule. Des villes s’écroulaient, d’autres se dressaient, avec leurs portiques, leurs minarets, leurs bazars et leurs châteaux chargés de miradors. Il voyait les milliers de jets d’eau et les masses féeriques de fleurs des jardins de Zohrah, les forêts de chapiteaux et de coupoles aux nervures étoilées de la Mosquée de Cordoue, les pierres des synagogues, les dentelles des Alcazars. Des prophètes ascétiques prêchaient, des pèlerins se mettaient en route, des muezzins clamaient dans l’espace les formules de la prière, des Khalifes couverts de pierreries recevaient des ambassadeurs. Les dynasties se succédaient. Les Almoravides voluptueux regardaient tourner des danseuses en écoutant des vers d’amour et des musiques de darboukahs. Les austères Almohades, au milieu d’un cercle de moullahs levaient dans leurs mains sans bagues des Korans grossièrement reliés. Abdérame le Sage rendait la justice, Almanzor le cavalier traversait des plaines, Al Hakem, le constructeur de ponts, scrutait l’eau des fleuves. À la fin, Abul Hacen vit plusieurs Émirs qui lui ressemblaient par les traits du visage. C’étaient ses ancêtres les Nasrides et parmi eux il distingua le grand Muhamad Alhamar avec sa mince barbe grise et sa gandourah déchirée comme le symbole de la simplicité de ses mœurs.

Mais le dernier des Nasrides était un gros homme ridicule, bouffi d’orgueil, aux yeux pétillants de luxure. Et dans ce gros homme il se reconnut. Il se vit pour la première fois tel qu’il était, avec ses bajoues jaunes, son crâne chauve, son ventre énorme et il faillit rire de cette caricature d’Émir. Et les événements qui n’étaient pas encore arrivés, mais dont les causes étaient générées par sa folie, se déroulaient aussi devant ses yeux. Les villes étaient prises une à une, les bûchers chrétiens flambaient sur les places publiques, il voyait la grimace de ceux qu’on torturait parce qu’ils ne voulaient pas renier leur foi, et l’expression désespérée de ceux qui l’avaient reniée. À côté était étendue cette belle fille espagnole pour laquelle il avait perdu le royaume de Grenade, nue et les yeux fermés, sur une peau d’ours. Ce n’était pas de volupté qu’elle avait les yeux clos. C’était pour ne pas le voir, à cause du dégoût qu’il lui inspirait. Et sous une veste de fourrure blanche et un turban d’hermine, il l’apercevait au loin fuyant à cheval avec Almazan. Mais il n’en souffrait pas. Il n’avait pas non plus de remords.

Tout se déroulait dans un ordre prévu. Les civilisations accouraient du fond de l’horizon, elles emplissaient les royaumes, elles y jetaient mille lumières. Puis ces lumières pâlissaient. Les hommes naissaient plus raffinés, plus avides de jouir, moins volontaires et ils étaient balayés par des races nouvelles. Lui, l’Émir coupable, n’avait été qu’un instrument dans la main d’Allah. Il l’avait servi par sa sottise, comme ses aïeux par leur courage. La vie était un immense enchevêtrement de causes et d’effets où chacun avait sa place marquée et où les vertus et les vices, les sagesses et les folies se mariaient, comme les couleurs d’un tableau et avaient la même utilité.

Le vent qui passait sur lui était maintenant plus froid parce que la route traversait des montagnes. Les chevaux étaient las et soufflaient. On entendait le bruit des lances que les cavaliers laissaient traîner parmi les pierres. Des oiseaux de nuit brusquement dérangés faisaient des battements d’ailes dans les branches.

Soudain Feghani s’arrêta. L’endroit où on était arrivé dominait plusieurs vallées et on pouvait apercevoir au loin dans la brume la ville de Salobrena dont l’Alcaïde étaient entièrement dévoué à Abul Hacen. L’aurore commençait à poindre.

— Vois-tu ? dit Feghani à l’Émir en lui montrant l’amas des terrasses blanches.

Oh ! oui, il voyait. Il avait été aveugle toute sa vie, mais il voyait enfin. Ce qu’il voyait ce n’était pas le soleil levant sur les terrasses de Salobrena, c’était l’incomparable aurore de la vérité.

XIX

le siège de malaga

Isabelle s’accommodait mal de la vie obscure qu’elle menait maintenant à Malaga. La maison qu’elle habitait avec Almazan était spacieuse et splendide. Des jardins en étages y descendaient jusqu’à la mer et de la terrasse du toit on apercevait les cimes des montagnes qui encerclaient la ville.

Mais elle ne sortait guère. C’était Hamet, de la famille des Zegris, qui, en l’absence d’El Zegal, commandait les troupes à Malaga. Il n’avait peut-être pas oublié la haine de sa famille contre l’ancienne favorite. Elle devait craindre l’écho de cette haine.

Le soir, Almazan détachait avec elle une barque à voile triangulaire et ils erraient le long du rivage. Elle retrouvait alors sa gaîté. Elle s’amusait à faire jaillir l’eau avec la main et à en lancer des gouttes vers le ciel. À la clarté des étoiles, ces gouttes retombaient comme une cascade lumineuse et elle pensait aux saphirs et aux perles du trésor de l’Alhambra. Elle devenait silencieuse, contemplant ce qui dans les régions de l’âme est au delà du regret.

D’autres fois les deux amants s’asseyaient sur la terrasse de la maison et, serrés l’un contre l’autre, ils écoutaient indéfiniment une joueuse de darboukah placée parmi les lauriers blancs du jardin. De lointaines musiques venaient de la ville. Des chanteurs longeaient le rivage et leurs voix traînantes dans la nuit semblaient ouvrir d’invisibles portes sur le monde des désirs.

Almazan et Isabelle s’étreignaient alors et ils ne se rassasiaient pas du plaisir de se posséder. Mais le repos qui suit les caresses était toujours mêlé d’amertume. Isabelle pensait à sa gloire qu’elle avait perdue. Sa vanité, qu’elle avait développée comme un appétit, n’étant plus satisfaite, la faisait souffrir. Et Almazan se souvenait de Rosenkreutz qu’il avait abandonné sans le prévenir, il se souvenait de ses projets, de son but. Défendre l’esprit, transmettre la vérité ! Ah ! comme il en était loin !

Tous les deux comprenaient par leur silence réciproque l’ordre de pensées dans lequel ils s’enfonçaient. D’un commun accord, ils s’évadaient de cette ombre pour se retrouver face à face, actifs, clairvoyants, avides de se faire souffrir sur un terrain, toujours le même, dont ils parcouraient sans fin la courbe désolée.

Isabelle parlait des hommes dont elle avait été aimée. Elle jetait d’abord un nom, négligemment.

— Celui-là aussi ? questionnait Almazan.

Elle disait : non, mollement, en détournant la tête. Alors, il lui prenait les poignets, il fallait qu’elle avouât, qu’elle lui racontât comment c’était arrivé et il la menaçait, il la désirait davantage. Elle jurait qu’elle n’aimait que lui. Ils convenaient tous les deux que le passé était un abîme sur lequel il ne fallait pas se pencher pour ne pas être flétri par l’haleine qu’il dégageait. Mais ils étaient avides de recommencer l’un et l’autre, lui à cause de la curiosité dévorante qui est le fond du désir de l’homme, elle pour l’émotion d’une volupté plus intense qui naissait d’une jalousie toujours plus furieuse.

C’était par les nuits les plus tranquilles, sous les cieux les plus immaculés, qu’Isabelle évoquait ses débauches passées, à Séville, avec Aboulfedia et les êtres louches qu’il racolait à Triana pour ses fêtes obscènes.

— Tu as entendu parler du Sabbat, disait-elle. Lui, connaissait la façon dont on le célébrait dans tous les pays. Il nous faisait revêtir des costumes singuliers et il y avait des rites tellement absurdes que nous ne pouvions les accomplir sans éclater de rire. Ah ! nous nous amusions bien, quelquefois, avec Rodriguez ! C’était toujours moi la femme que l’on mettait nue sur l’autel et sur le ventre de laquelle on célébrait la messe. D’abord j’avais de la peine à garder mon sérieux. Mais à mesure que la cérémonie se poursuivait, soit par le fait de la chaleur, des parfums d’encens et de musc mêlés, ou à cause de cette atmosphère diabolique, ma raison s’égarait, je ne pensais plus à rien, j’avais envie de caresses, j’en recevais et je ne savais pas ensuite quels hommes m’avaient fait tant de marques sur le corps, en me serrant contre eux.

Almazan claquait des dents. Parfois il la menaçait. Mais d’autres fois, livide, voulant apprendre davantage, il la suppliait de parler encore.

— Oui, la profanation ajoutait au plaisir. Aboulfedia sculptait lui-même des Christs pareils à des divinités phalliques du paganisme. Les gouttes de cire des cierges étaient comme des étincelles qui attisaient les corps déjà énervés par le murmure des litanies infâmes. Rodriguez était beau comme un ange et sa vilenie avait un attrait pervers. Elle se souvenait d’un froissement de chasuble sur ses reins, d’une fille ivre renversée, de lèvres qui avaient un goût de malédiction. Elle avait la nostalgie de la volupté parmi les fumées des cassolettes, au milieu d’une parodie d’adoration.

Brisés et furieux, Almazan et Isabelle finissaient toujours par s’étreindre plus passionnément sur la terrasse qui dominait la ville et la mer. Mais après ils demeuraient tristes et accablés, liés par une chaîne plus solide, séparés par un abîme plus profond.

Et par un accord tacite, ils ne parlaient jamais de Tarfé, mais avec une force égale, ils y pensaient tous les deux.

L’armée du roi Ferdinand était déjà à Besmillana, à deux lieues de Malaga et personne ne croyait encore à la possibilité d’un siège. De formidables murs d’enceinte flanqués de tours carrées dressaient leur masse autour de la ville, face aux montagnes. Des canons étaient disposés sur les môles du port. Et le port et la ville étaient dominés par l’Alcazaba, bâti sur une éminence rocheuse et dominé lui-même par le château de Jebelfaro, bâti sur une éminence encore plus haute. Les deux donjons communiquaient entre eux par un chemin couvert et étaient inexpugnables. Malaga reposait tranquille à leurs pieds comme une couvée de maisons à l’ombre de deux gardiens de pierre.

Les habitants ne commencèrent à s’inquiéter que lorsqu’ils virent, du haut des remparts, des milliers de cavaliers et de fantassins se répandre dans la Vega, y planter leurs tentes et leurs bannières. Alors seulement ils songèrent à fuir. Ceux qui avaient des barques y chargèrent leurs biens et firent voile soit vers le port d’Almuneçar, soit vers le Maroc.

Ceux qui ne se hâtèrent pas, virent avec consternation, le matin du troisième jour, quinze grandes galères et une trentaine de caravelles qui bloquaient la rade. En même temps, la foule qui stationnait dans les rues et sur les places se transmettait des nouvelles, tour à tour terribles ou rassurantes.

On annonça d’abord que le conseil des marchands que présidait le riche Ali Dordux était en train de délibérer dans l’Alcazabra avec l’Alcaïde de Malaga Aboul Connaxa. Ensuite la ville entière soupira de soulagement. Une députation était partie pour le camp espagnol afin d’offrir au roi Ferdinand la reddition de la place. On savait par l’exemple des villes déjà assiégées par les Espagnols que le roi Ferdinand se contentait d’une déclaration de vasselage et d’un tribut en or. Les uns coururent aux remparts attendre le retour de la députation, les autres se massèrent devant la maison d’Ali Dordux et l’acclamèrent comme représentant de la paix. Puis, partant des deux donjons, une vague de silence et de terreur gagna de proche en proche et s’étendit sur toute la ville.

Hamet el Zegri, qui occupait le château de Jebelfaro avec deux mille mercenaires marocains de la tribu des Gomeres, était descendu dans l’Alcazaba, entouré de ses soldats, aussitôt qu’il avait appris l’envoi de la députation. Il avait mis à mort l’Alcaïde comme traître à la cause des Maures et il s’était fait proclamer Alcaïde à sa place par le Conseil des marchands épouvantés. Maître de l’armée et des pouvoirs civils, il avait décidé la résistance à outrance.

Le peuple n’eut pas le temps de commenter cet événement. Des fanfares résonnèrent sur toutes les tours, coururent circulairement autour de la place. Une cavalcade dégringola sur les lacets des châteaux. Hamet el Zegri parcourut les rues de la ville, suivi de ses troupes en armes. Les mercenaires avaient des chevaux noirs de petite taille. Ils portaient des cuirasses pleines, en acier poli, des casques hauts avec des tringlettes busquées qui descendaient sur leur nez et enlevaient à leur visage l’apparence humaine. Leurs lances étaient étonnamment longues et ils les portaient toutes droites, en sorte qu’elle semblaient de jeunes arbres plantés dans le sol et leurs boucliers étaient des masses métalliques étincelantes dont ils se servaient pour écraser leurs ennemis. Derrière eux, sans armures, vêtus de cuir brun et n’ayant pour seule arme qu’un court cimeterre, venaient trois cents cavaliers de l’ordre religieux des Rabits. C’étaient des guerriers qui vivaient dans la méditation et l’austérité en temps de paix et étaient invincibles dans le combat parce qu’ils aspiraient à la mort. Hamet el Zegri faisait lui-même partie de cet ordre. Il était nu-tête, d’une étrange maigreur et il paraissait à cheval d’une taille démesurée.

Il harangua la foule silencieuse devant le port.

Il promit une victoire rapide. Les approvisionnements étaient grands et permettaient d’attendre. El Zagal, qui s’était proclamé roi du royaume de Grenade à la mort d’Abul Hacen, venait de partir d’Almeria avec une armée pour secourir Malaga. Hamet el Zegri savait d’autre part, de source sûre, que le sultan d’Égypte d’accord avec le Grand Seigneur de Constantinople envoyait une flotte immense pour venger les offenses faites au Croissant par les Espagnols. La mer et la terre allaient être, autour de Malaga, le tombeau des armées ennemies.

Ces paroles, la vue des troupes et la foi qui animait leur chef rassurèrent les habitants. Les acclamations qui s’élevaient, quelques instants auparavant, pour le pacifique Ali Dordux, retentirent pour Hamet el Zegri, le guerrier.

La journée passa dans une effervescence glorieuse. On commença à organiser les milices par quartiers. Il n’était question que des prédictions d’un derviche nécromancien nommé Massar, qui venait de Grenade et avait reçu d’Allah le don de déchiffrer l’avenir dans une écaille de tortue. Il avait vu, avec une extrême netteté, l’image du roi Ferdinand portant sur la nuque une plaie béante. Et il y avait des gens, dans les carrefours, qui faisaient la description de cette plaie.

La nuit vint. Une batterie de lombardes dressée sur une colline lança sur la ville ses premiers projectiles. Ils ne faisaient pas grand mal. Ils tombaient sur des terrains vagues, près du port. Les habitants, accroupis sur leurs terrasses, regardèrent longtemps la courbe rougeâtre qu’ils traçaient dans le ciel, comme des comètes prophétiques annonçant le règne du feu.

Almazan passait maintenant ses journées dans les sous-sols des tours convertis en hôpitaux et remplis de blessés. Au coucher du soleil, il se rendait à l’Alcazaba. Il faisait partie d’un comité de douze membres chargé d’organiser la défense de la ville.

Ainsi l’avait voulu Hamet el Zegri. Car ni lui ni personne ne connaissait la présence d’Isabelle à Malaga et on honorait en Almazan celui qui avait été l’ami et le conseiller d’Abul Hacen.

Almazan travaillait avec passion. Il avait définitivement renié ses attaches et son éducation de chrétien. D’ailleurs, il était Arabe par sa mère. Il savait qu’en défendant le royaume des Maures, il servait la cause de la civilisation et de l’esprit. Christian Rosenkreutz n’était-il pas venu de lointains pays pour lutter par la pensée contre la vague de fanatisme, l’apport actif de mal du peuple Espagnol. Il approuverait sa conduite, quand il la connaîtrait, il lui pardonnerait son brusque départ et son long silence.

L’incessante activité qu’il déployait l’empêchait de penser à Isabelle. Il rejetait durant la journée les images qui le faisaient souffrir.

Mais lorsqu’il longeait le port à la clarté des étoiles pour revenir chez lui, lorsqu’il suivait les étroites rues entre des murs blancs, ces images accouraient inexorablement dans son âme, aussi vivantes, aussi précises, aussi torturantes. Il pressait le pas. Il franchissait avec rapidité les degrés du porche en faïence de sa maison et tout de suite, il criait :

— Isabelle ! le cœur battant, rempli d’anxiété, de désir et de cette amère espérance de catastrophe que vous apportent certaines amours.

Ce soir-là, il rentra plus tôt qu’à l’ordinaire. Aucun pas de serviteur ne résonnait dans la maison. Personne ne répondit à son appel. Il pensa qu’Isabelle se trouvait dans le jardin et il traversa rapidement les salles du rez-de-chaussée et les terrasses.

À travers les lauriers dont les bosquets s’allongeaient vers la mer avec des jaillissements de gerbes blanches, il aperçut une forme qui s’éloignait.

Il allait crier encore :

— Isabelle !

Mais il distingua que cette forme était d’une stature élevée et marchait avec une hautaine assurance. Il se précipita en avant. L’ombre s’arrêta et revint vers lui. C’était un homme. Almazan savait que tous ses esclaves avaient été enrôlés comme soldats et portaient des boulets sur les remparts. Il se pencha en avant pour voir le visage de l’inconnu. Celui-ci fit de même. Ils se touchèrent presque et ils reculèrent avec une horreur égale. Almazan avait reconnu Tarfé.

Le jeune homme avait cette expression bestiale qui l’avait toujours frappé. Mais il lui avait suffi d’une seconde pour percevoir dans le pli des paupières et la rouge humidité des lèvres, une joie lourde, une satisfaction de bête repue.

Il sembla à Almazan qu’un brouillard rougeâtre l’enveloppait et rendait sa raison obscure. Il était transporté dans le monde de la jalousie et du meurtre.

L’Almoradi n’avait pas été surpris par lui, marchant furtivement. Sans crainte il avait fait craquer le sable de l’allée. C’est qu’il méprisait son rival comme un homme d’une caste inférieure, celle qui ne portait pas les armes.

La fureur d’Almazan redoubla à cette pensée. Mais il n’eut pas le temps de prendre Tarfé à la gorge ; celui-ci avait tiré son cimeterre et il lui en portait un grand coup avec le tranchant de la lame.

Almazan fit un bond et évita le coup. Il était sans armes. Il regarda autour de lui. Il y avait une bêche de jardinier, enfoncée dans le sol à quelques pas de là. Il la saisit et la leva assez à temps pour parer le deuxième coup porté par Tarfé.

Alors il se mit à frapper de toutes ses forces avec son arme improvisée. Il frappa avec une rage aveugle, atteignant d’abord le poignet de son adversaire, puis la poitrine, puis la tête. Il frappa ensuite sur une masse sanglante qui gisait à ses pieds. Puis il jeta la bêche et il regarda autour de lui les jardins muets, la mer immobile.

Au loin, il y avait des retentissements de coulevrines et parfois un boulet rouge sillonnait le ciel. Les feux des galères ennemies clignotaient comme des yeux mauvais. De tous les côtés, les hommes étaient sur le qui-vive, animés de pensées de mort, se guettant pour s’entre-tuer. Et lui qui avait élevé son esprit assez haut pour mesurer cette folie meurtrière et la réprouver, il venait de tuer aussi avec l’amour de tuer.

Il se pencha. Le jeune homme gisait défiguré. À côté de lui, son cimeterre avait l’air d’un serpent bleuâtre avec une tête incrustée de pierreries.

Alors Almazan sentit une détresse immense l’envahir. Il remonta à grands pas les étages des jardins, il retraversa sa maison. Il s’élança dans la rue. Il la descendit, puis il en prit une autre. Il marcha au hasard, longtemps. Toutes les fenêtres étaient éteintes et il ne croisait personne. Comme il arrivait aux chaînes qui fermaient son quartier une patrouille de Gomeres l’interpella rudement. Il se fit reconnaître et il vit comme en rêve des visages farouches s’adoucir, des silhouettes avec de hauts casques s’éloigner. Il parvint aux remparts, il les longea et redescendit vers la mer.

Il s’aperçut tout à coup qu’il était arrivé auprès de terrains vagues peu éloignés de sa maison. C’était là qu’on enterrait maintenant les morts, car le cimetière se trouvait hors de l’enceinte de la ville. Mais il y en avait eu tellement, les derniers jours, qu’on avait jeté les esclaves en tas dans une fosse peu profonde et la couche de terre sous laquelle ils reposaient était tellement mince qu’elle n’empêchait pas les odeurs de décomposition de traîner dans l’air par bouffées putrides.

Almazan respira ces odeurs mais il n’en fut pas incommodé. Dans le tréfonds ignoré de son âme venait d’apparaître une lointaine pensée. Il pressa le pas.

Une espèce de mélopée retentit non loin de lui. Il perçut un homme prosterné touchant de son front la terre qui recouvrait les morts. Il gesticulait avec ses bras en chantonnant plaintivement. C’était le derviche Massar. Enivré par la foi qu’on avait en lui, il prétendait maintenant communiquer avec les morts et recevoir des messages d’eux. Chaque soir il les appelait sur ce charnier, il récitait des formules, il les suppliait et les menaçait tour à tour.

Almazan ne s’arrêta pas, il se hâta vers sa demeure comme s’il y était tiré par une invisible chaîne. Quand il en ouvrit la porte, son visage était animé par une froide résolution.

Isabelle était au bas de l’escalier. Elle eut un mouvement d’effroi en le voyant et Almazan comprit à son regard qu’elle était au courant de la mort de Tarfé, soit qu’elle eût assisté à la lutte de sa fenêtre, soit qu’elle fût descendue dans le jardin après son départ.

Il referma la porte d’entrée à clef et il la vit s’enfuir dans l’escalier, vers sa chambre.

Il descendit dans le jardin jusqu’à l’endroit où Tarfé gisait à la même place. Il le chargea sur son dos, il descendit pesamment vers la mer et déposa le corps dans sa barque. Il y monta et rama de toutes ses forces. Quand il fut à une certaine distance du rivage, il fit basculer le mort dans la mer et il eut la sensation de le tuer une deuxième fois. Il ne percevait qu’à demi la réalité des choses. Il était comme halluciné, il fixait ses yeux magnétisés sur une image de plus en plus précise.

Revenu à terre, il courut. Derrière les volets ajourés de la chambre d’Isabelle, il n’y avait pas cette lueur rose que faisaient les lampes à travers la pourpre des velours de Venise. Pourtant, se dit-il, elle ne pouvait s’être enfuie.

Il arriva à sa porte. Elle était fermée. Il l’appela par son nom. Sa voix était basse et cassée. Personne ne répondit. Il écouta anxieusement. Alors, avec les battements de son cœur dans sa poitrine, il perçut un léger souffle haletant qui venait de la chambre. Isabelle était là dans les ténèbres, elle grelottait de terreur.

D’un coup d’épaule, il renversa la porte. Il la chercha en tâtonnant et en disant :

— Pourquoi as-tu éteint les lampes ? Où es-tu ?

Elle répondit d’une voix mal assurée qu’elle essayait de rendre ferme :

— Qu’y a-t-il ? je suis là.

Il la sentit déshabillée et assise sur le lit. Tout de suite, elle jeta ses bras autour de son cou et répandit sa chevelure parfumée sur son visage comme si elle l’attendait depuis très longtemps. Elle n’osa pas dire :

— Enfin ! Te voilà !

Mais elle était langoureuse, chaude, presque pâmée, car la crainte est pareille au désir.

Alors il lui arracha brusquement sa chemise et il étreignit une créature anxieuse de savoir si elle allait recevoir l’amour ou la mort. Il l’avait renversée sous lui et, comprenant sa peur, il ne la détrompait pas. Il prit même son cou dans ses mains pour qu’elle pût croire qu’il allait l’étrangler. Elle gémissait doucement. Une de ses jambes pendait hors du lit comme la tige d’un bouquet qu’on écrase. Elle semblait ne jamais l’avoir autant aimé. Et lui entrevoyait maintenant dans la demi-obscurité une forme tendre, laiteuse, couleur de sève, dont la chaleur lui brûlait les reins, dont la beauté l’attendrissait et il aspirait avec la souillure de ce corps une volupté plus grande.

Un peu plus tard, il se leva, alluma une lampe et ouvrit la fenêtre. Il se pencha quelques secondes vers les lauriers blancs du jardin, vers l’horizon de la mer, où les caravelles espagnoles faisaient des taches. Il était avide de questionner sa maîtresse, de savoir depuis combien de temps elle revoyait Tarfé, de se torturer par l’évocation de leurs caresses.

Elle était toute nue sur le lit et il vit qu’elle venait de s’endormir. Son souffle était paisible et un demi-sourire errait sur ses lèvres rougies par les baisers.

Et comme il la considérait, le vent nocturne souffla dans la chambre une haleine moite où le parfum des lauriers se mêlait à l’odeur des cadavres du charnier proche.

XX

la pourriture des morts

À mesure que les mois passaient, l’espérance décroissait dans les âmes. L’armée d’El Zagal, en marche pour délivrer Malaga, avait été écrasée par le double effort d’une armée de Boabdil partie de Grenade et d’une armée Espagnole, sous les ordres de Gonzales de Cordoba. Les flottes de Constantinople et d’Alexandrie n’arrivaient pas. Au contraire, les galères espagnoles devenaient plus nombreuses et on pouvait les voir, à droite et à gauche de l’enceinte de la ville, débarquer des troupes et des approvisionnements.

Le camp Espagnol était maintenant entouré d’un large fossé et les abords en étaient semés de pieux aigus qui empêchaient la cavalerie d’avancer. Près des ponts de ces fossés, les pierriers et les lombardes s’amoncelaient comme des troupeaux de bronze et derrière, les tentes, surmontées de pavillons et de bannières de toutes couleurs, étaient innombrables comme des monticules de sable dans un désert modelé par le vent.

Parfois les gardes des remparts de Malaga, accroupis derrière les créneaux, voyaient rouler vers la ville une énorme tour faite avec des madriers de bois. Cette tour, œuvre de l’ingénieur Francisco Ramirez de Madrid, se collait aux murailles comme un monstre animé et il en jaillissait des passerelles volantes et des échelles d’où se précipitaient des nuées d’ennemis. Les trompes résonnaient, faisant de toutes parts accourir les défenseurs. Il y avait des corps à corps sans merci. Mais l’essentiel pour les soldats de Malaga était de protéger un groupe d’hommes, porteur de grandes bûches enduites de résine qu’ils enflammaient et lançaient aux pieds de la tour. Le feu finissait pas s’y communiquer. Les Espagnols qui n’avaient pas encore sauté sur les remparts s’enfuyaient au milieu des flammes ou grillaient sur les plates-formes. Et il ne restait plus que le squelette calciné et branlant de la tour vaincue.

D’autres fois, c’étaient les assiégés qui attaquaient. Hamet el Zegri, suivi de ses Gomeres, parvenait à atteindre pendant la nuit le camp espagnol. Chrétiens et Maures se poignardaient dans l’ombre, roulaient dans les escarpements, s’empalaient en luttant sur les pieux. Les Gomeres revenaient sanglants, portant comme trophées des cuirasses damasquinées, des ceintures ornées de bijoux et des têtes exsangues qu’ils avaient coupées.

Mais quand l’été vint, tous ceux à qui, dans Malaga, avait été donnée la faculté de la réflexion, comprirent que la Cause des Maures était perdue.

L’armée du roi Ferdinand avait reçu des renforts immenses. Elle s’étendait sur toutes les montagnes environnantes et les longues files de mules qui venaient la ravitailler y faisaient des sillons animés.

Il n’y avait jamais eu un mois de Schaban aussi torride. L’implacable chaleur du ciel multiplia la misère du siège. L’eau vint à manquer. Les imams se réunirent solennellement dans la mosquée Djouma afin de demander à Allah de faire tomber la pluie bienfaisante sur cette partie malheureuse de la terre. Ils traversèrent la ville en cortège, suivis du peuple silencieux et ils défilèrent sur les remparts.

À la même heure, derrière le cardinal Talavera, derrière des prêtres portant des reliques, une immense procession de religieux qui tenaient des cierges et chantaient des cantiques, parcourait le camp chrétien pour remercier Dieu de sa protection.

Le soleil flamboyait impitoyablement d’un côté sur les robes noires et jaunes des imams, de l’autre sur les surplis étincelants, sur les mitres des évêques, sur l’or des croix. Entre les deux cortèges s’étendait un morne espace où il y avait des morts qu’on n’avait pas osé enlever et où les corbeaux planaient. Mais ni les imams ni les prêtres catholiques ne détournèrent leurs yeux. Les uns silencieux au sommet des murailles rougeâtres, les autres chantant parmi les tentes et les étendards, ils suivirent leur route, comme si leur foi les avait rendus aveugles.

Et Allah n’exauça pas les imams. Au contraire, la chaleur sembla redoubler. Les puits se tarirent. Il fallut mettre des gardes auprès de ceux dont on pouvait encore tirer une eau mêlée de vase et rationner les habitants. Beaucoup, qui étaient affaiblis par la mauvaise nourriture, tombaient dans la rue frappés d’insolation. On vit une sentinelle, sur la plate-forme, au sommet de la tour d’Abdérame, demeurer toute une journée immobile, appuyée sur son arquebuse. Vers le soir, des arbalétriers espagnols qui s’étaient avancés à quelque distance de là lui lancèrent des flèches, sans qu’il interrompît sa méditation. Le soleil l’avait tué depuis longtemps et quand la nuit fut venue ceux qui aspiraient la fraîcheur sur leurs terrasses se montraient encore sa silhouette découpée dans le ciel.

Quelquefois un boulet espagnol enflammait une maison. Mais le bruit courait que la seule chaleur du soleil suffisait pour provoquer des incendies et dans l’atmosphère embrasée on vivait dans la perpétuelle appréhension du feu.

Au supplice de la soif s’ajouta celui de la faim. Les boutiques des marchands de comestibles étaient fermées. Chacun vivait avec ce que sa prudence lui avait fait emmagasiner chez lui. Les imprévoyants mendiaient ou attendaient en longues files les distributions de vivres devant l’Alcazaba. Il y en avait qui mouraient de faim, stoïquement, dans leur maison. On ne les voyait plus. On n’apprenait leur mort que par l’odeur de décomposition qui s’échappait de leur porte. Et comme on mourait aussi des fièvres et de toutes sortes de maladies dont les virulences avaient redoublé, le nombre de ceux qui périssaient allait en augmentant, si bien que cette odeur de pourriture des morts, filtrant des seuils, planant sur les terrasses, traînait dans toutes les rues, était l’odeur même de la ville décomposée et mourante.

Et dans cette misère extrême, comme s’il était enfanté par les ferments de la pourriture, se développa un âpre, un maladif désir de jouir avec cette chair qui allait se gâter.

Dès que le soleil se couchait, les rues s’emplissaient de louches murmures. Les femmes ne pouvaient sortir sans risquer d’être renversées et violées. Les mauvais lieux étaient assiégés. Les esclaves Espagnoles et les danseuses Berbères qui s’y adonnaient à la débauche y firent fortune en quelques jours. La rue Haute, qui était la rue des maisons publiques, offrait un singulier spectacle. Les femmes s’y tenaient devant leur porte, sous des peignes de pierreries, montrant, par leur gandourah ouverte, leur corps recouvert de bijoux de la tête aux pieds. Auprès d’elles, le nègre qui les gardait, en était chargé lui-même. La joie de la richesse faisait s’épanouir l’orgueil sur leurs faces, si bien que celui qui gravissait la rue Haute croyait marcher entre des rangées de reines impudiques, d’idoles obscènes adorées par un peuple corrompu.

Et cette soif effrénée de jouissance s’était occultement communiquée au camp Espagnol.

Les chevaliers, les gens de la Sainte-Hermandad, les Galiciens, les mercenaires, tous espéraient et escomptaient le pillage de la ville. Ils savaient que Malaga était avec Grenade la plus riche cité du royaume des Maures. Le soir, devant les tentes, ils traçaient sur le sable des plans de la ville. Ils se montraient l’emplacement de la rue des bijoutiers, des mosquées, du palais d’Ali Dordux. C’est là qu’il faudrait se ruer tout d’abord. Mais c’était surtout les femmes qu’ils convoitaient. Des prisonniers renégats avaient fait la description des plus belles filles. On les connaissait par leur nom. On les jouait aux dés. On se les partageait d’avance. Zorah, la fille d’un marchand de soieries, qui était célèbre à Malaga pour sa beauté, sa chasteté et son amour de la poésie était la plus désirée avec Rachel, une jeune fille juive de seize ans. Et tous, à la clarté des feux qui luisaient sur leurs armures défaites, ils voyaient en rêve de somptueuses demeures aux portes enfoncées, des chambres pleines de velours et des lits où, sur des brocarts d’or, ils mettaient nues des vierges tremblantes de peur.

Une nuit, Almazan fit un rêve.

Sur une place brumeuse, il voyait Christian Rosenkreutz, pauvrement vêtu et tenant un bâton à la main. Il avait sur son dos, attaché par une courroie, un sac de cuir, comme ceux qui vont faire un long voyage à pied. Son visage était triste et ses yeux d’ordinaire brillants étaient voilés. Il portait autour du cou l’emblématique croix en or alchimique avec une rose épaisse en son milieu et cette croix et cette rose qui ne brillaient pas dégageaient pourtant une sorte de rayonnement surnaturel. En voyant Rosenkreutz, Almazan tendait les bras et s’élançait vers lui. Alors Rosenkreutz tournait un peu la tête de son côté, il le considérait comme on considère un inconnu qui ne vous inspire pas de sympathie, et il se mettait à marcher à grands pas, loin de lui. Il allait très vite. Il avait déjà gravi une haute montagne. Au bout d’un chemin infini, il retrouvait d’autres hommes qui semblaient l’attendre, dont Almazan ne distinguait pas le visage, mais qui portaient tous autour du cou le même emblème de la rose et de la croix. Almazan faisait un immense effort pour s’élancer et gravir cette montagne. Il sentait son corps lourd comme du plomb. Il ne pouvait pas bouger. Quelque chose de chaud, de puissant et de délicieux l’immobilisait.

Il se réveilla. Isabelle avait ses deux bras passés autour de ses épaules et son corps était collé contre le sien. Il sentait sur lui le mouvement de son ventre quand elle respirait et l’air embaumait de ce parfum humain dont sa vie était grisée.

Quelle chaîne solide faisaient ses minces poignets ! Comme elle était légère et lourde pourtant ! Ah ! non, celui qui avait cette chair tiède sur la sienne ne gravirait jamais la montagne.

Il l’étreignit avec ardeur. Elle riait de s’éveiller sous ses caresses. Comme le jour naissait, ils s’habillèrent et descendirent vers la mer. Tout était calme. Jamais Isabelle n’avait été aussi gaie. Au bas du jardin, il y avait un peu de sable qui formait une plage. Ils y arrivèrent et alors Isabelle déroula le long voile de cachemire dont elle était enveloppée, elle jeta ses babouches, disant qu’elle voulait se baigner. Quand elle fut nue, elle s’élança vers la mer. Mais elle revint aussitôt et elle appela Almazan.

Il y avait une masse informe que, sans doute, la marée avait jetée sur le sable et qui flottait encore à demi. C’était une forme humaine. Les poissons en avaient dévoré la face, mais au cramoisi des vêtements que l’eau n’avait pu décolorer, Almazan reconnut que c’était là ce qui restait de Tarfé.

Plein d’horreur, dans l’aurore naissante, il dut recharger ce corps sur la barque et ramer pour le jeter le plus loin possible du rivage.

À partir de ce jour, il ne descendit plus les escaliers des jardins et il n’alla plus vers la mer.

Il s’efforça de ne plus penser. Il se savait déchu et il était résigné à sa déchéance. Le désir du corps d’Isabelle le tourmentait perpétuellement. Il l’aimait avec d’autant plus de fureur qu’il sentait quelque chose en elle lui échapper.

Un jour, il quitta la grande salle du marché où l’on avait entassé des blessés et il rentra chez lui à l’improviste. Isabelle n’était pas là. Il appela les servantes. Celles-ci balbutièrent, elles ne savaient rien. Il les menaça inutilement.

Alors, rempli d’inquiétude, il partit à sa recherche. Le soleil était plus implacable que jamais et les pierres elles-mêmes avaient l’air de souffrir. Il fut entouré d’un groupe de gens hâves qui parcouraient les rues en demandant la reddition de la ville. Ils le reconnurent comme un membre du Conseil des Douze et ils crièrent :

— Du pain ! Du pain pour nos enfants !

Il eut du mal à leur échapper.

Un peu plus loin, il entendit des clameurs et des femmes qui gesticulaient, le poussèrent au centre d’un groupe, sur le seuil d’une maison.

Un géant à tête de brute brandissait le corps décharné d’une fillette, il levait sur la foule cette momie de cire, aux yeux clos.

C’était un boucher qu’on accusait depuis plusieurs jours d’avoir tué son enfant pour la manger. Saisi de rage, il venait de la déterrer pour prouver le mensonge de ces accusations. Et comme les témoins de cette scène reculaient, criaient, demandaient le châtiment des calomniateurs, le boucher s’assit par terre et se mit à pleurer comme un enfant.

Almazan contourna le quartier mal famé qui était au pied de l’Alcazaba. Les bouges grouillaient d’une vie intense. Les corps reluisaient sous la sueur. Le derviche Massar avait affirmé que l’extraordinaire chaleur était le signe annonciateur de la fin du monde. Cela avait provoqué un redoublement de désir charnel. Par les portes ouvertes, on distinguait des êtres accouplés et Almazan remarqua que les gémissements du plaisir ressemblaient aux râles des morts.

Une femme jetait ses bijoux et demandait de quel côté était La Mecque pour prier. Un groupe réclamait le silence. La trompette d’Israfil avait fait, disait-on, retentir le premier son qui était le son précurseur. Il fallait attendre le deuxième son, celui de la consternation, et le troisième, celui de la résurrection. Quelqu’un criait que le Masihal Dadja, le faux prophète, avait paru et que c’était le roi Ferdinand. Un autre montrait le soleil et disait qu’il allait s’éteindre brusquement comme un cierge soufflé par l’haleine d’Allah. Et un nègre tordait les pattes d’un chien afin qu’il se plaignît en langage humain, car le jour du jugement dernier, les bêtes devaient parler.

Une créature aux yeux fous tomba sur le sol dans une crise d’hystérie et saisit Almazan par la jambe. Il se dégagea mais, malgré le dégoût qu’il éprouvait, il ne pouvait se résigner à s’éloigner. Il se rappelait des descriptions qu’Isabelle lui avait faites des parodies de Sabbat chez Aboulfedia. Il se rappelait la fausse horreur qu’elle témoignait, le regret trahi par son regard et le battement de ses seins. Aboulfedia lui avait parlé jadis de cette promiscuité dans la volupté que l’on retrouvait dans les cultes secrets des dieux antiques. Ceux qui avaient pratiqué une fois ces rites, aspiraient à recommencer. Isabelle était peut-être vautrée dans un de ces bouges parmi des filles publiques, se livrant à des hommes dont la lascivité était multipliée par la terreur et par la faim.

Mais où la trouver ?

Des négresses lui firent signe puis essayèrent de l’entraîner. Il ne voyait autour de lui que des faces ricanantes, abjectes.

Al Nefs, l’ange de la luxure ! Il se souvint d’Isabelle avec sa chemise pourpre, quand elle lui était apparue dans les jardins d’Alexaras, sous une voûte de citronniers d’or. Al Nefs n’était pas un ange au beau visage, c’était un démon, c’était mille démons aux formes affreuses, c’était la puissance qui attire en bas l’esprit de l’homme et cause son irrémédiable perte.

Il s’enfuit en courant. Il descendit des rues. Il butait sur des ordures qu’on ne balayait plus et qui formaient de grands tas.

Des gens épuisés, assis sur ces ordures, ne se détournaient même pas pour le regarder. Des bandes de vautours s’envolaient sur ses pas et se posaient en grappes sur les palmiers desséchés des places publiques.

Il atteignit enfin sa maison. Isabelle était rentrée. Elle avait un visage fermé, hostile. Almazan vit avec surprise qu’elle cachait dans un coffret, précieusement, un crucifix d’ivoire. Était-ce cela qu’elle était allée chercher dans les rues de Malaga ?

Cette question fit éclater sa colère.

Est-ce qu’elle n’était pas chrétienne, est-ce qu’elle n’était pas Espagnole ? D’ailleurs, on l’avait enlevée par violence. Il y avait une malédiction sur Malaga et sur le peuple qui la défendait. Elle ne voulait pas être confondue avec le troupeau des filles musulmanes, quand il y aurait le pillage de la ville. Elle voulait vivre et elle prenait ses précautions.

— Quelles précautions ? demanda Almazan.

Elle répondit qu’Isabelle de Solis obtiendrait toutes les sauvegardes qu’elle voudrait de don Gutierre de Cardenas, un des héros de la guerre. Elle l’avait connu à Séville. Il était aisé de lui faire parvenir un message par un transfuge, la nuit.

Almazan déclara qu’il était résolu à l’empêcher d’envoyer ce message.

Alors, l’indignation d’Isabelle fut à son comble.

— Parce que je t’ai aimé, je suis liée à toi pour toujours et après avoir été l’esclave d’un roi, je deviendrais celle d’un soldat espagnol, rien que pour avoir l’honneur de partager ton sort. Est-ce que c’est ma faute, si tu es un renégat, si tu ne peux pas rentrer en Espagne ? Il ne le fallait pas empoisonner autrefois l’archevêque de Séville. Avec moi, ce n’est pas la peine de nier. J’ai vu son serviteur que tu avais tué aussi, la nuit où je me suis réfugiée dans ta maison de Triana. J’ai regardé en m’en allant par la serrure et j’ai compris pourquoi tu ne m’avais pas prise, quand je m’offrais à toi. Il paraît que tu as peur des morts !

Almazan demeura silencieux. Ainsi Isabelle avait cru qu’il était l’assassin de son protecteur ! C’était peut-être pour cela qu’elle l’avait aimé ! Il eut le dégoût de lui-même comme s’il avait réellement commis ce crime.

Il monta sur la terrasse de sa maison et il y resta longtemps, debout. Le soleil se couchait. Une femme et un vieillard, dans le jardin, tiraient péniblement du puits une eau croupissante. Des vautours, avec un bruit d’ailes, s’envolaient de la mosquée Djouma où un muezzin disait d’une voix brisée la prière du soir. L’air était écrasant et chargé d’odeurs affreuses. Partout, dans cette ville torturée, le désespoir emplissait les âmes.

Et il comprit que son amour, par une loi naturelle, se décomposait, lui aussi, avec l’haleine des puits morts et la pourriture des cadavres abandonnés aux bêtes.

La fin du monde n’arrivait pas. Loin de s’éteindre, le soleil redoublait d’ardeur. Les trompettes qui sonnaient n’étaient pas les trompettes d’Israfil mais celles des gardiens des tours appelant les Gomeres aux remparts. Faute de nourriture et d’eau, beaucoup de soldats ne pouvaient plus se lever pour combattre et les Espagnols élargissaient chaque jour les brèches des murailles.

Hamet el Zegri résolut de tenter une sortie désespérée avec tout ce qui restait de guerriers valides. Massar avait reçu des morts l’assurance de la victoire. Les armes se briseraient sur la poitrine des croyants devenus invincibles. Sa certitude était si grande, qu’il offrit de marcher, nu-tête, devant les combattants, portant la bannière blanche des Gomeres. On accepta et l’enthousiasme revint. La ville eut un dernier frisson de gloire.

Massar tomba le premier d’une pierre de fronde qui lui brisa le crâne. Les Gomeres combattirent avec frénésie mais furent accablés par le nombre. Hamet el Zegri chercha vainement la mort. Il revint couvert de sang, désespéré. Toutefois, il put sauver la bannière blanche.

Alors ce fut comme si la ville sortait de léthargie. Des délégués de quartiers, des délégués de corps de métier glissèrent furtivement vers la maison d’Ali Dordux. Il fallait offrir la reddition de la ville. Ali Dordux l’avait fait de lui-même. Il avait déjà envoyé des émissaires au roi Ferdinand. Il avait proposé d’ouvrir par trahison une porte de la ville, de livrer Hamet el Zegri, ses Gomeres, les renégats, à la condition que les habitants de Malaga auraient la vie sauve et que leurs biens seraient respectés. Le roi Ferdinand avait répondu que la ville devait être rendue sans conditions, qu’elle serait pillée et que ses habitants seraient réduits en esclavage.

Quand Almazan arriva devant la porte d’Ali Dordux où siégeait le Conseil des Douze, on lui en refusa l’entrée. Comme il s’étonnait et prenait à témoin quelques notables marchands qui se trouvaient là, ceux-ci se détournèrent. Il comprit. Les Espagnols le traiteraient sans doute en renégat, et, pour ne pas avoir à le défendre, les habitants de Malaga se hâtaient de l’abandonner.

Il se dirigea vers le château de Jebelfaro pour rejoindre Hamet el Zegri. Chemin faisant, il voyait des gens pleurer sur les portes. D’autres priaient avec une résignation farouche, prosternés dans les ordures. On venait d’apprendre la réponse du roi d’Espagne.

Mais Almazan ne put pas parvenir au château. La galerie voûtée qui partait de l’Alcazaba et qui y menait avait ses lourdes portes closes. Hamet el Zegri s’était enfermé avec les derniers Gomeres et ne voulait plus communiquer avec une ville qui projetait de se rendre.

Almazan revint chez lui. Isabelle l’attendait impatiemment. Elle lui sauta au cou. Elle était tendre et pleine d’ardeur. Elle l’entraîna aussitôt dans le jardin. Il y avait là un pêcheur du voisinage qui l’attendait aussi. Ce pêcheur était un brave homme nommé Reduan qui avait eu l’avant-bras broyé par un boulet au début du siège et qu’Almazan avait soigné et guéri. Il venait faire part à Almazan du projet de fuite qu’il avait conçu avec deux autres pêcheurs.

Il avait remarqué que de larges mahones plates sillonnaient sans cesse la mer autour des galères espagnoles, portant des troupes au rivage, rapportant de l’eau et des approvisionnements aux vaisseaux. Ces mahones avaient toutes à l’avant un falot rougeâtre. Or, il possédait une mahone de même forme. Dès que la nuit allait être venue, il allait s’y embarquer, il longerait d’abord la côte, puis, accrochant un falot rouge à son avant, il ramerait franchement vers la flotte espagnole. Il espérait, à la faveur de l’obscurité, être confondu avec les barques de ravitaillement et traverser la ligne ennemie. Ensuite, il déploierait sa voile et, si Allah le protégeait, il atteindrait Almuneçar ou même la côte marocaine.

Il offrait à Almazan et à Isabelle de les emmener. Celle-ci avait déjà accepté et un petit coffre qui contenait ses effets était déjà préparé, ainsi qu’un coffret où il y avait ses bijoux.

L’immuable soleil allait disparaître dans la mer et une brise de feu, roulant la poussière et les miasmes, se levait lourdement. Reduan déclara que cette brise permettrait de gagner l’Afrique dans la nuit. Il fut convenu qu’avant une heure, il serait au bas du jardin avec sa mahone.

Cette heure d’attente, sur la terrasse du jardin, passa très vite. Isabelle posait parfois sa tête sur l’épaule d’Almazan ou, le fixant de ses yeux d’or légèrement ambrés, elle lui demandait d’oublier les paroles mauvaises qu’elle lui avait dites. Est-ce qu’il n’était pas le seul homme qu’elle avait jamais aimé ?

Mais ses nerfs étaient ébranlés. Elle tremblait, elle avait des peurs subites. Elle se précipitait tout d’un coup vers la porte d’entrée de la maison, elle l’entr’ouvrait et elle regardait anxieusement dans la rue.

Depuis le matin, le canon ne retentissait plus, ni du côté des assiégés, ni du côté des assiégeants et ce silence avait quelque chose de sinistre. À un moment donné, Isabelle se blottit contre Almazan et elle le supplia, avec une voix enfantine, de la prendre et de la garder toujours avec lui. Et puis, tout d’un coup, elle s’était dégagée, elle essuyait ses yeux et elle écoutait encore des bruits de pas.

À la fin, il y eut au bas du jardin un clapotement d’eaux et un appel chuchoté. La mahone était là. Almazan prit le coffre d’Isabelle et ils descendirent. Ils avaient déjà pris place à côté des trois hommes quand Isabelle, légère, bondit à terre. Elle avait oublié le coffret qui contenait ses bijoux.

Elle disparut dans les lauriers. Elle ne redescendit pas. Les pêcheurs s’impatientaient. C’était au commencement de la nuit qu’il fallait tenter la chance parce qu’il y avait alors un va-et-vient de bateaux qui cessait ensuite.

Almazan remonta à grands pas les escaliers du jardin, puis ceux de la maison. Il alla jusqu’à la terrasse du toit. Il redescendit. Tout était désert. Le coffret de bijoux que, naguère, il avait remarqué sur le lit de la chambre, n’était plus là.

Alors, étreint d’un pressentiment, il s’approcha de la porte de la rue. Elle n’était que poussée. C’est par là qu’Isabelle venait de s’enfuir. Elle avait fui volontairement, car s’il y avait eu violence, elle aurait poussé un cri qu’il aurait entendu. Il se rappela ses dernières paroles d’amour. Quel mystère que le cœur des femmes !

Il retraversa le jardin. Les trois pêcheurs tenteraient la fortune sans lui. Il les serra dans ses bras. Tout était bien. Le Prophète les conduirait sains et saufs sur les rivages marocains. Lui demeurait. Il ne méritait pas la liberté.

À l’angle de la rue des Armuriers et du Marché, Almazan fut bousculé par un homme qui titubait.

— Ali Dordux vient de livrer la porte d’Abderame, dit-il. Les Espagnols sont dans la ville.

L’homme s’assit par terre, comme s’il allait faire un récit de l’événement. Mais il vomit un flot de sang et il commença à râler.

Almazan entendit un bruit de pas et d’armes qui s’entrechoquaient. Il n’eut que le temps de s’effacer contre une porte. Des soldats espagnols, tenant leur arquebuse par le milieu, couraient vers la rue des Bijoutiers.

Il y eut une détonation puis plusieurs autres et, de tous côtés, retentirent des rumeurs, des cris d’épouvante, et des bruits de hache qui frappaient le bois des portes.

Sans savoir où il allait, Almazan descendit la rue des Armuriers. Il avait la tête vide. Il ne souffrait pas et ne s’étonnait pas. Le malheur des autres était conforme à son propre malheur.

Au-dessus de lui, sur le balcon d’une maison de pierre, il entendit un cri déchirant. Une femme, à demi nue, essayait d’escalader la balustrade du balcon et de se jeter dans la rue. Ses tresses brunes pendaient et son sein s’écrasait sur la pierre. Comme elle allait basculer, deux hommes surgirent derrière elle. L’un la saisit sous les aisselles, l’autre par les jambes. Ils répétaient :

— Nous ne te ferons pas de mal ! Au contraire !

Il y en avait un troisième qui levait un falot et à cette clarté Almazan vit sur son visage une expression de gaîté idiote.

Quelques pas plus loin, une sorte de colosse qui portait sous le bras une immense épée à deux mains, se tenait le cou d’où le sang coulait et il cria :

— Amenez-le ici ! Il m’a traversé le cou avec ses dents. Puisque c’est un loup, je vais le traiter comme une bête et le clouer sur sa porte. Il servira d’exemple aux autres.

De l’intérieur d’une maison on lui lança un enfant maigre, d’une quinzaine d’années, qui se débattait.

L’homme à la grande épée tira une dague de sa ceinture, saisit l’enfant par le poignet en le lui tordant et, d’un seul coup, au milieu de la main, il le cloua au bois de la porte.

À ce moment, de la maison qui était en face, sortit un soudard qui avait l’uniforme des Galiciens. Ses yeux luisaient dans son visage rusé. Il tirait trois jeunes filles en chemise, attachées à la même corde. Il prit à témoin deux de ses compagnons dont l’un était en train de charger un coffre sur le dos de l’autre.

— Regardez-les, ces païennes. Ce sont trois sœurs. Enchaînées au même licou comme des ânesses ! Personne ne pourra discuter qu’elles sont à moi. Je les vendrai le prix que je voudrai. Tenez, touchez comme elles ont la peau douce !

Il déchira la chemisette en gaze de soie de la première et il la poussa brutalement en avant afin que ses compagnons puissent palper le jeune corps.

Mais il roula à quatre pas, le ventre ouvert. L’homme à la grande épée qui se retournait pour voir les jeunes filles, reçut un coup de poignard dans l’œil droit qui le fit s’affaler sur le sol.

Almazan avait jailli de l’ombre et il frappait comme un furieux. Ce qu’il venait de voir lui avait ôté toute prudence et toute raison. Des imprécations retentirent. Des épées sifflèrent autour de lui. Il porta d’autres coups et il s’élança au hasard en avant.

Il gravit une rue, il en descendit une autre. La force qui l’animait le faisait frapper et passer. À travers les ténèbres, un hurlement de rage le suivait. Il apercevait de tous côtés des visages qui, tous, exprimaient le même appétit bestial de luxure, des bras ouverts pour saisir des formes de femmes. Il songeait confusément :

— Al Nefs ! le démon luxurieux qui m’a perdu ! C’est lui qui se répand, qui se déchaîne, avec des ailes, des bouches, des tentacules, une vie multiple, monstrueuse, infinie.

Il luttait contre Al Nefs. Une étrange puissance le rendait léger, ailé, invincible.

Des appels désespérés partaient d’une maison. Il y pénétra, sauta par-dessus des cadavres et vit, à la clarté d’une lampe de bronze, un homme accroupi sur une femme qu’il violait. Il avait un casque étincelant et une cuirasse bombée. Almazan lui enfonça son poignard au bas du crâne entre le casque et cette cuirasse, et, comme un Espagnol qui l’avait suivi le visait avec une arquebuse, il détourna le coup et lui lança la lampe de bronze à la figure.

Il reprit sa course. Sur une petite place, il reconnut vaguement un vieillard à longue barbe blanche. Il était debout sur le seuil de sa maison, il levait une petite lanterne et il souriait en répétant :

— Je le savais ! C’est la fin du monde !

Peut-être avait-il perdu la raison. Un cavalier qui traversait la place se pencha sur ses étriers pour l’examiner. Ce devait être un seigneur d’importance. Il portait, sur une cotte de mailles souple, une cape courte en velours violet et ses traits avaient quelque chose de grave et de triste.

— C’est la fin du monde ! lui dit doucement le vieillard.

Le cavalier haussa les épaules, et, négligemment, avec le manche de sa lance, il frappa le vieillard sur le crâne.

Almazan sauta en croupe derrière lui, le saisit à bras-le-corps, le désarçonna et roula par terre tout en lui labourant le visage avec son arme. Des soldats, qui débouchaient d’une rue, s’élancèrent et tentèrent, de lui percer la poitrine avec la pointe de leur hallebarde. Mais le cheval se cabra au milieu d’eux et Almazan reprit sa course, suivi par une clameur de rage.

Des incendies s’allumaient de-ci de-là. Il allait, suivi du piétinement de ceux qui le poursuivaient, à travers un monde d’hallucinations et de fantômes. Il promenait la lumière de la vengeance dans une cité fantastique.

Des fuyards sortirent en troupeau d’une mosquée. Il les traversa et il traversa aussi un groupe de soldats espagnols, pris de panique, qui criaient à d’autres :

— Prenez garde ! Voici les chevaliers de la Sainte-Hermandad ! Ils mettent à mort les incendiaires.

Il s’arrêta à un carrefour, frappé par un nom qu’il avait entendu dans la bouche d’Isabelle. Un soldat disait à un autre :

— C’est don Gutierre de Cardenas ! Il vient de planter l’étendard de Santiago et la bannière des rois sur la tour de l’Alcazaba.

Il vit passer, au milieu d’une escorte, un jeune homme aux yeux bleus, revêtu d’une armure blanche, avec une aigrette blanche à son casque qui ressemblait aux archanges Michel, tels qu’on les représente sur les enluminures des missels chrétiens.

Il ne s’arrêta pas.

Il était couvert de sang et il avait la sensation de porter à son poing, avec son poignard ébréché, une sorte de flamme purificatrice. Il ne se lassait pas de frapper. Il cherchait à donner la blessure qui sauverait les hommes. C’était la luxure du monde dont il voulait trouer le cœur.

Les arquebuses partaient sous ses pas. Il entendait siffler les flèches des arbalètes. Il repassait parfois par les mêmes rues, tombait sur les mêmes groupes. Des hurlements s’élevaient alors :

— Le voilà !

Mais il était poussé en avant par une loi intérieure, plus forte que sa volonté, il traversait des gerbes d’épées sans être touché par elles et il disparaissait dans les ténèbres quand on allait le saisir, comme s’il était un morceau animé de cette ombre pleine d’épouvantes.

Et soudain à un carrefour, devant lui, proche à le toucher, comme la personnification de cette luxure nocturne qu’il poursuivait, se dressa, splendide, une créature nue, d’une extraordinaire beauté, dont la peau flambait, rose et blanche sous un feu de torche. Une seconde seulement ! Il eut durant une seconde une vision de beauté et de plaisir, si émouvante qu’un sanglot le secoua de la tête aux pieds. Ce fut comme si son âme chavirait, revenait en arrière. Ah ! L’idéal brillait aussi dans la matière de chair ! Mais rien qu’une seconde ! Vingt voix criaient :

— Zorah ! La plus belle fille de Malaga ! C’est moi qui l’ai mise nue ! Passez-la-moi !

Le porteur de la torche montra un visage balafré, avec des dents gâtées, derrière l’épaule de Zorah, Zorah la chaste, qui était la gloire de Malaga pour son génie poétique et sa beauté. Il la tenait par une poignée de sa chevelure, et la renversait un peu en arrière, ce qui tendait la courbe de ses seins. Et, comme de tous les côtés, avec des rires et des grognements, des hommes se ruaient sur Zorah, il promena à droite et à gauche sa torche, pour défendre sa proie. Mais trop tard !

La flamme circulaire éclaira des animaux à quatre pattes, un troupeau de créatures moitié loups, moitié porcs, qui se poussaient, qui se mordaient entre eux pour se vautrer sur le corps renversé de la jeune fille, pour le polluer de leurs griffes, de leurs poils, de leurs babines.

Une voix cria derrière Almazan :

— C’est lui ! Il faut le prendre vivant ! Il faut qu’il soit brûlé !

Il ne bougea pas. Son poignard glissa de sa main. Sa force ailée l’avait abandonné. Il reçut un coup sur la nuque. Il sentit qu’on lui attachait les bras autour du corps et qu’on le traînait au milieu des ordures de la rue.

Il ne reprit connaissance que le lendemain soir. Il était étendu, les mains et les pieds solidement garrottés, dans une cour fermée par de hautes murailles. Une quinzaine de prisonniers étaient à côté de lui. Il les reconnut pour des renégats. Ceux-ci lui apprirent ce qu’ils savaient des événements.

Ali Dordux avait livré une porte de la ville, en échange de la liberté et de la garantie de ses biens, pour lui et quelques familles. C’était don Gutierre de Cardenas qui était entré le premier dans Malaga, mais par un autre côté, en sorte qu’il semblait que la place avait été livrée par deux trahisons. Les Gomères, épuisés et affamés, avaient forcé Hamet el Zegri à rendre le château de Jebelfaro. Toute la journée, sur le port, les évêques et les nobles Castillans s’étaient partagé les habitants réduits en esclavage. C’était là aussi qu’on avait dressé les bûchers et que, pour donner un spectacle à l’armée, on avait brûlé un à un les renégats. La cour où Almazan se trouvait était celle où on les avait parqués. Il faisait partie du petit nombre qui restait et qui serait sans doute brûlé le lendemain.

Il passa la nuit, assis sur son séant, trop faible pour se souvenir, trop désireux de mourir pour craindre.

Le soleil brillait depuis longtemps quand la porte de la cour s’ouvrit. Des gens de la Sainte-Hermandad venaient chercher les prisonniers. On délia enfin Almazan. Un officier le désigna du doigt, en disant :

— Il faudra donner à manger à celui-là. C’est le fameux Almazan. Il paraît que le tribunal de l’Inquisition vient de le réclamer et une escorte de cinquante cavaliers est commandée pour l’emmener à Séville.

Et l’officier le considéra avec curiosité, comme on considère un criminel célèbre.

Almazan avait de la peine à marcher et un soldat le prit par le bras pour le soutenir. Il ne put manger le pain qu’on lui donna, mais il but un peu de vin dont il fut grisé.

Il traversa, comme en songe, la ville captive. Le soleil de midi pesait sur son crâne et la fumée des bûchers, dans l’air immobile, transportait un relent de chair grillée.

Le long de la mosquée Djouma, Almazan croisa une longue file de jeunes filles. C’étaient les enfants des plus riches et des plus nobles habitants de Malaga qu’on envoyait en cadeau, comme esclaves, les unes à Jeanne de Naples, la sœur de Ferdinand, les autres à la reine du Portugal.

Un peu plus loin, il y avait un débat. Un seigneur castillan, à cheval, tout couvert de fer, était arrêté au milieu de la rue. Sa mine était sauvage, et une flamme insensée luisait dans ses yeux. Une corde enroulée à son poignet droit était attachée au bras d’une jeune fille qui marchait à pied à côté de lui. Elle avait un visage délicieusement pudique et étonné. C’était la jolie juive Rachel, fille du changeur Jéroboam. Ce Jéroboam se tenait à genoux et expliquait que tous les Juifs de Malaga venaient d’être rachetés par un de leurs coreligionnaires de Séville contre vingt mille doublons d’or. La somme avait été comptée le matin au roi Ferdinand.

Le seigneur castillan répondit qu’il avait obtenu en pleine propriété, la veille au soir, la jeune Rachel du roi lui-même et que cette donation était irrévocable. Et comme le père faisait mine de s’élancer sur sa fille pour la retenir, tirant sur la corde, le Castillan la mit en croupe devant lui, il lui écrasa les seins contre sa cuirasse et partit au galop en riant d’un rire fou.

Mais la violence et l’injustice apparaissaient à Almazan comme la norme du monde, la pierre et le ciment quotidien dont les hommes bâtissaient leur édifice. Il avait perdu la faculté de s’indigner. Tout était dans l’ordre des choses et contribuait à des fins ignorées.

Et il ne fit pas un mouvement non plus quand, sur la route de Séville, un de ses gardes dit, en montrant une litière fermée, que précédait un cavalier avec un fanion à sa lance :

— Ce sont les armes de Cardenas. Cette litière doit renfermer la belle renégate à laquelle il tient tant, celle qui lui a procuré la gloire d’entrer le premier dans Malaga.

La litière avait disparu. D’une petite vallée pleine de myrtes sauvages et de palmiers, monta soudain une odeur saine dont Almazan avait perdu le souvenir, une odeur qui n’était plus celle de la pourriture des morts. Alors seulement il pleura.

XXI

la torture

C’était un Christ, grossièrement sculpté, singulier, horrible. Il était cloué dans la poutre transversale du plafond de cette immense, de cette obscure pièce. Mais les clous étaient mal enfoncés, la croix adhérait mal à la poutre en sorte qu’il branlait et avait l’air de planer dans l’air.

Comme les aides du bourreau l’avaient renversé sur le dos, contre le chevalet, et étaient en train de l’y attacher, Almazan aperçut au-dessus de lui cet étonnant emblème divin et il ne put en détacher sa vue.

La tête était trop grosse et disproportionnée avec le corps qui était étiolé et court comme celui d’un enfant arrêté dans sa croissance. L’artiste ignorant avait mis, sans doute malgré lui, une expression de stupidité sur la physionomie. La mâchoire était épaisse et carrée, les yeux étaient des trous, des trous pleins d’une ombre morte. Les épines de la couronne étaient presque toutes cassées à l’exception de deux, à chaque extrémité, ce qui donnait à cette couronne l’aspect d’une mitre diabolique ornée de cornes, et faisait ressembler ce Christ flottant sous le plafond, grinçant et trépidant, à une chauve-souris de rêve, un bizarre oiseau de nuit mal crucifié.

Le regard agrandi d’Almazan vit à peine les choses qui l’entouraient, le saisissant tableau de la chambre de tourment à laquelle il avait pensé si longtemps, dont ses compagnons de cachot lui avaient si minutieusement raconté l’horreur. Il revenait toujours à ce Christ, au-dessus de lui.

Car cette chambre de tourment était plus simple et moins terrible que ce qu’il avait imaginé. Deux torches de résine contre la muraille ne lui permettaient pas de voir, au fond, la poulie qui soulevait les patients par les bras et les laissait retomber en leur cassant les jointures, ni ces pinces de fer pour arracher la langue, ni ces instruments mystérieux. Le visage du bourreau ne reflétait pas une basse cruauté mais seulement une indifférence bornée et un tic qu’il avait à l’œil droit lui faisait perpétuellement hocher la tête.

Les quatre aides, aux corps trapus, avaient l’air de quatre colonnes de matière supportant dans ce lieu souterrain tout l’édifice de la prison. Comme la matière, ils étaient taciturnes et inanimés. Et sur la face de cet inquisiteur qui avait instruit son procès durant des mois, il retrouvait la même tristesse fidèle, la même absence de haine, le même désir de persuasion. Cet inquisiteur, gêné par sa haute taille, sans doute timide de nature et qui ne tirait son autorité que de sa foi, le regardait avec de gros yeux attentifs de chien. C’était un chien, exécuteur de consigne, à qui il avait été prescrit de rapporter une âme à l’église.

Seul était angoissant le Christ, là-haut, sur la face duquel un sculpteur, jadis, avait mis les stigmates de la stupidité.

Interminables étaient les secondes. On attendait quelqu’un. Les sens surexcités d’Almazan perçurent le bruit de la porte qui tournait et, au respect des visages, au mouvement du bourreau vers lui, à l’inclinaison respectueuse de l’inquisiteur devant quelqu’un qu’il ne voyait pas, Almazan comprit, son cœur se mit à battre dans sa poitrine et il commença à avoir peur.

Thomas de Torquemada, le grand inquisiteur d’Espagne, venait d’entrer et se tenait derrière lui.

Ce n’était pas la perspective de la torture qui effrayait Almazan, bien moins encore celle de la mort. C’était quelque chose qui s’était coulé vers lui dans l’air, quelque chose de hideux et d’inexprimable, émanant de l’être qui venait d’entrer derrière lui. Il ne le voyait pas. Immobilisé sur le chevalet, il ne pouvait pas le voir. Mais il savait qu’on n’avait retardé sa mise à la question que parce que le grand inquisiteur, Thomas de Torquemada, absent de Séville, avait tenu à l’interroger lui-même.

Maintenant il était là. À trois pas de lui se tenait un petit vieillard dont il ne connaissait pas le visage mais qu’il se représentait sculpté dans la pierre, ecclésiastique Moloch qui avait voué tant d’hommes à la mort en les désignant avec l’os de son doigt.

Il se souvenait des conversations qu’il avait eues à son sujet avec Christian Rosenkreutz. Quel mystère que l’âme de ce génial organisateur, de ce précis, de ce méthodique ouvrier qui avait fait de l’Église catholique une machine à soupçonner, à emprisonner, à brûler ! La machine était parfaite, puisque personne, dans toute l’Espagne, ne pouvait travailler à une découverte, étudier les sciences, aborder des problèmes philosophiques, sans être poursuivi comme hérétique. Quel mystère qu’un homme pût posséder, avec une foi aussi absolue dans sa vérité, une aussi totale absence de pitié, une haine aussi parfaite de la pensée.

Rosenkreutz avait dit vrai. Des hommes d’une haute spiritualité s’incarnaient à de certaines périodes pour prêcher des philosophies, fonder des religions. C’étaient ceux qu’on nommait sages et prophètes. Le Bouddha, Platon, Jésus, Mahomet. Mais il en était d’autres qui s’étaient donné la mission de faire reculer l’humanité dans sa marche, d’autres qui avaient l’amour abstrait du mal, du mal tout pur, qui est la négation de l’esprit. Néron à Rome, Gengis Khân en Mongolie, Hakem en Égypte. Et celui-ci, Thomas de Torquemada, était l’incarnation la plus complète de l’intelligence lucidement organisée pour détruire l’intelligence dont elle était née. C’était lui Satan, le prince du mal, sous l’uniforme de dominicain, avec l’aspect d’un vieillard ascétique.

Almazan sentit une misère plus grande que celle des cordes qui le serraient et de la torture prochaine. Une peur délirante, une peur de toute l’âme lui fit couler sur le front une sueur d’agonie.

En face de lui, l’inquisiteur à figure de chien entr’ouvrait la bouche comme s’il allait japper. Le bourreau eut l’air de lui faire un signe, en clignant de l’œil vers le Christ du plafond.

Alors, une voix parla, sans timbre, assourdie, venant de loin et comme si elle résonnait à travers de l’ouate. Cette voix d’un autre monde disait :

— Almazan, vous êtes convaincu du crime d’apostasie et condamné à être brûlé vif. Toutefois, vous pouvez vous repentir et votre peine sera changée en un emprisonnement perpétuel, car l’Église est pleine de miséricorde. Faites donc les aveux complets que l’on vous a demandés en vain jusqu’à présent. Dites tout ce que vous savez sur cet ordre d’hérétiques appelés les Rose-Croix, sur leurs rapports avec l’ordre des Alumbrados, que nous sommes parvenus à extirper d’Espagne et surtout renseignez-nous sur la personnalité d’un certain Christian Rosenkreutz, moine relaps d’un couvent d’Allemagne, qui a longtemps séjourné en Orient et qui est le fondateur de la secte impie à laquelle vous appartenez.

Almazan demeura silencieux. De longs mois de captivité avaient brisé son organisme. Il tenta de répondre, il n’y parvint pas.

La voix reprit, mais elle venait de plus loin encore :

— Soyez humble, Almazan. C’est votre orgueil qui vous a perdu. Ne vous obstinez pas dans l’impiété et l’apostasie. C’est dans votre intérêt que je vous parle et même dans l’intérêt de vos compagnons qui sont à Grenade et qui seront bientôt entre nos mains, car Dieu veut le triomphe de la Sainte Église catholique. Parlez de votre plein gré, sinon vous allez subir le troisième supplice de la question et vous parlerez au milieu des souffrances, sans avoir le mérite de vos aveux.

Le troisième supplice ! Almazan savait que le Conseil de la Suprême Audience avait, sur les instances du pape, décidé que la question ne pourrait être donnée qu’une seule fois. Les supplices variaient en cruauté. Mais le troisième, celui du feu, était bien plus terrible que celui de la corde, ou celui de l’eau, que l’on donnait d’ordinaire. Et toute sa force s’évanouit.

Oui, comme le lui disait la voix étouffée, il ferait mieux de parler de son plein gré. Parler ? Qu’avait-il à dire ? Il ignorait où pouvait être Christian Rosenkreutz en ce moment. Donner des noms ? Les Espagnols auraient demain, sans doute, pris Grenade. On brûlerait comme hérétiques dangereux quelques inoffensifs savants, quelques sages désintéressés et voués au culte de l’esprit.

Il secoua imperceptiblement la tête.

Il dut y avoir un geste derrière lui, car le bourreau lui cligna de l’œil et le visage triste et fidèle de l’Inquisiteur se remplit d’une expression désolée.

Rapidement, un aide tira de derrière un pilier un brasero qu’il poussa vers l’extrémité du chevalet d’où dépassaient les pieds d’Almazan. Un autre le déchaussa. Un troisième s’approcha tenant un pot plein d’huile dont, avec un long pinceau, il l’enduisit jusqu’aux mollets.

— Une dernière fois, dit la voix comme un soupir.

Almazan ferma les yeux.

Il les rouvrit une seconde après et ses prunelles chavirèrent sous ses paupières. Puis il hurla pour se soulager par ses hurlements. Le brasero, rapproché de ses pieds avec lenteur, en rougissait la chair peu à peu, puis il la fit se gonfler et crépiter. Almazan venait d’entrer dans le royaume rouge de la douleur sans limite.

Ah ! le combat qu’il engageait était plus terrible que celui qu’il avait tenté de livrer à toute une armée en rut dans les rues de Malaga. C’était un combat où l’on luttait immobile, cloué sur un chevalet, avec un Christ infernal au-dessus de sa tête comme consolation et où l’on avait pour adversaire la révolte de son propre corps.

Il était déjà vaincu. C’était trop souffrir. Il allait parler. L’aide du bourreau tira un peu à lui le brasero.

— Votre orgueil est sans bornes, dit la voix où il y avait une vague douceur, un léger triomphe. Revenez à vous, Almazan. C’est votre salut que nous voulons. Parlez. Vous ne trahirez pas. Car nous savons. L’Église connaît tout ce que la pensée des hommes rebelles nourrit contre elle. Je pourrais dire les règles de l’Ordre et la croyance qu’il prétend transmettre. Faire le bien. Apprendre la science des nombres et l’unité de la matière et les correspondances des trois univers. Connaître que l’âme se réincarne. Rechercher la perfection par l’extase. L’extase, n’est-ce pas ? Celle des philosophes grecs, des Ismaïlites, des Albigeois, des Vaudois, de tous les hérétiques. Vous voyez que je suis au courant. Mais je veux entendre tout cela de votre bouche. Parlez. Vous allez parler.

Almazan vit le brasero se rapprocher de ses pieds. Le bourreau l’avait attisé avec une tige de fer. La peau devenue blanche comme du parchemin, craqua, se gonfla à nouveau et se fendit.

Mais la souffrance d’Almazan ne demeurait pas dans ses pieds. Elle se déplaçait. Elle montait le long de ses jambes, elle le baignait, elle le parcourait, elle résonnait avec fracas dans son cerveau, elle vibrait délicatement dans chacun de ses cheveux.

Et, de plus en plus, le bourreau, devant lui, clignait de l’œil, hochait la tête et avait l’air de lui désigner, au-dessus de lui, le Christ grinçant qui penchait sur sa douleur une face stupide.

Almazan comprit l’exactitude de ce symbole. Couché dans cette salle basse à la lumière vacillante de deux torches, au milieu de bourreaux et d’inquisiteurs, il était l’homme souffrant, déchiré, prisonnier de l’Église, sans l’espérance d’une pitié humaine et il n’avait au-dessus de sa tête, suspendu à la voûte du dogme, à travers l’espace ténébreux de la foi, que le visage du Prophète, ridiculement travesti, dont, on avait arraché du visage la part de soleil, dont on avait fait une caricature divine.

La voix de l’être, toujours voilée, avait un frémissement.

— Parlez, puisque je sais. Je sais aussi bien que vous. Peut-être mieux. Car vous n’observiez pas les règles de l’Ordre. Elles prescrivent la chasteté. Maintenant est-ce que vous n’êtes pas perdu aux yeux de vos frères ? La Rose et la Croix ! Elles sont bien loin de vous ! Vous ne les retrouverez plus jamais. Mais il est temps encore. Vous pouvez rentrer dans la sainte Église.

Sans doute l’aide du bourreau qui tenait le pinceau le promena sur ses jambes car la douleur d’Almazan redoubla. Il brûlait entièrement. Chacun de ses nerfs semblait autonome et lui apportait une souffrance séparée et particulière. Sa pensée pourtant demeurait active et lucide et lui faisait voir, avec une étrange netteté, les détails des choses qui l’environnaient.

Il remarqua que les aides du bourreau et le bourreau lui-même avaient leur cagoule rejetée sur leurs épaules au lieu de la porter sur leur tête, selon l’usage. Il examina sur la face de l’inquisiteur une verrue près de son œil droit et il put distinguer toutes sortes de souvenirs de son enfance dans la fumée du brasero tordue en spirales devant lui. Et en même temps, comme mille vibrations de serpents vivants, la douleur palpitait en lui.

Mais c’était trop. Il avait bien compris au mystère des inflexions de la voix ce que voulait l’homme derrière lui. Ce n’était pas des noms, des indications précises afin de frapper d’autres victimes. Non, il ne tenait pas à cela. Ce qu’il voulait, c’était obtenir une abjuration morale, le renoncement à cette foi plus haute que toute religion, au culte de la vérité qu’Almazan avait entrevu.

La souffrance était trop grande. Un homme ne peut pas y résister avec sa faible force. Abjurer ? Faire des aveux ? Eh bien, soit ! il allait abjurer, dire tout ce qu’il savait et même davantage, à la condition que cette flamme s’éteignît et qu’on le laissât ensuite reposer en paix. Il était prêt à faire pénitence, à demander pardon à genoux, à embrasser les genoux de l’invisible vieillard.

Les charbons du brasero, et l’huile, et la chair brûlée faisaient une fumée si épaisse qu’elle s’étendait en nappe au-dessus de lui et qu’elle cachait l’image du Christ. Et soudain, à la place de ce Christ, Almazan contempla une scène extraordinaire.

Dans un paysage qu’il n’avait jamais vu, sous les ruines d’un temple peut-être, aux limites d’un désert, trois hommes vêtus comme des Orientaux étaient assis sur le sable et Christian Rosenkreutz se tenait devant eux. Il allait partir. L’un des trois hommes lui montrait la direction de l’Occident. Il avait l’air de dire : « Va, sois le porteur de la vérité. »

Almazan contemplait leurs visages calmes sous leurs turbans et un ciel, derrière eux, d’un bleu inouï. Rosenkreutz faisait un signe de la main, se mettait à marcher et c’était tout, la fumée se dissipait aux yeux d’Almazan.

Il savait quelle était cette scène. Rosenkreutz la lui avait racontée. C’était auprès de l’antique Palmyre, dans les ruines d’un temple où jadis Apollonius de Tyane avait passé de nombreuses années de méditation. Les hommes bons et sages qui détiennent les secrets de la connaissance avaient fait venir Rosenkreutz de son couvent d’Allemagne et étaient eux-mêmes descendus des lointaines lamaseries du Thibet pour le charger de transmettre en Occident une partie de la vérité éternelle, à ceux qui en étaient dignes. Et lui, Almazan, était de ceux-là. Il avait été choisi. Mais il avait été choisi à tort. Pour le plaisir de ce corps, il avait naguère quitté les Frères de la Rose-Croix à Grenade. Et maintenant, pour échapper à la douleur du corps, il allait renier la vérité à laquelle il croyait ? Était-ce possible ?

La chair d’Almazan crépitait avec un petit bruit affreux. L’odeur de chair était insupportable. L’inquisiteur, incommodé, se détournait en essayant de cacher son dégoût. Et le bourreau, inlassablement, avec son tic désignait le Christ du plafond.

Mais Almazan n’avait plus souci de ce Christ impitoyable, ni des hommes qui étaient autour de lui, ni de la torture de sa chair. Comme une vapeur bue par le soleil matinal, son âme se dégageait et s’élevait vers la lumière d’une pensée plus haute.

Et sans doute le rayonnement du martyre dut éclairer son visage, car tout près de lui, il entendit la voix parler encore mais un peu angoissée maintenant, tremblante et venant de tellement loin !

— Abjure ta foi ! Ils prétendent que leur extase est la même que celle des mystiques chrétiens et qu’à une certaine hauteur, les vérités se confondent. Mais ils mentent ! Abjure ! Abjure !

Et la voix eut un accent désespéré. Alors Almazan parvint à détourner la tête légèrement et à côté de la sienne, proche comme celle d’un frère, il vit une autre tête qui le regardait. C’était la tête de l’homme qui avait fait des autodafés de milliers de livres à Salamanque et à Tolède, qui avait fait brûler des rabbins juifs parce qu’ils étudiaient la Kabbale et des savants catholiques parce qu’ils pensaient et exprimaient leur pensée, la tête de l’ennemi de l’Esprit, la petite tête chauve et fragile, immense réceptacle du mal à l’état pur.

Et alors, il vit, pour la première fois, les yeux clairs et miraculeusement vides, les yeux sans haine, sans pitié, sans orgueil, sans désir, de Thomas de Torquemada. Peut-être y avait-il dans l’éloignement des prunelles une lueur de surprise.

Mais Almazan ne vit pas de visage autour de ces yeux immenses. Il ne distingua pas les traits de marbre auxquels il s’était attendu. Il n’y avait rien. Il était en présence du néant.

Dans ce néant, dans cette lumière vide des yeux, il fixa, comme une épée mille fois plus aiguë que celle de l’archange, son regard d’homme martyrisé en qui l’âme demeurait invincible. Le coup mystérieux eut l’air de se perdre dans le vide, mais il pénétra très avant dans une région subtile où les blessures ne guérissent pas et survivent à ceux qui les ont reçues.

Puis Almazan fit avec tout ce qui lui restait de force, de ses lèvres desséchées, le mouvement de cracher avec dégoût, et les ténèbres s’appesantirent sur lui.

— Il sera brûlé au prochain autodafé, dit la voix du vieillard, soudain pesante, pleine d’une infinie tristesse, pendant qu’il s’éloignait à tout petits pas, soutenu par l’inquisiteur, comme si c’était sa vie à lui qui avait été consumée par le supplice.

Dans les couloirs du donjon on emporta une loque humaine aux pieds calcinés jusqu’aux os et on la coucha dans son cachot avec le respect qu’elle méritait.

Et, plus tard, quand la conscience commença à se faire jour dans l’esprit d’Almazan, il entendait un indescriptible orchestre d’allégresse.

Si lourdes que soient les murailles, si ardent que soit le feu avec sa puissance de brûler et de détruire, si captivante que soit la promesse du tentateur, il avait triomphé du poids de la captivité, de la force dévorante de la flamme, de la parole qui arrête l’élan du coureur. Il avait vaincu.

XXII

l’autodafé

Dans la lumière rose du matin, la porte de la Santa Casa s’ouvrit et les cloches de Séville qui sonnaient à toute volée s’arrêtèrent en même temps. La foule, qui remplissait les rues et était suspendue aux fenêtres des maisons, frémit et devint un instant silencieuse. La mystérieuse tristesse qui plane sur les fêtes humaines parut plus lourde, plus angoissante, comme si l’âme désolée de tous les dimanches de l’année s’était concentrée en cette aurore.

Et le cortège s’organisa avec une lenteur solennelle. Almazan était revêtu du San-Benito de laine jaune sur lequel étaient grossièrement peintes des flammes et des figures ridicules de démons. Il portait sur la tête le bonnet rond, pyramidal, connu sous le nom de coroza et marqué d’une croix rouge. Comme ses pieds et ses jambes ne formaient, jusqu’aux genoux, que de vastes plaies purulentes, il était porté sur un brancard par deux Familiers de l’Inquisition. À sa droite, se tenait le dominicain chargé de l’assister et d’obtenir une confession tardive. Mais comme ce dominicain se rendait compte de la vanité de son effort, il proférait sans y penser, mécaniquement, ses invitations au repentir :

— Repentez-vous, mon frère, repentez-vous ! Confessez-vous à moi ! disait-il à demi-voix et comme s’il psalmodiait ces formules pour un pécheur absent.

Le bruit des chevaux, le murmure indistinct du peuple, les gémissements de quelques condamnés, les appels des Familiers chargés d’ordonner le cortège, le piétinement des confréries encombrant les rues voisines, le froissement des bannières et des armes faisaient une rumeur à la fois menaçante et triomphale. Mais Almazan sentait dans son âme une tranquillité si grande, qu’il lui semblait qu’aucune tempête ne pouvait la troubler.

Il vit passer les Charbonniers avec leurs longues piques, les Gardes attachés au Tribunal du Saint-Office, noirs de la tête aux pieds, avec des gardes d’épées et des étriers noirs, la confrérie de Saint-Pierre-Martyr portant une croix blanche, les Dominicains portant une croix noire, le Procureur fiscal précédé d’une croix rouge, les Frères de la Miséricorde, ceux de la Très Sainte Trinité, les moines mendiants, les Carmes, les Bénédictins, les Franciscains, les Augustins récollets, les Grands d’Espagne, les fonctionnaires de l’Inquisition et ceux qui étaient venus sans droit, avec un vêtement sombre et un grand cierge, poussés par l’orgueil de figurer comme processionnaires dans ce cortège de la mort.

Les condamnés n’étaient qu’au nombre d’une trentaine. Caricatures jaunies, maigries par l’air fétide des prisons, sous l’énorme coroza jaune, les yeux exorbités par la terreur, par la rage ou le désespoir, les membres disloqués par la torture, ils avaient l’air de fantoches abominables sortis d’un royaume de cauchemars. Ceux qui s’étaient repentis dans les supplices, joignaient les mains et tournaient vers le crucifix des Dominicains des visages hypocritement reconnaissants. Les courageux impénitents espéraient la mort avec ardeur et cherchaient des yeux le bûcher libérateur.

Derrière Almazan, entre deux Familiers était une femme de Triana, jeune et assez belle, que l’on allait brûler pour sorcellerie. Elle avait des seins lourds et mouvants que l’on voyait sous sa robe et une figure animale qui fit frissonner de convoitise les soldats de la Sainte-Hermandad. L’un d’eux laissa tomber sa hallebarde qui fit, sur les pavés, un fracas métallique.

La femme de Triana, comme si elle répondait à un appel, se dressa, se tordit, convulsée d’hystérie et d’une voix déchirante, jamais entendue, extrahumaine et singulièrement sonore, cria :

— Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! sauve-moi !

Et le mystère du son de la voix troubla ceux qui l’entendirent au point que beaucoup regardèrent à droite et à gauche pour voir si Jésus-Christ n’allait pas apparaître.

Quelqu’un se précipita pour enfoncer un bâillon dans la bouche profératrice d’invocation. Mais à ce moment, au signal donné par la maîtrise de la Chapelle royale, tous les Ordres, toutes les Confréries, tous les Processionnaires entonnèrent le Miserere, Le cortège se mettait en marche.

Des injures, des vociférations éclataient sur le passage d’Almazan. On lui montrait le poing. Il y avait des femmes qui essayaient de l’atteindre en crachant vers lui. Les soldats de la Sainte-Hermandad contenaient le peuple avec le bois des lances étendues. Un enfant parvint à passer entre eux et avec une baguette pointue lui piqua la joue.

C’est qu’Almazan était pour ce peuple pire qu’un hérétique ou même qu’un sorcier, Il était l’homme qui avait déclaré à plusieurs reprises durant son procès que s’il avait servi Abul Hacen à Grenade et aidé les Maures à défendre Malaga, c’était parce qu’il estimait la civilisation arabe bien supérieure à celle de l’Espagne où l’intolérance de l’Église et la cupidité des rois étendaient une ombre chaque jour plus épaisse. Il s’était glorifié d’avoir défendu sous l’égide du Croissant, les arts, la philosophie, la science. Il était un renégat, fier de l’être.

Almazan considéra avec surprise les visages de tant d’hommes furieux et il lui sembla que ces visages ne lui étaient pas inconnus. Il se demanda où il les avait déjà vus et il fit la remarque qu’ils avaient tous une certaine parenté, un air de famille, qu’ils se ressemblaient. Il avait vu quelque part, récemment, cette mâchoire carrée, ce cou épais et ces yeux que la haine remplissait de nuit. Il se souvint. Ces hommes ressemblaient au Christ fixé dans le plafond de la chambre de tourment. Ils étaient tournés vers lui avec la même stupidité aveugle. Il allait, suivi par les clameurs de cent mille Christs aussi avides que l’autre de souffrance. Mais à présent, il n’y avait plus de fumée de brasero, il n’y avait plus de tentation de trahir. Le soleil de la mort venait de se lever, dissipant en lui la crainte, le désir de la vengeance, les remords. Ce peuple ne pouvait plus l’effrayer. Il avait même pitié de lui.

Il s’exaltait intérieurement au milieu du tumulte. Il revoyait le passé depuis les jours de sa jeunesse. Sa vie était bien ainsi. Il avait chéri l’esprit et il était tombé dans le piège de la chair. Il avait livré la bataille que chaque homme doit livrer en lui-même et il avait été vaincu. Mais qu’importait ! l’expérience demeurait acquise pour son âme. Il avait d’autres vies à vivre et il triompherait dans celles-là. Il allait franchir la porte de feu qui y conduisait.

Au tournant d’une rue, la partie du cortège où il était s’arrêta. Une planche d’un chariot qu’il n’avait pas vu, devant lui, avait cédé et les livres entassés sur ce chariot s’étaient répandus dans la rue et l’obstruaient.

C’étaient des livres arabes et hébreux qui étaient condamnés comme lui à être brûlés publiquement. Des Familiers de l’Inquisition, jetant leur bâton d’ébène et d’argent, les prenaient à pleins bras et les lançaient en tas dans le chariot. Almazan distingua de délicates enluminures, des caractères que de savants calligraphes avaient mis des années à reproduire sur le parchemin. Il lut des titres sur les reliures d’or :

— « L’alchimie du bonheur », de Gazali. « Le guide des égarés », de Maïmonide. Ah ! le poète Attar, le mystique Ibn Arabi et Khayam et tous les autres ! C’était un peu de leur pensée qui l’accompagnait à travers les rues Mauresques de la catholique Séville, dans sa promenade vers la mort ; et il les remercia tous intérieurement.

À une fenêtre d’un hôtel neuf, blanche sur l’ombre de l’architecture massive, il y avait une silhouette de femme, au milieu d’un cadre de gaze dorée et de velours byzantins aux reflets mauves. L’unique regard qu’Almazan jeta de ce côté lui permit de voir les armes de la famille des Cardenas sur le fronton de la porte et la silhouette de la femme qui se penchait un peu, et le voile en tissu lamé d’argent qui s’écartait comme deux pétales blancs et un ovale de chair tendre entre ces pétales, comme la pulpe printanière de la fleur et des prunelles où l’or était rouillé, embué, éteint.

Un regard unique ! À peine si son cierge frémit dans sa main et si sur sa tête trembla le coroza pyramidal, le bonnet grotesque de l’impénitent endurci.

Et dans les vociférations humaines, la clameur de bronze des cloches qui s’étaient remises à sonner, Almazan perçut un murmure de syllabes qu’aucune bouche n’articulait, qu’aucune âme consciente ne formulait mentalement, mais qui étaient dites pourtant :

— J’ai été le parfum terrestre de ta vie. Quand ton esprit voulait s’élancer vers le ciel, je te faisais tomber sur le lit où tu jouissais de moi. J’ai été ton plaisir et ta douleur, la forme impudique du corps humain, l’apparition sous les citronniers, les mystères des jardins de l’Alhambra, le poison des nuits qu’enflammait la guerre. J’ai désiré tellement reposer dans tes bras ! Quelque chose en toi m’élevait et je cherchais à le détruire. Rien n’a pu m’ôter le goût des étoffes fastueuses, des matières rares et de la débauche secrète et j’étais triste parce que mon haleine n’arrivait pas à ternir le diamant de ton esprit. Tu as été ce que j’ai eu de meilleur et je ne sais pas pourtant si je t’ai aimé. Adieu, mon amour !

Almazan aperçut le Quemadero sur la place de San Fernando où le cortège débouchait. C’était un large échafaud carré d’où émergeaient des croix, des piloris, des potences et des poteaux et qui renfermait dans ses flancs de maçonnerie un monde de bourreaux, avec les clous pour crucifier, les cordes pour flageller, les épées pour trancher les poignets, les fagots pour alimenter les bûchers.

Autour du Quemadero les messes s’achevaient. Sur les autels improvisés brillaient les chandeliers d’argent, les ciboires d’or et il y avait des éclatements de métaux et de pierres sur les surplis étincelants, sur les mitres des évêques aux gemmes symboliques.

On voyait des visages de dominicains exaltés par l’ardeur de la prière. Quelques-uns étaient là depuis deux jours, frappant parfois la terre avec leur front, suppliant Dieu de sauver les âmes de ceux qui allaient être brûlés. Et il y avait sur leurs traits une douleur tragique et sincère, comme s’ils sentaient cette cause désespérée et perdue par avance. Une grande bannière verte avec un crêpe noir était plantée en terre pour attester le deuil de l’Église à cause des pécheurs qui allaient mourir impénitents. Mais dans ces désespoirs ecclésiastiques, aucun pardon ne se faisait jour.

Des estrades couvertes de religieux et de fonctionnaires du Saint Office entouraient le Quemadero. Mais toute la place avec ses autels, ses poteaux de supplice, et sa multitude de spectateurs était en quelque sorte orientée vers le large balcon de l’hôtel du duc de Medina Cœli. Là se tenaient le roi Ferdinand et la reine Isabelle, entourés de la cour, et devant eux défilèrent les condamnés.

Almazan put contempler la géniale reine Isabelle, avec son cou large et court, sa stature massive, son visage plein au teint olivâtre, pareille à cette sombre, cette aride terre d’Espagne dont elle extrayait avidement l’or, où elle promenait le fer, symbole féminin de la race tyrannique, avare, destructrice et fanatique. Et le Christ de la chambre de tourment était encore dans cette face inanimée qui regardait torturer et brûler ses sujets avec une si parfaite sérénité.

En face du balcon royal était une estrade plus haute que les autres. Et sur cette estrade qu’entourait une triple rangée de hallebardiers vêtus de blanc, au milieu du Procureur fiscal, des membres du Tribunal du Saint Office, au-dessus de toute une superposition de dignitaires, de fonctionnaires, de commissaires, de Familiers nobles, d’Alcades, il y avait un trône qui dominait. Sur ce trône était assis le grand Inquisiteur, Thomas de Torquemada, tout petit sous sa mitre et son camail à plis, comme une goutte microscopique de poison violet, au sommet de l’édifice magnifique de l’Église.

Le grand Inquisiteur regardait à terre quand Almazan passa. Sa mitre faisait une ombre. Il n’y avait pas de visage.

Les formalités mortuaires et religieuses se déroulèrent avec une lenteur sacrée.

Les rois prêtèrent le serment de fidélité à l’Église. Le porteur des Saints Évangiles fit trois fois le tour du Quemadero, précédé par le porteur de l’étendard de la Foi. Un majordome de la confrérie de Saint Pierre Martyr tira d’une cassette d’ébène les sentences des condamnés. Ceux-ci les écoutèrent agenouillés. Et il y eut d’autres messes, des prédications, des abjurations.

Et soudain un silence surnaturel plana sur la foule de la place et celle des rues qui y aboutissaient et qui étaient haletantes comme des gorges humaines. Alors les mères levèrent leurs enfants au-dessus d’elles pour leur montrer le châtiment des pécheurs et la plupart des hommes auraient désiré être bourreaux afin de clouer et de trancher, afin de transmettre la douleur.

Car le moment était venu pour les bourreaux de clouer des mains sur les piloris, de détacher les poignets avec les épées à deux tranchants, d’étrangler avec les garrots.

Une explosion de joie illimitée, un délire de cris s’éleva jusqu’au ciel et empêcha d’entendre les gémissements des suppliciés, en sorte qu’on ne voyait que leurs contorsions de douleur et ces grimaces étaient plus terribles par leur apparence de silence.

Un seul cri fut perçu, un seul cri alla très loin, comme porté par des ailes étranges : c’était le dernier cri de la sorcière de Triana dont le bâillon venait de se détacher.

— Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! sauve-moi !

Et l’apparition de Jésus se matérialisa alors pour beaucoup d’yeux, et Almazan, dont le tour venait de gravir le Quemadero et d’être attaché au poteau du bûcher, pensa à l’autre Christ, celui qui ne recevait pas en holocauste la fumée de la chair grillée, à l’Essénien vêtu de blanc qui, selon la tradition, s’était écrié au moment de mourir :

— Ô mon Dieu, vous m’avez abandonné !

À côté de lui, le dominicain découragé répétait machinalement :

— Repentez-vous ! Confessez-vous à moi !

Les bourreaux saisirent Almazan des mains des Familiers, le hissèrent et voyant l’état de ses pieds, l’accrochèrent par des cordes avec assez de soin pour qu’il n’eut pas à reposer sur ses jambes, lui épargnant ainsi une atroce douleur dernière.

Le cœur d’Almazan se brisa pour cette unique marque de pitié, que lui apportait la terre en fureur. Il aurait voulu remercier les bourreaux, mais ils s’étaient déjà accroupis à quelque distance pour le regarder brûler, ignorants de leur propre pitié.

Alors, comme s’il cherchait un point d’appui avant de s’élancer dans l’inconnu, Almazan jeta un regard sur la foule qui fixait sur lui ses milliers de regards.

Et dans ces quelques secondes, au milieu de l’extraordinaire paysage de flamme que formait la place San Fernando, tandis que commençaient à crépiter les bûches dans les flancs du Quemadero, il vit enfin le visage d’un homme dans le cercle hallucinant des mauvais Christs.

C’était Rosenkreutz tel qu’il l’avait vu en rêve à Malaga, avec un sac attaché à son dos par des courroies et un bâton à la main. Il était venu. L’homme n’abandonne pas l’homme. Il se tenait au premier rang et il lui faisait signe.

D’étroites colonnes de fumée se dressèrent autour d’Almazan comme des cierges noirs. Les estrades, les fenêtres et les balcons, les cavaliers alignés prirent autour de lui un aspect étrangement géométrique. Il regardait toujours Rosenkreutz qui agitait son bâton.

Il allait partir. Il gagnerait la France, puis l’Allemagne où il était né. Il s’arrêterait là où brille une lampe d’alchimiste, il frapperait aux portes des ghettos où de vieux rabbins sont penchés sur les mystères des livres. Partout il expliquerait les secrets de la Kabale, il étendrait la fraternité des intelligents et des purs.

Vers le ciel chargé d’une marée de sang, brusquement, comme une haleine nocturne, monta un tourbillon noir plein d’étincelles. Les houles humaines, les piloris, les rois magnifiques, les maisons et leurs miradors, les églises et leurs tours menaçantes et le soleil déclinant dans la pourpre, tout ce qui était le tableau varié et multiforme de l’univers disparut aux yeux d’Almazan.

C’était bien peu de chose. Il mourait tranquille. L’esprit invincible continuait sa route.

FIN