La Mère (Gorki)/1/10

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 53-59).
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X


« Ils » arrivèrent au moment où on ne les attendait pas, presque un mois plus tard. Vessoftchikov, André et Pavel étaient réunis et parlaient de leur journal. Il était tard, près de minuit. La mère était déjà couchée, elle s’endormait et entendait vaguement les voix soucieuses et basses des jeunes gens. André se leva soudain, traversa la cuisine sur la pointe des pieds et ferma doucement la porte derrière lui. Dans le corridor résonna le bruit d’un seau renversé. La porte s’ouvrit toute grande, le Petit-Russien dit à haute voix :

— Écoutez ce bruit d’éperons dans la rue !

La mère se leva brusquement, prit sa robe d’une main tremblante ; mais Pavel apparut sur le seuil et lui dit avec tranquillité :

— Restez couchée… vous n’êtes pas bien…

On entendit des frôlements furtifs sous l’auvent. Pavel s’approcha de la porte et, la heurtant de la main, il demanda :

— Qui est là ?

Rapide comme l’éclair, une haute silhouette s’encadra sur le seuil ; il y en avait encore une autre ; les deux gendarmes repoussèrent le jeune homme qu’ils placèrent entre eux ; une voix aiguë et irritée résonna :

— Pas ceux que vous attendiez, n’est-ce pas ?

Celui qui parlait était un jeune officier, grand et mince, à la moustache noire. Fédiakine, l’agent de police du faubourg, se dirigea vers le lit de la mère portant une main à la visière de sa casquette, il désigna de l’autre la femme couchée en disant avec un regard terrible :

— Voici sa mère, Votre Honneur !

Puis, agitant le bras dans la direction de Pavel, il ajouta :

— Et le voilà lui-même !

— Pavel Vlassov ? demanda l’officier en clignant des yeux. Le jeune homme, ayant hoché affirmativement la tête, il continua en effilant sa moustache :

— Je dois perquisitionner chez toi… Lève-toi, la vieille ! Qui est là-bas.

Et jetant un coup d’œil vers la chambre, il s’y rendit à grands pas.

— Votre nom ? l’entendit-on questionner.

Deux autres personnages apparurent encore : c’étaient le vieux fondeur Tvériakov et son locataire, le chauffeur Rybine, un homme à chevelure noire et de bonne conduite ; ils étaient requis comme témoins par la police.

Rybine s’écria d’une voix épaisse et forte :

— Bonsoir, Pélaguée !

La mère s’habillait et, pour se donner du courage, se disait :

— Voilà encore !… venir la nuit !… les gens sont couchés… et ils arrivent !

La chambre semblait petite et une forte odeur de cirage s’était répandue. Les deux gendarmes et le commissaire de police du quartier, Riskine, enlevaient à grand fracas les livres des rayons et les empilaient sur la table, devant l’officier. Les deux autres donnaient des coups de poing contre les murs, regardaient sous les chaises ; l’un se hissa péniblement sur le poêle. Le Petit-Russien et Vessoftchikov, serrés l’un contre l’autre, se tenaient dans un coin ; le visage grêlé du second était couvert de plaques rouges, et ses petits yeux gris ne pouvaient se détacher de l’officier. Le Petit-Russien tortillait sa moustache, et quand la mère entra dans la chambre, il lui fit un signe de tête amical.

Pour cacher sa terreur, elle se mouvait, non pas de côté comme d’habitude, mais la poitrine en avant, ce qui lui donnait un air d’importance affectée et risible. Elle marchait avec bruit et ses sourcils tremblaient.

L’officier prenait prestement les livres du bout de ses doigts blancs et effilés ; il les feuilletait, les secouait, et, d’un geste adroit, les jetait de côté. Parfois, un volume tombait à terre avec un petit bruissement. Tout le monde se taisait, on n’entendait que les reniflements des gendarmes échauffés, le cliquetis des éperons ; de temps à autre, une voix demandait :

— Tu as regardé ici ?

La mère se plaça à côté de Pavel, contre le mur ; comme lui, elle croisa les bras sur sa poitrine et voulut examiner l’officier. Ses genoux chancelaient, un brouillard voilait ses yeux.

Soudain la voix de Vessoftchikov résonna, tranchante :

— À quoi bon lancer les livres par terre ?

La mère frémit, Tvériakov hocha la tête, comme si on l’avait frappé à la nuque ; Rybine grogna et considéra attentivement le coupable.

L’officier cligna des yeux et plongea son regard dans le visage grêlé et immobile du jeune homme… Puis ses doigts feuilletèrent encore plus rapidement les pages des livres. Par moment, il ouvrait si grand ses yeux gris, qu’on pouvait croire qu’il souffrait atrocement, qu’il allait crier, furieux et impuissant contre la douleur.

— Soldat ! dit de nouveau Vessoftchikov, ramasse les livres…

Les gendarmes se tournèrent tous vers lui, puis regardèrent l’officier. Celui-ci leva encore la tête et, lançant un coup d’œil scrutateur sur le grêlé, il ordonna en nasillant :

— Hé bien, ramassez les livres !

L’un des gendarmes se baissa et, tout en examinant Vessoftchikov du coin de l’œil, se mit à relever les livres en lambeaux.

— Il ferait mieux de se taire, chuchota la mère en s’adressant à son fils.

Il haussa les épaules. Le Petit-Russien tendit le cou.

— Qu’est-ce que ces chuchotements ? Je vous prie de vous taire ! Qui est-ce qui lit la Bible, ici ?

— Moi, répondit Pavel.

— Ah !… Et à qui sont tous ces livres ?

— À moi ! dit-il encore.

— Bien ! fit l’officier en s’appuyant au dossier de la chaise.

Il fit craquer les doigts de sa main blanche, allongea les jambes sous la table, lissa sa moustache et interpella Vessoftchikov :

— C’est toi qui es André Nakhodka ?

— C’est moi ! répondit le grêlé en s’avançant.

Le Petit-Russien tendit le bras, l’arrêta par l’épaule et le fit reculer.

— Il s’est trompé ! c’est moi qui suis André…

L’officier leva la main et, menaçant Vessoftchikov du petit doigt, lui dit :

— Prends garde !

Il se mit à fouiller dans ses papiers.

De ses yeux indifférents, la nuit lumineuse et claire regardait à travers la fenêtre. Quelqu’un allait et venait devant la maison, et la neige criait sous les pas.

— Tu as déjà été poursuivi pour délits politiques, Nakhodka ? demanda l’officier.

— Oui, à Rostov et à Saratov… Seulement là, les gendarmes me disaient « vous ».

L’officier cligna de l’œil droit, le frotta, puis reprit, en découvrant ses petites dents :

— Eh bien, Nakhodka, connaissez-vous peut-être, oui, connaissez-vous les scélérats qui répandent dans la fabrique des brochures et des proclamations interdites ?

Le Petit-Russien s’agita, il allait dire quelque chose avec un large sourire, lorsque la voix énervante de Vessoftchikov résonna de nouveau :

— C’est la première fois que nous voyons des scélérats !

Le silence se fit pendant un instant.

La balafre de la mère pâlit, tandis que son sourcil droit remontait. La barbe noire de Rybine se mit à trembler d’une manière bizarre ; il baissa la tête et étira lentement sa moustache :

— Faites sortir cet animal ! ordonna l’officier.

Deux gendarmes saisirent le jeune homme sous le bras et l’entraînèrent dans la cuisine. Là, il parvint à s’arrêter, et, se retenant au plancher de toute la force de ses pieds, il s’écria :

— Attendez, je veux mettre mon manteau !

Le commissaire de police, qui avait été fouiller dans la cour, revint en disant :

— Il n’y a rien, nous avons regardé partout.

— Bien entendu ! s’exclama l’officier avec ironie. Je le savais bien ! Nous avons affaire à un homme expérimenté !

La mère écoutait cette voix faible, frémissante et cassante ; et quand elle considérait le visage jaunâtre de l’homme, elle sentait que c’était un ennemi, un ennemi impitoyable, au cœur plein de mépris pour le peuple. Jadis, elle n’avait vu que peu de personnes de ce genre et, les dernières années, elle avait même oublié qu’il en existait.

— C’est ceux-là que nous inquiétons ! pensa-t-elle.

— Monsieur André Onissimov Nakhodka, fils de père inconnu, je vous arrête !

— Pourquoi ? demanda celui-ci avec calme.

— Je vous le dirai plus tard ! répondit l’officier avec une politesse malveillante.

Et se tournant vers Pélaguée, il lui cria :

— Sais-tu lire et écrire ?

— Non ! intervint Pavel.

— Ce n’est pas toi que j’interroge ! fit sévèrement l’officier ; il reprit :

— Réponds, la vieille, sais-tu lire et écrire ?

Envahie par un sentiment de haine instinctive envers cet homme, la mère se redressa soudain, toute tremblante, comme si elle eût plongé dans un fleuve glacé ; sa balafre devint écarlate et son sourcil s’abaissa.

— Ne criez pas ! dit-elle en tendant le bras vers l’officier. Vous êtes encore jeune, vous ne savez pas ce que c’est que la souffrance…

— Calmez-vous, maman ! interrompit son fils.

— Il vaut mieux retenir son cœur et se taire ! conseilla le Petit-Russien.

— Attends, Pavel ! s’écria la mère avec un élan vers la table… Pourquoi arrêtez-vous les gens !

— Ça ne vous regarde pas… taisez-vous ! cria l’officier en se levant. Ramenez Vessoftchikov !

Et il se mit à lire un papier, en l’élevant à la hauteur de son visage.

On introduisit le jeune homme.

— Enlève ta casquette ! cria l’officier, interrompant sa lecture.

Rybine s’approcha de Pélaguée et, la poussant de l’épaule, lui dit à voix basse :

— Ne vous échauffez pas, la mère !

— Comment pourrais-je enlever ma casquette quand on me tient les mains ? demanda Vessoftchikov.

L’officier lança le procès-verbal sur la table.

— Signez ! fit il brièvement.

La mère regarda les assistants signer le document, son excitation était tombée, le courage lui manquait ; d’amères larmes d’impuissance et d’humiliation montaient à ses yeux. Pendant les vingt années de sa vie conjugale elle avait pleuré des larmes de ce genre ; mais elle avait presque oublié leur brûlure cuisante depuis son veuvage. L’officier la regarda et fit avec une grimace dédaigneuse :

— Vous hurlez trop tôt, ma bonne ! Vous verrez, il ne vous restera plus assez de larmes pour l’avenir.

Elle lui répondit, de nouveau irritée :

— Les mères ont assez de larmes pour tout… pour tout ! Si vous en avez une, elle doit certainement le savoir !

L’officier plaça vivement ses papiers dans un portefeuille tout neuf, à la serrure étincelante. Il dit en s’adressant au commissaire de police :

— Ils sont tous d’une indépendance révoltante, les uns comme les autres !…

— Quelle insolence ! marmotta le commissaire.

— Marche ! commanda l’officier.

— Au revoir, André, au revoir, Nicolas ! dit Pavel avec chaleur en serrant la main de ses camarades.

— Oui, parfaitement, au revoir ! déclara l’officier avec ironie.

Sans parler, Vessoftchikov serrait la main de la mère de ses doigts courts. Il respirait à grand’peine ; son gros cou était congestionné, ses yeux brillaient de rage. Le Petit-Russien souriait et secouait la tête ; il dit quelques mots à Pélaguée ; elle fit le signe de la croix sur lui, en lui répondant :

— Dieu reconnaît les justes !

Enfin la troupe des hommes aux capotes grises disparut au coin de la maison, avec un cliquetis d’éperons. Rybine fut le dernier à sortir ; ses yeux noirs scrutèrent Pavel ; il dit d’un air pensif :

— Eh bien, adieu !

Et il s’en alla sans se presser, en toussant dans sa barbe.

Les mains croisées derrière le dos, Pavel se mit à aller et venir à pas lents, entre les paquets de linge et de livres qui gisaient sur le sol ; il s’écria d’une voix sombre :

— Tu as vu comment cela se passe ?

Tout en considérant la chambre en désordre d’un air déconcerté, la mère chuchota, angoissée :

— On te prendra aussi… on te prendra aussi ! Pourquoi Vessoftchikov a-t-il été grossier ?…

— Il a eu peur probablement !… dit Pavel à voix basse. Il ne faut pas leur parler… on ne peut rien faire avec eux ! Ils sont incapables de comprendre…

— Ils sont venus, ils l’ont pris, ils l’ont emmené ! chuchota la mère, en agitant les bras.

Son fils lui restait. Le cœur de Pélaguée se mit à battre plus tranquillement ; sa pensée s’immobilisait devant un fait qu’elle ne pouvait concevoir.

— Il se moque de nous, cet homme jaune, il nous menace…

— Assez, mère ! dit soudain Pavel avec décision. Viens, rangeons tout cela…

Il lui avait dit « mère » et « tu », comme il le faisait quand il devenait plus démonstratif. Elle s’approcha de lui, le regarda en face et demanda à voix basse :

— Ils t’ont humilié ?

— Oui ! répliqua-t-il. C’est pénible… j’aurais préféré aller avec eux…

Il sembla à la mère qu’il avait les larmes aux yeux ; et pour le consoler de son chagrin, qu’elle devinait vaguement, elle dit en soupirant :

— Patience… tu seras pris aussi !

— Je le sais, répondit-il.

Après un instant de silence, la mère ajouta avec un accent de tristesse :

— Comme tu es cruel, mon fils ! Si seulement tu me calmais… Mais non, je dis des choses terribles, et tu m’en réponds de plus terribles encore !

Il lui jeta un coup d’œil, s’approcha d’elle, et lui dit à voix basse :

— Je ne sais pas vous répondre, maman ! Je ne peux pas mentir ! Il faut vous y habituer…

Elle soupira et se tut ; puis, elle reprit, frissonnante :

— Et qui sait ? on dit qu’ils torturent les gens, qu’ils leur déchirent le corps en lambeaux et leur brisent les os. Quand j’y pense j’ai peur, Pavel, mon, chéri…

— Ils broient l’âme et non le corps… C’est encore plus douloureux que la torture, quand on touche à votre âme avec des mains sales.