La Mère (Gorki)/1/12

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 67-74).
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XII


La vieille petite maison grise des Vlassov attirait de plus en plus l’attention du faubourg. Parfois, un ouvrier y venait et, après avoir regardé de tous côtés, il disait à Pavel :

— Eh bien, frère, toi qui lis les livres, tu dois connaître les lois. Ainsi, explique-moi…

Et il racontait quelque injustice de la police ou de l’administration de la fabrique. Dans les cas compliqués, Pavel envoyait le visiteur avec un mot de recommandation à un avocat de ses amis, et quand il le pouvait, il donnait des conseils lui-même.

Peu à peu, les habitués du faubourg éprouvèrent un sentiment de respect pour ce jeune homme rangé, qui parlait de tout avec simplicité et hardiesse, qui ne riait presque jamais, qui regardait et écoutait toutes choses avec attention, se plongeant dans l’imbroglio de chaque affaire particulière et découvrant toujours le fil qui reliait les gens entre eux par des milliers de nœuds tenaces…

La mère voyait s’étendre l’influence de son fils, elle commençait à saisir le sens des travaux de Pavel, et, quand elle avait compris, elle éprouvait une joie enfantine.

Pavel grandit encore dans l’opinion publique, lors de l’histoire du « kopek du marais ».

Un large marais planté de sapins et de bouleaux entourait la fabrique comme d’un fossé infect. En été, une buée jaunâtre et opaque s’en dégageait avec des nuées de moustiques qui se répandaient dans le faubourg en y semant les fièvres. Le marais appartenait à la fabrique ; le nouveau directeur, voulant en tirer parti, conçut le projet de l’assécher et d’en extraire la tourbe en même temps. Cette opération, dit-il aux ouvriers, assainirait les environs et améliorerait les conditions de leur existence à tous, de sorte qu’il donna l’ordre de retenir un kopek par rouble sur les salaires, pour l’asséchement du marais.

Les ouvriers s’agitèrent : ils étaient surtout irrités du fait que le nouvel impôt n’était pas applicable aux employés…

Le samedi où la décision du directeur fut affichée, Pavel était malade et n’avait pas été travailler ; il ne savait rien de l’histoire. Le lendemain matin, après la messe, le fondeur Sizov, beau vieillard, le serrurier Makhotine, homme de haute taille, très irascible, vinrent chez lui pour lui raconter ce qui était arrivé.

— Les plus âgés d’entre nous se sont réunis, dit posément Sizov, nous avons discuté ; et voilà, nos camarades nous ont envoyés pour te demander — puisque tu es un homme éclairé — s’il y a une loi qui permette au directeur de combattre les moustiques avec notre argent ?

— Songe donc, ajouta Makhotine, en roulant ses yeux bridés, il y a quatre ans, ces voleurs ont quêté pour pouvoir construire un établissement de bains… On a ramassé trois mille huit cents roubles… Où sont-ils, et où sont les bains ?

Pavel expliqua que cet impôt était injuste, que la fabrique retirerait un grand avantage de ce projet. Sur quoi, les deux ouvriers s’en allèrent avec des airs renfrognés. Après les avoir reconduits, la mère s’écria avec un sourire :

— Voilà des vieillards qui viennent chez toi faire provision d’esprit, Pavel !

Sans répondre, le jeune homme s’assit et se mit à écrire d’un air soucieux. Quelques instants après, il dit à sa mère :

— Je t’en prie, va immédiatement à la ville et porte ce billet…

— C’est dangereux ? demanda-t-elle.

— Oui. C’est là qu’on imprime notre journal… Il faut absolument que cette histoire du kopek paraisse dans le prochain numéro !

— C’est bien, c’est bien ! répliqua-t-elle en s’habillent à la hâte. J’y vais…

C’était la première commission que lui donnait son fils ! Elle fut heureuse de voir qu’il lui disait franchement de quoi il était question, et de pouvoir lui être utile dans son œuvre.

— Je comprends, Pavel ! reprit-elle… C’est un vol… Comment s’appelle-t-il : Iégor Ivanovitch ?

Elle revint tard dans la soirée, fatiguée, mais contente.

— J’ai vu Sachenka ! dit-elle à son fils. Elle te salue. Qu’il est amusant, ce Iégor ! il plaisante sans cesse.

— Je suis enchanté qu’ils te plaisent, répondit Pavel à mi-voix.

— Quels gens simples ! C’est agréable quand les gens sont simples ! Et ils t’estiment, tous…

Le lundi, Pavel ne put aller à la fabrique, il avait mal à la tête. Mais à midi, Fédia Mazine accourut, agité et heureux ; il annonça d’une voix essoufflée :

— Toute la fabrique est soulevée ! On m’envoie te chercher ! Sizov et Makhotine disent que tu expliqueras l’affaire mieux que tous les autres ! Si tu voyais ce qui se passe là-bas !

Pavel s’habilla sans mot dire.

— Les femmes se sont rassemblées et elles piaillent…

— J’y vais aussi ! déclara la mère. Tu n’es pas bien, c’est peut-être dangereux. Que font-ils là-bas ? Je veux y aller…

— Va ! dit Pavel brièvement…

Ils partirent rapidement sans échanger une parole. La mère, haletante et émue, sentait que quelque chose de grave allait survenir. À l’entrée de la fabrique, une masse de femmes hurlaient et se querellaient. Pélaguée vit que toutes les têtes étaient tournées du même côté, vers le mur des forges. Là, Sizov, Makhotine, Valov et cinq autres ouvriers influents et d’âge mûr, s’étaient juchés sur un tas de vieille ferraille ; leurs gestes violents se détachaient sur le fond de briques rouges.

— Voilà Vlassov ! s’écria quelqu’un.

— Vlassov ! amenez-le ici !

On entraîna Pavel, on le poussa en avant. La mère resta seule.

— Silence ! cria-t-on simultanément à diverses places.

Tout près de Pélaguée, résonna la voix égale de Rybine :

— Ce n’est pas pour notre kopek qu’il faut résister, mais pour la justice, voilà ! Ce n’est pas notre kopek qui nous est cher, il n’est pas plus rond que les autres, mais il est plus lourd ; il y a plus de sang humain en lui que dans un seul rouble du directeur !

Ses paroles tombaient sur la foule avec force et soulevaient d’ardentes exclamations :

— C’est vrai ! Bravo, Rybine !

— Silence, diables !

— Tu as raison, chauffeur !

— Voilà Vlassov !

Les voix se fondirent en un tourbillon bruyant, étouffant le sourd fracas des machines et les soupirs de la vapeur. De toutes parts accouraient des gens qui se mettaient à discuter en agitant les bras, s’excitant mutuellement par des paroles fébriles et caustiques. L’irritation qui dormait dans les poitrines fatiguées s’était réveillée ; elle s’échappait des lèvres et s’envolait triomphante. Au-dessus de la foule planait un nuage de poussière et de suie ; les visages couverts de sueur étaient en feu, la peau des joues pleurait des larmes noires. Sur le fond sombre des physionomies, les yeux et les dents étincelaient.

Enfin Pavel apparut aux côtés de Sizov et de Makhotine ; on entendit son cri :

— Camarades !

La mère vit que le visage du jeune homme était pâle et que ses lèvres tremblaient ; involontairement elle voulut avancer en se frayant un chemin dans la foule. On lui disait avec aigreur :

— Reste à ta place, la vieille !

On la poussait. Mais elle ne se découragea pas ; de l’épaule et des coudes, elle écartait les gens et se rapprochait lentement de son fils, poussée par le désir d’aller se placer à côté de lui.

Et Pavel, après avoir prononcé des paroles dans lesquelles il avait accoutumé de mettre un sens profond, se sentit la gorge serrée par le spasme de la joie de combattre. Le désir de se livrer à la force de sa croyance de jeter aux gens son cœur consumé par le rêve ardent de la justice, l’envahit.

— Camarades ! répéta-t-il, en puisant dans ce mot de l’énergie et de l’enthousiasme, nous sommes ceux qui construisent les églises et les fabriques, qui fondent l’argent et forgent les chaînes… C’est nous qui sommes la force vivante qui nourrit et amuse tout le monde, depuis le berceau jusqu’à la tombe…

— C’est ça ! s’écria Rybine.

— Toujours et partout, nous sommes les premiers au travail, tandis qu’on nous relègue aux derniers rangs dans la vie. Qui s’occupe de nous ? Qui nous veut du bien ? Qui nous considère comme des hommes ? Personne !

— Personne ! répéta une voix pareille à un écho.

Reprenant possession de lui-même, Pavel se mit à parler avec plus de simplicité et de calme. La foule s’avançait lentement vers lui, comme un corps sombre à mille têtes. Elle regardait le jeune homme avec des centaines d’yeux attentifs, aspirait ses paroles ; le bruit s’apaisait un peu.

— Nous n’aurons pas un meilleur lot tant que nous ne nous sentirons pas solidaires, tant que nous ne formerons pas une seule famille d’amis, étroitement liés par le même désir… celui de lutter pour nos droits…

— Parle de l’affaire ! s’écria une voix rude à côté de la mère.

— Ne l’interrompez pas ! Taisez-vous ! répliqua-t-on de divers points.

Les visages noircis avaient une expression d’incrédulité maussade ; quelques regards seulement se posèrent sur Pavel avec gravité.

— C’est un socialiste, mais il n’est pas bête ! fit quelqu’un.

— C’est un révolutionnaire ! dit un autre.

— Comme il parle hardiment ! s’écria un ouvrier, un grand gaillard borgne, en poussant la mère de l’épaule.

— Camarades ! Le moment est venu de résister à la force avide qui vit de notre travail, le moment est venu de se défendre ; il faut que chacun comprenne que personne ne viendra à notre secours, si ce n’est nous-mêmes ! Un pour tous, tous pour un, telle doit être notre loi, si nous voulons vaincre l’ennemi…

— Il dit la vérité, frères ! s’écria Makhotine. Écoutez la vérité !

Et, d’un geste large, il agita son poing fermé.

— Il faut faire venir le directeur immédiatement ! continua Pavel. Il faut lui demander…

Soudain, on eût dit qu’un ouragan avait fondu sur la foule. Elle se courba comme le flot sous la rafale ; quelques dizaines de voix crièrent ensemble :

— Que le directeur vienne !…

— Qu’il s’explique !…

— Amenez-le !…

— Envoyons-lui des députés…

— Non !

Parvenue au premier rang, la mère regardait son fils qui la dominait. Elle se sentait pleine de fierté : Pavel était là au milieu des vieux ouvriers les plus estimés, tout le monde l’écoutait et l’approuvait. Pélaguée admirait son sang-froid, sa simplicité ; il parlait sans se fâcher, ni jurer comme les autres.

Les exclamations, les cris de mécontentement, les invectives pleuvaient comme des grêlons sur un toit de zinc. Pavel regardait la foule et, de ses yeux grands ouverts, il semblait chercher quelque chose parmi les groupes.

— Des députés !

— Que Sizov parle !

— Vlassov !

— Rybine ! Il a des dents terribles !

Enfin, on désigna Pavel, Sizov et Rybine comme porte-parole, et l’on allait faire chercher le directeur quand, soudain, quelques faibles exclamations retentirent.

— Il vient de lui-même !

— Le directeur !

— Ah ! Ah !

La foule s’entr’ouvrait pour laisser passer un personnage grand et sec, visage allongé, la barbe en pointe.

— Permettez ! disait-il en écartant la foule d’un petit geste, mais sans l’effleurer. Il clignait des yeux, et d’un regard de manieur d’hommes expérimenté, scrutait les visages des ouvriers. Ceux-ci s’inclinaient, enlevaient leurs casquettes pour le saluer. Il ne répondait pas à ces marques de respect, il semait le silence et l’embarras autour de lui ; on sentait déjà, sous les sourires gênés et le ton assourdi des paroles, comme le repentir d’enfants conscients d’avoir fait des sottises.

Le directeur passa devant la mère, lui jeta un coup d’œil sévère et s’arrêta au pied du tas de ferraille. D’en haut, quelqu’un lui tendit la main ; il ne la prit pas ; d’un mouvement vigoureux et souple, il se hissa et se mit au premier rang, puis il demanda d’une voix froide et autoritaire :

— Que signifie ce rassemblement ? Pourquoi avez-vous quitté le travail ?

Pendant quelques secondes, le silence fut complet… Les têtes des ouvriers se balançaient comme des épis. Sizov agita sa casquette, haussa les épaules et baissa la tête…

— Répondez ! cria le directeur.

Pavel se plaça à côté de lui et dit à haute voix, en montrant Sizov et Rybine :

— Nous trois, nous avons été chargés par nos camarades d’exiger que vous reveniez sur votre décision, relativement à la retenue du kopek…

— Pourquoi ? demanda le directeur sans regarder le jeune homme.

— Nous considérons cet impôt comme injuste ! répliqua Pavel d’une voix sonore.

— Ainsi, vous ne voyez dans mon projet que le désir d’exploiter les ouvriers, et non pas le souci que j’ai d’améliorer leur existence, n’est-ce pas ?

— Oui ! répondit Pavel.

— Et vous aussi ? dit le directeur en s’adressant à Rybine.

— Nous sommes tous du même avis ! répliqua celui-ci.

— Et vous, brave homme ? demanda le directeur en se tournant vers Sizov.

— Moi aussi, je vous prie de nous laisser notre kopek.

Puis, baissant de nouveau la tête, Sizov sourit d’un air embarrassé.

Le directeur promena lentement son regard sur la foule et haussa les épaules. Ensuite, il jeta un coup d’œil scrutateur sur Pavel et dit :

— Vous êtes un homme assez instruit, je crois ; comment ne comprenez-vous pas tous les avantages de cette mesure ?

— Chacun les comprendrait si la fabrique asséchait le marais à ses propres frais…

— La fabrique ne s’occupe pas de philanthropie ! répliqua le directeur. Je vous ordonne à tous de reprendre immédiatement le travail.

Et il se mit en devoir de descendre en tâtant avec précaution le fer de la pointe de sa bottine, sans regarder personne.

Une rumeur de mécontentement retentit.

— Quoi ? demanda le directeur en s’arrêtant.

Tous se turent ; seule, dans le lointain, une voix solitaire répliqua :

— Travaille toi-même !

— Si dans un quart d’heure, vous n’avez pas repris le travail, je vous ferai tous mettre à l’amende, déclara le directeur d’un ton sec.

Et il reprit son chemin au milieu de la foule, mais derrière lui un sourd murmure s’élevait ; puis il s’éloignait, plus le bruit se faisait aigu.

— Allez donc parler avec lui !

— Et voilà nos droits ! Ah ! fichu sort !

On s’adressait à Pavel en criant :

— Hé, juriste, que faut-il faire maintenant ?

— Pour parler tu as parlé, mais il est venu et le vent a tourné !

— Eh bien, Vlassov, que faire ?

Les questions se faisaient plus insistantes, Pavel déclara :

— Camarades, je vous propose d’abandonner le travail, jusqu’à ce que le directeur renonce à l’injuste retenue…

Des paroles excitées résonnèrent :

— Tu nous prends pour des imbéciles !

— C’est ce qu’il faut faire !

— La grève ?

— Pour ce kopek ?

— Eh bien ! faisons grève !

— Nous serons tous mis à la porte !

— Et qui travaillerait ?

— On trouvera d’autres ouvriers !

— Lesquels ? Des traîtres !