La Mère (Gorki)/1/20

La bibliothèque libre.
La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 117-125).
◄  XIX
XXI  ►

XX


Un soir, tandis que la mère tricotait, assise près de la table et qu’André lisait à haute voix l’histoire du soulèvement des esclaves romains, quelqu’un frappa violemment à la porte ; quand le Petit-Russien eut ouvert, Vessoftchikov entra, un paquet sous le bras, sa casquette rabattue sur ses sourcils et couvert de boue jusqu’aux genoux :

— En passant, j’ai vu que vous aviez de la lumière et je suis entré pour vous saluer. Je sors de prison à l’instant ! expliqua-t-il d’une voix bizarre ; puis, s’emparant de la main de la mère, il la secoua avec vigueur et dit :

— Pavel vous envoie ses amitiés…

Et se laissant tomber sur une chaise avec hésitation, il fouilla la chambre de son regard maussade et soupçonneux.

Il déplaisait à la mère ; il y avait dans sa tête anguleuse et tondue et dans ses petits yeux, quelque chose qui effrayait toujours la vieille femme ; mais elle fut cependant contente de le revoir et elle lui dit, souriante et affectueuse :

— Tu as bien maigri !… André ! Faisons-lui du thé !

— Je prépare déjà le samovar ! répondit de la cuisine le Petit-Russien.

— Eh bien, comment va Pavel ? En a-t-on libéré d’autres que toi ?

Vessoftchikov répondit en baissant la tête :

— Pavel est encore en prison… il prend son mal en patience. On n’a relâché que moi.

Il leva les yeux, regarda la mère et continua lentement, les dents serrées :

— Je leur ai dit : Laissez-moi aller, j’en ai assez… Sinon, je tue n’importe qui et je me suicide ensuite. Ils m’ont libéré… Et ils ont bien fait… J’aurais tenu parole…

— Oui !… dit la mère en s’éloignant de lui ; ses yeux papillotaient involontairement quand ils rencontraient le regard aigu du grêlé.

— Et comment va Fédia Mazine ? cria de la cuisine le Petit-Russien. Il écrit toujours des poésies ?

— Oui ! Je n’y comprends rien ! dit le jeune homme en hochant la tête. Est-ce que c’est un pinson ? On le met en cage… et il chante… Il y a une chose que je sais : je n’ai pas envie d’aller à la maison…

— En effet, qu’y trouverais-tu ? répondit la mère en réfléchissant. Elle est vide, le poêle n’est pas allumé, il doit y faire froid…

Vessoftchikov se tut, ferma à demi les yeux, puis, sortant de sa poche un étui à cigarettes, il se mit à fumer lentement. Du regard, il suivait les nuages de fumée grise qui se dissipaient au-dessus de sa tête, et soudain il éclata d’un rire étrange, pareil à l’aboiement d’un chien irrité :

— Oui, il doit y faire froid… Des blattes gelées parsèment probablement le plancher… les souris aussi ont dû crever de froid… Pélaguée Nilovna, permets-moi de passer la nuit chez toi, veux-tu ?

Il parlait d’une voix sourde, sans regarder la mère.

— Bien entendu ! répondit-elle vivement. Elle était gênée, mal à l’aise avec lui ; elle ne savait de quoi parler.

Mais il reprit d’une voix étrangement brisée :

— Maintenant le temps est venu où les enfants ont honte de leurs parents…

— Quoi ? demanda la mère avec un tressaillement.

Il lui jeta un coup d’œil, ferma les paupières, et son visage grêlé devint impassible.

— Je dis que les enfants commencent à avoir honte de leurs parents, répéta-t-il, et il soupira bruyamment. N’aie pas peur, ce n’est pas de toi que je parle. Jamais tu ne feras honte à Pavel… Mais moi, j’ai honte de mon père… Et je ne veux plus retourner chez lui… Je n’ai plus ni père, ni demeure !… Je suis sous la surveillance de la police, maintenant, sinon, je serais parti en Sibérie… Je crois qu’un homme qui ne ménagerait pas sa peine peut faire beaucoup de choses en Sibérie… J’aurais donné la liberté aux exilés, je les aurais aidés à s’enfuir…

Grâce à son cœur subtil, la mère sentait que le jeune homme souffrait ; mais la douleur du grêlé n’excitait pas sa compassion.

— Oui, bien entendu… s’il en est ainsi, il vaut mieux partir ! dit-elle pour ne pas l’offenser en gardant le silence.

André sortit de la cuisine, et demanda en riant :

— Qu’est-ce que tu racontes, hein ?

La mère se leva et dit :

— Je vais préparer quelque chose à manger.

Vessoftchikov regarda fixement le Petit-Russien et déclara soudain :

— Je dis qu’il y a des gens qu’il faut tuer !

— Hou ! Et pourquoi ? demanda le Petit-Russien avec tranquillité.

— Pour qu’ils n’existent plus !

— Tu as donc le droit de transformer en cadavres des vivants ? Où l’as-tu pris ?

— Les hommes me l’ont donné…

Le Petit-Russien, grand et sec, resta au milieu de la pièce, balançant son long corps ; il examinait le grêlé du haut en bas, les mains dans les poches. Vessoftchikov était assis, enveloppé d’un nuage de fumée ; des plaques rouges apparaissaient sur son visage blême.

— Les hommes me l’ont donné ! répéta-t-il en faisant le poing. Du moment qu’on me lance des coups de pied, j’ai le droit de riposter… de frapper au museau… aux yeux… Si on ne me touche pas, je ne touche personne. Si on me laisse vivre comme je veux, je vivrai tranquillement, sans déranger personne, je le jure ! Admettons que je veuille m’installer dans la forêt. Je m’y construirai une hutte dans un ravin, au bord d’un ruisseau… et je resterai là… tout seul…

— Eh bien… fais-le ! dit le Petit-Russien en haussant les épaules.

— Maintenant ? demanda le jeune homme.

Il hocha la tête, et se frappant le genou du poing :

— Maintenant, ce n’est plus possible !

— Qui t’en empêche ?

— Les hommes ! Je suis étroitement lié à eux jusqu’à ma mort… ils ont enlacé mon cœur avec de la haine… ils m’ont attaché à eux par le mal… et c’est un lien solide… Je les hais, et partout où j’irai, je les empêcherai de vivre tranquilles. Ils me gênent, et moi je les gênerai. Je réponds de moi… de moi seul… et je ne peux répondre de personne autre… Et si mon père est un voleur…

— Ah ! dit le Petit-Russien à mi-voix en s’approchant de Vessoftchikov.

— J’arracherai la tête à Isaïe Gorbov, tu verras !

— Pourquoi ? demanda André sérieux, à voix basse.

— Pour qu’il n’espionne et ne rapporte plus. C’est à cause de lui que mon père s’est dégradé… et c’est sur lui que mon père compte pour entrer dans la police secrète ! répondit Vessoftchikov en regardant André avec hostilité.

— Voilà l’affaire ! s’écria le Petit-Russien, mais qui te reprocherait la vie même de ton père ? Les imbéciles !

— Les imbéciles… et les gens d’esprit aussi ! Ainsi toi, tu es un garçon intelligent, Pavel aussi… eh bien, me considérez-vous de la même manière que Fédia Mazine ou Samoïlov, ou comme vous vous considérez mutuellement ? Ne mens pas, je ne te croirais pas quand même… vous tous, vous me poussez de côté, vous me mettez à l’écart…

— Tu as l’âme malade, ami ! répondit le Petit-Russien d’une voix douce et affectueuse, en s’asseyant à côté de lui.

— Oui. La vôtre aussi souffre… Seulement vous croyez que vos ulcères sont plus nobles que les miens… Nous agissons tous en canailles les uns envers les autres… voilà ce que je dis… Et que peux-tu me répondre… hein ?

Il fixa son regard aigu sur André et attendit en découvrant ses dents. Son visage blême était impassible ; seules ses lèvres épaisses tremblaient comme si elles eussent été brûlées et contractées par quelque liquide caustique.

— Je ne te répondrai rien ! répliqua le Petit-Russien en caressant le regard hostile de Vessoftchikov avec le sourire lumineux et triste de ses yeux bleus… Je le sais bien… vouloir discuter avec quelqu’un dont le cœur saigne, c’est seulement l’irriter… je le sais, frère !

— On ne peut pas discuter avec moi, je ne sais pas discuter ! grommela le jeune homme, en baissant les yeux.

— Je crois que chacun de nous a marché pieds nus sur des éclats de verre, continua André, chacun de nous a respiré dans ses heures sombres, comme tu le fais maintenant…

— Tu ne peux rien dire qui m’apaise ! dit Vessoftchikov lentement. Rien ! Mon âme hurle comme un loup.

— Je n’en ai pas l’intention. Seulement, je sais que cela passera… Peut-être pas tout de suite, mais cela passera…

Il se mit à rire et reprit en frappant sur l’épaule du jeune homme :

— C’est une maladie de l’enfance… dans le genre de la rougeole, frère… Nous en avons tous été atteints, avec plus ou moins de violence, selon que nous étions forts ou faibles… Elle attaque les gens de notre espèce quand on se trouve tout seul, qu’on ne comprend pas encore la vie et qu’on ne voit pas la place qui nous est destinée ; il semble qu’on soit le seul vrai homme de la terre et que personne ne se soucie de nous, excepté pour nous dévorer. Plus tard, dans quelque temps, quand tu verras qu’il y a aussi une bonne âme dans d’autres poitrines que la tienne, tu seras soulagé… et un peu honteux alors d’avoir cru que seul tu donnais la note juste, et d’avoir voulu grimper au clocher, quand ta cloche est si petite qu’on ne l’entend pas dans la sonnerie des jours de fête… Ensuite tu t’apercevras que tu n’es qu’une voix à peine perceptible, mais nécessaire cependant, dans le chœur puissant et magnifique de la vérité… Comprends-tu ce que je veux dire ?

— Je comprends… répondit Vessoftchikov en hochant la tête. Seulement, je ne te crois pas !

Le Petit-Russien se mit à rire, se leva soudain et arpenta bruyamment la chambre.

— Moi non plus, je n’ai pas voulu croire… Hé… tu n’es qu’une charrette !

— Pourquoi ? dit le jeune homme en regardant André d’un air morne.

— Tu ressembles à une charrette !

Le grêlé riait aussi, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.

— Qu’as-tu ? demanda le Petit-Russien étonné, en s’arrêtant devant lui.

— Je me disais que celui qui t’insulterait serait un imbécile !

— Mais comment pourrait-on m’insulter ? répliqua André en haussant les épaules.

— Je n’en sais rien, répondit le grêlé avec un sourire condescendant. Je disais seulement que l’homme qui t’aura insulté sera joliment confus, après !

— Ah ! voilà où tu voulais en venir ! dit le Petit-Russien en riant.

— André, venez prendre le samovar ! appela la mère.

André sortit.

Resté seul, Vessoftchikov jeta un coup d’œil autour de lui ; il étendit sa jambe, chaussée d’une lourde botte, la considéra, se pencha, tâta son gros mollet, puis il leva la main, en examina attentivement la paume et le dos. Sa main était épaisse et couverte d’un duvet jaune ; les doigts courts. Il les agita en l’air et se leva.

Quand André revint, portant le samovar, le grêlé devant le miroir, l’accueillit par ces paroles :

— Il y avait longtemps que je n’avais vu mon museau…

Il ajouta en souriant et en hochant la tête :

— Je suis bien laid…

— Qu’est-ce que cela peut te faire ? demanda André en le considérant avec curiosité.

— Sachenka dit que le visage est le miroir de l’âme, expliqua lentement le jeune homme.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria le Petit-Russien. Elle a un nez crochu, des pommettes pointues comme des ciseaux et l’âme pareille à une étoile… d’une pureté…

Ils s’assirent pour prendre le thé et manger.

Vessoftchikov s’empara d’une grosse pomme de terre, sala un morceau de pain et se mit à mâcher tranquillement, lentement, comme un loup.

— Et comment vont les affaires ici ? reprit-il, la bouche pleine.

Lorsque André lui eut raconté avec enthousiasme combien la propagande socialiste se développait à la fabrique, il redevint sombre et dit d’une voix rauque :

— C’est bien long, tout cela ! Il faut aller plus vite…

La mère lui jeta un coup d’œil ; un sentiment hostile s’agita dans son cœur.

— La vie n’est pas un cheval, on ne la fait pas avancer à coups de fouet ! répliqua André.

Mais le grêlé hochait la tête avec opiniâtreté :

— C’est trop long ! Je n’ai pas assez de patience… Que faut-il que je fasse ?

Il laissa tomber ses bras avec découragement, regarda le Petit-Russien et se tut, attendant une réponse.

— Nous devons tous apprendre et enseigner aux autres, voilà notre tâche ! dit André en baissant la tête.

Vessoftchikov demanda :

— Et quand nous battrons-nous ?

— On nous battra encore plus d’une fois auparavant, je le sais bien… Mais j’ignore quand le moment de lutter viendra pour nous ! Vois-tu, il faut d’abord armer la tête et après seulement les mains… à mon avis…

Le jeune homme garda le silence et se remit à manger. Sans qu’il s’en aperçût, la mère examinait son large visage grêlé, essayant d’y trouver quelque chose qui la réconciliât avec la personne massive et pesante du jeune homme. Et quand elle rencontrait le regard perçant de ses petits yeux, elle remuait les sourcils. André se prenait la tête entre les mains et, l’air agité, tantôt se mettait à parler et à rire, tantôt, s’interrompant brusquement, sifflotait un air.

Il semblait à la mère qu’elle comprenait la cause de l’inquiétude du jeune homme. Vessoftchikov était taciturne ; quand le Petit-Russien l’interrogeait sur n’importe quoi, il répondait brièvement, avec une répugnance visible.

Les deux habitants de la chaumière se sentaient à l’étroit et mal à leur aise dans la petite chambre et jetaient tour à tour un furtif coup d’œil à leur visiteur. Enfin, celui-ci se leva en disant :

— J’aimerais me coucher… J’ai été longtemps enfermé, on m’a lâché subitement, je suis parti… je suis fatigué…

Lorsqu’il fut dans la cuisine, il remua encore un peu ; le bruit cessa, puis un silence de mort se fit. La mère chuchota à André :

— Il a des pensées terribles !

— C’est un garçon pas commode ! acquiesça le Petit-Russien, en hochant la tête. Mais cela passera. Moi aussi, j’étais comme lui. Quand le cœur ne brûle pas avec ardeur, il s’y accumule beaucoup de suie… Allez vous coucher, petite mère, je veux lire encore un moment…

Elle alla dans un angle, où se trouvait un lit couvert d’indienne. Assis à la table, André entendit le chaud murmure de ses prières et de ses soupirs. Tout en tournant avec rapidité les pages de son livre, il s’essuyait le front fiévreusement, effilait sa moustache avec ses longs doigts, remuait les pieds… Le balancier de l’horloge résonnait ; aux fenêtres, le vent glissait sur les vitres en gémissant. Et la mère disait à voix basse :

— Ô Seigneur ! Que de gens il y a au monde… et chacun se plaint à sa manière… où sont ceux qui sont heureux ?

— Il y en a, il y en a ! Et bientôt, ils seront nombreux… ah ! si nombreux ! déclara le Petit-Russien.