La Mère (Gorki)/1/23

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 133-142).
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XXIII


Le printemps approchait, la neige fondait, découvrant la fange et la suie des cheminées de la fabrique, qu’elle avait dissimulées sous sa blancheur.

Chaque jour, la boue se faisait plus agressivement apparente, le faubourg tout entier semblait sale et couvert de guenilles. Le jour, les toits dégouttaient et les murs gris des maisons fumaient comme s’ils transpiraient. La nuit, des glaçons pendaient partout et scintillaient faiblement. Le soleil se montrait de plus en plus souvent, et les ruisseaux indécis se mettaient à couler doucement vers le marais. À midi, la chanson caressante des espoirs printaniers palpitait au-dessus du faubourg.

On se préparait à fêter le Premier Mai.

Des feuillets avaient été répandus à la fabrique et dans le quartier : ils expliquaient la signification de cette fête ; et même des jeunes gens qui n’avaient rien de commun avec les socialistes, disaient en les lisant :

— Il faut arranger ça !

Vessoftchikov s’écriait avec un sourire maussade :

— Ce n’est pas trop tôt, c’est assez joué à cache-cache !

Fédia Mazine se réjouissait. Il avait beaucoup maigri, et la nervosité de ses gestes et de ses propos faisait songer à une alouette en cage. Il était toujours accompagné de Jacob Somov, garçon taciturne, très sérieux malgré son jeune âge et qui travaillait maintenant en ville, Samoïlov, dont les cheveux et la barbe étaient devenus encore plus rouges en prison, Vassili Goussev, Boukine, Drégounov et quelques autres jugeaient qu’il était indispensable de se munir d’armes ; mais Pavel, le Petit-Russien, Somov et leurs amis n’étaient pas de cet avis. Iégor arriva alors ; comme toujours, il était fatigué, haletant et couvert de sueur. Il dit en plaisantant :

— La transformation de l’organisation actuelle est une grande œuvre, camarades, mais, pour qu’elle marche plus facilement, il faut que je m’achète des souliers neufs ! (Il montra ses bottines éculées et trempées d’eau.) Mes caoutchoucs aussi sont bien malades ; tous les jours, je me mouille les pieds. Je ne veux pas descendre au sein de la terre avant que nous ayons renié le vieux monde d’une manière publique et visible ; c’est pourquoi, repoussant la motion du camarade Samoïlov relativement à une démonstration armée, je propose qu’on me chausse d’une paire de solides bottes, car je suis profondément convaincu que c’est plus utile pour le triomphe de notre cause que la plus vaste échauffourée !

Toujours dans le même langage imagé, il dit comment le peuple avait essayé d’améliorer son sort, dans divers pays. La mère aimait à entendre ses discours ; ils produisaient sur elle un effet bizarre. Elle se représentait alors que les pires ennemis du peuple, ceux qui le trompaient si souvent et avec la plus grande cruauté, c’étaient de petits hommes, à la grande panse, aux joues rouges, rapaces, rusés, impitoyables et fourbes. Si le pouvoir des tsars leur rendait la vie difficile, ils excitaient le monde ouvrier à s’emparer de l’autorité ; puis, quand le peuple se soulevait et arrachait le pouvoir des mains de l’empereur, les petits hommes le leur enlevaient adroitement et envoyaient les travailleurs dans leur taudis ; et si ceux-ci voulaient discuter avec eux, ils les massacraient par centaines et par milliers.

Pavel dit une fois en parlant d’Iégor :

— Tu sais, André, les gens qui rient le plus souvent sont ceux dont le cœur souffre sans cesse.

Après un instant de silence, le Petit-Russien répondit en fermant à demi les paupières :

— Ce n’est pas vrai ! S’il en était ainsi, la Russie tout entière mourrait de rire !…

Natacha revint aussi ; elle avait été en prison, dans une autre ville, mais elle n’avait pas changé. La mère remarqua que lorsque la jeune fille était présente, le Petit-Russien devenait plus gai, plaisantait tout le monde avec une malice sans méchanceté et excitait les rires de Natacha. Mais, quand elle était partie, il se mettait à siffler tristement ses innombrables chansons ; et il se promenait à travers la chambre en traînant les pieds.

Sachenka venait souvent ; elle était toujours morose et pressée ; elle devenait sans cesse plus âpre, plus anguleuse.

Une fois que Pavel était sorti de la maison pour l’accompagner, sans refermer la porte derrière lui, la mère entendit une rapide conversation :

— C’est vous qui porterez le drapeau ? demandait la jeune fille à voix basse.

— Oui !

— C’est décidé ?

— Oui, c’est mon droit !

— Et de nouveau la prison ?…

Pavel garda le silence.

— Vous ne pourriez pas… reprit Sachenka.

Puis elle s’interrompit.

— Quoi ? demanda Pavel.

— Laisser un autre…

— Non ! dit-il résolument.

— Réfléchissez… vous avez tant d’influence… on vous aime. Vous êtes les chefs ici, André et vous… que de choses vous pouvez faire en étant libres !… réfléchissez ! Car on vous exilera pour cela… très loin… et pour des années !…

Il parut à la mère qu’il y avait dans la voix de la jeune fille des sentiments qu’elle-même connaissait bien : de la peur et de l’anxiété. Et les paroles de Sachenka tombèrent sur son cœur de mère, comme de grosses gouttes d’eau glacée…

— Non, je suis décidé ! répondit Pavel. Je n’y renoncerai pour rien au monde…

— Même si je vous en priais… même si je…

Pavel l’interrompit vivement, d’une voix particulièrement sévère :

— Il ne faut pas parler ainsi… à quoi pensez-vous ? Vous ne devez pas parler ainsi !

— Je suis une créature humaine ! plaida-t-elle.

— Une bonne et douce créature ! répliqua Pavel à voix basse, d’un ton bizarre, comme s’il avait de la peine à respirer, une créature qui m’est chère… si chère !… Et c’est pour cela… c’est pour cela qu’il ne faut pas parler ainsi.

— Adieu ! dit la jeune fille.

Et au bruit de ses talons, la mère comprit que Sachenka s’en allait avec rapidité, presque en courant. Pavel la suivit dans la cour.

Une terreur accablante, atroce, envahit la mère. Elle n’avait pas compris de quoi il était question, mais elle devinait qu’un nouveau malheur la guettait, un grand malheur obscur. Et cette question : « Que veut-il faire ? » pénétra dans son cerveau comme un clou.

Pavel rentra dans la cuisine avec André ; celui-ci disait en hochant la tête :

— Ah ! cet Isaïe de malheur ! que faut-il faire de lui ?

— Il faut lui conseiller de renoncer à l’espionnage, répondit Pavel morose.

— Il dénoncera ceux qui l’avertiront ! reprit le Petit-Russien, et il jeta sa casquette dans un coin.

— Que veux-tu faire, Pavel ? demanda la mère en baissant la tête.

— Quand ?… Maintenant ?

— Le Premier… le Premier Mai ?

— Ah ! s’exclama Pavel en baissant la voix, je veux porter notre drapeau… Je me placerai à la tête du cortège, l’étendard à la main… On me mettra de nouveau en prison, probablement…

— Les yeux de la mère devinrent brûlants ; une sécheresse fiévreuse lui remplit soudain la bouche. Pavel lui prit la main et la caressa :

— Il me faut cela, mère ! C’est là qu’est le bonheur !

— Je n’ai rien dit ! prononça-t-elle lentement, en levant la tête.

Mais lorsque ses yeux eurent rencontré le regard obstiné de Pavel, elle baissa de nouveau la tête.

Il laissa tomber la main de sa mère, poussa un soupir, et reprit d’un ton de reproche :

— Tu devrais te réjouir et non pas te chagriner… Quand il y aura des mères qui enverront leurs enfants avec joie même à la mort…

— Hop, hop ! grogna le Petit-Russien. Notre bonhomme a enfourché son dada, et il va, il va !…

— Je n’ai rien dit ! répéta la mère. Je ne t’empêche pas… Si j’ai pitié de toi, c’est mon affaire…

Pavel s’éloigna un peu d’elle ; elle l’entendit prononcer des paroles tranchantes et acerbes :

— Il y a des affections qui empêchent l’homme de vivre.

Elle tressaillit et, de peur qu’il dît encore d’autres choses pour repousser son cœur, elle s’écria vivement :

— Ne parle pas ainsi, Pavel… Je comprends… tu ne peux agir autrement, à cause des camarades…

— Non ! dit-il. C’est pour moi que j’irai… Je pourrais ne pas le faire, mais je le veux et j’irai !

André s’arrêta sur le seuil ; il semblait placé sur un cadre ; il était plus haut que la porte et ployait les genoux d’une manière bizarre, appuyant une épaule contre un montant et projetant en avant le cou, la tête et l’autre épaule.

— Vous feriez mieux de ne pas tant bavarder, monsieur ! dit-il en fixant d’un air sombre ses yeux bombés sur Pavel. Il ressemblait à un lézard caché dans la fente d’une pierre.

La mère avait envie de pleurer ; mais ne voulant pas que Pavel s’en aperçût, elle marmotta soudain :

— Ah ! voilà que j’ai oublié…

Et elle sortit. Sous l’auvent, elle appuya sa tête contre le mur, dans un coin, et donna libre cours à ses larmes ; elle pleurait sans bruit, sans gémissement, défaillant comme si le sang de son cœur s’échappait par ses yeux. Par l’entre-bâillement de la porte mal fermée, des bruits sourds de discussion arrivaient jusqu’à elle.

— Tu te plais à la tourmenter ! disait le Petit-Russien.

— Tu n’as pas le droit de me parler ainsi !

— Je ne serais pas un bon camarade, si je me taisais devant tes cabrioles stupides… Pourquoi as-tu dit cela ? Le sais-tu ?

— Il faut toujours parler avec fermeté, quoi qu’on ait à dire.

— À ta mère ?

— À tous ! Je ne veux pas d’un amour ou d’une amitié qui m’arrête ou qui m’entrave…

— Quel héros ! Mouche-toi ! et ensuite va dire cela à Sachenka… C’est à elle que tu aurais dû parler ainsi.

— Je l’ai fait !

— Aussi durement ? Ce n’est pas vrai ! À elle, tu as parlé d’une voix caressante, avec tendresse… Je ne t’ai pas entendu, mais je le sais… Mais devant ta mère, tu manifeste ton héroïsme… n’est-ce pas ? Comprends-le donc, animal, ton héroïsme ne vaut rien…

Pélaguée essuya vivement ses larmes. Elle craignait que le Petit-Russien offensât son fils ; elle ouvrit la porte, et, rentrant dans la cuisine, elle dit, toute tremblante de chagrin et de peur :

— Oh ! comme il fait froid ! Et c’est le printemps…

Et tout en déplaçant des ustensiles sans savoir pourquoi, elle continua en haussant la voix pour tâcher de dominer le bruit de la conversation des jeunes gens :

— Tout a changé… les gens s’échauffent et le temps se refroidit… Autrefois, à cette époque, il faisait déjà chaud, le ciel était clair, le soleil brillait…

Le silence se fit dans la chambre. La mère resta immobile au milieu de la cuisine, attendant on ne sait quoi.

— Tu as compris ? demanda André à voix basse. Il faut comprendre… que diable ! Elle est plus riche de cœur que toi !…

— Voulez-vous du thé ? dit la mère d’une voix entrecoupée. Et, sans attendre la réponse, elle s’écria pour dissimuler son trouble :

— Qu’ai-je donc ? je suis transie de froid !

Pavel sortit lentement de la chambre. Il regarda sa mère furtivement, et un sourire embarrassé tremblait sur ses lèvres.

— Pardonne-moi, mère ! murmura-t-il, je suis encore un enfant, un nigaud…

— Ne me gronde plus ! dit la mère avec tristesse, en serrant la tête de Pavel contre sa poitrine. Ne me dis plus rien… Que Dieu soit avec toi !… Ta vie, c’est ton affaire… Mais ne touche pas à mon cœur ! Comment une mère pourrait-elle ne pas avoir pitié de son fils ?… C’est impossible… J’ai pitié de vous tous… Ah ! comme vous êtes tous de la même race ! Vous êtes tous bons… Et qui vous prendrait en pitié, sinon moi ?… Tu as choisi cette voie… d’autres t’ont suivi et ont tout laissé et sont partis… ils sont partis, Pavel…

Une grande pensée s’agitait dans son cœur, lui donnait des ailes et la remplissait d’une joie angoissée et martyrisée ; mais la mère ne trouvait pas de paroles pour l’exprimer et elle regardait son fils avec des yeux brillant d’une douleur aiguë et ardente…

— C’est bon, maman ! Pardonne… J’ai tort ! chuchota Pavel en baissant la tête. Il lui jeta un coup d’œil rapide en souriant ; puis il ajouta en se détournant, confus, mais apaisé :

— Je ne l’oublierai jamais, parole d’honneur !

L’écartant d’elle, Pélaguée passa dans la chambre et fit d’une voix suppliante, à André :

— André, ne le grondez pas !… Je sais bien que vous êtes l’aîné… mais…

Le Petit-Russien, qui lui tournait le dos, ne bougea pas et se mit à crier d’une voix bizarre et comique :

— Hou ! hou ! hou ! Si, je le querellerai… je le rosserai même !

La mère se dirigea lentement vers lui, la main tendue et dit :

— Mon bon ami !…

Le Petit-Russien se détourna, pencha la tête en avant comme un taureau et s’enfuit à la cuisine, les mains cachées derrière le dos. Sa voix résonna bientôt, ironique et sombre :

— Va-t-en, Pavel, si tu ne veux pas que je t’arrache la tête !… Je plaisante, petite mère, ne me croyez pas ! Je prépare le samovar ! Oui, parfaitement… Il est mauvais, notre charbon… il est humide… qu’il aille à tous les diables !

Il se tut. Lorsque la mère rentra dans la cuisine, il était assis sur le sol et allumait le samovar. Sans la regarder, il reprit :

— N’ayez pas peur, petite mère, je ne le toucherai pas ! Je suis bon et doux… comme un navet bouilli… Et moi aussi, je l’aime ! N’écoute pas, toi, le héros ! Mais c’est son gilet que je n’aime pas… Il a mis un gilet neuf, voyez-vous, et qui lui plaît beaucoup ; il marche le ventre en avant et pousse tout le monde afin qu’on voie bien son gilet ! Il est joli, c’est vrai, mais à quoi bon bousculer son prochain ! Il y a déjà si peu de place !

Pavel demanda en souriant :

— Grogneras-tu encore longtemps ? Tu m’as déjà fait des remontrances, ça suffit…

Le Petit-Russien, toujours assis à terre, avait placé entre ses jambes le samovar et le contemplait. La mère, debout près de la porte, fixait ses yeux attristés et affectueux sur la nuque ronde et sur le long cou d’André. Il se renversa en arrière, les mains appuyées au plancher, et regarda la mère et le fils avec des yeux un peu rougis :

— Vous êtes vraiment de braves gens ! dit-il à mi-voix.

Pavel se pencha et lui saisit le bras.

— Ne tire pas ! dit le Petit-Russien sourdement. Tu vas me faire tomber… Va-t-en…

— Pourquoi vous gênez-vous ? demanda la mère avec tristesse. Vous feriez mieux de vous embrasser, bien fort.

— Veux-tu ? dit Pavel à voix basse.

— Pourquoi pas ? répondit André en se levant.

Pavel se mit à genoux et les deux hommes s’étreignirent ; pendant un instant, les deux corps n’eurent qu’une seule âme qui brûlait d’une ardente amitié.

Des larmes coulaient sur le visage de la mère, mais elles n’avaient rien d’amer. Elle dit avec embarras en les essuyant :

— Les femmes aiment à pleurer… elles pleurent de joie comme de chagrin…

Le Petit-Russien écarta Pavel d’un léger mouvement de la main et fit, en se frottant les yeux :

— Assez ! Quand les veaux ont folâtré pendant quelque temps, on en fait du rôti. Ah ! quel diable de charbon ! J’ai tant soufflé que j’en ai plein les yeux…

Pavel s’assit près de la fenêtre, la tête inclinée :

— Il ne faut pas avoir honte de pleurer ces larmes-là !… dit-il doucement.

La mère s’approcha de lui et s’assit à ses côtés. Son cœur s’était rempli d’un sentiment de vaillance, doux et chaud.

— Qu’importe ! pensait-elle, en caressant la main de son fils. Il est impossible qu’il en soit autrement… il faut que ce soit ainsi !

Et d’autres pensées familières tournoyaient dans sa mémoire, mais elle n’en trouva aucune qui pût exprimer ce qu’elle éprouvait en cet instant.

— Je serrerai la vaisselle… petite mère, restez assise, dit le Petit-Russien en se levant et passant dans la pièce voisine. Reposez-vous… On vous a fait assez souffrir…

Et sa voix chantante se fit plus sonore, lorsqu’il fut hors de vue :

— Il n’est pas bien de se vanter et, pourtant, nous venons de vivre un moment d’une vie bonne, humaine, pleine d’amour ! C’est sain…

— Oui ! dit Pavel en jetant un coup d’œil sur la mère.

— Tout a changé ! répliqua-t-elle. Le chagrin est autre, la joie est autre… Je ne sais plus… je ne comprends plus ce qui me fait vivre… et je ne puis rien dire avec des paroles !

— Tout a changé !… Oui, et c’est ainsi qu’il doit en être ! déclara le Petit-Russien. C’est parce qu’un nouveau cœur se développe dans la vie, petite mère. Les cœurs sont tous brisés par la diversité des intérêts, rongés par l’avidité aveugle, mordus par l’envie, couverts de plaies et de blessures purulentes… de mensonge, de poltronnerie… Les hommes sont tous malades, ils ont peur de vivre… on dirait qu’ils errent dans le brouillard… chacun ne connaît que sa propre douleur. Mais voilà qu’il survient un homme qui éclaire la vie du feu de la raison et qui crie et appelle : Hé ! les pauvres insectes égarés ! Il est temps de comprendre que vous avez tous les mêmes intérêts, que chacun a le droit de vivre, de se développer ! Il est isolé, cet homme qui crie, et c’est pourquoi il clame à haute voix ; il lui faut des amis. Il se sent triste tout seul, il a froid. Et à son appel, tous les cœurs se joignent en un seul, par ce qu’ils ont de meilleur, formant un cœur immense, fort, profond, sensible, comme une cloche d’argent… Et voici ce qu’elle nous dit, cette cloche : Unissez-vous, hommes de tous les pays, ne formez qu’une seule famille ! C’est l’affection qui est la mère de la vie et non la haine. Frères, j’entends déjà cette cloche !

— Et moi aussi ! dit Pavel.

La mère serra ses lèvres avec force, pour les empêcher de trembler et ferma les yeux pour retenir ses larmes.

— Que je sois couché ou que je m’en aille n’importe où, j’entends cette cloche résonner partout… et j’en suis heureux. Je le sais : la terre est lasse de supporter l’injustice et la douleur, elle bruisse comme si elle répondait à la sonnerie, elle frémit doucement pour souhaiter la bienvenue au soleil nouveau qui se lève dans la poitrine de l’homme !

Pavel agita la main ; il allait parler lorsque la mère lui saisit le bras et le tira, en chuchotant :

— Ne l’interromps pas !…

— Savez-vous ? continua le Petit-Russien, debout près de la porte, les yeux étincelants, il y a encore bien des douleurs en réserve pour les hommes, des mains avides leur prendront encore beaucoup de sang… mais tout cela, toute ma douleur et tout mon sang ne sont qu’une faible rançon pour ce que je possède déjà en moi, dans mon cerveau, dans la moelle de mes os ! Je suis déjà riche, comme une étoile est riche en rayons… je supporterai tout… j’endurerai tout… car j’ai en moi une joie que personne, ni rien ne tuera jamais, et cette joie, c’est ma force !

Et jusqu’à minuit leur conversation se poursuivit, harmonieuse et sincère, sur la vie, les hommes, l’avenir.

Quand une pensée lui devenait claire, Pélaguée choisissait en soupirant n’importe quoi dans son passé — c’était toujours quelque chose de pénible et de grossier — et s’en servait comme d’une pierre pour consolider cette pensée dans son cœur. Sous la chaude influence de cet entretien, son inquiétude fondait ; elle éprouvait les mêmes sentiments que le jour où son père lui avait dit, d’un ton rébarbatif :

— Inutile de faire des grimaces ! Il y a un imbécile qui veut t’épouser, prends-le. Toutes les filles se marient, toutes les femmes font des enfants ; pour tous les parents, les enfants sont un chagrin. Tu n’es donc pas une créature humaine ?

Elle avait alors vu se dessiner devant elle un sentier inévitable qui s’allongeait sans but, autour d’un lieu désert et obscur. Et l’inéluctabilité de sa destinée avait rempli son cœur d’un calme aveugle. Il en était de même maintenant. Mais en pressentant la venue d’un nouveau malheur, elle disait intérieurement, on ne sait à qui :

— Tenez, prenez !

Et elle soulageait ainsi la peine de son cœur qui chantait en frémissant dans sa poitrine, comme une corde tendue…

Dans la profondeur de son âme troublée par l’anxiété de l’attente, un espoir vacillait, faible mais contenu : on ne lui prendrait pas tout, on ne lui arracherait pas tout, peut-être… Il resterait quelque chose…