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La Mère (Gorki)/1/8

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 44-48).
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VIII


La petite maison de l’extrémité du faubourg excitait l’attention ; déjà, bien des regards méfiants en avaient franchi les murs. Les ailes de la rumeur publique s’agitaient au-dessus d’elle ; on essayait de découvrir le mystère qui s’y cachait. La nuit, on venait regarder à la fenêtre ; parfois quelqu’un frappait à la vitre, puis s’enfuyait, bien vite.

Un jour, dans la rue, le cabaretier Bégountzev arrêta la mère de Pavel. C’était un joli petit vieillard, qui portait toujours un foulard de soie noire autour de son cou rouge et ridé. Des lunettes d’écaille surmontaient son nez brillant et pointu, ce qui lui avait valu le surnom de « Yeux d’os ».

Sans reprendre haleine, ni attendre les réponses, il avait surpris Pélaguée par une avalanche de paroles sèches et pétillantes :

— Comment allez-vous, Pélaguée Nilovna ? Et votre fils ? Vous ne le mariez pas encore ? Ce jeune homme a vraiment l’âge qu’il faut pour prendre femme. Quand ils marient leurs fils de bonne heure, les parents sont plus tranquilles. L’homme qui vit en famille se porte mieux, tant de corps que d’esprit, il se conserve comme un champignon au vinaigre. Moi, à votre place, je le marierais. Les temps actuels exigent qu’on ouvre l’œil sur l’être humain ; les gens se mettent à vivre à leur idée et se laissent aller à toute sorte d’actes blâmables. On ne voit plus les jeunes gens au temple de Dieu ; ils s’éloignent des lieux publics, mais ils se réunissent en cachette, dans les coins, et chuchotent. Pourquoi chuchotent-ils, permettez-moi de vous le demander ? Pourquoi se cachent-ils ? Qu’est-ce que l’homme n’ose pas dire en public, au cabaret, par exemple ? Ce sont des mystères. Mais la place des mystères, c’est notre sainte Église apostolique ! Tous les autres mystères, accomplis en cachette, proviennent de l’égarement de l’esprit. Je vous souhaite le bonjour.

Et il souleva sa casquette avec un geste prétentieux, l’agita en l’air et s’en alla, laissant la mère toute perplexe.

Une autre fois, Maria Korsounova, la voisine des Vlassov, veuve d’un forgeron, qui vendait des comestibles à la fabrique, dit à Pélaguée qu’elle rencontra au marché :

— Surveille ton fils, Pélaguée !

— Pourquoi ?

— Il court des bruits sur lui, chuchota Marie d’un air mystérieux. De vilaines choses ! On dit qu’il organise une espèce de corporation, dans le genre des flagellants. Ça s’appelle des sectes. Ils se fustigeront mutuellement, comme les flagellants.

— Assez de bêtises, Maria !

— C’est celui qui fait des bêtises qu’il faut gronder, mais non celle qui te les narre, répliqua la marchande.

La mère rapporta ces propos à son fils ; il haussa les épaules sans répondre. Quant au Petit-Russien, il se mit à rire de son gros rire bienveillant.

— Les jeunes filles aussi sont irritées contre vous ! dit-elle. Vous êtes de bons partis, vous travaillez bien et vous ne buvez pas… Cependant, vous ne regardez même pas les demoiselles ! On dit que des personnes de mauvaise réputation viennent de la ville pour vous rendre visite.

— Bien entendu ! s’écria Pavel avec une grimace de dégoût.

— Dans un marais, tout sent la pourriture ! dit le Petit-Russien en soupirant. Vous feriez mieux d’expliquer à ces jeunes sottes ce que c’est que le mariage, petite mère, elles ne seraient plus si pressées de se faire rompre les côtes !

— Ah ! s’exclama Pélaguée, elles le savent bien, mais comment s’en passeraient-elles ?

— Elles ne comprennent pas, sinon elles trouveraient autre chose ! fit Pavel.

La mère jeta un regard sur le visage irrité de son fils.

— C’est à vous de le leur enseigner ! Invitez les plus intelligentes…

— Ce n’est pas possible ! répondit Pavel avec sécheresse.

— Si tu essayais ! demanda le Petit-Russien.

Après un instant de silence, Pavel répondit :

— On se mettra à se promener par couples, puis quelques-uns se marieront, et ce sera tout.

La mère se plongea dans des réflexions. L’austérité monacale de son fils la déconcertait. Elle voyait qu’il était obéi par ses camarades, même plus âgés que lui, comme le Petit-Russien par exemple, mais il lui semblait que tout le monde le craignait et qu’on n’aimait pas ses manières froides.

Une fois qu’elle était couchée, alors que Pavel et le Petit-Russien lisaient encore, elle prêta l’oreille à leurs propos, à travers la mince cloison.

— Natacha me plaît, sais-tu ? fit soudain le Petit-Russien à mi-voix.

— Oui, je le sais…

Pavel n’avait pas répondu tant de suite.

La mère entendit le Petit-Russien se lever lentement et se mettre à arpenter la pièce. Ses pieds nus traînaient sur le sol. Il sifflota un air triste, puis sa voix retentit de nouveau :

— L’a-t-elle remarqué ?

Pavel garda le silence.

— Qu’en penses-tu ? demanda son camarade en baissant la voix.

— Elle l’a remarqué ! répondit Pavel. Et c’est pourquoi elle ne vient plus…

Le Petit-Russien continua à marcher lourdement, en se remettant à siffler. Il reprit :

— Et si je lui disais…

— Quoi ?

— Que je… reprit le Petit-Russien, à voix basse.

— Pourquoi le dire ? interrompit Pavel.

La mère entendit rire le Petit-Russien :

— Moi, vois-tu, je crois que quand on aime une jeune fille, il faut le lui dire, sinon il n’en résulte rien…

Pavel ferma son livre à grand fracas, et demanda :

— Quel résultat espères-tu ?

Tous deux se turent pendant quelques minutes.

— Hé bien ? demanda le Petit-Russien.

— Il faut se représenter clairement ce qu’on veut, André, reprit Pavel avec lenteur. Supposons qu’elle aussi t’aime… je ne le crois pas… mais supposons-le. Vous vous mariez. C’est une union intéressante que celle d’une jeune fille instruite et d’un ouvrier… Des enfants naîtront… tu seras obligé de travailler seul… et beaucoup. Votre vie sera celle de tout le monde, vous lutterez pour avoir de quoi vous nourrir, vous loger, vous et vos enfants… Et vous serez perdus pour l’œuvre, tous les deux.

Un silence se fit, puis Pavel continua d’une voix adoucie :

— Laisse tout cela, André ! Tais-toi, ne la trouble pas…

— Et pourtant, Nicolas Ivanovitch prêchait la nécessité de vivre la vie intégrale, avec toutes les forces de l’âme et du corps… tu t’en souviens ?

— Oui, mais pas pour nous ! répondit Pavel. Comment atteindrais-tu à l’intégralité ? Elle n’existe pas pour toi. Quand on aime l’avenir, il faut renoncer à tout dans le présent… à tout, frère !

— C’est pénible ! répliqua le Petit-Russien d’une voix étouffée.

— Comment pourrait-il en être autrement, réfléchis !

De nouveau le silence se fit. On n’entendait que la pendule de l’horloge qui battait en mesure, découpant les secondes du temps.

Le Petit-Russien dit :

— La moitié du cœur aime, l’autre hait… Et c’est un cœur, cela, hein ?

— Je te le demande : comment pourrait-il en être autrement ?

Un bruit de livre qu’on feuillette : sans doute Pavel s’était remis à lire. La mère restait étendue, les yeux fermés, sans oser faire un mouvement. Elle avait profondément pitié du Petit-Russien, mais encore plus de son fils. Elle disait : Mon chéri… mon martyr !… mon sacrifié…

Soudain le Petit-Russien reprit :

— Ainsi, je dois me taire ?

— C’est plus honnête, André…, dit Pavel à voix basse.

— Eh bien, c’est cette voie-là que nous prendrons ! décida le Petit-Russien.

Un instant après, il ajouta tristement :

— Tu souffriras Pavel, quand ton tour viendra…

— Il est venu, je souffre déjà… cruellement…

— Toi aussi ?

Le vent soufflait autour de la maison.

— Ce n’est pas drôle ! prononça le Petit-Russien avec lenteur.

Pélaguée enfouit son visage dans les oreillers et pleura.

Le lendemain matin, André lui parut comme rapetissé physiquement, et elle le sentit plus près de son cœur. Comme toujours, son fils se redressait maigre, silencieux et raide. Jusqu’alors, elle avait appelé le Petit-Russien André Onissimovitch ; ce jour-là, sans le vouloir, sans s’en apercevoir, elle lui dit :

— Vous devriez raccommoder vos bottes, mon André… sinon vous aurez froid aux pieds ?

— J’en achèterai d’autres, quand je toucherai mon salaire ! répondit-il ; puis il se mit à rire et lui demanda brusquement, en posant sa longue main sur son épaule :

— Peut-être est-ce vous qui êtes ma vraie mère ? seulement vous ne voulez pas l’avouer, parce que vous me trouvez trop laid ? n’est-ce pas ?

Sans mot dire, elle lui frappa sur la main. Elle aurait voulu lui dire des mots caressants, mais son cœur se serrait de pitié et sa langue refusait de lui obéir…