La Mère de Henri IV, Jeanne d’Albret
Jeanne d’Albret n’eût pas été une femme des plus remarquables, elle mériterait encore d’exciter la curiosité historique comme la mère d’Henri IV. On cherche aujourd’hui chez tous les grands hommes les traits de leurs ascendans : on ne les explique pas de cette façon, car le grand homme et l’homme lui-même restent toujours chose inexplicable ; du moins on jette des jours sur les côtés mystérieux de l’âme humaine, on illumine ce qui est ténébreux, on met des traits d’union entre ce qui semblait incompatible. Le caractère d’Henri IV notamment offre des bizarreries, des contrastes inouïs. Sa figure est si familière que ces contrastes, ont cessé de nous choquer ; mais, si on voulait l’étudier en quelque sorte comme une figure nouvelle, combien n’aurait-on pas lieu d’être surpris en voyant une légèreté presque coupable avec tant de sérieux et parfois même tant de solennité, une complaisante faiblesse avec un courage si sain, si robuste, si héroïque, un si singulier mélange d’ingratitude et de fidélité, de hauteur et de trivialité, de ruse et de loyauté ! Sans doute il vivait dans des temps difficiles, et plus d’une fois dans sa jeunesse son orgueil fut contraint de couver sous la cendre des humiliations les plus douloureuses : la complexité des temps se reflète dans les caractères, et les bizarreries de la fortune font les hommes bizarres. Pourtant il est permis de chercher aussi le secret d’Henri IV dans l’histoire de ses ancêtres. S’il y avait en lui beaucoup d’Henri d’Albret, il y avait aussi, heureusement pour sa gloire et pour notre pays, beaucoup de Jeanne d’Albret, la fille de Marguerite d’Angoulême, la nièce de François Ier.
M. Alphonse de Ruble a entrepris de raconter dans les plus petits détails la vie de Jeanne d’Albret : cette tâche n’avait pas encore été remplie avec le soin qu’on apporte de nos jours aux études historiques. M. le marquis de Rochambeau a publié pour la Société de l’histoire de France un recueil de lettres de Jeanne d’Albret ; mais la reine de Navarre n’avait pas encore trouvé un bon biographe. M. de Ruble a consciencieusement fouillé les dépôts manuscrits de nos bibliothèques, les archives nationales, les archives de Bruxelles, les archives de Pau, celles de la ville de Dusseldorf, et il a mis au jour un grand nombre de pièces et de lettres encore inédites. Dans le premier volume qu’il a publié, il ne mène Jeanne d’Albret que jusqu’à son mariage avec le duc de Vendôme. Comme il s’écoulera peut-être bien du temps avant que M. de Ruble ne puisse compléter son ouvrage, nous n’avons pas voulu laisser passer inaperçu un livre qui, bien qu’il n’embrasse que la jeunesse de la reine de Navarre, jette un jour nouveau sur des épisodes très importans de notre histoire. Avant d’épouser un prince de la maison de Bourbon, Jeanne d’Albret avait en effet failli épouser le fils de l’empereur Charles-Quint ; elle avait épousé le duc de Clèves, et, si les alliances royales et princières ont encore conservé de nos jours une haute importance politique, au XVIe siècle elles décidaient du sort des états. L’empereur, les ennemis allemands de l’empereur, le roi de France, voulaient tous disposer, au gré de leurs ambitions et de leurs projets, de la main de la jeune princesse d’Albret.
Le petit royaume, assis sur les Pyrénées, qui se nommait la Navarre n’était plus sous François Ier ce qu’il avait été autrefois. Entré dans la maison royale par le mariage de Jeanne, héritière de la Navarre et de la Champagne, avec Philippe le Bel, il avait été détaché du royaume au commencement du XIVe siècle, et les mariages l’avaient fait passer successivement dans les maisons d’Aragon, de Foix, d’Albret. Ferdinand le Catholique, roi de Castille et d’Aragon, qui poursuivait l’œuvre de l’unité espagnole, enleva en 1512 à Jean d’Albret toute la Haute-Navarre, c’est-à-dire la partie de la Navarre qui est au sud des plus hautes chaînes pyrénéennes. La maison d’Albret n’eut plus qu’une pensée, qui fut de reprendre la partie espagnole de son ancien domaine. Les rois de France au contraire, voyant la Haute-Navarre aux mains de l’Espagne, devaient naturellement songer à réunir à la France la Navarre française. Ce petit coin de notre territoire devint ainsi un des centres, un des nœuds de la politique européenne : les plus grandes affaires s’y rattachèrent, comme elles se rattachaient à la Savoie, où se trouvait aussi une maison ambitieuse assise sur les montagnes et toujours prête à changer ses alliances au gré de ses ambitions.
Jeanne d’Albret est née le 7 janvier 1523, au château de Pau. Sa mère, Marguerite, sœur de François Ier, est une des princesses les plus célèbres de la maison de France. Qui ne connaît les Marguerites de la marguerite des princesses, très illustre royne de Navarre et l’Heptaméron des nouvelles de très haute et très illustre princesse, Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre ? La Société de l’histoire de France a publié les lettres de cette princesse. Henri d’Albret, roi de Navarre, est resté dans la pénombre historique. Son père, Jean d’Albret, avait été un bon allié de la France. Sa fidélité lui avait coûté cher, car, ayant refusé le passage de ses états au duc d’Albe pendant la querelle entre Louis XII et Jules II, il s’était vu contraint d’abandonner la province de Pampelune : le duc d’Albe s’en était saisi, et le roi d’Espagne avait déclaré qu’il la garderait « tout le temps que nous le jugerons convenable au succès de notre sainte entreprise, nous réservant exclusivement de décider à quelle époque et de quelle manière nous devrons plus tard faire la restitution dudit royaume à ses premiers maîtres. »
Il n’est pas étonnant qu’Henri d’Albret, fils d’un prince spolié par l’Espagne, suivît François Ier dans la guerre d’Italie : il fut, comme le roi de France, fait prisonnier à Pavie et tenu avec d’autant plus de rigueur que Charles-Quint espérait obtenir de lui une renonciation à ses droits sur la Navarre. L’empereur était en effet tourmenté entre son ambition et sa conscience : il avait l’âme timorée, et il voulait se mettre en règle avec Henri d’Albret. Celui-ci, avec le secours d’une dame et d’un gentilhomme béarnais, François d’Arros, réussit à descendre d’une tour du château de Pavie sur une échelle de corde, il trouva des relais préparés et arriva heureusement à Lyon, sans qu’on eût pu l’atteindre dans sa fuite.
François Ier, quand il signa le traité de Madrid, n’en dut pas moins abandonner son allié et s’engager « à ne luy bailler, directement où indirectement, aide, faveur où assistance contre ledit seigneur empereur. » Il n’était pas libre quand il faisait ces promesses, et il témoigna son amitié à Henri d’Albret en lui accordant la main de sa sœur Marguerite. Il était toutefois plus soucieux des intérêts de son royaume que de ceux de son beau-frère et ne regardait pas sans envié le Béarn. L’héritière d’Albret devenait à son insu, un instrument de politique. Charles-Quint avait les yeux sur elle ainsi que François Ier. Marguerite rêvait de la marier au dauphin de France, mais celui-ci mourut le 12 avril 1536. Son frère, qui devait devenir Henri II, avait épousé en 1533 Catherine de Médicis ; restait un troisième prince, nommé le duc d’Orléans, que François Ier voulait marier à une fille du roi d’Angleterre ou à une fille de Charles-Quint, qui aurait apporté le Milanais en dot. Le roi de France n’offrait à sa sœur pour gendre qu’Antoine de Bourbon, un cadet pauvre et qui semblait sans avenir. Henri d’Albret commençait à ouvrir l’oreille à des propositions plus flatteuses de Charles-Quint ; François Ier en fut informé, et il n’hésita pas à s’emparer de sa nièce. Il la retira du château d’Alençon et l’emprisonna, on peut bien se servir de ce mot, dans le triste donjon de Plessis-les-Tours, où Louis XI avait caché ses terreurs et ses remords. Il est permis de croire que ce séjour, en jetant son ombre sur l’enfance de Jeanne d’Albret, ne contribua pas peu à donner à ses pensées le tour sérieux qu’elles gardèrent toute sa vie. Sa santé d’ailleurs était débile et causait de fréquentes inquiétudes à ses parens.
François Ier et Charles-Quint étaient alors en paix : une trêve de dix ans avait été signée à Nice, et l’empereur, désireux d’aller punir les révoltés de Gand, n’hésita pas à demander au roi de France à traverser ses états. Toutes les étapes de son voyage sont connues ; François Ier fit parade de magnificence et de prodigalité : il semblait qu’il voulût accabler son rival de sa générosité. L’empereur fut reçu à la frontière par le duc d’Orléans, et près de Bayonne par le dauphin ; on le mena à Bordeaux, à Poitiers ; le roi l’attendait à Loches, avec la reine, Henri d’Albret et la reine de Navarre, la dauphine Catherine de Médicis et la duchesse d’Étampes. Les fêtes se succédèrent à Chenonceaux, à Amboise, à Blois, à Chambord, à Orléans, à Fontainebleau. Paris vit enfin le grand ennemi de la France ; l’empereur y resta une semaine ; il passa aussi quelques jours à Chantilly chez le connétable. Le roi de France ne prit congé de lui qu’à Saint-Quentin.
L’orgueil des compagnons de Charles-Quint, vêtus de couleurs sombres et montés sur des chevaux rustiques, avait souffert de toutes les splendeurs qu’on avait étalées devant eux. L’empereur s’était trouvé un moment à court d’argent ; on l’avait vu souvent malade, toujours grave et préoccupé. Il avait fait des réponses évasives à toutes les ouvertures que ses hôtes lui avaient faites relativement au Milanais ; réservé avec tout le monde, il n’avait eu de caresses que pour Henri d’Albret. Arrivé à Bruxelles, l’empereur, délivré de l’hospitalité française, dit à son frère Ferdinand, roi des Romains, et à sa sœur Marie d’Autriche, reine de Hongrie, qu’il n’avait pas promis le Milanais à François Ier, qu’il avait seulement offert de donner sa fille avec un apanage au duc d’Orléans. Il demandait en retour la main de Jeanne d’Albret pour son fils. Il chargea son ambassadeur, François de Bonvalot, d’ouvrir une négociation à ce sujet. François Ier se crut joué et ne cacha pas sa colère ; mais Henri d’Albret et Marguerite témoignèrent d’une joie imprudente.
La rancune de François Ier trouva des satisfactions immédiates ; il chercha parmi les ennemis allemands de l’empereur et découvrit un prétendant à la main de Jeanne d’Albret : c’était le duc de Clèves, prince âgé de vingt-quatre ans, dont la sœur allait épouser Henri VIII d’Angleterre, héritier de Charles d’Egmont, dont Charles-Quint n’avait jamais, en vertu des constitutions impériales, voulu reconnaître les titres à la possession du duché de Gueldre. Pendant que Charles-Quint était en route pour Gand, ce jeune prince, inquiet et désireux de plaire à François Ier, avait demandé secrètement la main de Jeanne d’Albret. Il alla pourtant trouver l’empereur à Gand et en fut très mal reçu ; Charles-Quint lui reprocha de s’être mis en possession de ses états sans attendre l’investiture impériale. Le duc de Clèves envoya ses agens en France et en Béarn, et François Ier pesa de toutes ses forces sur le roi de Navarre pour le déterminer à accepter un gendre allemand. Il promit d’attaquer l’empereur en Biscaye et en Roussillon en même temps qu’en Italie. On signa à Arras un traité où le roi de France et le duc de Clèves s’engageaient à former une alliance salvo semper jure sacri imperii (les Allemands avaient exigé cette réserve). Le même jour fut signé le contrat de mariage de la jeune princesse Jeanne avec le duc. Ce contrat était un vrai traité, car le duc de Clèves et sa femme future s’engageaient à « ne traiter de la querelle du royaume de Navarre sans l’exprès vouloir et consentement du roy très chrétien et de ses successeurs. » François Ier prenait ainsi ses précautions contre une réconciliation du duc de Clèves et de l’empereur.
Ce coup de politique était hardi : il engageait dans les liens de la France un prince à qui sa naissance faisait une place des plus importantes dans ces régions du nord, où nous avions toujours besoin de secours contre l’empire, et à qui son mariage donnait une province sans cesse convoitée par l’Espagne. Albret et Clèves étaient comme deux pôles du royaume de France, ou plutôt comme deux épées dirigées vers le formidable ennemi qui nous menaçait au nord comme au sud. Il faut bien le reconnaître, la politique française avait été trop occupée de l’Italie ; les Valois se sentaient comme entraînés vers les pays du soleil, ils convoitaient le Milanais, le Béarn, bien plus vivement que les électorats ou les Flandres. Le plus noble sang de la France coula en vain en Italie ; pour le Béarn, il devait fatalement tomber un jour dans le cercle de l’attraction française : c’était un fruit qu’on pouvait laisser mûrir. Sur la frontière du nord au contraire, la France trouvait des résistances presque invincibles : c’est là que devait se porter son principal effort ; aussi n’est-il pas étonnant que le mariage de Clèves séduisît l’esprit un peu fantasque, mais toujours lucide et patriotique, de François Ier. Henri d’Albret était contraint de dissimuler ; il était entré dans la ligue que François Ier préparait contre l’empereur, avec l’électeur de Saxe, parent du duc de Clèves, avec le landgrave de Hesse et le roi de Danemark ; il n’en continuait pas moins des négociations secrètes au sujet du mariage de sa fille avec l’Espagne. Il se servait dans cette négociation d’un Navarrais, don Juan Martinez Descurra. Il eut lui-même une entrevue secrète avec Bonvalot le 9 avril 1540, dans la campagne, près de Watteville. Le Béarnais se plaignit du roi de France, dit qu’il n’avait signé qu’à regret les accords avec le duc de Clèves, que, pour sa fille, on pouvait l’enlever, la soustraire au roi de France ; il demanda que le secret le plus absolu fût gardé à l’endroit de sa femme, la reine de Navarre.
On possède toutes les lettres que Bonvalot écrivit à l’empereur pour rendre compte de cette curieuse négociation. Le Béarnais spécifiait pour lui-même la restitution de la Navarre espagnole. Jeanne d’Albret était en ce moment près d’Abbeville avec sa mère ; on devait la mettre à cheval et la mener en Flandre. Charles-Quint hésitait et ne prenait point de parti. « Le génie de Charles-Quint., dit M. de Ruble, se mouvait mal à l’aise au milieu des affaires qui exigeaient une prompte solution. Ce grand homme, opiniâtre dans ses desseins, doué d’une fermeté qui lassait ses ennemis, poussait jusqu’au défaut la lenteur et la circonspection naturelle à la race flamande. A la guerre, en Italie et en Allemagne et deux fois en Provence, il avait échoué par une prudence exagérée. Toujours tiraillé entre sa pénétration et ses larges vues, il était si frappé des argumens pour et contre qu’il ne pouvait se résoudre ; il perdait le temps à discuter avec lui-même. Aussi, quand il avait tout prévu, tout combiné, quand il s’était tout dit, l’heure d’agir était souvent passée. » Charles-Quint envoya le traité préparé par Descurra au conseil d’état d’Espagne. Le conseil, n’approuvant pas la restitution de la Navarre, chercha toutes sortes de raisons pour rejeter le traité : l’enlèvement de la princesse était une mesure violente et difficile ; les propositions de Descurra n’étaient-elles pas des pièges ? pouvait-on compter sur la discrétion d’Henri d’Albret vis-à-vis de sa femme et du roi de France ? Bref, toute résolution fut ajournée, et, sans décourager entièrement Descurra, on le promena dans un dédale de lenteurs et de délais. Charles-Quint ne trouva pas sans doute qu’il fût digne de lui de dérober l’héritière de Navarre à la France. Il se préparait à une grande lutte. Soliman allait envahir la Hongrie, les princes de l’empire étaient divisés, catholiques et protestans étaient prêts à se déchirer. L’empereur était troublé, mais son esprit sérieux répugnait à des moyens peu avouables. Il s’inquiétait des déchiremens de la chrétienté, et convoqua la diète de Worms pour tenter, dans une sorte de concile princier, de soutenir L’unité dogmatique chancelante. Cette conférence était en même temps une haute cour de justice impériale et devait trancher notamment l’affaire du duché de Gueldre. On comprend que le duc de Clèves n’y apporta pas les mêmes préoccupations que les docteurs comme Mélanchthon et Jean Eckius, appelés par les princes. Il montrait aux docteurs des lettres mystiques de la reine Marguerite, mais y travaillait surtout à ameuter les princes contre l’empereur. Charles-Quint ordonna à la diète de Worms de se dissoudre ; il convoqua une nouvelle diète à Ratisbonne pour le printemps suivant. Il envoya au duc de Clèves une citation où il lui intimait l’ordre de comparaître devant sa personne avant quarante jours, pour lui rendre compte des « inexcusables moyens » par lesquels il occupait et détenait contre les constitutions, droits et lois du saint-empire, le duché de Gueldre. Le duc de Clèves, dut prendre un parti, il laissa croire qu’il irait à la diète de Ratisbonne et y comparaîtrait en accusé ; puis il convoqua inopinément la chambre des états de Dusseldorf, et l’informa qu’il avait signé des conventions matrimoniales avec Jeanne d’Albret et sous l’agrément de François Ier. Il prit la poste immédiatement après, déguisé, avec trois amis seulement, et se rendit en France, il y arriva, sans être arrêté par les officiers de l’empire, le 20 avril. 1541. Le secret du mariage était désormais dévoilé. François Ier et Marguerite de Navarre firent bon accueil au prince Guillaume ; mais il était, et à juste titre, inquiet des dispositions du roi de Navarre.
Henri d’Albret était en Béarn ; il était parti mécontent de la cour de France et ne cherchait plus qu’à éloigner le mariage avec le duc de Clèves. Il avait trouvé un appui précieux dans les états de Béarn : ceux-ci avaient protesté contre l’alliance avec le prince allemand. Cette curieuse remontrance, conservée aux archives de Pau, est publiée dans les pièces justificatives de l’ouvrage de M. de Ruble. Les états remercient le roi de les consulter, conformément aux anciennes coutumes, sur le mariage de la princesse destinée à porter la couronne de Béarn : « Ledit duc de Clèves est prince de grands biens, ayant en puissance beaucoup d’hommes et sujets de service pour guerre quand besoin serayt, ayant aussi parens et alliés les principaux et les plus grands princes d’Allemagne et électeurs de l’empire. » Les états vont jusqu’à dire qu’au cas de la mort de l’empereur le duc de Clèves, avec l’alliance du roi, aurait chance d’arriver à l’empire ; mais ils prévoient que, plus le duc de Clèves serait grand en Allemagne, moins le Béarn aurait chance de voir et conserver sa princesse ; les états n’auraient que peu de secours à attendre d’un prince occupé de grands intérêts éloignés, et séparé de la Navarre par tout le royaume. « Il vaudrait trop mieux, disent-ils à Henri d’Albret, pour la conservation de votre dict état et de vos dicts subjets, que ledit sieur roi (le roi de France) vous donnast quelqu’ung de son sang que le plus grand prince de la chrétienté. » Ils lui rappellent qu’il n’a jamais voulu chercher d’autre alliance que celle du roi de France, qu’il a été nourri avec lui, qu’il l’a suivi à Pavie et qu’il y a été pris avec lui : « vous aviez bien moyen lors de recouvrer votre royaulme par les offres et promesses qui vous feurent faictes dudict empereur. » Les états de Béarn, on le voit dans cette curieuse remontrance, plus français qu’Henri d’Albret, lui faisaient gloire d’avoir toujours repoussé l’alliance de l’empereur ; ils ne donnaient pas seulement une leçon à leur souverain, ils en donnaient une à François Ier en lui montrant ce qu’il devait à la Navarre. S’ils ne voulaient ravoir la Navarre espagnole que de ses mains, ils croyaient avoir le droit de demander un prince de son sang pour perpétuer la lignée souveraine du Béarn.
François Ier, habitué à commander en maître, ne tint aucun compte de cette remontrance : il était plus ardent au mariage du duc de Clèves que le duc lui-même. Il amena le prince au château de Plessis-les-Tours ; la jeune princesse n’avait encore que treize ans, mais elle montra dès cet âge tendre la ténacité de son caractère. Elle ne voulait pas s’exiler dans le nord ; avec l’adresse d’une femme et d’un enfant, elle pria François Ier de ne point la priver du bonheur de rester dans son royaume. Elle fut doucement intraitable. Le roi se fâcha : elle menaça d’entrer au couvent, de se jeter dans un puits ; François Ier tourna sa colère sur Mme de Lafayette, gouvernante de la princesse, et sur son gendre, M. de Lavedan ; il jura qu’il ferait couper des têtes. Le roi envoya à la jeune princesse le cardinal de Tournon, le maréchal Annebaut, pour la sermonner. Jeanne savait à demi que son père avait d’autres desseins sur elle ; mais elle se sentait délaissée, car Henri d’Albret et la reine Marguerite étaient arrivés et n’avaient pu résister au roi. Chaque jour était une fête nouvelle : le jour même où les fiançailles furent célébrées, Jeanne rédigea une protestation qu’elle fit signer de deux témoins obscurs, familiers de sa maison : « Je désavoue le mariage qu’on veut faire de moy au duc de Clèves… » Le jour du mariage, un peu avant la cérémonie, elle écrivit une nouvelle protestation.
M. de Ruble se demande si ces protestations furent dressées à l’insu de François Ier. « Il y a, dit-il, si peu de franchise dans la politique de ce prince qu’on ne peut percer le mystère. Il est possible qu’elles aient été autorisées par le roi comme un acte de précaution pour le cas où sa politique, qui commandait aujourd’hui l’exécution de le mariage, commanderait plus tard de le dissoudre. » Les terribles colères du roi contre sa nièce ne prouvent pas grand’chose, car ces éclats s’accordent fort bien avec des desseins secrets. Le roi tenait au consentement de Jeanne ; il n’était peut-être pas fâché d’avoir une arme secrète contre le prince allemand. Le mariage ne pouvait être consommé à cause de l’âge de la princesse, et, en deux ou trois ans, tout pouvait changer en Europe.
Le mariage fut un vrai mariage de théâtre ; la sainteté du sacrement fut blessée par des réserves et des dissimulations réciproques. La débile enfant qu’on traînait à l’autel avait une couronne d’or sur la tête et était comme écrasée sous le poids d’un long manteau cramoisi doublé d’hermine et de jupes en toile d’or et d’argent couvertes de pierreries. Elle ne voulut pas marcher à l’autel, et l’on vit alors, sur l’ordre du roi, le grand connétable de Montmorency la saisir et l’y porter. Brantôme raconte que le connétable, honteux du service qu’il venait de rendre, dit en retournant à sa place à ses amis : « C’est fait désormais de ma faveur, adieu lui dis. » La reine Marguerite, qui le détestait, n’avait pu dissimuler sa joie. Tous les ambassadeurs, excepté Bonvalot, assistèrent à cette scène étrange. Après les festins et le bal vint le simulacre du mariage. « Le soir, dit Bordenave, l’historien de Jeanne d’Albret, l’espous fut mené en la chambre et au lict de l’épousée, auquel il mit l’un pié seulement en la présence de l’oncle et des père et mère de la fille et de tous les grands seigneurs et dames de la cour, qui ne bougèrent de là qu’ils n’eurent mis dehors le povre espous pour aller coucher ailleurs ; ainsi il n’eut de tout ce mariage que du vent. »
Il restait à conclure des arrangemens diplomatiques : le duc de Clèves et sa femme s’engagèrent à ne rien aliéner des états de Navarre, de Béarn, de Bigorre et de Foix, sans l’autorisation du roi de France. Les articles de l’alliance entre François Ier et le duc de Clèves furent l’objet de longs débats : François Ier voulait une alliance offensive, et les plénipotentiaires du duc, se retranchant derrière les états de Gueldre, de Juliers, de Clèves, cherchaient à la rendre simplement défensive. Le duc repartit pour l’Allemagne sans avoir donné pleine satisfaction au roi et arriva heureusement à Dusseldorf.
François Ier travaillait à faire alliance avec Soliman et avec la république de Venise. Antoine Rincon, agent du roi auprès du Grand-Turc, était occupé à aller de Turin à Venise pendant les fêtes du mariage de Jeanne d’Albret. Soliman était entré en campagne en Hongrie, et Rincon allait le rejoindre avec un Génois du parti français, César Frégose. Martin du Bellay, seigneur de Langey, qui tenait le Piémont au nom de François Ier, les mit tous deux en garde contre le marquis du Guast, le gouverneur du Milanais. Le bateau qui portait Rincon et Frégose fut attaqué sur le Pô, et les deux agens français furent massacrés.
François Ier demanda justice de cet attentat au droit des gens ; Charles-Quint arriva à Milan, et le pape évoqua l’affaire devant lui en sa qualité de promoteur de la trêve de Nice. L’empereur comparut en personne devant le pape ; il n’avait point ordonné le crime, et promit de faire justice. Il était sur le point de s’embarquer pour Alger. Au moment où les lys s’alliaient au croissant, il se préparait à porter la croix en Afrique et à délivrer la Méditerranée des pirates qui l’infestaient. On sait l’issue malheureuse de cette noble entreprise ; Charles montra après le désastre son intrépidité calme et sa patience ordinaire : la tempête avait détruit presque toute sa flotte et son armée, il revint presque seul à Carthagène, vaincu, non abattu par la fortune. Il lui fallut tout de suite préparer la guerre sur terre, et de tous les côtés à la fois, en Italie, en Roussillon, dans le Luxembourg, dans le Brabant et la Flandre.
Depuis son retour en Allemagne, le duc de Clèves n’avait cessé de réclamer sa femme, il avait monté sa maison. La jeune princesse s’était retirée à Plessis-les-Tours après la cérémonie. Sa santé était mauvaise, le chagrin lui avait donné la jaunisse ; elle eut ensuite des vomissemens et des hémorragies ; sa maigreur était effrayante. Elle essayait de se prendre d’affection pour le mari qu’on lui avait imposé, et lui écrivait quelquefois : « Et pour ce que celuy qui nous garde c’est Dieu, je vous envoye une ensaigne de l’image de celuy où est notre espérance, vous suppliant l’avoir pour agréable ; ausy j’envoye deux livres d’heures à ma sœur, mademoiselle de Clèves, que je vous prye luy bailler, atandant que moy-mesme luy en porte. » Nous la voyons déjà dévote et cherchant dans les choses saintes une consolation pour les choses terrestres. Elle vivait isolée, loin des intrigues des cours de France et de Navarre. Son père, reparti pour le Béarn, avait rattaché le fil de ses négociations avec Charles-Quint, il se servait toujours de Descurra et avait fait entrer l’évêque de Lescar dans des plans qui ne tendaient à rien moins qu’à ouvrir la Guienne aux armées impériales. Le désastre d’Alger vint déranger ces projets : François Ier, qui avait eu vent des intrigues d’Henri d’Albret, en profita pour engager entièrement le roi de Navarre dans sa cause ; il lui fit les plus belles promesses et envoya le dauphin, avec une belle armée, dans le Roussillon.
La guerre avait partout recommencé ; dans le nord, le duc de Clèves, après de longues hésitations, avait enfin jeté le gant à l’empereur ; le duc d’Orléans et le duc de Guise étaient entrés dans les Flandres ; Charles-Quint avait menacé naguère le duc de Clèves « de le rendre le plus pauvre de la chrétienté, disant haut et clair qu’il quitterait plutôt sa couronne que de luy laisser un poulce de terre. » (Mémoires de du Bellay.) Maintenant c’était le duc de Clèves qui, croyant Charles-Quint perdu, disait « qu’il ferait ung trou ès pays de l’empereur dont on parlerait pendant cent ans. »
Les armées alliées du duc d’Orléans et du duc de Clèves vivaient mal ensemble. Les Allemands, campés entre Mézières et Reims, pillaient le pays : on leur avait fait accroire qu’ils marcheraient contre les Turcs ; le nom seul de l’empereur valait une armée, ils répugnaient à la pensée qu’il faudrait se battre contre celui qui, dès cette époque, était l’image de la patrie germanique. Les Français eurent des succès si faciles qu’ils ne gardèrent pas bien leurs conquêtes ; Antoine de Bourbon prit les places de Flandre sans trouver presque d’obstacle ; le duc d’Orléans s’empara de Luxembourg, prit Arlon, Montmédy, et ne trouva de résistance que devant Thionville. Trompé par de faux rapports qui l’informaient que Charles-Quint allait chercher François Ier dans le midi de la France, il quitta sa conquête et partit en poste pour le Roussillon pour se trouver aux côtés de son père.
De ce moment, tout alla mal dans le nord. Les mercenaires du duc de Clèves demandaient sans cesse de l’argent ; le duc lui-même ne songeait qu’à se justifier de sa révolte devant les états d’Allemagne. Charles-Quint le ménageait encore, dans l’espoir qu’Henri VIII, après le supplice de Catherine Howard, pourrait reprendre Anne de Clèves ; mais au début de l’année 1543, il se trouva plus libre, quand le roi d’Angleterre signa avec lui un traité d’alliance offensive et défensive contre la France. Granvelle annonça à la diète que l’empereur allait bientôt combattre lui-même contre les Turcs : il demandait seulement quelques semaines, avant de se mettre au service de la chrétienté, pour punir un vassal coupable. Les nombreux amis du duc de Clèves réussirent pour un temps à retenir la colère impériale : on fit une trêve qui fut mal observée, et l’armée du duc de Clèves remporta deux victoires, l’une sur le duc d’Arschott, dans le duché de Juliers, une autre sur le duc de Nassau. François Ier, entré avec 35,000 hommes dans le Hainaut, s’empara de Landrecies. Il prétendait conduire Jeanne d’Albret dans ses états de Clèves au milieu de son armée triomphante. Mais Charles-Quint était arrivé, après avoir traversé l’Italie. Le 22 août, il parut avec une armée formidable pour le temps devant Dueren, la principale place du duché de Juliers. Les Espagnols (il y en avait 10,000 dans son armée) entrèrent par la brèche dans la ville, sous le feu des compagnies hollandaises. La ville fut mise au pillage ; l’empereur avait ordonné qu’on respectât les églises, mais le feu qui prit aux maisons mit tout en cendres.
Cet exemple jeta la terreur dans tout le pays : Juliers se rendit, toutes les villes firent leur soumission. Venloo voulait résister, et le siège allait commencer quand arrivèrent au camp impérial le sire de Brunswick et le coadjuteur de l’archevêque de Cologne pour offrir leur médiation entre Charles-Quint et son vassal. François Ier approchait : l’empereur consentit à pardonner au duc de Clèves et à le recevoir. Celui-ci se présenta le lendemain et resta longtemps à genoux devant l’empereur. Charles-Quint le renvoya à Granvelle, qui signa avec le duc le traité de Venloo ; le prince rebelle était contraint de livrer deux places en garantie, d’abandonner l’alliance française, de joindre ses troupes à celles de l’empereur, de remettre tous ses états à l’empereur, qui les lui rendait en partie comme fiefs.
Le duc écrivit à François Ier pour lui annoncer les termes du traité : il ajoutait que, renonçant à l’alliance de la France, il revendiquait pourtant sa femme française. François Ier entra dans une grande colère en recevant ces nouvelles ; Marguerite, sa sœur, ne dissimula pas sa joie : il lui sembla que sa fille était délivrée. Jeanne d’Albret écrivit elle-même à l’envoyé du prince : elle lui rappela les rigueurs dont on avait usé envers elle pour lui arracher un consentement à une union contraire à sa volonté. « Je me délibéray prendre mon seul recours à Dieu, lequel m’a faict cette grâce que le seigneur de Clèves a fait contre luy-même chose qui tient le roy et mon père quiètes et deschargés de la volonté et de la promesse qu’ils luy pouvaient sur ce avoir faicte. Ne reste plus que à vous respondre de madicte volonté de laquelle je crois que, qui en demanderait à monseigneur de Clèves, il saurait bien que en dire. » Le duc de Clèves n’avait réclamé sa femme que pour la forme, car pendant les grands événemens qui suivirent sa défaite nous le voyons occupé de nouvelles négociations matrimoniales. Pourtant François Ier prétendait le tenir pour engagé à son alliance et se servait de la princesse de Béarn comme d’une arme contre lui. Dans le traité de Crespy (17 et 18 septembre 1544), il fut spécifié que le roi de France ferait délivrer à l’empereur les deux protestations faites par Jeanne d’Albret au moment même de son mariage. Granvelle reçut ces protestations : il n’en fut pas satisfait et demanda une nouvelle déclaration faite devant notaire. La princesse la donna à Alençon : « N’ay voulu ny entendu prendre pour mary ledit duc de Clèves, comme aussi je ne le veulx ni entends prendre pour mary, et ce que j’ai dit de bouche a esté par force et contrainte, tout ainsi qu’il est contenu ausdites protestations, et encore je y persiste. »
L’empereur était à la fois inflexible et timoré ; il ne se décidait que lentement et voulait toujours avoir l’excès du droit de son côté. Il exigea que le duc de Clèves s’adressât au pape pour faire annuler le mariage religieux. Il fallut aussi que Jeanne renouvelât ses déclarations devant l’autorité ecclésiastique. Elle le fit le jour de Pâques, le 5 avril 1545, avec la plus grande solennité, devant le cardinal de Tournon, l’archevêque de Vienne, les évêques de Coutances, d’Angoulême, de Mâcon, l’ambassadeur de l’empereur, Jehan de Saint-Mauris ; la main sur l’Évangile, elle jura qu’elle persévérait dans les sentimens contenus dans ses protestations et déclarations antérieures.
L’empereur et le duc de Clèves entamèrent une négociation avec Rome ; on fit confidentiellement valoir auprès du saint-père l’intérêt qu’il y avait à donner contentement au duc de Clèves pour le retenir dans la religion catholique, qu’il faisait parfois mine de vouloir quitter. Le 12 octobre, Paul III signa le bref : « Nous dissolvons et séparons toi et Jeanne, nous vous délivrons des liens mutuels du mariage, et nous t’accordons à toi avec une autre femme, à elle avec un autre homme, la licence et faculté de contracter un autre mariage légitime. » Le duc de Clèves demanda immédiatement la main d’une nièce de Charles-Quint. On lui accorda Marie d’Autriche, fille de l’empereur Ferdinand, qu’il épousa le 26 juillet 1546 à Ratisbonne.
Jeanne d’Albret était libre : qui pouvait désormais aspirer à sa main ? Son père n’avait jamais renoncé à l’alliance avec Charles-Quint ; il caressait toujours le rêve d’une union qui lui rendrait la Navarre espagnole. Quand parut le bref de Paul III, Henri d’Albret fit de nouvelles ouvertures à Saint-Maurice, l’ambassadeur d’Espagne ; elles furent assez froidement reçues. La reine Marguerite entrait dans les projets de son mari, elle faisait assidûment sa cour à la reine, sœur de Charles-Quint. Elle essaya même d’emmener sa fille en Béarn, prétendant que les scandales de la cour de France lui seraient d’un fâcheux exemple. François Ier décida que Jeanne resterait à Plessis-les-Tours quand sa mère serait en Béarn. Henri d’Albret et Marguerite retournèrent dans leurs états, laissant la princesse de Navarre sous la garde du roi de France.
Les seuls princes français qui pouvaient épouser Jeanne d’Albret étaient le duc d’Orléans, le fils préféré du roi, le duc de Vendôme et le comte d’Aumale, qui devint duc de Guise. François Ier avait de grandes ambitions pour le duc d’Orléans, dont Brantôme dit « qu’il était prompt, bouillant et aimant à faire toujours quelque petit mal…, tout bouillant de guerre, bravant, piaffant, orgueilleux, trop esveillé. » Le duc d’Orléans avait fait une brillante campagne dans le Luxembourg en 1543, mais il s’y était conduit de la façon la plus étrange. A peine maître de Luxembourg, il était entré pour son propre compte en négociation avec les princes allemands et avait protesté de son grand désir de voir « le saint Évangile presché partout le royaume de France. » Il demandait à entrer dans la confédération germanique. Charles-Quint et François avaient tous deux soufflé sur ces chimères ; le premier avait rétabli son autorité dans les duchés de Clèves et de Juliers ; le second avait pris lui-même le titre de duc de Luxembourg. Le roi destinait son fils à une fille de l’empereur et se promettait le Milanais de cette union ; mais le jeune prince, âgé seulement de vingt-trois ans, tomba malade à l’abbaye de Forestmoutiers, près d’Abbeville, et mourut au bout de sept jours de fièvre. François Ier était inconsolable : « Lors il joignit les mains contre le ciel, y adonnant aussi son regard et dit avec bien grande exclamation : « Mon Dieu, que t’ay-je fait, en quoy t’ai-je despleu de m’avoir osté celluy par lequel la chrétienté pouvait demeurer en perpétuel repos et quiétude, celluy qui eust nourri la paix et tranquillité entre les princes ? » (Lettre de l’ambassadeur d’Espagne.) Charles-Quint écrivit à François Ier une lettre de condoléance, et François Ier lui répondit en « priant Dieu vous donner grâce de n’avoir jamès besoin d’être consolé en tel endroict ny de sentir quelle douleur cest de la perte d’un fils. »
il y avait toute chance pour que Jeanne d’Albret, qui avait six années de moins que le duc d’Orléans, épousât ce prince s’il avait vécu, car jamais Charles-Quint n’eût consenti à donner le Milanais en dot à une princesse de sa maison. Restaient le duc de Vendôme et le comte d’Aumale. Le premier, Antoine de Bourbon, gouverneur de Picardie, s’était bien comporté dans la campagne de 1543, mais le comte d’Aumale, son lieutenant, l’avait éclipsé et avait déployé ces qualités qui devaient plus tard l’illustrer comme duc de Guise. Il courtisait la mort, se montrait dans les tranchées vêtu de blanc, avançait jusque sous les murs des villes assiégées : il avait été blessé au siège de Luxembourg.
François Ier n’eut pas le temps de chercher lui-même un époux pour Jeanne d’Albret. Ses derniers jours furent affligés par la mort accidentelle du comte d’Enghien, le jeune vainqueur de Cérisoles, par les froideurs du dauphin, dont la maîtresse, Diane de Poitiers, était l’ennemie de la duchesse d’Etampes. Le roi mourut sans faire ses adieux à sa sœur Marguerite, qui était dans le Béarn et qu’il avait toujours aimée d’une affection tyrannique, mais sincère. Henri II, monté sur le trône, dut s’occuper de chercher un mari pour Jeanne d’Albret ; rien n’attirait plus la reine de Navarre à la cour de France ; le connétable, son ennemi, avait repris le pouvoir avec cette sorte d’âpreté qui succède aux longues disgrâces : Henri II envoya en Béarn le cardinal d’Armagnac, qu’il savait aimé de la maison d’Albret. Le cardinal était chargé de demander la main, de Jeanne ruop Antoine de Bourbon ; mais le comte d’Aumale s’était déjà mis sur les rangs. Les deux maisons de Bourbon et de Lorraine se disputèrent la Navarre avant de se disputer la France.
Henri d’Albret alla au sacre du roi avec sa fille, qu’il avait prise en passant à Plessis-les-Tours : la reine Marguerite, malade, était restée en Poitou. Henri II hésitait ; le duc de Vendôme était de plus grande maison, mais Diane de Poitiers travaillait pour la Lorraine. Il consulta Jeanne elle-même : la princesse savait, comme tout le monde, que le frère cadet de François de Lorraine, Claude, marquis de Mayenne, allait épouser Louise de Brézé, fille de Diane de Poitiers ; mise en demeure de choisir par le roi entre le prince de Bourbon et le prince de Lorraine, elle se contenta de lui dire : « Voudriez-vous, Monseigneur, que celle qui me doit porter la queue fût ma belle-sœur, et que la fille de madame de Valentinois vint à me côtoyer ? » La leçon était sévère dans la bouche d’une jeune femme, et adressée à celui qui affichait hautement ses amours avec madame de Valentinois. Henri II la prit en bonne part et donna son assentiment au mariage avec le prince de Bourbon. Il y avait une difficulté : le roi de Navarre ne voulait ni de Lorraine ni de Bourbon ; il demanda un délai de quelques mois ; il vint, quoique travaillé de la goutte, assister au sacre de Henri II et parla d’emmener sa fille. Le roi n’y voulut pas consentir.
Henri d’Albret songeait toujours à une alliance avec Charles-Quint. Il envoya divers agens en Espagne pour sonder le terrain. À défaut d’un prince de la maison d’Autriche, il eût encore préféré le prince de Piémont à un prince français. Charles-Quint appréciait les qualités de la jeune princesse de Navarre ; dans un testament qu’il fit le 18 janvier 1540 il en parle à son fils comme d’une épouse « d’un extérieur agréable, vertueuse et parfaitement élevée. » Il lui dit que, s’il ne peut épouser la sœur du roi de France, « il faudrait à mon avis tourner vos regards sur la princesse de Navarre, pourvu que l’on obtînt une renonciation à toutes prétentions sur le royaume de Navarre, et que l’on pût faire sortir de France la princesse. »
Quand le roi de France, revenu d’un voyage en Piémont, fit son entrée solennelle à Lyon, parmi les princesses du cortège, un témoin cite Marguerite de Navarre et sa fille, dans une litière couverte de velours noir. Antoine de Vendôme se tenait à cheval à la portière. Henri II décida à Lyon que le mariage ne devait plus être retardé. Il écrivit à ce sujet une lettre au connétable, qui était à ce moment à Bordeaux, et qui peut-être l’informait des projets d’Henri d’Albret. Il dit au connétable que l’ambassadeur de l’empereur était venu voir la reine de Navarre et le chancelier pour les persuader de rompre le mariage de M. de Vendôme. « Je feré ce que je pouré, afin de fayre les noces ou pour le moyns les fyansailles à Moulins, et vous asure quy les fera ou par amour ou par forse, et si ne le fayt, souvené-vous de ce que je vous dys. »
Moulins était la ville principale du duché de Bourbon ; au XVe siècle on y avait élevé un grand château ; la couronne l’avait confisqué après la condamnation du connétable. C’est là que Henri II avait donné rendez-vous au roi de Navarre. Celui-ci était arrivé, en maugréant, voyageant à petites journées. Sa résistance était à bout : sans doute il avait perdu toute espérance du côté de Charles-Quint. Le roi de France lui offrit de l’argent, une rente sur les recettes de Gascogne. Le Béarnais était besoigneux ; il sermonna Antoine de Bourbon sur son luxe et ses folies, et lui recommanda d’adopter les habitudes économes de la cour de Navarre. Le mariage fut célébré le 20 octobre 1548 ; la jeune princesse ne fut pas cette fois traînée à l’autel. « Vous asure, écrivait Henri II, que je ne vys jamais maryé plus joyeuse que sete-sy, et ne fyt jamais que ryre. » Antoine de Bourbon était beau, brave, séduisant ; Jeanne d’Albret ne connaissait pas encore ses défauts. Les longs ennuis de Plessis-les-Tours allaient finir pour elle, comme les incertitudes qui tourmentaient et fatiguaient son âme délicate. Elle fit certainement bon visage à Pierre de Ronsard, qui lui offrit un épithalame.
Quand mon prince épousa
Jeanne, divine race,
Que le ciel composa
Plus belle qu’une grâce,
Les princesses de France,
Ceintes de lauriers verts,
Toutes d’une cadence
Lui chantèrent ces vers :
O hymen ! hyménée,
Hymen, ô hyménée, etc.
Les jeunes époux partirent pour Vendôme ; ils y restèrent quelques semaines avant d’aller en Béarn. La reine Marguerite ne jouit qu’un an du bonheur de sa fille : elle mourut le 21 décembre 1549. Elle avait presque regardé comme une mésalliance le mariage de sa fille avec un « sire des fleurs de lys ; » mais elle aimait sa fille d’une affection tendre et la voyait heureuse. Le prince lorrain que Jeanne avait dédaigné allait devenir un des arbitres et maîtres de la France ; mais la reine de Navarre allait bientôt donner elle-même le jour à celui qui devait triompher des Guises et s’appeler Henri IV.