Aller au contenu

La Mère et le Fils/07

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 75-81).

CHAPITRE VII


P endant ces quelques journées, il vécut de fièvre, de fatigue et d’enthousiasme. Il était projeté si violemment vers le tout proche avenir qu’il en oubliait presque le passé.

Deux fois par jour il allait au manège, le matin et l’après-midi. La terreur de voir apparaître Johny John avec son fouet et son sourire dédaigneux le stimulait encore. Des séances d’une violence inouïe eurent lieu dans la sciure poussiéreuse. Le manège était immense et flanqué de salles de gymnastique. Là, des amateurs prenaient leurs leçons, et quelques professionnels venaient étudier des numéros.

Parfois, en attendant son tour, Irénée allait du côté de ces salles. Une petite pensionnaire anémique, qu’accompagnait son Anglaise, s’exerçait au trapèze, dirigée par M. Bourreau, chef de gymnastique. Ou bien c’était un petit garçon amené par ses parents. Aux timides essais des jeunes bourgeois succédaient sans transition les exercices d’un équilibriste des grands cirques parisiens, lequel luttait avec les difficultés imposées par les exigences du métier.

Le tour qu’il avait en vue devait enrichir son répertoire, usé dans tous les cirques, et qui demandait enfin quelque renouvellement.

Assis sur le banc du fond, que de fois Irénée regarda celui-là batailler avec la peur, la peur, terrible fonds commun où toute la corporation des acrobates ne cesse de puiser.

C’était un garçon assez jeune encore, pâle, déformé par sa profession, et dont le cœur sans cesse forcé, comme chez tous ceux de son espèce, devait déjà donner des signes de fatigue.

Ce serait une erreur de croire que tous les gymnasiarques, parce qu’ils passent leur vie dans les efforts physiques, sont plus forts ou mieux portants que d’autres. Il en est beaucoup qui ne vont pas jusqu’à la vieillesse. Et, bien souvent, leur visage souffreteux, l’expression de leur regard montrent que, surmenés depuis l’enfance, ils ne feront pas de vieux os, comme dit le populaire.

Il s’agissait, pour celui-ci, de boucler la boucle au trapèze, c’est-à-dire de faire le tour complet, donc de se trouver, à un moment, assis la tête en bas sur ledit trapèze, sans être pour cela précipité par terre.

Un épais et rassurant matelas de sciure s’étendait au-dessous de lui. Le trapèze était de métal rigide. Chaque fois qu’au maximum de sa course il allait passer outre et décrire la circonférence complète, le malheureux, saisi de frayeur, hésitait sur cette suprême limite, et ne la franchissait pas.

M. Bourreau, d’autres qui flânaient là, l’excitaient de la voix. Lui-même, chaque fois qu’il avait raté son coup, pris de colère, s’injuriait avec véhémence. Mais il avait beau recommencer, sa panique était plus forte que lui.

Jamais Irénée ne devait oublier le matin où cet homme, enfin, réussit son affaire. Une clameur salua son triomphe. Le trapèze, après un tel élan, continuait ses oscillations diminuées. Il fallait attendre pour sauter à terre.

Dès qu’il le put, l’homme descendit. Ses joues étaient livides. Une eau abondante ruisselait sur son visage.

— Ça y est !… dit-il, en haletant. Maintenant, j’ai mon numéro !

Il voulait parler encore, et ne put. Il s’évanouissait. On l’allongea dans la sciure. Avec son pauvre costume de travail, ses espadrilles usagées, avec sa tête aux cheveux rares, ses paupières fermées, sa bouche amère, il avait l’air d’un misérable cadavre, modeste victime d’un travail au-dessus des forces humaines.

— Pourtant, murmura M. Bourreau, faudra qu’il le fasse sans sciure et tout au haut, dans le vide, sans ça, ça n’intéresserait personne.

Et, facilement, Irénée imagina le même personnage parmi la musique pimpante et les mille lumières du cirque, en prétentieux maillot, pommadé, souriant, tandis que des gens confortablement assis le regardaient faire, en pensant peut-être à autre chose.

D’autres fois, Mlle de Vallombreuse paraissait, venant de dresser ses deux chevaux.

— S’il vous plaît, monsieur Bourreau, une souplesse !

Le chef de gymnastique, figure foraine aux cheveux dentelés, aux moustaches en croc, la commandait, tandis qu’en mesure elle exécutait les mouvements, puis, pour finir, marchait sur les mains. Ce sont des gammes et des exercices qu’il est bon de reprendre de temps à autre. En culotte de cheval, Mlle de Vallombreuse sentait la sueur et l’écurie. Remise sur ses pieds, elle racontait en langue verte ses aventures.

Un matin qu’il regardait, en attendant l’heure — c’était le cinquième jour depuis qu’il avait commencé son entreprise — M. Bourreau mettre au point des exercices de saut, la porte de la salle fut ouverte, et Johny John parut.

En complet sombre et pardessus, de son costume de cow-boy il n’avait conservé que le feutre gris. Rasé de frais, correct, il fit, dans le vague, un tout petit salut de la tête, sans ôter son chapeau. C’était un personnage. Tous les sauteurs s’arrêtèrent.

Irénée s’était levé, saisi.

Mâchonnant ses mots en même temps que son éternelle gomme, nasillard et hautain :

— Je viens vous faire travailler moi-même, ce matin, dit Johny John dans sa langue bâtarde. Dick est malade. L’imbécile a trouvé moyen de se faire allonger un bon coup de sabot à la représentation d’hier. Il faudra qu’il soit guéri ce soir. Mais, en attendant, me voilà. Vous avez déjà essayé le revolver ?

— Pas encore !… bondit Irénée, comment voulez-vous ? Il fallait d’abord…

— Vous tirerez aujourd’hui, coupa Johny John. Je l’ai apporté pour ça.

C’était sans réplique. Irénée n’ajouta pas un mot.

Cependant, quand ils entrèrent dans le manège enfin libre, le cheval, aux mains du palefrenier, se cabra subitement. Il avait reconnu le cow-boy. Le palefrenier n’eut que le temps de le ressaisir par la bride. Mais plus Johny John s’avançait près de lui, plus l’animal s’agitait. Il fut dans un tel état d’énervement quand il vit son maître prendre la chambrière qu’Irénée se demanda comment il pourrait jamais, sur cette bête, venir à bout de son numéro. À peine commençait-il, depuis la veille, à l’exécuter proprement. « Ça ne va jamais aller !… » grommela-t-il pour lui-même.

Mais il n’osa pas faire voir son inquiétude.

Il s’approcha du cheval pour l’enfourcher. Comme il passait sa jambe, le cheval se cabra de nouveau.

— Charogne !… cria le petit, en retombant d’aplomb sur la selle, non sans élégance.

Flegmatique, l’Américain :

Dont be nervous ! (Ne soyez pas nerveux !)

Et, disant cela, toujours calme, il allongea sur les jambes du cheval trois ou quatre larges coups de chambrière, ce qui eut pour premier effet de le faire dresser au maximum, puis ruer, puis faire le saut du mouton, puis la tête à queue, le tout sur place, car Irénée le maintenait bien, refrénant le galop forcené que cette bête apeurée avait dans les reins.

« Gare, tout à l’heure !… pensait-il. Si je ne suis pas tué ce matin, j’aurai de la veine ! »

Il ne fut pas tué, malgré l’embardée que fit le cheval quand le tour du manège le ramena du côté de Johny John, et cela juste comme Irénée, lâchant tout, se jetait dans le vide.

« Ça y est !… Cette fois j’y suis ! J’ai la tête écrasée. »

Il entendit, à travers la charge des quatre pieds sourds qui menaçaient son crâne :

Don’t be nervous !

Puis, comme pour Dick :

Up !

Alors, d’un mouvement magnifiquement souple, avec une aisance étourdissante, galvanisé par cette voix froide, il se redressa, fut en selle avant d’avoir su comment.

C’était enfin la perfection.

— À présent, mâchonna le cow-boy sans le laisser reprendre son souffle, recommencez. Voici le revolver.

Le cheval, hypnotisé comme son cavalier, galopait à présent plus rythmiquement qu’à l’ordinaire.

Mais, gêné par ce revolver dans sa main, Irénée ne parvenait pas à trouver assez de sang-froid pour tirer.

En trombe il passa, mais ne tira pas.

— Vous, couard !… rugit l’homme. Voulez-vous tirer, le voulez-vous ?

Et comme la chevauchée repassait encore une fois devant lui, la chambrière, habilement maniée par cette main qui jetait le lasso, vint cingler la joue du garçon traîné dans la sciure.

Recevoir un coup de fouet, lui ?… La surprise, l’indignation, la rage lui firent à l’instant retrouver sa présence d’esprit. Comme il l’avait vu faire dans le cirque, exactement comme il l’avait vu faire à Dick, il déchargea les six coups de son revolver : deux à droite, deux à gauche, un en haut, un en bas. Puis il se remit en selle.

— Ça peut aller !… fit Johny John en jetant loin la chambrière.

Sifflotant, il tourna le dos et se dirigea vers la sortie.

Le cheval s’était arrêté de lui-même. En relevant la tête, Irénée vit, entassés dans la tribune, tous ceux de la salle de gymnastique, et le patron du manège, au milieu d’eux, qui, sans oser rien dire, lui faisaient des signes de félicitation.

- Maintenant, il est temps de quitter tous ces gens. J’ai à vous parler. Vous déjeunez avec moi. Il n’est pas midi, vous avez le temps d’aller prendre votre bain et de vous habiller. Je vous attendrai à une heure dans le bar des Champs-Élysées, à gauche. Nous aurons notre lunch là.

Et, par une espèce de délicatesse qui n’échappa pas au petit, puisque tout ce monde les regardait, avant de partir le cow-boy lui donna une poignée de mains, à lui seul, pour bien montrer que, malgré sa balafre, il était l’unique gentleman de la compagnie.

Il avait, après avoir fait soigneusement sa toilette, remis son costume de ville, le seul qu’il possédât, du reste.

Déjeuner dans cette atmosphère d’élégance, à cette belle table si bien servie, parmi des odeurs truffées et le bruit discret des conversations l’étonnait, après tant de crémeries et de marchands de vins.

— Voilà, boy ! Mes différents numéros ont usé tous les cirques d’ici. Alors je constitue une troupe à moi qui fera les grandes villes de l’étranger. Vous m’avez dit que vous étiez prêt à tout. D’ici quelques mois, nous partons. Entendu ?

Pendant la seconde où surpris, il resta sans répondre, Irénée eut le temps d’imaginer un splendide destin, des terres, des mers, des capitales, des chevauchées la tête au vent sur des continents étrangers, la griserie, en un mot, du nomadisme, tout ce qu’il souhaitait au monde.

— Entendu !… cria-t-il avec un rire.

Et ce ne fut qu’un peu plus tard, alors que Johny John parlait de tout autre chose, qu’il comprit pourquoi, le premier soir, l’Américain avait si vite accepté de l’essayer sur ses chevaux.

— Eh bien ! Vous êtes prêt ! Voilà déjà quelque chose pour nos tournées. D’ici notre départ nous aurons mis la performance au point avec Dick comme second Cosaque, ce qui fera bien plus d’effet. J’ai un autre cheval dressé comme celui-ci.

— Les cirques seront peut-être plus grands, là-bas !… dit naïvement Irénée.

Car il ignorait encore que le diamètre d’un cirque, quel qu’il soit, est partout de treize mètres cinquante, convention internationale.

Johny John haussa les épaules.

— Vous ignorez peut-être aussi qu’on prend toujours le galop à droite de la piste !… demanda-t-il, ironique.

Mais le petit n’eut pas à répondre, car l’entrée d’un éléphant sur le tapis les forçait à quitter la place.