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La Mère et le Fils/10

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 95-101).

CHAPITRE X


L a troupe enfin constituée par Johny John devait partir le 15 mai, sous le nom de cirque J. J., pour la Belgique et la Hollande, en attendant de plus lointains voyages.

Irénée, future étoile, travaillait avec acharnement. Il avait bien compris l’importance de son rôle. L’Américain tenait à lui.

Son succès grandissant eût suffi pour lui montrer qu’il avait quelque chose qui plaisait. Son énergie, sa grâce ne passaient pas inaperçues ni, dans un visage d’enfant, ses beaux yeux chargés de phosphore bleu.

Il avait depuis trois mois reçu quelques lettres d’amour. Comme il était dédaigneux et pris par son rude labeur, il n’y répondait pas. Cependant ces lettres contribuaient à lui donner de l’assurance. Il ne craignit pas, sur le point d’entreprendre un si long voyage, de demander à Johny John quelques jours de congé pour aller voir sa mère. Une semaine nouvelle commençait ; il était facile d’établir sans lui le programme des soirées.

— Allez-y !… dit le cow-boy après s’être fait bien prier. Et n’oubliez pas de rapporter vos papiers, à cause du passeport.

Et, cette fois encore, Irénée projeta d’arriver à l’improviste dans la vieille maison familiale.

Le petit train nocturne le descendit en plein printemps. Dès la gare, il respira dans l’air campagnard le parfum des arbres en fleurs qu’il ne voyait pas.

Il avait, en chemin, dîné de n’importe quoi. Les dernières couleurs du crépuscule disparurent comme il prenait la route. Heure choisie pour passer inaperçu. La mère Hortense, pas encore couchée, lui ouvrirait vite quand il frapperait, devinant que, si tard, ce ne pouvait être que le jeune maître.

Il avait cru, dirigé vers sa mère avec cette subite violence, qu’il ne sentirait même pas autour de lui le vieux paysage du passé. Comme on se trompe !

Les rudes mois qu’il venait de vivre dans Paris l’avaient rempli d’oubli. Il marchait au milieu de nouveautés. Ce n’était pas seulement cet embaumement de mai chargé de pétales de pommiers, c’était aussi la façon dont cet air, dans la demi-obscurité, passait sur ses joues ; c’était le contact de la route un peu mouillée sous ses semelles, le bruit de ses pas. C’étaient les silhouettes rondes des bois un peu plus foncés que le ciel ; c’était le silence sans passants, sans voitures, un silence venu du fond des horizons et que n’annulait pas le bruissement continu d’une infinité de grillons ; c’était cette étoile toute seule dans les ombres de la terre et du ciel.

La grille rouillée du parc, cédant sous ses mains dans les ténèbres des frondaisons, lui redonna le sentiment du vieux sang seigneurial qui coulait à travers ses veines. Pendant que durèrent ces battements de cœur, il connut la surprise, presque le scandale d’être devenu ce qu’il était : un saltimbanque.

Il y eut une seconde dans sa vie, cette seconde-là, où tout son être renonça d’un geste à l’aventure, au risque, au voyage.

« Si maman, pensa-t-il, est, par prodige, redevenue ce qu’elle était avant, je ne m’en vais plus. Je reste près d’elle. Je veux bien même retourner pour un temps au lycée, je veux bien être un monsieur. Je reprendrai racine ici, dans ce paysage impressionnant que je ne reconnais plus, qui ne me reconnaît plus… »

À travers le parc, les arbres dans la nuit furent, autour de lui, des spectres. En passant par les herbes longues des pelouses à l’abandon, il fit se lever, sous ses pieds, la grande odeur verte. Un monde touffu, qu’il distinguait mal, l’enveloppait de partout. Il ne savait plus que le printemps avait les cheveux si longs. Les grillons, l’étoile, le parfum des fleurs, tout l’avait suivi. Sa tête tournait. Ivre, il désira se coucher par terre, fermer les yeux, prendre tout cela jusqu’au fond de sa poitrine. Il éprouvait un bonheur sans mots, végétal, un bonheur immense et sacré comme celui d’un arbre, racines enfoncées dans la terre, branchage étalé dans le ciel. « Rester ici ! Rester ici ! » Puis il jeta, du côté plus noir où se tenait le cheval de plâtre, un coup d’œil presque superstitieux.

La petite lumière qu’il vit à une fenêtre de la maison lui fit reprendre sa course. Il avait tant ralenti le pas qu’il était prêt à s’arrêter.

— C’est vous, m’sieu Irénée ?

— C’est moi, mère Hortense ! Ouvrez !

Elle tenait haut une bougie tremblante, sur le seuil noir de la porte d’en bas.

— Vous m’avez fait bien peur, monsieur !… Bonsoir, monsieur !

— Bonsoir, bonsoir !… Et maman ? Et maman ?…

— Elle est toujours la même, monsieur, malheureusement.

Il la trouva changée, vieillie, enfoncée plus avant dans la perdition physique. Cette vue l’arrachait brutalement à l’extase première du retour. Les yeux durs, il n’avait même pas envie de l’embrasser. Qu’est-ce qu’il avait donc pensé, tout à l’heure ? Il n’avait plus de mère. La maison tombait doucement en ruine. La déchirure du rideau s’était agrandie. Les murs sentaient la moisissure.

— Monsieur voit que je la soigne toujours bien ! Son linge est bien blanc, elle est bien peignée, la chambre est en ordre. Pourtant, je n’attendais pas monsieur.

— Oui, mère Hortense, je vois. Vous savez bien que j’ai confiance en vous. Mais aussi, soyez tranquille ! Vous serez bourrée d’argent. J’ai trouvé une place de voyageur de commerce qui va me rapporter beaucoup.

Elle donna des petites nouvelles, avec son air réticent. Cependant, il discernait le grand respect qu’elle avait pour lui, désormais. Il était celui qui paie.

— Monsieur ne veut rien manger ? Madame a eu son petit dîner déjà. Mais je trouverai bien quelque chose à la cuisine.

— Non, non ! Rien. Merci.

— Alors, je vais installer le matelas, comme la dernière fois ?

— Oui ! C’est ça !… Ce ne sera que pour une nuit, d’ailleurs. Je repartirai demain.

— Bien, monsieur !

Au bout d’un moment de contemplation, il s’en rendit compte, il osait à peine respirer.

Il s’approcha sur la pointe du pied et reprit comme malgré lui sa place au bout du lit.

À Paris, cette mère était toujours au fond de sa pensée. Il vivait avec elle, ou plutôt avec l’idée qu’il se faisait d’elle. Mais maintenant qu’elle était là sous ses yeux, il voyait bien qu’elle n’était pas du tout ressemblante.

Il avait joué, somme toute, avec elle comme un enfant avec sa poupée. Quelle chose étrange que de jouer à la poupée, si l’on y songe ! On la fait parler, on lui prête des sentiments, on croit au regard de ses yeux de verre. C’est un jeu bien humain, terriblement humain. Pourquoi ne pas essayer de jouer vraiment à la poupée ?

Il prit la main posée sur le drap. Elle était chaude, vivante. Ce n’était pas la main d’un mannequin. Il la secoua doucement pour lui donner un geste, et murmura dans un souffle :

— C’est toi, Irénée ?… Mon chéri ! Mon chéri !… C’est toi ?

Pour parler à l’oreille de sa mère, il dut se mettre à genoux au chevet du lit.

— Oui, maman ! C’est moi ! Vous voulez bien que j’embrasse votre main, dites ?…

Et, de baisers frénétiques, il couvrit les doigts inertes. Puis, ce fut plus fort que lui. Relevant la tête, il regarda si elle avait senti cela. Mais, n’ayant trouvé que ce visage dans le coma, vite il s’empressa de retourner à la petite main pâle. Il posa son front dessus, et, toujours à genoux, n’osant plus relever la tête par crainte de ce qu’il verrait :

— Vous me demandez de vous raconter ? Eh bien ! Voilà ! J’ai choisi un métier dangereux, mais qui va me rapporter beaucoup d’argent. Trois cents francs par jour, ce n’est pas mal, n’est-ce pas ? Je vais vous dire tout à l’heure ce que c’est. Mais avant, dites-moi, vous : si j’étais tué — comme mes frères — est-ce que ça vous ferait du chagrin ? Beaucoup de chagrin ?…

Il lui faisait peut-être mal, à la serrer si fort. Il sentit la main remuer dans les siennes, et cela lui parut surnaturel comme s’il se fût agi d’un cadavre. Il n’osa pas regarder une fois de plus si la figure avait changé d’expression. Il éleva seulement un peu, pour se faire mieux entendre, sa voix qui s’étouffait dans le drap.

— Oui ? ça vous ferait du chagrin ?… Comme vous êtes bonne, maman ! Mais je ne serai pas tué ! Je suis si adroit, si vous saviez, si sûr de moi ! Et, même si je manque mon coup, quelquefois, en travaillant, je ne me fais jamais de mal.

Puis, fatalement, l’éternelle question qui déchirait son cœur depuis sa plus petite enfance brûla ses lèvres.

— Vous m’aimez donc un peu ? Pourquoi n’avez-vous jamais eu l’air ? Pourquoi ?…

Il resta longtemps silencieux. Elle dormait. Il l’entendait à sa respiration longue et calme.

Il reprit enfin, et son intonation sourde était celle d’un garçon de dix ans :

— J’étais beau en cosaque, vous savez !

Les dents serrées :

— On est si bête, quand on ne sait pas encore ! Je croyais, sur mon cheval, m’élancer à la conquête du monde. Et je n’avais personne, personne à qui le dire ! Je n’avais que la lettre de tante Marguerite à embrasser. Il me semblait que j’étais comme un petit Tamerlan. Je voulais les écraser par quelque chose de plus beau que ce qu’ils voient tous les jours, je voulais faire quelque chose qu’ils ne peuvent pas faire, eux.

Frémissant, il poursuivit :

— J’ai besoin de les écraser, de les faire crier, de les sortir d’eux-mêmes. Ils sont si atroces ! Je les hais !… Vous dites que je suis anarchiste. Non. C’est eux qui sont atroces. Je ne veux pas être comme eux, voilà tout !… Et puis, maman, oh ! si vous saviez !… Ça ne leur a rien fait de me voir. Rien du tout. Ils m’ont pris pour Dick, ou un autre. Alors j’ai compris que je n’étais qu’un pauvre écuyer de cirque qui gagne vingt francs par jour… Voilà.

Il se mit à sangloter. La main de sa mère, tout de suite inondée de ses larmes, lui mouilla la figure. Secoué de spasmes, il continua, divagation hachée :

— Tout à l’heure, dans le parc, c’était si beau ! Il y avait cette étoile, ces grillons, ces grandes herbes, et les arbres, les arbres… Et la nuit pleine de choses qui remuaient et qui sentaient bon… Je voulais rester toute la vie avec vous, dans notre maison, dans notre parc. Je ne voulais plus partir, je ne voulais plus être libre. Je ne voulais que vous, que vous. Je voulais… Je ne savais pas ce que je voulais, mais c’était si beau !… Je suis poète, moi, maman ! C’est affreux d’être poète ! J’étais déjà poète étant tout petit, tout petit. C’est pour ça que je vous ai fait tant de mal. Le lycée, mes oncles… non ! non ! Mes frères et leurs filatures, non ! non !… Tout ça n’était pas possible pour moi. Et moi je tournais autour de vous. Je voulais votre assentiment. Et jamais, jamais, vous ne me l’avez donné. Oh ! comme vous étiez dure pour moi, maman !

Les sanglots le coupèrent un moment. La main qu’il tenait et sa joue baignaient ensemble dans un lac de larmes.

— Poète !… Et voilà. J’ai été valet d’abord, et maintenant, en fait de Tamerlan, je suis saltimbanque. Je suis un dévoyé, je le sais bien. Mais, oh ! maman ! Écoutez-moi ! Comprenez-moi ! Ce n’est pas de ma faute ! Ce n’est pas de ma faute ! Je ne peux pas être comme les autres… Poète ! On a tellement besoin de quelqu’un, quand on est poète ! Et personne ! Personne ! Toujours tout seul, toujours, depuis que j’ai commencé à respirer. Tout seul ! Tout seul, maman ! Tout seul !

Un désespoir furieux lui remplissait la poitrine. Il pleurait en une fois toutes les larmes accumulées sans qu’il le sût. Et c’était sa jeunesse, c’était sa force de garçon vigoureux, c’était son indépendance, son audace, sa formidable personnalité qui criaient au secours dans la nuit, qui demandaient une tendresse toute simple et toute naturelle, l’amour d’une mère, le regard d’une mère.

— Maman ! Maman !… Et voilà ce que vous êtes devenue, maintenant, vous qui m’auriez peut-être aimé un jour ! Maman ! Je suis tout seul ! Tout seul !… Personne ! Personne.

Il se retourna brusquement. La vieille Hortense, épouvantée, était derrière lui, debout, en chemise, silhouette ridicule et nocturne.