À valider

La Méditerranée caspienne et le Canal des Steppes

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


LA
MÉDITERRANÉE CASPIENNE
ET
LE CANAL DES STEPPES

I. Kaspische Studien (Études sur la Mer-Caspienne), par M. de Baer ; 1854-1860, Saint-Pétersbourg. — II. Die Verbindung des Kaspischen mit dem Scwvarzen Meere (la Jonction de la Mer-Caspienne et de la Mer-Noire), par M. de Bergstræsser, dans les Mittheilungen de Petermann, Gotha 1859.

C’est un fait désormais incontesté qu’une grande mer s’étendait autrefois du Pont-Euxin à l’Océan-Glacial : la Caspienne, la mer d’Aral, les innombrables lacs parsemés dans les plaines d’Astrakhan et de la Tartarie, sont des restes de cette antique Méditerranée d’Asie, non moins grande que notre Méditerranée européenne. Les traces diverses laissées sur le sol pendant les périodes géologiques récentes, les amas de coquillages, les bancs de sel épars au milieu des steppes, ne permettent pas de mettre en doute le long séjour des eaux marines dans ces plaines, aujourd’hui desséchées, et l’on peut même reconnaître en grande partie la ligne des falaises que venaient battre autrefois les eaux de l’océan disparu. Il n’est pas étonnant que dans une contrée où chaque rocher, chaque dune, chaque grain de sable est un éloquent témoin des anciens jours, les populations aient inventé ou conservé la tradition de la mer immense qui séparait les continens de l’Europe et de l’Asie. D’ailleurs l’homme a peut-être assisté au dessèchement graduel de cette mer ; il a peut-être vu le Pont-Euxin s’éloigner de la Caspienne, la Caspienne abandonner dans la plaine son ancien golfe de l’Aral, et des lacs considérables s’évaporer au soleil ou se changer en masses de sel gemme.

Nous ignorons si le volume des eaux diminue encore de nos jours dans le bassin de la Caspienne, la plus grande mer intérieure qui reste de l’antique océan d’Hyrcanie : mais il est certain qu’on ne cesse d’observer bien des changemens importans dans la forme de ses rivages, dans les terrains des steppes qu’elle abandonna jadis, dans les allures des fleuves qui s’y déversent. Le livre que vient de publier M. de Baer, ouvrage remarquable à la fois par ses patientes analyses et ses généralisations hardies, nous prouve que la nature est encore en travail, comme dans les premiers âges, pour transformer la Caspienne et les contrées qui l’avoisinent : aucune force géologique ne s’est arrêtée dans son œuvre. Même pendant les quelques années de nos si courtes vies, nous voyons le territoire de la Russie méridionale s’enrichir d’espaces considérables aux dépens de la mer, nous voyons les steppes salines modifier la nature de leur sol, des lacs se résoudre en étangs et en mares, des fleuves incertains osciller dans les plaines comme des serpens déroulant leurs anneaux. Et ces changemens n’arrivent point à la suite de soudaines révolutions, de redoutables cataclysmes ; ils sont amenés par de lents et imperceptibles mouvemens du sol, par les variations périodiques des météores, les immuables lois de la rotation du globe et de la pesanteur ; ils s’accomplissent en se succédant chaque jour d’une manière inappréciable à l’œil nu, mais certaine. Par leur majestueuse lenteur, ils donnent un démenti à ce que nos théories géologiques ont de brutal. Si fiers que nous soyons de notre science moderne, il faut avouer qu’elle diffère assez peu des conceptions grossières de nos ancêtres ; comme eux, nous avons le grand défaut des faibles, celui d’adorer la violence, et l’histoire de la terre n’est pour nous qu’une succession de terribles catastrophes. Autrefois on attribuait la formation de chaque langue de sable, de chaque éboulis de montagne, de chaque défilé, à la verge de Moïse, au marteau de Thor, à la Durandal de Roland ; nous, moins poètes que nos pères, mais non moins matérialistes qu’eux, nous voyons partout les traces de violentes convulsions, de luttes sauvages entre les forces indomptées du chaos. Pour expliquer tous les phénomènes géologiques, nous ne parlons de rien moins que de changemens de l’axe terrestre, de ruptures de la croûte solide, d’effondremens gigantesques ; un grand savant, Halley, va même jusqu’à attribuer la concavité du bassin de la Caspienne au choc d’une comète égarée. Ce n’est point ainsi que la nature procède d’ordinaire ; elle est plus calme, plus régulière dans ses œuvres, et, contenant sa force, opère les changemens les plus grandioses à l’insu des créatures. Elle soulève les montagnes et dessèche les mers sans déranger le vol des moucherons ; telle révolution qui nous semble avoir été produite comme par un coup de foudre a mis peut-être des milliers de siècles à s’accomplir. C’est que le temps appartient à la terre : elle renouvelle chaque année, sans se hâter, sa parure de feuilles et de fleurs ; de même elle rajeunit pendant le cours des âges ses mers et ses continens, et les promène lentement à sa surface suivant des lois qui nous sont encore inconnues, mais que nous commençons à entrevoir. Grâce à des études profondes comme celles de M. de Baer sur la Caspienne, nous pouvons espérer un jour de voir se dérouler devant nous l’ancienne histoire de la terre, non pas dans ses coups de théâtre gigantesques et ses bouleversemens terribles, mais dans sa vie de chaque jour et pour ainsi dire dans l’intimité même de ses lentes évolutions géologiques. Nous apprendrons comment le plus simple phénomène exerce son influence dans la distribution des continens et des mers, comment le moindre grain de sable accomplit sa petite œuvre dans la grande œuvre du globe. Toutes les manifestations de cette force vivante qui pénètre la terre auront un sens pour nous, et la statue si longtemps voilée de la grande Isis nous apparaîtra dans sa divine beauté !


I.

Il y a peu de siècles encore, la Caspienne appartenait plus au domaine de la fable qu’à celui de la géographie. On sait que presque tous les anciens, le grand Strabon lui-même, prenaient la mer d’Hyrcanie pour un appendice de l’Océan-Boréal, de la Mer-Noire, ou pour un prolongement du Golfe-Persique. Seuls, Hérodote, Aristote, Diodore, Ptolémée y voyaient une mer intérieure ; mais Aristote ne pouvait en expliquer l’isolement que par l’hypothèse de canaux souterrains qui déversaient le trop-plein des eaux dans la Mer-Noire. En plein XVIIe siècle, le géographe et voyageur hollandais Jean Struys adoptait encore cette idée et dessinait au centre de la Mer-Caspienne un tourbillon dans lequel devaient se perdre les eaux pour se rendre à l’Océan par des gouffres secrets. L’antique mer d’Hyrcanie fut enfin enlevée à la fable lorsque Pierre le Grand eut présenté à l’Académie des sciences de Paris la carte dressée de 1710 à 1720 par le capitaine hollandais van Verden. Puis Vinrent Pallas, Gmelin, Eichwald et d’autres savans voyageurs : Kolotkin, Karelin publièrent leurs beaux atlas ; Humboldt écrivit son livre si important de l’Asie centrale. Maintenant le gouvernement russe fait lever des cartes qui pourront servir de base certaine à toutes les recherches ; en même temps on sonde la profondeur des eaux, on en constate la salure, et sur les rochers des bords on trace des marques qui raconteront aux savans toutes les oscillations du niveau.

Le fait le plus étonnant révélé par les explorateurs scientifiques est la dépression considérable des steppes de la Caspienne au-dessous des eaux de la Mer-Noire. De nombreuses observations barométriques, faites pendant le cours du siècle dernier et au commencement du nôtre, ont donné une différence de niveau de plus de 90 mètres entre les deux mers ; mais les nivellemens barométriques doivent être acceptés avec une extrême défiance lorsqu’il s’agit de mesures aussi délicates. Le poids de l’air n’est pas le même sur toutes les parties de la surface terrestre : il change avec les différences de température, la direction des courans atmosphériques, la forme et la hauteur des montagnes[1]. Il fallait donc attendre les résultats d’un nivellement géodésique avant de pouvoir admettre comme un fait désormais hors de doute la dépression des steppes caspiennes au-dessous de la hauteur moyenne de la Mer-Noire. Ce nivellement, exécuté en 1837 par MM. Fuss, Sabler et Sawitch avec toutes les garanties désirables d’exactitude, fixe le niveau de la Caspienne à plus de 25 mètres en contre-bas de la Mer-Noire. Aujourd’hui ce chiffre est universellement accepté comme à peu près irrévocable, et de récens nivellemens trigonométriques opérés par le général de Chodzko sur plusieurs points à la fois, dans la Transcaucasie, entre le Don et le Volga, et directement à travers la dépression ponto-caspienne, ont pleinement confirmé le résultat obtenu par les trois savans géomètres. Quant au nivellement vrai ou prétendu de M. Hommaire de Hell, d’après lequel la différence de niveau serait de 12 mètres seulement, les savans russes le considèrent comme non avenu.

Qu’on admette un instant l’existence des gouffres souterrains d’Aristote, et la Mer-Caspienne, se trouvant en communication avec la Mer-Noire, monterait tout à coup de 25 mètres. Au sud, la chaîne de l’Elbourz ne lui permettrait de recouvrir qu’une étroite lisière de côtes ; entre l’Elbourz et le Caucase, elle envahirait seulement le delta marécageux du Kour et de l’Araxe ; mais plus au nord, à partir de l’embouchure du Terek, elle déroulerait ses flots du côté de l’ouest sur une immense étendue : enveloppant de son nouveau rivage toute la vallée inférieure du Kouma et la dépression du Manytch jusqu’à une petite distance du seuil des deux mers, elle inonderait tout le bassin du Volga au-dessous de Saratov ; elle engloutirait les lacs d’Elton, de Baskouchok, tant d’autres lacs qu’elle avait oubliés jadis dans les steppes, et s’arrondirait au pied des collines calcaires du Turkestan jusqu’au-delà de l’embouchure de l’Emba. Contenue par la ligne de hautes falaises qui bordent le plateau rocheux d’Oust-Ourt, la partie septentrionale de sa rive orientale ne gagnerait qu’une faible largeur sur le continent ; mais, plus au sud, la mer, refluant dans les golfes de Karaboghaz, de Balkhan, de Kbiva, envahirait le désert de la Tartarie et reformerait une grande partie du détroit qui l’unissait jadis au lac d’Aral : peut-être même ne ferait-elle avec cette vaste nappe d’eau et les lacs environnans qu’une seule méditerranée, car l’élévation du niveau de l’Aral au-dessus de la Mer-Noire, élévation qui, d’après les observations barométriques de M. Struve en 1858, serait d’environ 7 mètres et 1/2, pourrait fort bien n’être pas confirmée par les nivellemens géodésiques. Humboldt a désigné sous le nom de concavité du bassin caspien cette énorme étendue de terrain, comparable à la superficie de la France, que la Caspienne recouvrirait de ses ondes, si elle remontait soudain au niveau de la Mer-Noire. Il est impossible de séparer l’étude de ce bassin desséché et celle de la dépression que remplissent encore les eaux ; bien que les plaines d’Astrakhan soient aujourd’hui transformées en terre ferme, leur histoire ne se confond pas moins avec l’histoire de la Caspienne.

Certes ces plaines basses n’ont rien de pittoresque : elles ne peuvent se comparer au rivage du Mazandéran, où les plages ombragées de palmiers, les collines verdoyantes et les lointains horizons bleuâtres que domine le cône du Demawend forment une succession d’admirables paysages ; elles n’offrent qu’un spectacle ennuyeux à ceux qui ont pu voir les monts du Caucase étalant au-dessus des eaux leurs larges terrasses de verdure, ou le défilé des Portes-de-Derbend gardé par sa ville bâtie en amphithéâtre et semblable à une pyramide aux gigantesques degrés de pierre ; mais, quelles que soient la désolation et l’uniformité des steppes, c’est là que les voyageurs ont pu le mieux lire sur le sol l’histoire récente de la Russie méridionale. Les montagnes nous parlent d’un passé trop lointain, leurs cimes superbes se dressent, pour ainsi dire, au-delà des temps ; les empreintes gravées sur leurs assises de rochers témoignent de tant de changemens et de révolutions qu’en les étudiant l’esprit reste souvent confondu. Plus modestes, offrant moins de problèmes à résoudre, les steppes sont aussi plus faciles à explorer ; leur surface, nivelée graduellement par les eaux, raconte clairement au géologue l’œuvre de l’Océan.

Les Russes divisent, suivant la nature du sol, les plaines de la Mer-Caspienne en steppes de sable ou d’argile, en steppes rocheux et en steppes salins. Les premiers forment la plus grande partie du bassin occidental de la Caspienne ; les steppes rocheux s’étendent à l’est dans la direction de la Tartarie ; les plaines salines occupent une étendue considérable entre le cours du Volga et celui de l’Oural. En général, tous ces steppes mériteraient presque le nom de désert : ils ne comprennent point de magnifiques prairies comme les steppes du Dnieper et du Don, et leurs pâturages occupent une zone très limitée, à une assez grande distance au nord du rivage actuel de la mer. Quand les sauterelles s’y abattent, ce qui arrive assez fréquemment, il n’y reste pas une herbe, et les roseaux des marécages sont rongés jusqu’au niveau même de l’eau.

On sait combien est sinistre d’aspect la surface des steppes au milieu de l’hiver, alors que tout est caché sous la neige et que le vent glacial soulève cette blanche mer en flots et en tourbillons ; mais, dans la saison la plus joyeuse de l’année, l’immense étendue de sable blanc et d’argile rougeâtre, où croissent çà et là des armoises et des euphorbes aux feuilles de teintes sombres, offre aussi un aspect effrayant. Le terrain que l’on traverse en char au grand galop des chevaux apparaît comme une nappe couleur de feu rayée de longues lignes grises. De distance en distance, on traverse péniblement un ravin creusé dans le sol par les eaux torrentielles des orages, puis on contourne quelque marécage aux eaux blanchâtres et floconneuses entrevues à travers une forêt de roseaux. Dans le lointain, une lisière de salicornes rouges de sang révèle une mare saline, et tout à fait à l’extrême horizon des nuages pesans, étages en longues assises, indiquent le rivage de la mer. Le sol répercute une intolérable chaleur. En même temps la brise, attirée comme par un foyer d’appel sur la surface brûlante des steppes, soulève devant elle des tourbillons de poussière ; à côté du char, on voit des débris de plantes desséchées bondir étrangement par milliers et par millions ; roulés en boules par le vent, ces coureurs des steppes luttent de vitesse en rasant la terre, et se pourchassent furieusement en faisant des sauts de plusieurs mètres : on dirait des êtres vivans entraînés dans quelque course démoniaque. À la fin de chaque étape, on s’arrête un instant devant une misérable cabane à demi enterrée dans le sable. On entrevoit une figure humaine aux yeux hagards, aux cheveux en désordre, puis on repart comme un trait pour s’enfoncer de nouveau dans le désert. Rarement on distingue dans le lointain les kibitkas de feutre des Kalmouks ou des Kirghizes ; souvent on parcourt des centaines de lieues sans voir d’autres traces du passage de l’homme que les ornières laissées par les roues dans l’argile durcie.

La plus grande largeur du steppe caspien, de Kamychin sur le Volga à Gouriev, près de l’embouchure de l’Oural, dépasse 600 kilomètres. La pente de la plaine, qui est de 25 mètres seulement pour cette énorme distance, se continue au-dessous de la surface des eaux d’une manière à peine plus sensible : on pourrait s’avancer dans les flots jusqu’à plusieurs lieues du rivage sans courir le risque d’être englouti. Il en est ainsi sur tous les bords de la Caspienne septentrionale : partout les côtes sont basses, partout la mer se présente comme un véritable steppe inondé qu’une soudaine baisse de niveau transformerait en plaines semblables à celles d’Astrakhan. Le bassin maritime auquel s’applique cette observation est trois ou quatre fois plus étendu que la mer d’Azof ; mais nulle part la profondeur ne dépasse 15 ou 16 mètres ; des bancs de sable très nombreux y rendent la navigation difficile ou même complètement impossible, et les fleuves qui s’y déversent, le Terek, le Volga, l’Oural, l’Emba, travaillent sans relâche à le combler de leurs alluvions : on pourrait lui donner le nom de mer des steppes.

Au sud de ce grand marécage, qui est la simple continuation des steppes, et dont l’axe est dirigé du sud-ouest au nord-est, parallèlement aux plaines d’Astrakhan, commence la véritable Caspienne. Elle se compose de deux bassins que la péninsule d’Apchéron ou de Bakou sépare l’un de l’autre. Ce prolongement du Caucase s’avance très loin dans la mer et projette une longue pointe de bancs de sable qui vont à la rencontre d’autres bas-fonds enracinés sur la rive orientale ; d’après la tradition locale, on pouvait autrefois se rendre à pied sec de Bakou aux steppes de la Tartarie, et les sillons creusés par les pluies dans le sol argileux de la péninsule sont considérés comme d’anciennes ornières de chars. Ces assertions n’ont rien de fondé ; mais il est certain qu’un seuil sous-marin s’étend d’une rive à l’autre. On n’a pas encore exécuté un assez grand nombre de sondages pour que la profondeur moyenne des deux bassins soit bien connue. M. de Baer pense que la dépression la plus considérable de toute la Caspienne doit se trouver au nord de la péninsule d’Apchéron, à peu près sous la latitude de Derbend et à une soixantaine de kilomètres du rivage ; cependant, en raisonnant par analogie, on serait amené à croire que le bassin méridional est le plus profond des deux, car il est plus large, et une abrupte chaîne de montagnes le domine en partie. Les sondages sembleraient confirmer cette opinion. M. de Baer lui-même, jetant la sonde à quarante-deux milles de la côte d’Asterabad, n’a pu trouver le fond avec une corde verticale de 540 mètres ; depuis, on aurait opéré près du même endroit un sondage de près de 900 mètres.

Ainsi la Mer-Caspienne se divise en trois parties distinctes : celle du nord, considérable seulement par sa superficie, est très peu profonde, et contient un volume d’eau beaucoup moindre que chacun des deux autres bassins. Ceux-ci se ressemblent par la profondeur de leurs eaux et par les traits physiques de leurs rivages ; mais ils appartiennent à deux zones climatériques bien différentes. Au nord du Caucase, c’est-à-dire autour du bassin central et de la mer des steppes, les températures sont extrêmes[2]. En été, la chaleur est redoutable ; en hiver, les eaux sont ridées par le souffle de l’Océan-Glacial, qui parcourt librement toutes les plaines de la Russie, tandis que l’énorme muraille du Caucase arrête au passage les vents chauds du sud et du sud-ouest. Cette même chaîne sert de rempart protecteur au bassin méridional, et détourne en grande partie le cours des vents glacés du nord. Ceux qui continuent à se diriger vers le fond du golfe rencontrent en chemin les vents contraires venus des plateaux du Khorassan. Il en résulte un conflit qui neutralise les extrêmes de température et force l’atmosphère à livrer les torrens d’humidité qu’elle renferme. Ainsi les rivages persans de la Caspienne sont à la fois garantis des rigueurs du froid et abondamment arrosés par les pluies du ciel. Leur végétation offre un merveilleux contraste avec celle des steppes d’Astrakhan, où l’on ne peut cultiver la vigne qu’à la condition d’enterrer les ceps à 1 mètre et demi de prolbndem’pendant toute la durée de l’hiver.

La salure des eaux est très inégale dans les diverses parties de la Caspienne. Au nord de la péninsule d’Agrakhan, le Terek, l’Oural et surtout le Volga apportent à la mer une énorme quantité d’eau douce, si bien que la salure totale est seulement de 15 à 16 dix-millièmes, et que, dans plusieurs stations de poste où manquent les sources, on boit l’eau de la mer sans répugnance et sans danger. Entre l’embouchure du Volga et celle de l’Oural, l’eau est à peu près douce tout le long des rivages, tant que la sonde n’a pas atteint 4 mètres de profondeur. Les deux bassins du centre et du midi renferment au contraire une eau tout à fait salée. Ce contraste a donné lieu à d’incessantes discussions, depuis Pline et Quinte-Curce jusqu’à M. Hommaire de Hell. M. de Baer, au lieu d’ajouter une opinion de plus à tant de vaines opinions, a tranché la question par des expériences directes. Il a puisé de l’eau dans toutes les parties de la Caspienne, près des bouches du Volga, au milieu du bassin central, dans les golfes de la côte orientale, non loin d’Asterabad, puis il a dosé la quantité de sel contenue dans les divers échantillons. C’est près du haut promontoire de Tchuk-Karaghan, sur la côte orientale, que M. de Baer croit avoir trouvé le degré de salure moyenne. À côté du cap, en effet, passe un courant assez rapide dans lequel sont parfaitement mélangées les eaux du bassin central et celles de la mer des steppes. Le sel marin contenu dans ce courant ne dépasse pas 9 millièmes : c’est une salure deux fois moindre que celle des eaux de l’Océan-Atlantique.

Mais la saturation de la Mer-Caspienne diminue-t-elle pendant le cours des siècles, ou bien est-elle au contraire dans une période d’accroissement ? Un voyageur allemand, M. Eichwald[3], admet l’augmentation de salure comme une chose évidente. Au premier abord, son assertion doit sembler parfaitement fondée, puisque le terrain des steppes abandonne peu à peu le sel qu’il contient. Les pluies et les eaux de neige, en pénétrant à travers la couche superficielle de sable, entraînent les particules salines et les concentrent dans le sous-sol argileux. Partout où se creusent les ravins si nombreux des steppes, les argiles salines sont délayées par les eaux, et vont à leur tour porter leur sel, soit directement à la mer, soit dans un lac, un étang ou quelque ancien lit de rivière. On peut facilement observer ce fait dans les limans, canaux étroits qui se ramifient à travers le sol des steppes, à l’ouest des bouches du Volga. Aussi longtemps qu’ils restent en communication avec le courant du fleuve ou les eaux marines très douces de ces parages, ils sont remplis d’une eau parfaitement potable ; mais que, par une cause quelconque, la communication vienne à être interrompue, les limans se transforment graduellement en lacs salés. En délayant les petites falaises d’argile dont ils baignent la base, ils se saturent de plus en plus de particules salines ; puis, lorsqu’ils s’ouvrent de nouveau une issue vers la mer, ils lui portent le tribut de sel qu’ils ont recueilli, molécule à molécule, dans le steppe. De même les fleuves dissolvent le sel que contiennent leurs rives, et lors de la fonte des neiges ou pendant les fortes pluies d’automne, de nombreuses ravines déversent dans la mer les eaux des lacs salés. Toutes ces causes, semble-t-il, doivent concentrer dans le bassin de la Caspienne une quantité de sel toujours croissante, et donner à ses eaux une teneur plus considérable.

Cependant M. de Baer ne croit pas à l’augmentation du degré de salure dans les eaux de la Caspienne, et, d’après lui, si la proportion du sel subit une modification quelconque, il faudrait plutôt admettre une diminution qu’un accroissement. Évidemment l’étude scientifique de la Caspienne est d’origine trop récente pour que des analyses dignes de foi puissent fournir des élémens de comparaison ; mais l’examen du sol que recouvraient autrefois les eaux supplée en partie aux observations directes. Dans ces plaines abandonnées par la mer, on rencontre çà et là des bancs considérables de coquillages identiquement semblables à ceux qui habitent aujourd’hui la Caspienne. Les dimensions de ces coquillages, toujours proportionnelles à la quantité de sel contenue dans les eaux qu’ils peuplaient, doivent indiquer la salure des anciennes mers, et donner ainsi un point de comparaison. Or les coquilles qu’on ramasse dans le voisinage du lac d’Elton, à plus de 350 kilomètres du rivage actuel de la mer, sont aussi grosses que celles des mollusques vivant de nos jours en pleine mer, à 100 kilomètres de l’embouchure du Volga. Près d’Astrakhan, où les eaux de la mer, mélangées à celles du fleuve, devaient être comparativement douces, les coquillages laissés par le retrait de la mer indiquent un degré de salure semblable à celui des eaux du cap Tchuk-Karaghan et du bassin central lui-même. Bien plus, dans les environs de Bakou, sur les flancs des collines qui dominent les flots, on recueille au milieu des rochers des coquilles de mollusques beaucoup plus fortes que celles des mollusques de même espèce nageant aujourd’hui dans la mer à quelques dizaines de mètres plus bas. Ce fait suffirait à lui seul pour créer une forte présomption en faveur de l’hypothèse de M. de Baer sur la décroissance de la salure dans les eaux de la Caspienne[4].

Mais comment cette décroissance est-elle possible ? comment le sel apporté par les fleuves et les ruisseaux des steppes peut-il sortir du vaste bassin qui l’a reçu, se séparer de l’eau marine avec laquelle il s’est mélangé ? Rien de plus simple : par le mouvement régulier de ses flots, la mer crée sur une grande partie de ses rivages des lagunes où elle enferme ses eaux pour les saturer lentement de sel, et maintenir ainsi sa pureté relative. Devant chaque baie de la Caspienne, l’action des vagues enracine d’abord deux langues de sable aux deux pointes qui gardent l’entrée, puis elle prolonge graduellement ces deux levées et rapproche l’une de l’autre leurs deux extrémités libres, de manière à leur faire décrire un grand arc de cercle dont la convexité est tournée vers le rivage. En même temps elle les élève au-dessus du niveau ordinaire des eaux, et, après une période de temps plus ou moins longue, la mer ne communique plus avec l’intérieur de la lagune que par un étroit canal. L’évaporation, très active dans ces parages qu’avoisine le brûlant désert, fait constamment baisser le niveau des bassins, et l’eau de mer, chargée de sel, doit affluer sans relâche pour rétablir l’équilibre ; il se forme ainsi de véritables magasins de sel incessamment enrichis par l’apport des eaux marines. Lorsque, après de fortes tempêtes ou de longues sécheresses, le détroit qui faisait communiquer la mer et la lagune vient enfin à se fermer, la nappe d’eau, complètement isolée, diminue rapidement de superficie ou même se laisse boire par l’atmosphère, et il ne reste plus d’elle qu’une couche de sel plus ou moins épaisse, formée aux dépens de la mer. C’est ainsi que les lagunes reprennent à la Caspienne le sel que les fleuves des steppes lui avaient apporté. Toute la question est de savoir s’il y a égalité entre la recette et la dépense, ou bien si, conformément à la théorie de M. de Baer, la déperdition de sel est plus considérable que le gain. Une longue série d’observations rigoureuses pourra seule résoudre ce problème.

On peut étudier la formation de ces réservoirs salins sur tout le pourtour de la Caspienne. Pendant un séjour de plusieurs mois à la citadelle de Novo-Petrovsk, qui domine le meilleur port de la rive orientale, non loin du cap Tchuk-Karaghan, M. de Baer utilisait ses loisire en visitant les restes d’une ancienne baie, aujourd’hui divisée en un grand nombre de bassins qui présentent tous les degrés de concentration saline. L’un reçoit encore de temps en temps les eaux de la mer et n’a déposé sur ses bords qu’une très mince couche de sel ; un deuxième, également rempli d’eau, a le fond caché par une épaisse croûte de cristaux roses semblable à un pavé de marbre ; un troisième offre une masse compacte de sel où brillent çà et là des flaques d’eau situées à plus d’un mètre au-dessous du niveau de la mer ; un autre enfin a perdu par l’évaporation toute l’eau qui le remplissait jadis, et les strates de sel qui en tapissent le fond sont en partie recouvertes par les sables. Il en est de même plus au sud, dans les environs de la baie d’Alexandre. Une crique profonde se sépare de la mer ; le Karakul, autre crique déjà complètement isolée, se change en saline, tandis qu’une troisième, l’Achtchi-Saï, dont le niveau se trouve à 15 mètres en contre-bas de la Caspienne, est un réservoir de sel presque inépuisable.

De ces milliers de baies et de lagunes où s’emmagasinent les sels de la Caspienne, aucune n’est plus remarquable que le Karaboghaz, espèce de mer intérieure qui réunissait probablement la mer d’Hyrcanie au lac d’Aral, et dans lequel se jetait peut-être l’Oxus lorsqu’il était encore tributaire de la Caspienne. Le Karaboghaz, à peine indiqué sur la plupart des cartes, couvre cependant une surface très considérable et s’étend dans l’intérieur des terres jusqu’à près d’un tiers de la distance qui sépare le rivage oriental de la Mer-Caspienne d’une baie projetée par l’Aral dans la direction du sud-ouest. Cet immense golfe communique avec la mer par une bouche étroite qui, dans sa partie la plus resserrée, a de 140 à 150 mètres de largeur. Le chenal, que gardent des récifs de calcaire coquillier, offre une profondeur de 7 mètres ; mais le fond se relève graduellement vers l’intérieur du bassin, et forme une large barre dont la partie la plus profonde est à cinq pieds au-dessous de la surface ; les bateaux à fond plat peuvent seuls franchir l’entrée. Un courant venu de la haute mer se porte toujours à travers le détroit avec une rapidité de trois nœuds à l’heure. Les vents d’ouest l’accélèrent, les vents qui souillent dans une direction opposée le retardent, mais jamais il ne coule avec une vitesse moindre d’un nœud et demi. Tous les navigateurs de la Caspienne, tous les Turkmènes nomades qui errent sur ses bords, ont été frappés de la marche inflexible, inexorable de ce fleuve d’eau salée roulant, à travers les noirs écueils, vers un golfe où récemment encore n’avaient jamais osé se hasarder les embarcations. Que peut être cette mer intérieure, sinon un abîme, un gouffre noir, ainsi que le dit le nom de Karaboghaz, où plongent les eaux de la Caspienne pour se rendre dans le Golfe-Persique ou dans la Mer-Noire par des canaux souterrains ? Peut-être est-ce à de vagues rumeurs sur l’existence du Karaboghaz qu’il faut attribuer les assertions d’Aristote au sujet de ces étranges gouffres de la Mer-Noire où venaient bouillonner les eaux de la mer d’Hyrcanie après avoir coulé pendant des centaines de lieues dans les régions des enfers.

L’existence de ce courant, qui porte les flots salés de la Caspienne au vaste golfe de Karaboghaz, s’explique aujourd’hui de la manière la plus satisfaisante. Dans ce bassin exposé à tous les vents et à des chaleurs estivales très intenses, l’évaporation est considérable, la nappe d’eau s’amincit constamment, et le déficit ne peut être réparé que par des afflux d’eau continuels. Des recherches, très faciles à établir dans le chenal étroit et peu profond du Karaboghaz, n’ont pu faire constater l’existence d’un contre-courant sous-marin ramenant à la Caspienne les eaux plus salées du golfe : il est donc très probable que ce bassin intérieur ne rend qu’à l’atmosphère l’eau apportée par le courant caspien ; mais en laissant évaporer ses eaux, l’immense marais garde le sel : il le concentre, il s’en sature chaque jour davantage. Déjà, dit-on, aucun animal ne peut y vivre ; les phoques, qui le visitaient autrefois, ne s’y montrent plus aujourd’hui ; les rivages mêmes sont dépourvus de toute végétation. Des couches de sel commencent à se déposer sur la vase du fond, et la sonde, à peine retirée de l’eau, se recouvre de cristaux salins. M. de Baer a voulu calculer approximativement la quantité de sel dont s’appauvrissait chaque jour la Caspienne au profit du Gouffre-Noir. En ne prenant que les chiffres les moins élevés pour le degré de salure des eaux caspiennes, la largeur et la profondeur du détroit, la vitesse du courant, il a prouvé que le Karaboghaz reçoit chaque jour 350,000 tonnes de sel, c’est-à-dire autant qu’on en consomme dans tout l’empire russe pendant six mois. Qu’à la suite de tempêtes violentes ou par une lente action de la mer la barre se ferme entre la Caspienne et le Karaboghaz, celui-ci diminuera promptement d’étendue, ses bords se transformeront en immenses champs de sel, et la nappe d’eau qui restera au centre du bassin ne sera plus qu’un marécage. Peut-être même disparaîtra-t-elle en entier comme cette mer qui se trouvait entre le lac Elton et le fleuve Oural, et dont l’ancienne existence est révélée seulement par une dépression de 21 mètres au-dessous du niveau de la Caspienne, de 46 mètres au-dessous de la Mer-Noire.

Ce n’est pas uniquement dans les golfes à étroites embouchures que la Caspienne se crée des réservoirs salins. La baie de Mertvoï-Kultuk, qui occupe en entier l’extrémité orientale du bassin septentrional, est aussi une grande nappe d’évaporation où le sel s’accumule sans cesse. Cette vaste baie, que des promontoires sablonneux et des bas-fonds séparent en partie de la mer, ne reçoit pas un seul affluent digne de ce nom, et l’évaporation complète de ses eaux, déjà bien plus basses que celles de la Caspienne, ne peut être prévenue que par l’afflux continuel d’un courant parti de la haute mer. Tout en apportant son tribut de flots salés, ce courant, aidé par les brises de terre qui entraînent en tourbillons le sable des steppes et le déposent au milieu de la baie, élève constamment la digue des bas-fonds et travaille à l’isolement du Mertvoï-Kultuk, à sa transformation en un immense marais salant. Bien avant toutefois que cette baie soit séparée du reste de la Caspienne, un bras qu’elle projette au loin dans l’intérieur des terres sera changé en un lac de sel. Ce bras de mer, auquel les cartes donnent le nom de Karasu (eau noire), mais qui porte en réalité celui de Kaïdak, remplit une longue et profonde fissure, dominée par des rochers abrupts et semblable à un fiord norvégien. Au XVIe siècle, lorsque les tribus des steppes n’étaient pas encore privées de toute initiative par le despotisme russe, c’était sur les bords du Karasu que se trouvait le grand marché où s’opéraient les échanges entre Khiva et la Moscovie. Alors la barre qui sépare ce fiord du Mertvoï-Kultuk était facile à franchir ; elle est aujourd’hui presque inaccessible aux embarcations du plus faible tirant d’eau, et le gouvernement russe a été obligé en 1843 d’abandonner la forteresse, d’ailleurs parfaitement inutile, de Novo-Alexandrovsk, qu’il avait construite en 1826 sur le rivage oriental du Karasu. La salure de Mertvoï-Kultuk est déjà deux fois plus forte que celle du bassin central de la Caspienne ; celle du Karasu est presque quadruple et dépasse même celle du golfe de Suez, la plus salée de toutes les mers qui communiquent avec l’Océan. La proportion du sel marin s’élève dans le Karasu à près de 4 centièmes, et tous les sels réunis forment environ les 57 millièmes de l’eau ; c’est dire que la vie animale doit y être presque complètement ou tout à fait supprimée.

Ainsi la Mer-Caspienne travaille sans cesse à diminuer de surface en détachant de son sein les baies et les golfes qui découpent ses rivages. Comme un arbre qui laisse tomber ses fruits sur le sol, elle éparpille dans le steppe des lacs et des étangs. Bien plus, non contente de créer sur ses côtes, et aux dépens de sa propre étendue, des réservoirs d’eau salée, elle transforme en réservoirs de même espèce jusqu’aux îles qu’elle entoure de ses eaux. L’île de Kulali, située entre le bassin septentrional et le bassin central de la Caspienne, non loin du cap Tchuk-Karaghan, est un exemple remarquable de ce travail de la mer. Étalée sur les eaux en forme de cimeterre, elle se compose de deux levées de sable parallèles renfermant une série de lagunes où l’eau marine se sature et s’évapore. Pendant les tempêtes, les vagues bondissent par-dessus les cordons littoraux, apportant de nouvelles quantités de sel à concentrer ; puis la chaleur vaporise l’humidité des lagunes, et il ne reste bientôt plus que des couches de cristaux.


II.

Il serait facile d’expliquer l’assèchement graduel des côtes basses et la formation des lagunes salées sur les bords de la Caspienne, si l’on admettait une diminution constante des eaux dans cette mer intérieure. Plusieurs géographes, qui se sont faits les défenseurs de cette hypothèse, citent à l’appui de leurs argumens les îles et les péninsules émergées dans les parages de Bakou ; mais jusqu’à nouvel ordre ces émersions peuvent être attribuées aux forces purement locales qui font onduler et ployer l’écorce de la terre dans cette partie des régions caucasiques. Les oscillations diverses constatées sur le bord de la mer, près de Bakou, ne témoignent pas en faveur d’une dénivellation de la Caspienne plus que les immersions et les émersions fréquentes du temple de Sérapis à Pœstum ne prouvent un changement de niveau dans la Méditerranée. Il n’est pas un récit de voyage qui ne parle de l’activité extraordinaire des forces volcaniques à l’œuvre sous le sol de Bakou, et récemment encore on vu dans ces parages surgir brusquement un îlot. Les touristes, aussi bien que les géographes, parlent des abondantes sources de naphte, de ce temple du Feu où les Guèbres entretiennent une flamme éternelle, de ces incendies de gaz qu’allume une étincelle, de ces manteaux de lumière qui, pendant les nuits orageuses, étendent leurs replis phosphorescens sur les lianes des montagnes. Au milieu même de la mer sourdent des ruisseaux de naphte en faisant bouillonner les flots et en répandant au loin sur la surface des vagues une légère pellicule irisée. Il suffit de jeter sur la source une étoupe enflammée pour que le gaz s’allume et qu’un vaste incendie propage ses flots de lumière sur la nappe des eaux. Quelles richesses enfouies dans cette terre qui en laisse échapper le trop-plein avec une telle abondance ! Chaque année, on puise dans le sol plus de 1, 500 tonnes de naphte liquide ; mais les torrens de gaz, qui pourraient être d’une si grande utilité industrielle, s’échappent librement dans l’air. Quelques chaulburniers seulement s’en servent comme de combustible. En 1856, l’amiral russe de la station de Bakou fit construire sur l’îlot de Swoetoï un phare qui devait être alimenté de gaz lumineux par les foyers souterrains. À la vue de ce phare, M. de Baer sentit son cœur se gonfler d’orgueil patriotique. « Que diront nos amis de fraîche date, s’écrie-t-il, que diront les habitans d’Albion, eux qui voient dans l’industrie la mesure de tout progrès et qui jugent de la civilisation par la soif sacrée de l’or ? Prétendront-ils encore que la Russie est inactive dans la grande œuvre de l’humanité ? » Malheureusement pour la gloire de la Russie, à peine l’étoile de feu avait-elle commencé à briller, que le phare fut renversé par une explosion soudaine.

Si l’abaissement général du niveau de la Caspienne est une de ces hypothèses qu’il est inutile de discuter parce que les observations locales ne sont pas encore assez nombreuses, à bien plus forte raison est-il oiseux de s’arrêter à cette supposition dont parle Humboldt, et d’après laquelle la Mer-Caspienne éprouverait une succession de crues et de retraits correspondant à une période de vingt-cinq à trente-quatre ans. Avant de se prononcer, il faut d’abord établir des points de repère sur tous les rivages, étudier tous les changemens qui s’opèrent dans la forme et la direction des cordons littoraux, constater si les flots n’empiètent pas sur les terres en certains endroits, mesurer le progrès de tous les atterrissemens, distinguer dans toutes les conquêtes de la terre sur la mer la part qui revient à l’action continue des vagues, aux apports des sables par le vent, aux alluvions des fleuves. Bientôt ce dernier élément du problème sera résolu, et, grâce aux cartes excellentes qui se publient aujourd’hui, on pourra sans aucun doute déterminer exactement de combien les deltas des fleuves empiètent chaque année sur la Caspienne. Les énormes saillies du rivage qui marquent les embouchures du Volga, du Terek et du Kour prouvent que ce progrès annuel des terres doit être fort considérable, ainsi que les témoignages historiques s’accordent à l’affirmer. Le majestueux Volga, le plus grand fleuve de l’Europe, se distingue entre tous les fleuves de la Russie méridionale par le volume des apports que ses nombreuses bouches jettent dans la Caspienne. Son delta est un labyrinthe, un dédale de rivières, de fausses rivières, de canaux, de marigots, de simples fossés, les uns obstrués par des bancs de sable, les autres communiquant librement avec la Caspienne, tous serpentant dans un immense lit de boue qui n’est plus la terre et qui n’est pas encore la mer. L’eau du fleuve n’est que de la vase liquide, si bien que les pêcheurs russes n’ont aucune expression pour en indiquer la transparence ; elle est pour eux rouge ou blanche selon la plus ou moins grande quantité de molécules argileuses ou de craie délayée qui la saturent. Toutes ces matières en suspension vont se déposer en îles, en îlots, en bancs de vase, jusqu’à une grande distance dans l’intérieur de la mer. Des barres, ayant toutes moins de 2 mètres 1/2 de profondeur, obstruent les embouchures ; les troubles produits par le courant, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, modifient sans cesse la direction du chenal et obligent les marins à faire constamment de nouveaux sondages. Les grands navires n’osent se hasarder sur la barre, et maintenant le port d’Astrakhan, situé près de l’origine du delta, à 80 kilomètres de la mer, n’est plus un port maritime.

Les atterrissemens du Terek n’envahissent la Caspienne guère moins rapidement que ceux du Volga, et forment un énorme delta qui dépasse 100 kilomètres de large. Une pêcherie, située il y a trente ans à l’extrémité d’une presqu’île maritime, se trouve aujourd’hui à 15 kilomètres dans l’intérieur des terres, et l’on prévoit déjà le moment où les alluvions rempliront toute la baie qui s’étend jusqu’à la péninsule d’Agrakhan. Il n’est pas étonnant que ce progrès si rapide des terres soit attribué par quelques géographes au retrait des eaux ; mais, s’il en était ainsi, les terrains laissés à nu par l’eau salée auraient donné spontanément naissance à des salicornes et à d’autres plantes qui aiment les rives saturées de sel. Au contraire, toutes les herbes et tous les arbustes du delta ne peuvent vivre que dans un sol d’alluvions apporté par les eaux douces.

Au sud de la chaîne du Caucase, le Kour et l’Araxe réunis accomplissent aussi un travail géologique considérable ; bien que, dans ces parages, la profondeur de la mer soit beaucoup plus grande qu’aux embouchures du Terek et du Volga, cependant le Kour a depuis les temps historiques rempli la moitié de la vaste baie de Kisil-Agatch, et projeté une péninsule d’alluvions jusqu’à 60 kilomètres en mer. Quelques auteurs se sont même demandé si dans les premiers siècles de notre ère la ligne des rivages ne passait pas en amont du confluent du Kour et de l’Araxe, à une distance moyenne de 100 kilomètres à l’ouest du rivage actuel. En effet, le témoignage très explicite de Strabon nous apprend que ces deux fleuves se jetaient autrefois dans la mer par des embouchures indépendantes, tandis qu’aujourd’hui l’Araxe, devenu simple affluent du Kour, lui apporte ses eaux à près d’un degré à l’ouest de l’embouchure commune. Grande matière à discussion ! Strabon se serait-il trompé ? Les deux fleuves auraient-ils opéré leur confluent dans un nouveau lit conquis à frais communs sur la mer ? L’Araxe aurait-il pu se permettre de désobéir au texte de Strabon et changer de cours ? M. de Baer a sur tant d’érudits qui ont cherché à élucider la question en comparant les manuscrits grecs, latins, arabes, l’immense privilège d’avoir étudié le sol même où depuis Strabon les fleuves Araxe et Kour ont promené leurs lits. Grâce à un examen approfondi des plaines alluviales où l’on peut suivre encore le large sillon abandonné par l’Araxe, il a pu tracer une carte de l’ancien cours, et raconter l’histoire de ce fleuve, transformé de nos jours en simple tributaire. À l’époque de Strabon, l’Araxe coulait, comme aujourd’hui, dans la direction du nord-est jusqu’à une quarantaine de kilomètres du Kour ; mais en aval des montagnes appelées Karabag, il se détournait à droite et se dirigeait au sud-est vers la mer. Au coude même, des canaux d’irrigation prenaient les eaux du fleuve pour aller fertiliser au nord les campagnes de la vallée du Kour, situées à plusieurs mètres au-dessous du niveau de l’Araxe. Celui-ci n’avait plus alors qu’à suivre sa propre pente pour élargir un des canaux d’irrigation et déverser dans le Kour d’abord une partie, puis la masse entière de ses eaux. Tous les fleuves qui traversent des plaines alluviales ne sont-ils pas de nature erratique et ne changent-ils pas incessamment de lit ? Le Tigre et l’Euphrate, dont les embouchures étaient autrefois éloignées d’une journée de marche, se confondent aujourd’hui dans le Chat-el-Arab ; le Pô et l’Adige unissent leurs eaux par un réseau de rivières paresseuses ; en Amérique, la Rivière-Rouge, naguère fleuve indépendant, n’est qu’un simple affluent du grand Mississipi ; dans la Chine, on a vu de nos jours le Hoang-ho abandonner en partie sa principale embouchure et s’en former une autre à 350 kilomètres plus au nord. Et pour ne pas sortir de la dépression aralo-Caspienne, plusieurs savans, parni lesquels Humboldt se place au premier rang, ne considèrent-ils pas comme un fait acquis à la science l’existence d’un ancien lit de l’Oxus dirigé vers la Mer-Caspienne ? Aujourd’hui l’Oxus ou Amu-Deria se jette dans l’Aral, à 600 kilomètres au nord-est de son antique embouchure présumée.

Les fleuves tributaires de la Caspienne ne se contentent pas d’empiéter constamment sur la mer par leurs deltas, ils empiètent aussi sur leur rive droite, et se déplacent sans relâche en abandonnant leurs alluvions à la rive gauche. Ce fait, souvent constaté par les géologues et connu de tout temps par les habitans de la Russie, est un des plus importans de l’hydrologie Caspienne, puisqu’il entraîne le remaniement graduel de toute la surface des steppes par les eaux douces, la formation de nouveaux deltas et de nouvelles passes, l’obstruction des anciennes embouchures. Ainsi toutes les bouches orientales de l’Oural se dessèchent graduellement, tandis que de nouveaux bras se creusent à droite du côté de l’ouest. De même toutes les anciennes branches du Terek, qui formaient la continuation naturelle de son cours vers le nord-est, sont aujourd’hui desséchées, et des deux embouchures principales qui coulent à droite du delta, la plus importante est celle de droite, appelée le Nouveau-Terek. Dans le delta du Volga, c’est également sur la droite, c’est-à-dire à l’ouest, que s’est portée la masse des eaux. Il y a deux cents ans, l’embouchure principale suivie par les navires coulait directement d’Astrakhan vers l’est ; depuis, le grand courant s’est frayé successivement de nouveaux lits, obliquant de plus en plus à droite, et maintenant le bras que suivent les embarcations est dirigé vers le sud-sud-ouest : c’est le Bachtemir.

En amont d’Astrakhan, on peut aussi voir dans leur étonnante grandeur les traces des empiétemens du Volga sur sa rive droite. Du côté de l’est, c’est-à-dire sur la rive gauche, ce sont des îles, des canaux à demi desséchés, des marécages, puis dans le lointain le steppe nivelé par les eaux qui le recouvraient jadis. Le fleuve porte toute la force de son courant vers la rive occidentale, le plus souvent taillée en falaise et formée d’une énorme muraille d’argile reposant sur un talus de sable. Pendant les crues, l’eau du Volga vient se heurter contre la base de la falaise, elle emporte le sable, creuse de grandes cavités au-dessous de la paroi d’argile, puis déblaie les uns après les autres les énormes blocs quadrangulaires qui se détachent des assises supérieures : elle ronge ainsi et détruit sans relâche ces puissantes murailles argileuses qui de loin ressemblent à des rochers, et les emporte à la mer avec les villes et les villages qui les couronnent. Presque toutes les vingt-trois cités construites sur la rive occidentale du Volga, appelée aussi rive d’amont à cause de ses falaises, sont ainsi démolies en détail, maison à maison, rue à rue, et, rongées d’un côté, sont obligées d’avancer de l’autre dans le steppe. La berge de Tchernoï-Jar, haute d’environ 30 mètres, recule à peu près d’autant chaque année, et la route par laquelle on descend de la ville au bord du fleuve est à refaire tous les ans. Le cimetière, aussi bien que l’ancienne ville, est englouti, et récemment encore on voyait des crânes grimaçans et des squelettes blanchis faire saillie hors de la muraille rougeâtre de la falaise. Du haut des escarpemens qui bordent la rive droite, on jouit d’une vue grandiose sur le fleuve, sur les innombrables canaux qui serpentent au milieu du labyrinthe des îles vertes, sur l’Achtouba, ancien lit du Volga, laissé aujourd’hui à 20 kilomètres du courant principal. Au-delà s’étend le steppe immense, qui ressemble à une mer grisâtre, et pendant les inondations du Volga se transforme réellement en mer sur une largeur considérable. C’est pour éviter ces redoutables inondations que les villes ont été presque toutes bâties sur la rive droite ; trois seulement ont pu, grâce à des avantages exceptionnels, s’élever sur la rive gauche ; l’une d’elles, Kasan, située autrefois au confluent même de la Kasanka et du Volga, est maintenant à 3 kilomètres de ce dernier fleuve : elle a pour ainsi dire voyagé vers l’est.

Les affluens du Volga et toutes les rivières de la Russie presque sans exception présentent le même phénomène d’un empiétement continu des eaux sur la rive droite du lit qui les contient. La véritable raison de ce phénomène est la rotation de la terre. Puisque la vitesse de chaque point du globe autour de l’axe central, vitesse complètement nulle au pôle, augmente sans cesse à mesure qu’on se rapproche des régions équatoriales, où elle dépasse 1,600 kilomètres à l’heure, tout mobile qui se dirige du pôle vers l’équateur doit nécessairement rester en arrière du mouvement terrestre de plus en plus rapide qui l’emporte, et par conséquent dévier vers l’occident, qui est à droite dans l’hémisphère du nord, à gauche dans l’hémisphère du sud. De même tout corps qui remonte de l’équateur vers l’un des pôles devance, par suite de sa vitesse acquise, le mouvement angulaire du globe et dévie fatalement à l’est, c’est-à-dire à droite encore dans l’hémisphère septentrional, à gauche dans l’hémisphère opposé. C’est à cette loi qu’obéissent les vents alizés et tous les courans atmosphériques, le gulfstream et les autres fleuves de l’Océan, les boulets eux-mêmes sortis de la gueule du canon, et parfois, quand elles déraillent, les locomotives de nos voies ferrées. Cette loi règle aussi le cours de toutes les rivières, et quand la configuration du sol s’y prête, quand les oscillations de la croûte terrestre ou d’autres forces géologiques ne viennent pas la contrarier, elle fait régulièrement dévier les eaux courantes à droite dans l’hémisphère du nord, à gauche dans l’hémisphère du sud. Quant aux fleuves qui coulent parallèlement à l’équateur, aucune force ne les oblige à ronger l’une ou l’autre de leurs rives.

M. de Baer cite un grand nombre de fleuves qui modifient leur cours dans le sens indiqué par la loi de déplacement, et l’on pourrait ajouter beaucoup d’autres noms à sa liste. Dans l’hémisphère méridional, il mentionne le système de la Plata avec tous ses affluens qui rongent incessamment leurs rives gauches ; dans l’hémisphère du nord, il montre le Gange abandonnant la ville de Gour au milieu des jungles, l’Indus avançant son delta du côté de l’ouest, la Gironde et l’Elbe longeant la base des escarpemens de leurs rives droites, la Vistule approfondissant son embouchure orientale aux dépens de celle de gauche. Il cite aussi les grands fleuves de la Sibérie, l’Ob, l’Irtych, le Iénisséi, qui s’avancent continuellement vers l’est en sapant les falaises sur lesquelles sont bâties les principales villes de la contrée. Parmi les fleuves que M. de Baer a signalés dans les diverses parties du monde comme se déplaçant d’une manière normale, il a eu tort cependant de placer le Mississipi. Ce cours d’eau, grâce peut-être à un lent mouvement de bascule qui semble faire pencher l’Amérique du Nord vers le sud-est, ne cesse au contraire d’empiéter sur sa rive gauche[5].

C’est probablement dans l’immense territoire russe, et en particulier dans le bassin de la Caspienne, que le phénomène du déplacement normal des fleuves se prête aux études les plus intéressantes. Là en effet se trouvent réunies toutes les conditions favorables à l’empiétement graduel des eaux sur la rive droite de leur lit. Le Volga surtout se fait remarquer sous ce rapport parmi tous les fleuves de la Russie. Son cours, assez droit et souvent parallèle au méridien, lui permet de traverser rapidement des latitudes dont la vitesse angulaire augmente rapidement ; il roule une masse d’eau considérable qui peut balayer bien des obstacles ; ses énormes crues accroissent périodiquement sa force d’érosion ; les falaises qui le bordent sont composées d’un sol friable. Désormais ses envahissemens continuels, qui ont causé tant de surprise aux géologues, ne seront plus un sujet d’étonnement pour personne, et d’avance on pourra calculer la rapidité de sa marche vers l’ouest. Bien que l’influence de la rotation du globe sur les empiétemens des fleuves fût déjà indiquée et même exposée longtemps avant la publication des Études sur la Caspienne, c’est à M. de Baer qu’il faut faire remonter l’honneur d’avoir dégagé cette découverte de toute obscurité et de l’avoir étayée sur des preuves irrécusables.

La création des deltas, l’érosion des falaises, l’égalisation du sol des steppes et tous les autres changemens introduits par les fleuves dans le relief de la contrée et la forme de la Mer-Caspienne sont peu de chose cependant, comparés à la véritable révolution géologique qui a suivi la séparation du Pont-Euxin et de la Caspienne en deux mers distinctes. Lorsque ces deux nappes d’eau ne formaient encore qu’une seule et même méditerranée, la Mer-Noire entourait de ses eaux le massif montagneux de la Crimée, recouvrait tous les steppes des Cosaques, de l’embouchure du Don à celle du Kouban, et projetait un large bras dans la direction de l’est. Ce bras, graduellement rétréci entre les premiers renflemens du Caucase, au sud, et les hauteurs d’Ergeni, au nord, s’unissait par un détroit d’environ 50 kilomètres de large aux eaux de la Mer-Caspienne, qui s’étendaient alors sur les immenses steppes d’Astrakhan jusqu’à l’embouchure de l’Emba. Ce détroit de communication entre les deux mers, cet ancien lit de la Méditerranée ponto-caspienne, est la vallée où coulent aujourd’hui les eaux du Manytch. Malte-Brun ne s’était donc point trompé en donnant cette dépression pour la véritable limite géographique entre l’Europe et l’Asie.

Comment le partage de la grande mer intérieure en deux nappes distinctes s’est-il accompli ? A-t-il eu pour cause l’effraction du Bosphore par les eaux du Pont-Euxin, ou plus simplement, comme le veulent Arago et le capitaine Maury, la diminution graduelle des pluies dans le bassin de la Russie méridionale ? Cette question nous semble pour le moment très difficile ou même impossible à résoudre ; mais déjà on peut affirmer et prouver que l’abaissement du niveau de la Caspienne s’est fait relativement d’une manière assez rapide. Dans les steppes des Kirghizes, non loin du lac Elton, s’élèvent à 200 mètres de hauteur au-dessus de la plaine les collines du Grand-Bogdo, qu’entouraient autrefois les vagues de la mer. Leurs flancs ont été déchiquetés par les eaux en tours, en dents, en aiguilles ; les flots y ont creusé de profondes cavernes, et l’on y voit même des marmites de géant grands entonnoirs où les ondes tourbillonnantes roulaient incessamment des roches détachées ; mais ces anciens écueils se montrent seulement dans une certaine zone, située sur tout le pourtour du massif à la même élévation au-dessus du sol des steppes ; plus bas, les roches ne portent plus aucune trace de l’action érosive des eaux, évidemment parce que le niveau de la mer a baissé trop rapidement pour que les eaux aient pu attaquer les murailles des falaises. On peut observer le même fait sur les rochers qui portent le fort de Novo-Petrovsk, près du cap de Tchuk-Karaghan. Ces rochers, séparés du plateau d’Oust-Ourt par un large ravin, étaient aussi un grand écueil battu des flots. Les assises inférieures, sur lesquelles pesaient des masses d’eau tranquille, offrent à peine quelques traces de l’action destructive de la mer ; à une certaine hauteur, les aspérités des roches ont été arrondies et polies par le mouvement incessant et régulier des vagues chargées de sable et de débris ; plus haut, quelques grottes, creusées sous des assises surplombantes, indiquent l’extrême élévation qu’atteignaient les lames poussées par un vent d’ouest. Les massifs de roches intactes qui se dressent au-dessus des grottes étaient des îles dominant le tumulte des flots. Si importante qu’elle soit, cette action des vagues sur quelques rochers ne saurait se comparer aux traces laissées par les eaux sur tous les rivages actuels des steppes d’Astrakhan. Ces témoignages du travail de la mer méritent une étude toute spéciale, et ce n’est qu’après en avoir donné une explication satisfaisante qu’on pourra espérer de résoudre le problème si complexe du partage de la Méditerranée ponto-caspienne en deux mers distinctes. On peut observer ces vestiges d’une grandiose révolution principalement entre l’embouchure du Volga et elle du Kouma. Là, les indentations de la côte affectent une forme des plus étranges : malgré l’énorme différence qu’offrent la formation géologique des steppes d’Astrakhan et celle des montagnes primitives de la Scandinavie, les baies de la Caspienne ressemblent d’une manière frappante aux fiords de la Norvège ; la côte, découpée régulièrement par des canaux très étroits et longs de 20, 30, 40 et même 50 kilomètres, projette dans la mer d’innombrables presqu’îles parallèles et dirigées de l’ouest à l’est. Jusqu’à une grande distance dans la mer, les îles sont également disposées en rangées parallèles et séparées par de longs détroits ; simples continuations des péninsules, elles forment des espèces de chaînons qu’interrompent de distance en distance les eaux de la mer, et qui s’abaissent par chutes successives d’île en îlot et d’îlot en bas-fond. Les milliers de canaux qui séparent ces étroites levées de terre sont un immense dédale inexploré même des pêcheurs ; les cartes les plus détaillées peuvent seules donner une idée de cet étrange fourmillement d’îles, d’îlots, de canaux et de baies. Il va sans dire que ces fiords caspiens n’ont rien de la sublimité sauvage des fiords de la Norvège ; ils n’ont qu’une faible profondeur et sont obstrués de bancs de sable ; les rivages qui les bordent ne sont pas ces âpres rochers d’où s’élancent de merveilleuses cascades : du côté de la terre, l’horizon est borné par la plaine des steppes et non par ces grandioses mers de glace des Alpes scandinaves ; mais, bien qu’inférieures en beauté, les indentations de la côte Caspienne ne sont pas, au point de vue géologique, moins intéressantes que celles de la Scandinavie.

Entre chaque baie parallèle se prolonge une série de hauteurs qui va se rattacher dans l’intérieur des terres au sol uniforme des steppes. Ces bugors, ou monticules en chaînons, sont en général très étroits, tandis que leur longueur varie de 500 mètres à 5 et même 7 kilomètres ; ils s’élèvent d’ordinaire à la modeste hauteur de 8 ou 10 mètres, mais il en existe aussi qui atteignent une élévation presque double. Vu d’un ballon, l’ensemble des bugors doit rappeler une campagne marécageuse labourée par une gigantesque charrue. Immédiatement à l’ouest du Volga, les limans, ou sillons qui séparent les bugors, sont toujours changés en rivières. Pendant les inondations du fleuve, le courant déverse dans ces canaux le trop-plein de ses eaux chargées d’argile ; puis, après la fin de la crue, la mer y pénètre à son tour. Grâce à ces ruisseaux qui coulent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et qu’on pourrait comparer à un système de veines et de veinules, il se produit ainsi dans les eaux de cette région des bugors un mouvement incessant de va-et-vient entre la mer et le Volga. Plus au sud, les vallées étroites des limans, étant moins souvent remplies par les eaux d’inondation, n’offrent point en général de nappe continue, mais seulement une chaîne de lacs séparés les uns des autres par des isthmes sablonneux. Lorsque le niveau des lacs s’élève à la suite de longues pluies, d’une crue exceptionnelle du Volga ou d’une infiltration des eaux marines, les digues de sable sont parfois emportées, et plusieurs lacs se réunissent en un seul ; souvent aussi de longues sécheresses fractionnent un seul lac en un nombre plus ou moins considérable d’étangs qui se saturent peu à peu de sel aux dépens des bugors dont ils baignent la base. Les agens qui dirigent l’exploitation de ces étangs se procurent de nouveaux lacs salés en coupant un liman de digues pour le séparer du Volga et de la mer ; en quelques années, l’ancienne nappe d’eau douce est transformée en un réservoir de sel.

On peut étudier la formation des bugors sur un développement de plus de 400 kilomètres de côtes entre l’embouchure du Kouma et celle de l’Oural. Au nord du Volga, ces monticules sont peu élevés, assez irréguliers et séparés les uns des autres par des limans d’une faible longueur ; mais il est cependant facile de les reconnaître. Dans les steppes, des séries de lacs en chapelets épars çà et là semblent indiquer aussi une formation de la nature des bugors. Le delta du Volga offre lui-même un nombre considérable de ces monticules, dirigés de l’est à l’ouest, c’est-à-dire perpendiculairement au courant du fleuve. Les branches du Volga contournent les bugors ; mais en même temps elles les rongent pour se frayer un passage direct vers la mer. Dans la partie orientale du delta, où l’œuvre d’érosion se continue depuis de longs siècles, les collines ont été en grande partie déblayées ; mais dans la partie occidentale, où le Volga coule depuis une époque comparativement récente, de longues chaînes de bugors dominent encore les eaux. Toutes les stations de pêche disséminées sur les bords du fleuve et la cité d’Astrakhan elle-même ont été construites sur des collines de cette nature.

Un fait très remarquable, c’est que tous ces monticules sont stratifiés, et que leurs couches superposées affectent la forme de voûtes concentriques. Les strates les plus fortement argileuses sont pour ainsi dire les noyaux autour desquels se sont déposées les terres plus mélangées de sable. Cette distribution des couches est due probablement à l’action des courans d’eau qui donnèrent aux bugors leur apparence actuelle. On comprend en effet que, dans le sol délayé, les couches d’argile et de sable se soient déposées régulièrement, et que toutes ces strates encore flexibles, inclinant de côté et d’autre vers les courans qui baignaient leurs bases, se soient voûtées en forme de coupoles.

Nous avons dit que les chaînes de bugors se dirigent généralement de l’est à l’ouest. Cela est vrai, surtout dans les environs d’Astrakhan ; mais si l’on compare ces lignes de monticules à une bordure de franges attachée au continent, on voit que ces franges s’étalent un peu en éventail, d’un côté vers le nord, de l’autre vers le sud. Elles sont toutes comme les extrémités de rayons partant d’un centre commun qui se trouverait dans la dépression du Manytch, sur le seuil qui sépare les versans des deux mers. On peut facilement s’expliquer cette disposition. Lorsque par suite de la rupture du Bosphore ou de la diminution des pluies le seuil du Manytch émergea de la mer, la nappe de la Caspienne, qui avait alors une superficie deux fois plus grande qu’aujourd’hui, fut tout à coup privée des masses d’eau douce qui l’alimentaient conjointement avec la Mer-Noire. Bornée au Volga, au Terek, à l’Oural et à des rivières insignifiantes, elle fut sans doute, dans l’espace de quelques années, réduite par l’évaporation à la moitié de son ancien bassin, et les eaux, dans leur dénivellation graduelle, creusèrent sur le rivage actuel ces étroits sillons qui nous étonnent. Sur les deux rives du Volga, on voit aussi des bugors dirigés perpendiculairement au rivage, et qui semblent devoir leur origine à l’écoulement des eaux des steppes dans le com’ant du fleuve .


III.

La communication qui existait autrefois entre les deux mers peut-elle être rétablie, et pouvons-nous espérer de voir un jour les navires se rendre sans obstacle de Gibraltar au port d’Asterabad ? Si Pierre le Grand avait connu la topographie de la Russie méridionale, il eût sans doute répondu affirmativement à cette question ; mais de son temps on n’avait aucune connaissance de la dépression du Manytch. Vers la fin du XVIIe siècle, il fit commencer le percement d’un canal à travers l’isthme étroit de Tsaritzin, qui sépare deux coudes très rapprochés du Don et du Volga. Les travaux continuèrent pendant quatre années ; mais les difficultés du terrain et surtout le mauvais vouloir des habitans firent abandonner l’entreprise. Maintenant encore ce projet semble irréalisable, et on s’occupe simplement de remplacer par un chemin de fer à locomotives la voie ferrée à traction de chevaux qui réunissait les deux fleuves depuis une quinzaine d’années. En 1722, le tsar Pierre, vivement préoccupé du problème de la jonction des deux mers, fit explorer les vallées du Kour et du Rion dans l’espérance de pouvoir établir au pied méridional du Caucase cette voie commerciale qu’il ne pouvait ouvrir au nord de la chaîne. La cession du Kour à la Perse empêcha les recherches d’aboutir ; mais l’énormité des travaux à entreprendre pour l’ouverture d’un canal à travers cette région accidentée aurait sans aucun doute fait reculer Pierre le Grand. Lorsque Pallas eut enfin exploré et pour ainsi dire découvert la vallée du Manytch occidental, on put se faire une idée de l’ancienne communication des deux mers par le détroit ponto-caspien, et le projet d’un canal fut repris par les savans. Perrot, le premier, proposa d’utiliser la dépression du Manytch en y ouvrant une artère commerciale ; mais c’est depuis les explorations de M. de Baer et surtout de l’inspecteur des salines Bergstræsser que l’entreprise du canal du Manytch se discute sérieusement. Pendant quelques mois, ce projet détourna l’attention publique des grandes spéculations de chemins de fer.

À peu près à égale distance des deux mers, au milieu de la dépression ponto-caspienne, se trouve un lac allongé ou plutôt une chaîne de marécages aux bords obstrués de roseaux : c’est le lac Manytch, dont l’eau se déverse dans le Don par une rivière paresseuse qui porte aussi le nom de Manytch. Au sud du lac, les contre-forts du Caucase donnent naissance au torrent Kalaous, qui coule d’abord directement au nord, puis, arrivé à quelques verstes du lac, oblique à l’est et au sud-est pour courir parallèlement à la dépression de l’isthme et s’y jeter à une petite distance en amont du lac. On croyait naguère que le Kalaous, uni à un affluent venu des steppes de l’est, allait perdre toutes ses eaux dans le lac Manytch et n’arrosait ainsi qu’un seul versant de l’isthme, celui de la Mer-Noire. Il n’en est pas ainsi. Arrivé dans la dépression ponto-caspienne, le Kalaous se ramifie en un grand nombre de bras dont plusieurs disparaissent sous les sables, tandis que d’autres se dirigent à l’est vers le lac Chara-Chul-Ussun, situé déjà sur le versant de la Caspienne, et coulent ensuite dans la direction de cette mer, en empruntant une vallée qui est la continuation de celle du Manytch et à laquelle on donne le même nom. Au printemps, lors de la fonte des neiges, et vers la fin de l’automne, après les grandes pluies, le Kalaous roule une quantité d’eau considérable et se partage entre les deux Manytch, l’un tributaire de la mer Caspienne, l’autre de la mer d’Azof. La plaine, en apparence parfaitement unie, qui sépare le lac Manytch du lac Chara-Ghul-Ussun forme donc le véritable seuil entre les deux bassins maritimes : c’est le point le plus élevé de l’isthme.

En explorant lui-même le col de partage, M. de Baer recueillit sur la vallée du Manytch oriental les témoignages de nombreux traitans russes, arméniens ou cosaques ; mais comme il n’eut pas le temps de s’aventurer dans cette vallée, un doute eût toujours subsisté sur le cours de la rivière qui l’arrose, si une exploration directe n’avait depuis confirmé ses assertions. Grâce cà M. Bergstræsser, cette tâche est remplie : il a fait relever géométriquement toute la dépression du Manytch depuis la Caspienne jusqu’au seuil des deux mers ; bien plus, afin de résoudre pratiquement le problème de la communication entre les deux bassins, il fit transporter sur les eaux du Manytch oriental, près de l’entrepôt des salines de Modchar, deux embarcations, dont l’une, assez grande et munie de quatre voiles, était montée de douze rameurs. La crue de la rivière était alors dans son plein. En amont de Modchar, le chenal, profond de 3 mètres environ, permit aux embarcations d’avancer rapidement ; mais lorsque les bateaux furent entrés dans le vaste lac de Sasta, dont les eaux, gonflées par l’inondation, recouvraient une grande partie de la steppe, ils s’égarèrent sur cette immense surface, aux bas-fonds encore inconnus, et plus d’une fois échouèrent sur des bancs de sable, ou quittèrent le chenal pour s’aventurer, sans le savoir, au milieu des plaines inondées. Ainsi l’expédition perdit plusieurs jours à la recherche du véritable cours du Manytch, puis, lorsqu’elle fut arrivée à un endroit où la vallée rétrécie permet de toujours reconnaître le lit, il lui fallut lutter péniblement contre un courant assez fort. Enfin elle atteignit l’embouchure du Kalaous: mais l’inondation avait déjà considérablement baissé, et il était impossible de pénétrer directement dans le Manytch occidental. Les membres de l’expédition durent remonter le Kalaous parallèlement à la dépression ponte-caspienne, puis, arrivés au coude où la vallée du Kalaous remonte vers le nord, ils firent transporter leurs embarcations au point très rapproché où le Manytch occidental commence à devenir navigable, et descendirent le cours de la rivière jusqu’à son embouchure dans le Don. En route, un bateau sombra sur un banc de sable ; mais le problème n’en était pas moins à peu près résolu : l’expédition avait démontré la possibilité de passer d’une mer à l’autre mer pendant les hautes crues du printemps. À cette époque, deux courans d’eau, coulant en sens inverse, établissent temporairement un canal non interrompu entre les deux mers.

Ainsi la vallée du Manytch oriental, complètement inconnue il y a quelques années, est maintenant explorée dans son entier et M. Bergstræsser en a fait tracer une carte excellente. Au sortir du lac Chara-Chul-Ussun, qui ressemble plutôt à un large fleuve, la rivière se perd dans le Sasta (lac des Carpes), ou plutôt dans un labyrinthe d’eaux stagnantes, éparses au milieu des steppes comme les îles d’un archipel au milieu de la mer, et s’unissant en un seul lac à l’époque des inondations. Malgré l’énorme évaporation qui agit sur cette vaste étendue, les eaux du Manytch sont encore assez abondantes pour s’échapper du lac Sasta et se séparer en trois branches. L’une va s’évaporer à l’est, dans les mares en chapelet d’une aride vallée ; mais les deux autres se réunissent pour former le lac de Kôkô-Ussun, et coulent vers les salines de Modchar sous le nom de Machtuk-Gol. Près du dépôt des salines, le fleuve se divise de nouveau : un bras se dirige à l’est vers le golfe de Beloserk, qu’il n’atteint pas : un autre coule au sud-est et dans la direction du Kouma ; enfin le Houïdouk ou bras du milieu, plus important que les deux autres, se change pendant l’été en une longue ligne de mares espacées de distance en distance jusqu’aux dunes qui bordent la Caspienne. N’est-il pas vraiment prodigieux que, dans son voyage de nivellement à travers les steppes de la dépression du Manytch, M. Hommaire de Hell n’ait point vu tous ces affluens de la Caspienne ? N’est-il pas plus étonnant encore qu’il ait indiqué la position du seuil des deux mers à plus de 100 kilomètres de sa position vraie, qu’il ait fait du Manytch oriental la source du Manytch occidental et complètement ignoré la bifurcation du Kalaous ? Et quelle foi peut-on ajouter aux résultats d’un nivellement qui comporte de pareilles erreurs géographiques ? Sans répéter ici les accusations que MM. de Baer et Bergstraesser portent contre M. Hommaire de Hell, nous dirons seulement que Humboldt n’a pas eu besoin de parcourir les steppes du Manytch et de faire des opérations géodésiques pour pressentir la véritable topographie de l’isthme : dans son excellent livre de l’Asie centrale, il parle de la bifurcation du Kalaous comme d’un fait probable.

Un fleuve qui se sépare en tant de branches, qui s’épand en de si vastes bassins lacustres soumis à une forte évaporation, qui fournit une mare insalubre à chaque ravin latéral et déverse le restant de ses eaux dans quelques rigoles d’irrigation, pourrait sans doute devenir une voie navigable, si la masse en était contenue par un seul lit. D’ailleurs un document retrouvé prouve que cette voie existait encore au milieu du XVIIe siècle. À cette époque, les Cosaques du Don, accourant en foule auprès de leur compatriote Stenko Rasin, qui avait levé l’étendard de la révolte, se rendirent en barques dans la Caspienne par la dépression du Manytch. Lorsque Stenko Rasin voulut retourner dans sa patrie, il tint conseil pour savoir sur quel cours d’eau il s’embarquerait, le Manytch ou le Volga. S’il fit remonter ce dernier fleuve à ses bateaux, ce fut dans l’espérance de mieux approvisionner sa flottille et de pouvoir, en passant, faire demander sa grâce au tsar. Le canal des deux mers a donc cessé d’exister depuis deux siècles seulement, grâce à quelque bifurcation du Manytch ou à son épanchement dans un lac. Serait-il donc impossible à l’industrie de ramener le Manytch et de le maintenir dans son ancien lit ?

En tout cas, on ne peut songer à creuser un canal maritime à travers l’isthme ponto-caspien. Pour faire descendre en pente douce les eaux de la mer d’Azof vers la Mer-Caspienne, il faudrait accomplir une œuvre bien plus colossale que le percement de l’isthme de Suez en vue d’un résultat incomparablement moindre. Le seuil du Manytch étant situé à 13 mètres au-dessus de la mer d’Azof et à plus de 38 mètres au-dessus du niveau de la Caspienne, les tranchées à creuser pour un canal de 3 mètres seulement n’auraient pas d’égales dans le monde ; le fossé, excavé dans la dure argile des steppes et peut-être à travers des assises de grès, atteindrait une profondeur de 29 mètres sur une distance de 50 kilomètres environ. Au contraire un canal d’eau douce alimenté par le Kalaous, le Kouma et tous les ruisseaux qui descendent des contre-forts du Caucase et des hauteurs d’Ergeni, dans la dépression du Manytch, serait, selon toute apparence, une œuvre facile. D’après M. Bergstræsser, il suffirait d’établir des barrages à tous les endroits où des branches latérales épuisent le fleuve pour obtenir à peu de frais une ligne navigable de la Caspienne au lac Chara-Chul-Ussun. Si en même temps on régularisait le cours du Manytch à travers les lacs, qu’on réunît en un même courant ses eaux, celles du Kouma et plusieurs ruisseaux qui se perdent aujourd’hui dans le désert, le canal ponto-caspien serait définitivement rétabli, et les embarcations d’un faible tonnage se rendraient sans peine d’une mer à l’autre mer. L’eau existe : il suffit d’en former un courant et de ne pas la laisser s’évaporer au milieu des steppes ou s’étaler en mares insalubres infestées par les moustiques. En pensant à l’ouverture possible du canal des deux mers, M. Bergstræsser se laisse emporter par son imagination aux rêves du plus brillant avenir. Il voit des villes commerciales se fonder aux embouchures des deux Manytch et au point de partage de leurs eaux ; il voit les steppes, ces régions aujourd’hui si arides et désolées, se couvrir de vergers et de champs de blé ; il voit des populations sédentaires s’établir en foule là où séjournent seulement pendant quelques mois des tribus de Tatars nomades. Les eaux d’inondation non utilisées pour le canal serviront à fertiliser les campagnes infécondes aujourd’hui ; les roseaux des lacs et l’argile du sol fourniront en abondance des matériaux de construction ; le bois de chauffage manque, il est vrai, mais on pourra le remplacer parfaitement par les déjections des bestiaux.

Il y a quelques mois à peine, trois explorateurs de la vallée du Manytch, MM. Kostenkof, Barbet de Marny et Kryjine, sont revenus de leur voyage beaucoup moins enthousiastes que leur devancier ; mais admettons un instant que les projets de M. Bergstræsser se réalisent, et que les navires puissent aller librement de la Caspienne dans la Mer-Noire ; bien plus, supposons que, par un judicieux aménagement des eaux de l’Oxus, on fasse communiquer la Mer-Caspienne avec la mer d’Aral et que l’on continue celle-ci vers l’Océan-Arctique au moyen des lacs en chapelet et des rivières de la Sibérie méridionale ; affirmons avec M. Bergstræsser qu’il suffit de suivre les indications données par la nature elle-même, partout où elle a laissé des traces de son passage, pour refaire son œuvre et conduire de nouveau les bras de mer à travers les continens : eh bien ! quand même ces grands travaux seraient accomplis, quand même les steppes seraient sillonnés de routes et les bords de la Caspienne pourvus de docks et d’entrepôts, la civilisation n’y gagnerait que de faibles avantages, si les peuples qui habitent les contrées aralo-caspiennes ne recouvraient pas en même temps leur initiative. Avec sa toute-puissance, qu’a su faire la Russie de ces pays conquis ? Sans doute, elle a fait explorer ces vastes contrées et favorisé le progrès de la géographie physique: mais, en faisant étudier le sol, elle a négligé la prospérité du peuple. Au lieu de coloniser les bords de la Caspienne et de donner à cette mer la grande importance commerciale qu’elle devrait avoir, les conquérans moscovites n’ont su que dévaster et appauvrir. Dans ces régions jadis peuplées, le despotisme a fait la solitude.

À l’époque de la migration des peuples, alors que les guerriers de l’Asie se rendaient à la curée de l’empire romain, les tribus s’abattaient tour à tour sur les steppes de la Caspienne comme des légions de sauterelles, et pendant plusieurs siècles ces contrées firent partie du grand atelier des peuples (officina ou vagina gentium) d’où surgissaient sans cesse de nouvelles hordes de barbares poussant leur cri de guerre et de massacre contre le monde épouvanté. Il ne manquait aux tribus accourues dans les steppes qu’une puissante influence civilisatrice pour les transformer en une véritable nation. Lorsque l’empire des Bulgares, l’un des plus riches de l’Europe, se fonda sur les bords du Volga, on aurait pu croire que cette nation s’était enfin constituée ; mais l’émigration des peuplades de l’Asie continuait toujours, les conflits se succédaient sans interruption, la paix était impossible entre ces hordes trop nombreuses qu’attiraient les plaines de la Russie abondamment arrosées par d’immenses fleuves. En 1630, l’émigration n’avait pas cessé encore : cinquante mille familles mongoles, quittant les plateaux du Thibet et les bords du lac de Koko-Noor, vinrent camper sur les rives du Volga. Un siècle après, un autre flot de Kalmouks déborde sur les steppes, et dans l’espace de quelques années cinq cent mille émigrans viennent demander l’hospitalité à la Russie. Quelle bonne aubaine pour le gouvernement qui s’occupait déjà d’introduire à grands frais des Allemands sur son territoire ! Une population plus considérable, que celle de plusieurs principautés germaniques s’offrait volontairement à coloniser les parties les plus reculées de l’empire et à fournir en même temps des troupes au tsar. En effet, les nouveau-venus paient généreusement leur droit d’aubaine : ils équipent pour l’empereur une armée de trente mille cavaliers, et vont combattre ses ennemis jusqu’en Turquie ; mais bientôt ils s’aperçoivent, que la Russie récompense leur bonne amitié par l’oppression : elle leur ravit systématiquement leurs immunités ; de libres alliés qu’ils étaient, elle les transforme peu à peu en sujets au moyen d’une pression administrative savamment organisée. Les Kalmouks comprirent que pour sauvegarder leur liberté ils n’avaient plus qu’à retourner dans la patrie de leurs ancêtres. Le 5 janvier 1771, le khan Oubacha se mit en route, suivi de près de quatre cent mille Kalmouks de tout âge et de tout sexe ; il déjoua l’armée russe envoyée à sa poursuite, contourna la Caspienne, la mer d’Aral, le lac Balkach, et atteignit enfin le territoire de la Chine après un voyage de huit mois. Le peuple s’étant évadé, il ne restait plus aux Russes qu’un désert. Aujourd’hui on compte à peine dans les steppes d’Astrakhan quinze mille familles de Kalmouks, c’est-à-dire au plus la sixième partie de la population qui s’y trouvait autrefois. La nation est remplacée par quelques hordes errantes et avilies, car les fugitifs ont emporté avec eux leur patrie et leurs dieux ; le lien qui réunissait les tribus en un corps de peuple est rompu, et ceux qui sont restés dans les steppes, opprimés, épars, dépaysés, plus exilés que leurs frères, ont perdu toute littérature nationale et jusqu’au souvenir des chants de leurs aïeux ; la civilisation originale qui se développait chez eux vers le milieu du XVIIIe siècle a disparu sans retour. Grâce au despotisme, la barbarie a repris l’empire le plus absolu sur ces peuplades asservies, et de nos jours l’instruction des Kalmouks les plus intelligens consiste à savoir écrire des prières et à les faire tourner dévotement sur une roue en l’honneur de Bouddha. Tel a été le résultat de la domination russe, et maintenant même n’assistons-nous pas à la dépopulation presque complète de la Crimée ? Pour éviter la loi du tsar, les Tatars Nogaïs vont demander asile à cette Turquie elle-même profondément démoralisée. Les Tcherkesses aussi abandonnent leurs montagnes par centaines et par milliers, afin de ne pas voir flotter près d’eux l’étendard moscovite.

Ce qui s’est passé sur la rive occidentale de la Caspienne se passe également sur la rive orientale. Après une première, et fatale expédition contre Khiva, les généraux russes, n’osant plus aventurer une armée dans une nouvelle campagne, employèrent un ingénieux moyen d’arriver lentement et sûrement à une conquête définitive. De chaque fort situé sur le bord de la Caspienne, ils envoyèrent dans la direction de l’Aral des compagnies de soldats chargées d’établir, sans se presser, une ligne de blockhaus s’étendant comme une barrière d’une mer à l’autre mer. Dès qu’un campement militaire était mis à l’abri de toute attaque et pourvu de puits et de jardins, on organisait un autre campement plus avant dans le steppe. Semblable à ces tiges traçantes qui, de distance en distance, plongent leurs racines dans le sol, l’armée russe d’occupation projetait ainsi vers la mer d’Aral ses postes avancés. Enfin les plaines furent enserrées de toutes parts ; mais la Russie avait conquis un désert : sans attendre que le cercle d’acier se fût refermé autour d’eux, les Turkmènes nomades avaient prudemment pris la fuite.

Les steppes arides d’Astrakhan et de l’Aral n’ont pas été seuls à perdre leur ancienne population ; les rivages fertiles qui s’étendent au pied du Caucase ont été de même en partie désertés. Derbend, Bakou, n’offrent plus que les restes de leur antique splendeur, et la Transcaucasie Caspienne, où les Argonautes allaient autrefois conquérir la toison d’or, où tant d’érudits théologiens ont cherché le paradis terrestre, n’offre guère que des campagnes laissées en friche. Les seules parties du pays où l’on trouve encore des bourgades et des cultures clair-semées sont les rives des fleuves ; les anciens canaux d’irrigation ne servent maintenant qu’à former des marécages, et ces régions, jadis salubres, sont aujourd’hui ravagées par des fièvres mortelles. La description que Strabon fait de ces contrées leur convient de nos jours aussi peu que la description de la Babylonie par Hérodote convient aux plaines de l’Euphrate : on dirait qu’un souffle de mort a passé sur elles, flétrissant les arbres, exterminant les peuples.

Toutefois, si les bords de la Caspienne, comparés à d’autres régions d’Europe moins favorisées, sont pour ainsi dire dépeuplés, peut-être, pensera-t-on, la Russie a-t-elle su profiter des immenses avantages commerciaux que lui offre la Caspienne, et y créer au moins quelques marchés où s’opèrent les échanges entre les peuples de l’Europe et ceux de l’Asie. Dans le monde entier, il n’est pas une seule mer qui soit plus admirablement placée pour le commerce du monde que la Méditerranée russe. Située au centre du continent, elle baigne à la fois l’Europe et l’Asie ; elle étend d’un côté ses baies sur les plaines du nord, de l’autre reflète dans son bassin la splendide végétation des tropiques ; elle unit deux mondes que le Caucase tente vainement de séparer l’un de l’autre par sa haute muraille de rochers et de glaces. Elle semble destinée à devenir le grand chemin du commerce de l’Europe avec l’Inde et la Chine, et le Volga, ce grand fleuve que Strabon prenait pour un bras de mer, est, en effet comme un immense détroit creusé d’avance pour porter dans l’extrême Orient les richesses de l’Europe occidentale. Eh bien ! ces privilèges que les Bulgares savaient utiliser, la souple et mobile nation russe, si naturellement portée au commerce, n’a pu jusqu’à ce jour en tirer aucun profit. Pendant le moyen âge, Astrakhan était le grand marché où les négocians de Venise et de Gênes venaient acheter les épices et les soieries des Indes ; mais Ivan le Terrible a passé là, et ce qu’il n’a pas détruit par le fer et l’incendie, le despotisme administratif de ses successeurs s’est chargé de le faire.. En vain Pierre le Grand, qui avait conscience de la haute destinée réservée à son empire, a voulu rappeler le commerce à coups de décrets ; les décisions de l’autocrate n’obligèrent pas les trafiquans des Indes à reprendre le chemin de la ville abandonnée. Astrakhan, que par habitude on croit encore être le rendez-vous des peuples de l’Asie, est aujourd’hui une cité purement russe, renfermant à peine quelques centaines d’étrangers ; sa plus grande industrie est une industrie toute locale, celle de la pêche, et son commerce est inférieur à celui d’un port anglais de troisième ordre. Les marchandises qu’elle échange annuellement avec la Perse représentent au plus une valeur de 5 ou 6 millions de francs, et c’est à 300,000 francs chaque année que s’élève à peine son trafic avec Khiva, Boukhara, Samarkhand, ces capitales des plaines fertiles qui, du temps d’Alexandre le Grand, avaient mérité le nom de Sogdiane ou de Paradis, et dont les contes des Mille et Une Nuits nous rappellent la merveilleuse splendeur à l’époque des califes. Loin d’être un grand chemin des nations, la Caspienne n’est guère qu’une impasse entourée de déserts. Le commerce la fuit ; on a même vu les cotons du Mazanderan, recueillis au bord de la Méditerranée russe, se rendre en Angleterre par la voie du Golfe-Persique, et Trébizonde ne doit son importance qu’à l’adresse avec laquelle le commerce sait éviter les frontières de la Russie. C’est que l’absolutisme pèse même sur les échanges : quand il ne laisse au peuple d’autre soin que celui de ses intérêts matériels, ces intérêts mêmes sont en danger, et les citoyens s’appauvrissent tout en recherchant avidement la fortune. Morts à la vie politique, ils finissent par perdre toute initiative et ne savent plus même s’enrichir. La civilisation ne se laisse pas décréter par un gouvernement, et toute prospérité durable ne peut jamais se fonder que sur la liberté.


ELISEE RECLUS.

  1. D’après le capitaine Maury et le lieutenant Herndon, l’erreur probable donnée par les lectures barométriques serait de plus de 600 mètres dans la vallée du Marañon ; quand on remonte les bords du fleuve, le baromètre annonce que l’on descend.
  2. L’écart est d’environ 80 degrés, de + 40 à — 40. En l’année 1840, M. Platon de Tchihatchef constata un froid de — 43°7 sous le 47e degré de latitude.
  3. Ce voyageur ayant, sans penser à mal, indiqué son itinéraire au ministre de la marine, le capitaine de navire chargé de lui faire visiter les points du rivage marqués sur la feuille de route le conduisit comme un prisonnier à tous les endroits désignés, et ne lui permit pas une seule excursion à droite ou à gauche. Peu importait la science au rigide capitaine : il ne connaissait que sa consigne.
  4. La Mer-Noire, avec laquelle la Caspienne communiquait autrefois par la vallée du Manytch, renferme proportionnellement deux fois plus de sel.
  5. Dans un intéressant volume publié récemment sous le titre d’Harmonies de la Mer, M. Julien, s’appuyant sur une affirmation fort légère de M. Babinet, prétend que dans notre hémisphère les alluvions des fleuves se déposent invariablement sur la rive droite en vertu même de la rotation du globe. Or c’est précisément le contraire qui a lieu, excepté pour le Mississipi et d’autres cours d’eau qui se trouvent dans des conditions particulières. Il est vrai que tous les bois de dérive, toutes les épaves flottantes entraînées par le gulfstream, dévient sur la rive droite de ce courant ; mais les cours d’eau contenus entre deux rivages ne peuvent être comparés au gulfstream, qui coule librement au milieu de la mer. Dans ce fleuve maritime, tous les débris que porte le courant trouvent immédiatement à droite une eau tranquille, et ils n’ont qu’à suivre leur pente pour aller s’y déposer ; mais, dans les fleuves des continens, les sédimens tenus en suspension ne peuvent s’arrêter là où passe toute la masse des eaux, rongeant constamment le rivage. Laissées, puis reprises, puis déposées de nouveau pour être entraînées encore, toutes les alluvions finissent par être rejetées sur la rive la plus éloignée du fil du courant. Dans l’hémisphère du nord, cette rive est la rive gauche.