La Mélancolie

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Le Mérite des femmes
Masson fils (p. 185-201).

LA MÉLANCOLIE


 
La joie a ses plaisirs ; mais la mélancolie,
Amante du silence et dans soi recueillie,
Dédaigne tous ces jeux, tout ce bruyant bonheur
Où s’étourdit l’esprit, où se glace le cœur.

L’homme sensible et tendre à la vive allégresse
Préfère la langueur d’une douce tristesse.
Il la demande aux arts : suivons-le dans ces lieux
Que la peinture orna de ses dons précieux ;
Il quitte ces tableaux où le pinceau déploie
D’une fête, d’un bal la splendeur et la joie,
Pour chercher ceux où l’art, attristant sa couleur,
D’un amant, d’un proscrit a tracé le malheur.
De la toile attendrie, où ces scènes sont peintes,
Son âme dans l’extase entend sortir des plaintes,
Et son regard avide y demeure attaché.

Au théâtre surtout il veut être touché.
Voyez-vous, pour entendre Emilie, Orosmane,
Phèdre en proie à l’amour qu’elle-même condamne,
Comme un peuple nombreux dans le cirque est pressé ?
Chacun chérit les traits dont il se sent blessé ;
Chacun aime à verser sur de feintes alarmes,
Sur des désastres faux, de véritables larmes ;
Et loin du cirque même, en son cœur, en ses yeux,
Garde et nourrit longtemps ses pleurs délicieux.
Quel est, en le lisant, l’ouvrage qu’on admire ?
L’ouvrage où l’écrivain s’attendrit et soupire :
L’Iliade, d’Hector peignant le dernier jour ;
Les vers où de Didon tonne et gémit l’amour ;
Les plaintes de Tancrède et les feux d’Herminie ;

Héloïse, Werther, Paul et sa Virginie,
Ces tableaux douloureux, ces récits enchanteurs
Que l’on croirait tracés par les Grâces en pleurs.
Ignorant, éclairé, tout mortel les dévore ;
La nuit même il les lit ; et quelquefois l’aurore,
En rouvrant le palais de l’Orient vermeil,
Le voit le livre en main oublier le sommeil :
Dans le recueillement son âme est absorbée,
Et sur la page humide une larme est tombée.
Douce larme du cœur, trouble du sentiment,
Qui naît dans l’abandon d’un long enchantement,
Heureux qui te connaît ! malheureux qui t’ignore !

Arrêtons-nous aux champs qu’un riche émail colore :

Du pourpre des raisins et de l’or des guérets
L’aspect riant, d’abord, a pour nous des attraits ;
Mais que nous préférons l’épaisseur d’un bois sombre !
C’est là qu’on est heureux ! là, le soleil et l’ombre,
Qui, formant dans leur lutte un demi-jour charmant,
Ménagent la clarté propice au sentiment ;
Mille arbres qui, penchant leur tête échevelée,
Tantôt dans le lointain allongent une allée,
D’un dédale tantôt font serpenter les plis,
Dessinent des bosquets, ou groupent des taillis ;
Enfin le doux zéphyr, qui, muet dans la plaine,
Gémit dans les rameaux qu’agite son haleine ;
Tout dispose à penser, invite à s’attendrir ;
Sous ces dômes touffus le cœur aime à s’ouvrir ;
Et, conduit par leur calme aux tendres rêveries,
Se plaît à réveiller ses blessures chéries.

Sous ces bois inspirants coule-t-il un ruisseau,
L’émotion augmente à ce doux bruit de l’eau
Qui, dans son cours plaintif qu’on écoute avec charmes,
Semble à la fois rouler des soupirs et des larmes.
Et qu’un saule pleureur, par un penchant heureux,
Dans ces flots murmurants trempe ses longs cheveux :
Nous ressentons alors dans notre âme amollie
Toute la volupté de la mélancolie.

Cette onde gémissante et ce bel arbre en pleurs
Nous semblent deux amis touchés de nos malheurs ;
Nous leur disons nos maux, nos souvenirs, nos craintes ;
Nous croyons leur tristesse attentive à nos plaintes ;
Et, remplis des regrets qu’ils expriment tous deux,
Nous trouvons un bonheur à gémir avec eux.

Écoutons : des oiseaux commence le ramage.
De ces chantres ailés un seul a notre hommage ;
C’est Philomèle, au loin lamentant ses regrets.
O que sa voix plaintive enchante les forêts !
Que j’aime à m’arrêter sous l’ombre harmonieuse

Où se traîne en soupirs sa chanson douloureuse !
De l’oreille et du cœur je suis ses doux accents.
Rêveur, et tout entier à ses sons ravissants,
Je ne m’aperçois pas si, planant sur ma tête,
Des nuages affreux assemblent la tempête,
Si le tonnerre gronde, ou si le jour qui fuit
Cède le firmament aux voiles de la nuit ;
Je ne vois que les maux que cet oiseau déplore :
Il cesse de chanter, et je l’écoute encore !
Tant la mélancolie est un doux sentiment !

Vesper, viens assister à son recueillement !
L’astre majestueux qui verse la lumière
Peut un moment de l’homme attacher la paupière,
Lorsqu’inondant les deux, en son cours agrandi,
Il déploie à longs flots la splendeur du midi ;

Mais l’œil, qu’ont ébloui ses brûlantes atteintes,
Demande à reposer sur de plus douces teintes :
Il se plaît à chercher sur des nuages d’or
L’astre qu’on ne voit plus, et que l’on sent encor.
Ce jour à son déclin, la nuit à sa naissance,
L’ombrage des forêts qui dans les champs s’avance ;
La chanson de l’oiseau qui par degrés finit,
La rose qui s’efface et l’onde qui brunit,
Les bois, les prés dont l’ombre obscurcit la verdure,
L’air qui souffle une douce et légère froidure,
Phébé qui, seule encore et presque sans clarté,
Au milieu des vapeurs lève un front argenté,
Et semble, en promenant son aimable indolence,
Un fantôme voilé que guide le silence ;
Le murmure des flots qu’on entend sans les voir,
Et le cri du hibou dans le calme du soir,
Combien de ces objets on goûte la tristesse !

Que sous son crêpe encor la nature intéresse !
A l’heure où la journée approche de sa fin,
Le sage, en soupirant, contemple ce déclin,
Et, ramenant sur soi sa pensée attendrie,
Voit dans le jour mourant l’image de la vie.
Ainsi donc le rapport des objets avec nous
Leur donne à nos regards un intérêt plus doux !
C’est par là que l’automne, heureux soir de l’année,
Nous attache au déclin de sa beauté fanée.
Lorsque sur les coteaux sifflent les aquilons,
Quand la feuille jaunit et tombe en tourbillons,
Quand se flétrit des prés la grâce fugitive,
Le mortel recueilli, d’une vue attentive,
Suit cette décadence, où, se couvrant de deuil,
La nature à pas lents marche vers le cercueil.

Pleure-t-il le trépas d’une épouse adorée,
Il jouit du tableau de la terre éplorée :
La splendeur du printemps insultait son ennui ;
Mais l’automne est souffrant, il se plaît avec lui.
Les vents luttant entre eux, et les torrents qui grondent.
Lui semblent des témoins dont les voix lui répondent ;
Ces prés, ces champs déserts, et ces bois dévastés,
De sa perte à ses yeux paraissent attristés.
Il dit aux prés, aux champs pleins de ses rêveries :
« Vous n’avez plus les fleurs, vos compagnes chéries ; »
Aux bois : « Tout hymen cesse entre la feuille et vous ;
« Comme vous, des trésors j’ai perdu le plus doux ;
« Et je viens, unissant ma perte à vos ravages,
« Confondre nos regrets, marier nos veuvages. »
Il dit ; cet entretien charme un instant ses maux.

L’enfant du Pinde aussi recherche ces tableaux :
Laissez-moi m’enfoncer sous ces bois sans feuillage ;
Qu’il m’est doux d’y trouver un roc noir et sauvage,
Qui laissait la verdure égayer son horreur,
Et, libre de son voile, a repris sa terreur !
Que j’aime à mesurer ces ormes et ces chênes,
Gigantesques rivaux des montagnes prochaines,
Qui, sans feuille, et d’écorce à peine environnés,
Élèvent un font chauve et des bras décharnés !
Combien me plaît, m’émeut cette onde qui bouillonne,
Qui, dans l’été cascade, et torrent dans l’automne,
Murmurant quand Zéphyre enchantait le vallon,
Au départ du zéphyr gronde avec l’aquilon !
De quelle volupté ma frayeur est mêlée
Quand la foudre à grand bruit roule dans la vallée,
Ou, sous ses traits de feu brisant de noirs rameaux,
De nos bois fracassés dévore les lambeaux !
Tout du poète ému réveille le génie :
Je saisis des objets la couleur rembrunie ;
Et, pour faire passer cette teinte en mes vers,
Je noircis mes pinceaux du deuil de l’univers.
Où suis-je ? à mes regards un humble cimetière
Offre de l’homme éteint la demeure dernière.
Un cimetière aux champs ! quel tableau ! quel trésor !
Là ne se montrent point l’airain, le marbre, l’or ;
Là ne s’élèvent point ces tombes fastueuses

Où donnent à grands frais les ombres orgueilleuses
De ces usurpateurs par la mort dévorés,
Et jusque dans la mort du peuple séparés :
On y trouve, fermés par des remparts agrestes
Quelques pierres sans nom, quelques tombes modestes,
Le reste, dans la poudre au hasard confondu.
Salut, cendre du pauvre ; ah ! ce respect t’est dû !
Souvent ceux dont le marbre immense et solitaire
D’un vain poids après eux fatigue encor la terre
Ne firent que changer de mort dans le tombeau ;
Toi, chacun de tes jours fut un bienfait nouveau.
Courbé sur les sillons, de leurs trésors serviles
Ta sueur enrichit l’oisiveté des villes ;
Et, quand Mars des combats fit retentir le cri,
Tu défendis l’état après l’avoir nourri :
Enfin chaque tombeau de cet enclos tranquille

Renferme un citoyen qui fut toujours utile !
Salut, cendre du pauvre ; accepte tous mes pleurs.
Mais quelle autre pensée éveille mes douleurs ?
Tel est donc de la mort l’inévitable empire !
Vertueux ou méchant, il faut que l’homme expire.
La foule des humains est un faible troupeau
Qu’effroyable pasteur, le Temps mène au tombeau ;
Notre sol n’est formé que de poussière humaine ;
Et lorsque dans les champs l’automne nous promène,
Nos pieds inattentifs foulent à chaque pas
Un informe débris, monument du trépas.
Voilà de quels pensers les cercueils m’environnent ;
Mais, loin que mes esprits à leur aspect s’étonnent,
De l’immortalité je sens mieux le besoin
Quand j’ai pour siège une urne et la mort pour témoin.

Oisifs de nos cités, dont la mollesse extrême

Ne veut que ces plaisirs où l’on se fuit soi-même,
Qui craignez de sentir, d’éveiller vos langueurs,
Ces tableaux éloquents sont muets pour vos cœurs ;
Mais toi, qui des beaux-arts sens les flammes divines,
Ton âme entend la voix des cercueils, des ruines.
De la destruction recherchant les travaux,
Des états écroulés tu fouilles les tombeaux.
On te voit, arrêté sur les bords du Scamandre,
De l’antique Ilion interroger la cendre ;
On te voit dans Palmyre, attentif et surpris,
Consulter sa grande ombre et ses savants débris.
Quel livre à ton génie offrent de tels décombres !
Sur ces riches lambeaux, sur ces ruines sombres
Qui, là, sans majesté, rampent dans les déserts,
Ici, d’un front altier se dressent dans les airs,
Mais dont les traits usés et les rides sauvages
Des ans, qui rongent tout, attestent les ravages,
Tu lis, le cœur saisi d’un agréable effroi,
La marche de ce temps qui roule aussi sur toi,
Des révolutions les soudaines tempêtes,
La chute des états, la trace des conquêtes ;
L’empreinte des volcans et des flots destructeurs,
Et la haute leçon du néant des grandeurs ;
Et, des siècles sur eux contemplant les injures,
De ces grands corps brisés tu comptes les blessures ;
Tes yeux et tes esprits sont par eux exaltés.


Laissons ces vieux débris, sépulcres des cités.
Que sont-ils, aux regards du rêveur solitaire,
Près de ce ténébreux et profond monastère,
Sépulcre des vivants, où, servant les autels,
Au sein d’un long trépas respiraient les mortels ?
Les lois ont prononcé : tous ces réduits austères
Ont dépouillé leur deuil, leurs chaînes, leurs mystères ;
Mais quoique leurs parvis, leurs autels soient déserts,
Au cœur mélancolique ils restent toujours chers.

L’œil avide recherche en ces saints édifices
Les cellules témoins de tant de sacrifices ;
Ces formidables mots, ’’néant, éternité, ’’
Dont s’obscurcit encor le mur épouvanté ;
Les voûtes où, d’un Dieu redoutant la sentence,
Le front pâle et courbé, priait la Pénitence ;
La fosse que, docile au plus cruel devoir,
Creusa l’infortuné qu’elle dut recevoir ;
Et le nocturne airain dont les sons despotiques
Arrachaient de leurs lits ces pieux fanatiques,
Qui, dans l’ombre entonnant de lugubres concerts,
Perdaient seuls le repos que goûtait l’univers.
L’amour donne surtout un charme à ces retraites ;
Longtemps il a gémi sous leurs ombres muettes.
De Rancé, de Comminge, ah ! qui n’a plaint les feux ?
Tous deux, veufs dune amante et toujours amoureux,

Embrassèrent en vain le froid du sanctuaire ;
Ils brûlaient sur le marbre, ils brûlaient sous la haire.
Leur flamme, que le cloître et le jeûne irritait,
Jusqu’au pied des autels à Dieu les disputait ;
Et leur voix trop souvent, dans leur profane ivresse,
Aux chants sacrés mêla le nom de leur maîtresse.
Du devoir, de l’amour, ô rigoureux combats !
La paix était près d’eux, ils ne la sentaient pas !
Mais de qui sut aimer leurs maux font les délices.
J’erre dans ces réduits qui virent leurs supplices ;
Je demande à l’écho le bruit de leurs douleurs ;
Je demande à l’autel la trace de leurs pleurs ;
Mes pleurs mouillent le marbre où leurs larmes coulèrent ;
Mon cœur soupire aux lieux où leurs cœurs soupirèrent ;
Et je me peins, ému de leurs revers fameux,
Les jours où je brûlais, où je souffrais comme eux.

Voilà donc tes bienfaits, tendre mélancolie !
Par toi de l’univers la scène est embellie ;
Tu sais donner un prix aux larmes, aux soupirs ;
Et nos afflictions sont presque des plaisirs.
Ah ! si l’art à nos yeux veut tracer ton image,
Il doit peindre une vierge assise sous l’ombrage,
Qui, rêveuse, et livrée à de vagues regrets,
Nourrit, au bruit des flots, un chagrin plein d’attraits,

Laisse voir, en ouvrant ses paupières timides,
Des pleurs voluptueux dans ses regards humides,
Et se plaît aux soupirs qui soulèvent son sein,
Un cyprès devant elle, et Werther à la main.