La Météorologie synoptique et la prévision du temps

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LA
MÉTÉOROLOGIE SYNOPTIQUE
ET LA PRÉVISION DU TEMPS


I.

La météorologie n’a pas été jusqu’à ce jour, de la part du public, l’objet d’une faveur exagérée. En butte aux sarcasmes de quelques-uns et à l’indifférence dédaigneuse du plus grand nombre, elle a eu la mauvaise fortune de fournir au langage courant quelques locutions proverbiales qui témoignent de la mince considération dont elle est entourée. Parler de la pluie et du beau temps signifie en bon français parler pour ne rien dire, et, lorsqu’entre gens sérieux la conversation prend une tournure « météorologique, » on croit pouvoir en conclure que les interlocuteurs ont des raisons particulières d’éviter les sujets dignes d’intérêt et de se renfermer dans des banalités peu compromettantes. Déjà le coup de grâce semblait avoir été donné à cette science infortunée lorsqu’il y a quelques années, en pleine Académie des Sciences, deux illustres physiciens avaient exécuté sur elle une charge à fond, dénigré ses méthodes, affirmé l’inanité de ses doctrines et condamné ses investigations à une éternelle stérilité. La météorologie semblait devoir aller rejoindre dans le musée des sciences mortes la magie et l’astrologie judiciaire, lorsque de nouvelles perspectives s’ouvrirent devant elle, et la maladie, condamnée par les docteurs, s’élança pleine d’une ardeur juvénile dans une voie aussi féconde qu’inattendue.

Cette défaveur générale, il faut bien l’avouer, avait sa raison d’être. La grande majorité du public n’estime une science qu’en raison des résultats matériels auxquels elle conduit, elle juge l’arbre par ses fruits. La considération universelle qui, à notre époque, s’attache aux sciences en général est le prix des incontestables bienfaits dont elles ont doté l’humanité; tel qui ignore même les noms d’Ampère et de Faraday connaît au moins le télégraphe électrique, et demeure par cela seul convaincu que la science de l’électricité est une belle chose, et que ceux qui la cultivent sont dignes de tous ses respects. Or, quand on demandait à la météorologie quels étaient ses titres à la reconnaissance publique, elle n’avait à produire que des résultats de nature à laisser dans l’esprit des masses une fort médiocre impression. En vain se prévalait-elle des notions qu’elle avait fournies sur les climats du globe, sur les causes de la répartition des sources des richesses et du développement inégal des grandes agglomérations humaines qui en est la conséquence, des clartés qu’elle avait répandues sur l’histoire de la civilisation, si étroitement liée aux influences climatériques, en vain exhibait-elle ses colonnes de chiffres, ses statistiques, ses moyennes, le réseau des lignes figuratives dont elle avait sillonné la mappemonde; tout cela comptait pour peu de chose, car elle restait muette devant cette terrible question sans cesse posée par les utilitaires : pouvez-vous prédire le temps?

Ce fatal problème a exercé longtemps sur les destinées de la météorologie une très fâcheuse influence. Il a été pour beaucoup dans le discrédit qui s’est attaché à cette science dans l’opinion des savans et des gens du monde. Séduits par l’appât de la gloire bruyante et probablement rémunératrice qui n’aurait pas manqué de rejaillir sur l’auteur d’un système satisfaisant de prévision, un grand nombre d’adeptes de la météorologie ont méconnu le précepte évangélique qu’on peut formuler ainsi à l’usage des savans : cherchez la vérité pour elle-même, et le reste vous sera donné par surcroît. Pressés de trouver, coûte que coûte, une solution à un problème si longtemps insoluble, ils ont abandonné les lentes, mais sûres méthodes de la science, pour entrer dans la voie d’un empirisme souvent naïf; ils ont voulu voler avant d’avoir des ailes, et leurs lourdes chutes, tout en égayant les spectateurs, ont rabaissé la météorologie aux yeux de la partie sérieuse du public. Puis sont venus les almanachs prophétiques; ici la science a servi d’enseigne à la spéculation, et après une si fâcheuse aventure on ne saurait s’étonner de voir sa réputation encore plus compromise. Tel était le discrédit attaché à ces tentatives de prévision que peu s’en est fallu que cette question ne prît rang parmi les célèbres problèmes dont l’Académie des Sciences déclare ne plus vouloir s’occuper : le mouvement perpétuel, la quadrature du cercle, la trisection de l’angle; Arago a pu même proclamer hautement, sans soulever aucune protestation, que jamais un savant « jaloux de sa réputation » ne se hasarderait à prédire le temps. Une sentence si absolue, formulée par un homme revêtu d’un tel prestige scientifique, semblait devoir réduire au silence tous les prophètes de la météorologie; mais l’absolu n’est pas de ce monde : les chemins de fer et les télégraphes électriques ont été dans leur temps l’objet d’anathèmes aussi sévères. Au jugement d’Arago, on aurait d’ailleurs pu opposer une autorité scientifique au moins égale à la sienne, celle de Lavoisier.

Il ne faut pas oublier une autre cause qui a contribué à paralyser l’essor de l’ancienne météorologie. De toutes les branches du domaine intellectuel où s’exerce l’activité humaine, il n’en est peut-être pas où les efforts d’un travailleur isolé se montrent plus inefficaces, et où il soit plus indispensable de provoquer le concours d’une armée d’observateurs disciplinés, recevant l’impulsion et le mot d’ordre d’une direction intelligente et autorisée. Certes l’étude des phénomènes atmosphériques offre par elle-même assez d’attraits pour avoir captivé de tout temps une foule de « curieux de la nature; » ces phénomènes ont une influence trop évidente sur le sort de nos récoltes pour n’avoir pas été l’objet d’observations innombrables qui résument une foule de dictons, proverbes, aphorismes populaires dignes souvent d’être pris en sérieuse considération. Si l’on voulait réunir et discuter les montagnes de chiffres accumulés dans tous les pays civilisés depuis l’invention du baromètre et du thermomètre, le travailleur le plus hardi reculerait devant une tâche qui dépasserait la limite des forces humaines. Il aurait d’ailleurs d’autres bonnes raisons de la décliner. Quelle est en effet la valeur de tous ces registres d’observation, quelle confiance méritent les instrumens qui ont servi à les faire, qui nous garantit l’exactitude, la bonne foi, l’intelligence de l’observateur? Il est difficile d’agiter ces questions sans mettre en doute la valeur de certaines données météorologiques fondées sur des bases numériques si peu sûres. On le voit donc sans peine, ce ne sont pas les soldats qui ont manqué à l’armée météorologique, ce sont les chefs; ce n’est pas le nombre qui a fait défaut, c’est l’organisation ; le zèle des troupes n’attendait qu’un commandement intelligent et un état-major instruit, qui lui ont toujours manqué, et dont les élémens épars commencent à peine à se rassembler.

On ne saurait que rarement appliquer en météorologie la méthode féconde qui a produit une si riche moisson dans les autres régions de la philosophie naturelle. Ici la puissante ressource de l’expérimentation nous échappe le plus souvent, et si dans quelques cas, comme celui de la théorie de la rosée, si heureusement établie par les travaux devenus classiques de Wells, elle a pu être appliquée avec succès, les pauvres résultats obtenus dans la recherche de l’origine de l’électricité atmosphérique montrent le peu de chances que nous avons de reproduire par de mesquines expériences de cabinet les conditions où s’accomplissent les grands phénomènes aériens. Réduits à peu près aux seules ressources de l’observation purement passive, cherchons à nous entourer de toutes les conditions qui en assurent le succès. Remarquons d’abord que les faits recueillis sur place par un observateur isolé, quelque intéressans qu’ils puissent être au point de vue du climat particulier de la région qu’il habite, ne sauraient nous renseigner sur les mouvemens généraux de l’atmosphère : autant vaudrait demander à un soldat qui, immobile pendant une bataille, n’a pu voir que ce qui se passait autour de lui, de nous décrire les péripéties d’une affaire qui s’est engagée sur plusieurs lieues d’étendue, ou les grandes combinaisons stratégiques qui l’ont préparée. — La première condition à remplir pour arriver à des résultats instructifs est de relier entre elles et de centraliser toutes les observations recueillies en un grand nombre de points disséminés sur les plus grandes surfaces possibles. La seconde est de s’assurer de la valeur relative des observateurs, et, si le temps et les circonstances n’ont pas permis de les instruire et de les exercer, de ne leur demander que ce qu’ils sont capables de voir et de décrire avec exactitude et compétence.

Ce programme a été rempli pour la première fois par l’homme que l’on pourrait peut-être appeler le Kepler de la météorologie, le célèbre et regrettable commandant Maury, de la marine des États-Unis. Avec l’énergie, la persévérance, l’esprit de suite, qui sont l’heureux apanage de ses concitoyens, il est parvenu à centraliser et à discuter les observations recueillies à la mer par les navires innombrables dont le commerce américain et anglais couvre les océans des deux mondes. C’est au livre de bord des marins qu’il puisait ses informations ; les soins donnés à l’orientation de la voilure, l’angle de la route du navire avec le méridien géographique, renseignent à chaque heure du jour et de la nuit sur la direction du vent, et pour un capitaine qui connaît les qualités nautiques de son voilier, la quantité de toile mise dehors est le plus sûr des anémomètres. Après un labeur effrayant, M. Maury est arrivé à des résultats dont le commerce maritime a tiré le parti que tout le monde connaît. Sans doute le monument qu’il a élevé n’est encore qu’une construction ébauchée dont les grandes lignes sont à peu près arrêtées, et dont les détails laissent à désirer ; mais, sans écouter les récriminations de quelques navigateurs, qui se plaignent d’avoir rencontré le calme quand on leur avait promis bonne brise, et vent debout quand on leur avait annoncé le grand largue, nous n’en devons pas moins toute notre reconnaissance à l’homme qui a tracé de main de maître à la météorologie la route où elle a rencontré à la fois le succès et un retour favorable de l’opinion publique. Le commandant Maury, par ses écrits, ses démarches actives, ses discours, a été le promoteur de ce grand mouvement d’association entre les météorologistes les plus accrédités des deux hémisphères, et de cette entente pleine de promesses, dont le congrès de Bruxelles et récemment celui de Vienne ont été les premières et heureuses manifestations.

Les états de l’Amérique du Nord, qui réunissent sous l’action d’un seul gouvernement la presque totalité d’un continent immense, ont pris l’initiative de cette féconde innovation, que nous pouvons appeler la météorologie synoptique. La nouvelle méthode consiste à résumer sur des cartes géographiques, au moyen de signes conventionnels, les principaux faits atmosphériques accomplis au même instant sur de grandes étendues, et que la télégraphie fait converger de tous les points de l’horizon vers un observatoire central. Aujourd’hui un bureau météorologique spécial, placé dans les attributions du département de la guerre, reçoit à Washington les observations tridiurnes envoyées d’environ quatre-vingts localités de l’Amérique du Nord, et publie un bulletin quotidien mis gratuitement à la disposition des journaux. Là sont consignées les nouvelles météorologiques d’une région qui s’étend de Portland du Maine à Portland de l’Orégon, de Breckenridge du Minesota à Galveston du Texas, de San-Francisco à Key-West, à la pointe sud de la Floride. Ces renseignemens comprennent la hauteur du baromètre et sa variation dans les huit heures qui séparent deux observations consécutives, le degré thermométrique et la variation dans la même période, l’humidité relative, la direction du vent, sa vitesse exprimée en milles par heure, la pression du vent sur un pied carré de surface, l’état du ciel, la direction des nuages inférieurs et supérieurs, la quantité de pluie recueillie, la variation de niveau des fleuves et des rivières, et la physionomie générale du temps. Nous sommes encore en France fort loin de cette richesse d’information, et les causes de cette infériorité sont faciles à deviner. Les divers gouvernemens indépendans qui morcellent notre petit continent ne sont pas près de former ce qu’on voudrait pouvoir appeler les États-Unis d’Europe, et les derniers événemens, en réveillant des haines que dans notre naïveté nous regardions comme endormies à jamais, ont ajourné indéfiniment la réalisation de cette généreuse utopie. Cependant, il y a quelques années, l’Observatoire de Paris, par l’initiative de M. Le Verrier, obtint du bon vouloir de tous les gouvernemens, un seul excepté, — tout le monde devine lequel, — les moyens de centraliser à Paris les nouvelles météorologiques apportées chaque jour par voie télégraphique de stations répandues sur la surface de l’Europe, de l’Irlande à la Mer-Noire, d’Haparanda, sous le cercle polaire, à Cadix et à Palerme[1]. D’après ces renseignemens, il publie chaque jour un bulletin muni d’une carte muette de l’Europe où sont tracées les lignes passant par les points où l’on constate la même pression barométrique, corrigée de l’effet de la température et de l’altitude, c’est-à-dire ramenée à ce qu’elle serait à la température de zéro et au niveau de la mer. Ces lignes, appelées isobarométriques ou isobares, parlent aux yeux, et nous verrons qu’elles fournissent de précieuses révélations. Le baromètre est la première et la plus utile de toutes les pièces de l’arsenal météorologique; c’est la sonde avec laquelle nous explorons de bas en haut le grand océan aérien dont nous habitons les profondeurs.

De toutes parts en Europe, on s’est lancé dans cette voie nouvelle de la météorologie synoptique; le Meteorological Office de Londres, l’Institut météorologique de Vienne, les habiles observateurs scandinaves placés comme des sentinelles avancées sur la route ordinaire des tempêtes que l’Atlantique nous envoie, l’Observatoire central de l’empire turc, qui nous renseigne sur la région comprise entre Trébizonde, sur la Mer-Noire, et Fao, sur le Golfe-Persique, les Anglais dans l’Inde, les Russes dans les profondeurs du continent asiatique, tous à l’envi assiègent le sphinx météorologique et finiront par lui arracher ses secrets. Déjà le problème de la prévision du temps, revenu à l’ordre du jour, ne provoque plus les sourires ironiques qui l’accueillaient jadis; déjà depuis plusieurs années les physiciens de l’Observatoire de Paris signalent chaque jour pour les vingt-quatre heures qui vont suivre la direction et la force moyennes du vent sur toute l’étendue de notre littoral, et comme des vigies attentives annoncent aux marins l’approche du mauvais temps.

Ils se renferment encore dans une sage réserve à l’égard des prévisions qui s’étendraient à une année ou même à une saison tout entière. Néanmoins dans quelques cas, rares encore, un coin du voile qui nous dérobe les perspectives de l’avenir peut être soulevé; c’est ce que montrent quelques prévisions plus hardies justifiées par les faits, et qui, bien que timides et hésitantes jusqu’ici, prendront des allures plus décidées le jour où le développement des communications télégraphiques nous permettra de lire l’état de la situation atmosphérique sur une portion plus étendue de la surface terrestre.


II.

L’opinion généralement accréditée que rien n’est plus capricieux que le vent se manifeste à chaque instant dans le langage vulgaire, et rien ne paraît mieux démontré que l’inconstance et l’incertitude des mouvemens de l’air. Cependant, à mesure que s’étendait le rayon des expéditions maritimes, l’existence des courans à peu près constans se révélait aux marins; on sait la surprise mêlée d’effroi que la persistance des alizés nord-est inspira aux équipages de Christophe Colomb. On avait bien remarqué depuis longtemps dans nos contrées sur les bords de la mer, principalement dans la belle saison, l’alternance régulière de la brise de mer pendant le jour et de la brise de terre pendant la nuit, ainsi que dans les pays accidentés le mouvement alternatif d’ascension et de descente de l’air sur la pente des montagnes. Les premiers navigateurs portugais et hollandais qui explorèrent l’Océan indien retrouvèrent des phénomènes analogues, mais à période semestrielle, dans toute l’étendue des mers qui baignent le sud de l’Asie. Là règne le régime des moussons, c’est-à-dire des vents qui soufflent à peu près du sud au nord d’avril à octobre, quand le soleil est au nord de la ligne, et dans la direction opposée de novembre à mars, lorsqu’il est dans l’hémisphère austral; depuis un temps immémorial, les relations commerciales établies par voie maritime entre les peuples de ces régions se réglaient sur la périodicité de ces deux courans. Dans la zone tempérée, bien qu’on eût depuis longtemps constaté la prédominance des vents entre sud-ouest et nord-ouest sur l’Europe occidentale, et celle des vents d’entre nord et nord-est dans l’Europe orientale, la succession des vents soufflant de tous les points de l’horizon semblait échapper à toute loi et n’être que l’effet du hasard. La lumière qui allait se faire sur cette obscure question devait nous venir d’une source bien inattendue.

Tout le monde a entendu parler de ces terribles météores qui, sous le nom de tornados dans l’Atlantique tropical, de cyclones dans l’Océan indien, de typhons dans les mers de la Chine, sont pour le marin, comme pour l’habitant du littoral, un sujet d’épouvante, et qui infligent aux régions qui en sont hantées des désastres dont nos plus violentes tempêtes d’Europe ne donnent qu’une idée très affaiblie. Ces météores consistent en un violent mouvement de rotation imprimé à une masse d’air recouvrant des surfaces circulaires d’un diamètre variant de 50 à 200 lieues, et tournant autour d’un axe idéal plus ou moins voisin de la verticale. Cet axe se déplace lui-même en oscillant, et le mouvement du météore offre une grande analogie avec celui d’une toupie dont la rotation rapide s’opère autour d’un axe qui se promène sur le parquet avec un balancement plus ou moins prononcé. Au sud de la ligne équinoxiale, le sens de la rotation du météore est invariablement celui des aiguilles d’une montre; au nord, il possède tout aussi invariablement le mouvement inverse. Au centre règne un calme presque complet, les nuages qui assombrissent le pourtour se déchirent parfois, et laissent une éclaircie que les marins appellent l’œil de la tempête; mais la vitesse circulaire du vent s’accroît à mesure qu’on s’éloigne du centre, et peut atteindre jusqu’à 40 lieues à l’heure, puis diminue progressivement quand on a dépassé le cercle où elle atteint cet effrayant maximum. Des deux côtés de la trajectoire que suit le centre du météore, la violence du vent n’a pas le même degré d’intensité : d’un côté en effet la vitesse de rotation de l’air s’ajoute à la vitesse de translation, de l’autre elle est de sens contraire ; dans le premier cas, la vitesse totale est une somme, dans le second une différence. Les deux bords opposés où la vitesse est maxima et minima s’appellent le bord dangereux et le bord maniable du météore[2]. Devant les masses d’air animées de la vitesse du bord dangereux, rien ne résiste ; un navire à sec de toile est démâté ou bien couché sur le flanc, il ne peut se relever qu’en sacrifiant sa mâture, si encore on a le temps de recourir à ce parti désespéré. À terre, les arbres les plus forts sont déracinés, les habitans souvent ensevelis sous les ruines de leurs maisons, les fleuves refoulés par d’anormales intumescences de la mer envahissent leurs rives avec une violence et une rapidité qui déjouent toutes les mesures de précaution. On n’a pas oublié les désastres causés, il y a dix ans, par le cyclone qui s’est déchaîné sur Calcutta et sur le delta du Gange.

Engagé dans les circonvolutions du redoutable météore, le marin suit avec anxiété les rapides variations de son baromètre, afin d’obtenir quelques pronostics sur le sort qui l’attend. Les résultats de ces sondages barométriques recueillis, comparés, discutés par les gens de mer et un grand nombre de physiciens, ont conduit invariablement aux conclusions suivantes : au centre du météore, la pression de l’air atteint la plus faible valeur observée ; en s’éloignant du centre suivant un rayon quelconque, on trouve des pressions croissantes, et si nous faisons passer un trait continu par tous les points où la pression est la même, nous formons autour du centre une série de lignes concentriques où les pressions s’échelonnent par degrés croissans des lignes enveloppées aux lignes enveloppantes. En traçant ces lignes sur un plan, elles offrent l’aspect de ces courbes d’égal niveau au moyen desquelles on figure dans un levé topographique une excavation du terrain ayant la forme d’un entonnoir. On ne peut s’empêcher d’être frappé de l’analogie que présente ce phénomène atmosphérique avec ces tourbillons que nous observons dans les cours d’eau à la ligne de contact d’une eau courante et d’une eau calme, ou de deux courans animés de vitesses contraires, ou encore de deux courans de même sens, mais animés de vitesses différentes. Dans ces divers cas, le frottement des deux masses fluides contiguës détermine par places de rapides mouvemens giratoires. Si le mécanisme intime de ces mouvemens est encore entouré d’obscurité, les conséquences en sont faciles à prévoir. Quand une masse fluide est animée d’un mouvement de rotation, ses particules tendent à se porter vers la circonférence, tandis qu’une raréfaction se produit au centre; c’est sur ce fait que repose le mécanisme du ventilateur, de la tarare et des pompes dites centrifuges. Le cyclone agit sur une échelle gigantesque à la façon d’une pompe centrifuge. La raréfaction opérée au centre du météore provoque un appel de bas en haut de la surface liquide, s’il repose sur la mer, ou de la poussière et même de corps solides assez lourds, s’il s’appuie sur le sol. En même temps l’air des régions supérieures, attiré de haut en bas dans l’immense entonnoir, entraîne avec lui l’électricité positive, dont il est d’autant plus chargé qu’il vient de plus haut, ainsi que les basses températures qui règnent dans les régions élevées de l’atmosphère.

Ces phénomènes imposans avaient été déjà l’objet de nombreux travaux lorsque l’Observatoire de Paris inaugura son service télégraphique, et se mit à discuter chaque jour les lectures barométriques faites par ses correspondans. A peine installée dans sa nouvelle demeure, la météorologie synoptique nous apporta une révélation importante : nos tempêtes d’Europe ne sont autre chose que des cyclones d’un rayon encore plus considérable que leurs congénères des tropiques, mais dans lesquels l’intensité des phénomènes semble diminuer à mesure que s’accroît l’étendue des surfaces. Même échelonnement des pressions barométriques, depuis le minimum placé au centre du mouvement tournant jusqu’aux limites extérieures, même calme relatif dans la partie centrale, mêmes manifestations électriques sur la vaste couronne de nuages sombres chargés de pluie de la partie moyenne, même déplacement progressif de l’axe, en un mot c’est le même phénomène à l’intensité près. L’Observatoire de Paris, à qui appartient la gloire de cette découverte, crut devoir désigner sous le nom de bourrasques nos cyclones européens. Ce vocable n’est peut-être pas des mieux choisis, mais on aurait mauvaise grâce à soulever une querelle de mots en présence d’une découverte qui constitue une des plus sérieuses conquêtes de la météorologie contemporaine.

Pour bien préciser le fait capital dont il s’agit, prenons un exemple emprunté aux bulletins quotidiens de l’Observatoire de Paris. Le 26 février 1873, à huit heures du matin, le minimum des pressions atmosphériques était aux environs de Greencastle, au nord de l’Irlande. L’isobare de 730, c’est-à-dire la ligne passant par tous les points où la pression était de 730 millimètres, coupait l’Irlande de la baie de Sligo à Drogheda et la mer d’Irlande au sud de l’île de Man, remontait vers l’Ecosse, passait par Glasgow, Inverary, l’île de Mull, et revenait à son point de départ de la baie de Sligo, complétant ainsi un circuit fermé ayant à peu près la forme d’un ovale. L’isobare de 735, enveloppant la première, abordait la pointe sud de l’Irlande, traversait le canal Saint-George, puis l’Angleterre de Bristol à Yarmouth, remontait le long du littoral anglais de la Mer du Nord, coupait la pointe septentrionale de l’Ecosse et se perdait dans l’Atlantique. La ligne de 740 suivait le littoral français de la Manche, traversait la Belgique, la Hollande, et entrait dans la Mer du Nord par le Helder. Celle de 745 traversait l’Aunis, le Poitou, le Berry, la Bourgogne, la Champagne, les Ardennes, passait le Rhin vers Dusseldorf et entrait dans la Mer du Nord près de l’embouchure de l’Ems. Enfin celle de 750 passait par Bayonne, Montauban, Clermont, Lyon, Strasbourg, Francfort, l’embouchure de l’Elbe et la côte occidentale du Jutland. A Greencastle, centre de la dépression, le vent était nul, le ciel serein, la mer calme. Le vent fraîchissait sur l’isobare de 735, il était à son maximum de violence sur le littoral de la Manche, le long de la ligne de 740; nous sommes évidemment en présence d’un mouvement tournant ayant tous les caractères d’un cyclone à l’intensité près. Voyons où en sont les choses vingt-quatre heures après. Le centre de dépression s’est transporté sur le Cattégat, ayant marché de l’ouest-sud-ouest à l’est-nord-est avec une vitesse moyenne de dix lieues à l’heure, entraînant avec lui son cortège de lignes concentriques. Le surlendemain, il est à Stockholm, se dirigeant sur la Finlande; mais la dépression se comble peu à peu, ou, en d’autres termes, la pression se relève vers le centre; la rapidité du mouvement giratoire diminue, et le météore tend à se dissiper. Déjà, en comparant la situation du 27 à celle du 26, on voit que la dépression est moins accentuée, les lignes isobares plus espacées. Que si la dépression fût devenue plus considérable, que les échelons des isobares se fussent rapprochées, on aurait dû télégraphier aux riverains de la Baltique et du golfe de Finlande : « Une bourrasque menaçante s’approche de vous. » En effet, le bord méridional du météore, où la direction du mouvement tournant est la même que celle du mouvement de translation, constitue le « bord dangereux, » tandis que le bord septentrional, où la rotation a lieu en sens contraire, représente le « bord maniable. » Il s’ensuit que le golfe de Bothnie, la Suède et la Norvège n’auraient eu que des vents modérés d’entre nord et est, tandis que le sud de la Baltique, de Memel à Riga, aurait eu des vents d’entre sud et sud-ouest, soufflant en tourmente; mais, d’après ce que nous venons de voir, rien de semblable n’était à redouter cette fois.

L’expérience de plusieurs années a montré que les bourrasques marchent toujours de l’Atlantique vers le continent européen, tantôt du sud-ouest au nord-est, tantôt de l’ouest à l’est, souvent aussi du nord-ouest au sud-est. Lorsqu’on a pu constater l’existence d’un de ces météores, par exemple dans le voisinage des îles britanniques, et la direction qu’affecte la trajectoire du centre, on est en mesure de télégraphier soit à la Norvège et à la Finlande, soit à la Mer-Noire et à l’Adriatique, soit enfin au littoral de la Méditerranée, d’utiles avertissemens. Sentinelles avancées dans la direction où l’ennemi est attendu, nous jetons le cri d’alarme dont d’autres feront leur profit; mais déjà l’ennemi est sur nous, qui donc nous avertira nous-mêmes de son approche? En attendant qu’on ait résolu la question de savoir s’il est possible de maintenir à une très grande distance au large quelques stationnaires analogues à nos phares flottans et reliés à nos ports par des fils sous-marins, nous en sommes réduits à observer la forme qu’affecte la première isobare observable dans le voisinage de l’Océan, et les mouvemens du baromètre aux grands caps occidentaux de l’Europe. Si l’isobare de 760 par exemple, au moment où la France jouit d’un temps serein, tournait vers l’Atlantique la concavité d’une courbe fortement accusée, on aurait de bonnes raisons de se croire placé sur le bord d’une dépression ; la baisse du baromètre à Valentia, au cap Land’s End ou à la pointe Saint-Matthieu, l’état de la mer, la direction de la houle, confirment le pronostic, et des signaux conventionnels élevés dans les postes sémaphoriques avertissent les populations maritimes de se tenir sur leurs gardes. Ce système d’avertissement aux ports, qui fonctionne depuis plusieurs années en France, et qui avait été interrompu en Angleterre depuis la mort de l’amiral Fitz-Roy, vient d’y être rétabli, à partir du 14 mars dernier, par les soins du Board of trade et du comité météorologique de Londres.

La prévision du temps à courte échéance est donc possible dans beaucoup de cas. L’instrument est trouvé, il est entre les mains des météorologistes, il ne leur reste plus qu’à s’exercer à le manier. Ajoutons que l’examen quotidien des cartes du Bulletin de l’Observatoire, fait par des personnes même étrangères à l’étude spéciale de la météorologie, mais initiées par une étude de quelques jours à l’intelligence des signes employés, les conduirait souvent à formuler elles-mêmes des prévisions à deux ou trois jours de date, et qu’il serait fort à désirer que ce bulletin fût plus répandu dans le public. L’étude de ces cartes peut encore suggérer sur la marche des courans atmosphériques quelques idées nouvelles, conduire à des prévisions à plus longue portée, et ouvrir à la météorologie de plus vastes horizons.


III.

Et d’abord quelle est la cause qui détermine ces mouvemens tournans ? L’analogie qui existe entre ces vortex atmosphériques et ceux que présentent les cours d’eau conduit naturellement à leur assigner une origine à peu près identique. Or on n’a jamais pensé à chercher la cause des tourbillons liquides ailleurs que dans le frottement de deux courans animés de vitesses différentes. Le tourbillon prend naissance sur la ligne de contact des deux nappes, il se creuse de plus en plus en se déplaçant dans le sens du plus rapide des deux courans, et tourne invariablement à la façon d’une roue horizontale qui, marchant dans le sens du courant principal, serait assujettie à rouler sur cette ligne. Après un parcours plus ou moins long, l’entonnoir se comble et s’efface. Un certain nombre de tourbillons semblables se suivent à la file, ils augmentent de nombre, de profondeur et de violence avec la vitesse du courant prédominant. Nous sommes donc amenés à soupçonner que les mouvemens tournans de l’atmosphère qui se dirigent invariablement de l’Atlantique vers l’Europe sont dus au frottement exercé par un courant aérien dirigé en moyenne de l’ouest à l’est contre une sorte de rive gazeuse formée par l’air relativement calme ou animé d’une vitesse contraire qui s’étend sur les régions septentrionales. L’existence de ce courant, l’analogue du courant marin du gulf-stream, dont il suit sensiblement la direction, est depuis longtemps constatée. C’est ce même courant qui, nous amenant l’air tiède et humide de l’Océan, confère à l’Europe ces privilèges climatériques qui en font une contrée favorisée entre les régions de même latitude; il modère l’ardeur de nos étés, adoucit nos hivers, élève la température moyenne de l’année, et imprime au climat de l’Europe occidentale ce caractère tempéré humide et pluvieux, dont la Bretagne et l’Irlande offrent le type le plus accentué. On le désigne sous le nom de courant équatorial parce qu’il semble tirer son origine des couches élevées de l’atmosphère au-dessus des régions équinoxiales de l’Atlantique.

Ce courant, qui constitue un véritable système de chauffage de l’Europe par circulation d’air chaud et de vapeur d’eau, émanant de la « grande chaudière équatoriale, » se refroidit naturellement à mesure qu’il s’avance vers le nord, tout en s’infléchissant vers l’est, par suite de la combinaison de son mouvement propre avec le mouvement de rotation de la terre. Il condense sous forme de pluie ou de neige les vapeurs dont il est chargé et alimente les grands amas d’eau douce de la Suède, de la Finlande et du nord-ouest de la Russie. Que devient-il ensuite? Les bourrasques dont le cours de ce fleuve aérien est parsemé et qui nous le signalent sur nos cartes, comme des flotteurs signalent la direction d’un cours d’eau, nous le montrent redescendant vers le sud-est, puis vers le sud à travers l’Europe orientale. Dépouillé de la plus grande partie de son humidité, se desséchant à mesure qu’il atteint des latitudes plus basses, il devient ce courant d’air sec d’entre nord et nord-est qui constitue le trait fondamental de la météorologie de ces contrées. On a coutume de le désigner sous le nom de courant polaire, expression très impropre qui tend à consacrer une idée fausse, à savoir que cet air descend du pôle, et qui laisserait supposer que l’ancienne théorie des outres d’Eole a encore des partisans.

Ce courant prétendu polaire n’est autre chose que le courant de retour de l’équatorial, que son excursion à travers des contrées de haute latitude a transformé au point de le rendre méconnaissable. Nous l’avions laissé tiède et humide, nous le retrouvons froid, sec, quelquefois chargé de frimas; on comprend que beaucoup de météorologistes se soient refusés à le reconnaître. Après avoir traversé l’Egypte et assuré pendant la plus grande partie de l’année la remonte du Nil par les embarcations à voile[3], après s’être infléchi vers l’ouest par suite de l’influence de la rotation du globe, et avoir traversé les immenses déserts dont la stérilité est en grande partie son œuvre, reparaît-il sous forme de vent de nord-est sur la côte occidentale de l’Afrique? Est-ce bien lui qui, sous le nom d’alizé, va rejoindre la région des calmes équatoriaux, c’est-à-dire son point de départ, et compléter ainsi un immense circuit? Cela est hautement probable, mais ne peut pas être considéré comme démontré tant que, du désert libyque aux côtes du Sahara, aucune source régulière d’information ne nous permettra de tracer des isobares et de vérifier la direction supposée du mouvement atmosphérique. Bornons-nous donc à constater, sinon l’existence d’un vaste fleuve aérien formant un circuit complet, au moins celle d’un circuit partiel dont nous connaissons les parties occidentale, septentrionale et orientale. L’existence de la première et de la dernière est admise par tout le monde ; mais on les croyait indépendantes et juxtaposées à la surface de l’Europe. Les choses n’ont pas ce degré de simplicité, peu compatible avec les allures des masses fluides en mouvement. — Nous avons dans les eaux de l’Atlantique un système de circulation bien connu, et qui doit nous ouvrir les yeux sur le véritable système de la circulation atmosphérique. Le gulf-stream se dirige du golfe du Mexique vers l’Europe. La configuration des continens le force de se diviser en deux branches, l’une qui pénètre jusque dans la Mer-Glaciale, l’autre qui redescend vers le sud en côtoyant l’Europe et l’Afrique, et vient sous la ligne compléter un vaste circuit au centre duquel se trouve comprise cette grande étendue d’eau sans courant que l’on désigne sous le nom de Mer de sargasse. Le circuit aérien possède aussi, et ne peut pas ne pas posséder sa mer de sargasse : c’est une sorte d’îlot aérien dont les dimensions varient avec l’ampleur et la force d’impulsion du courant qui l’entoure. Ce fleuve d’air roulant ses ondes agitées entre deux rives gazeuses relativement tranquilles, tout comme le gulf-stream dirige ses eaux bleues et chaudes entre les rives liquides formées par les eaux vertes et froides de l’Océan-Atlantique boréal, a aussi ses périodes de crues et de décroissance; la largeur et la force d’impulsion du courant varient entre des limites fort étendues, tandis que son lit, ce qu’on pourrait appeler son thalweg, éprouve, grâce à la mobilité des rives, des fluctuations considérables. Les vicissitudes de nos saisons sont étroitement liées aux modifications que subissent dans leurs positions relatives le circuit aérien et la zone qu’il circonscrit. Celle-ci constitue pour lui une rive droite convexe, tandis que l’air extérieur au circuit forme la rive gauche concave.

Le tracé des isobares sur la carte d’Europe donne une représentation de cet état de choses. Tandis que les cyclones sont figurés par des lignes concentriques où les pressions s’échelonnent par degrés décroissant de la circonférence vers le centre, la région circonscrite par le courant offre dans l’échelonnement des pressions, dans ce qu’on appelle le gradient ou la pente, une disposition inverse. Les isobares y ressemblent à ces lignes de cote ou d’égal niveau par lesquelles on représente sur un plan topographique un renflement du terrain. Il arrive parfois que cet îlot central, réduit à de moindres proportions par le développement plus considérable du fleuve qui l’entoure, soit compris en grande partie dans les limites de l’Europe. Quand ces circonstances se présentent, l’état de choses que nous nous efforçons de décrire prend un caractère frappant d’évidence. Autour de l’îlot central, dessiné par le contour des isobares de hautes pressions, on voit, à la direction des flèches qui marquent les vents, courir les ondes du fleuve ambiant dans le sens de l’ouest à l’est, en passant par le nord; c’est le mouvement direct des aiguilles d’une montre, et c’est pourquoi quelques météorologistes, trompés par une fausse analogie, ont appelé cette disposition si frappante des isobares un anti-cyclone.

Prenons pour exemple l’état atmosphérique du 11 mai 1873. Le centre de l’îlot des hautes pressions recouvre le sud-est de la France, où règnent des pressions supérieures à 770. L’isobare de 765 forme une immense courbe enveloppant la première, et qui traverse l’Espagne, la Sardaigne, la Toscane, le nord de l’Adriatique, la Bohême, l’Allemagne du nord, revient vers l’ouest à travers les îles britanniques. Autour de cette « plage, » le vent, généralement modéré, souffle du sud-ouest sur la Manche, de l’ouest en Danemark, du nord en Allemagne, du nord-est en Italie, de l’est au sud de l’Espagne. Le lit du fleuve équatorial est largement établi sur la Norvège, la Russie septentrionale, d’où il descend vers le sud et la Mer-Noire, où son cours est accusé par la présence d’une bourrasque dont le centre paraît être vers Koutaïs en Géorgie.

Dans cette région que nous appelons la « zone centrale des calmes » règnent en général des temps sereins ou brumeux, suivant la saison. Les vents y sont variables, le plus souvent faibles, déterminés par des causes toutes locales, ou par des contre-courans que produit sur ses confins l’action du grand courant circulaire qui les côtoie. C’est dans les contrées que cette zone recouvre que se manifestent les brises de terre et de mer, le mouvement alternatif d’ascension et de descente de l’air sur les pentes des montagnes, phénomènes locaux qui s’effacent entièrement lorsque le déplacement de cette zone introduit la contrée dans le régime des grands courans généraux.

Cette esquisse grossière, ce croquis dont les contours sont crayonnés à grands traits, peut déjà nous fournir quelques données sur les caractères probables de la saison qui s’approche. Des fluctuations qui s’accomplissent au sein de masses atmosphériques si vastes ne sauraient amener brusquement de radicales modifications dans la situation générale; la lenteur de ces changemens nous permettra de saisir parfois vers quel genre de situation nouvelle nous sommes graduellement conduits. Ainsi au commencement de l’hiver, au moment où l’air des régions polaires, privé pour plusieurs mois de l’action directe des rayons solaires, semble prendre une part peu active à la circulation générale de l’atmosphère, l’observation attentive des allures du circuit équatorial nous fournit d’utiles renseignemens sur le caractère probable de la saison dans laquelle nous entrons. Si la branche occidentale du circuit, signalée à nos yeux par les bourrasques qu’elle charrie, s’étend largement sur l’Europe occidentale, pénètre à des latitudes élevées, et paraît posséder à la fois de l’ampleur et une grande force d’impulsion, notre hiver occidental sera doux et pluvieux, et les fluctuations peu marquées de ce courant pendant le repos, l’hivernage des régions polaires, nous garantissent la permanence de ces caractères. Si la branche ascendante est au large dans l’Atlantique et que le lit du courant de retour s’établisse du nord-ouest au sud-est à travers l’Europe centrale, les oscillations même faibles de ce courant peuvent nous faire passer de son lit sur la rive gauche, où nous rencontrons l’air froid des hautes latitudes; un hiver maussade, procédant par alternatives de gelées, de dégels, de neige et de pluies froides, nous est probablement réservé. Si le courant, manquant de vigueur, ne pénètre pas loin vers le nord et fait retour à l’est à travers l’Espagne et la Méditerranée, l’Europe centrale, située sur la rive gauche du circuit, subit l’invasion de l’air glacé du nord, — un vrai courant polaire cette fois, — et par suite un de ces hivers exceptionnels comme on en compte deux ou trois par siècle. Ces conditions m’ayant paru se manifester assez clairement pendant l’automne et même pendant l’été de 1870, j’ai pu annoncer dès le mois de juillet l’hiver rigoureux qui nous menaçait[4].

Enfin examinons le cas qui s’est présenté précisément pendant l’hiver que nous venons de traverser. On voyait la région des calmes se maintenir avec persistance sur l’Europe centrale, il devait en résulter que le courant équatorial irait adoucir la température de l’hiver suédois et russe, tandis que notre ciel resterait alternativement serein ou brumeux; nous ne devions donc avoir ni grandes pluies ni grands vents, et les froids peu intenses que nous pouvions subir devaient être simplement dus à l’excès du refroidissement nocturne pendant de longues nuits calmes et sereines sur le faible réchauffement produit par les rayons très obliques du soleil pendant de belles, mais courtes journées d’hiver : c’est ce qu’on nomme vulgairement les beaux froids, les froids secs. Dans ces conditions atmosphériques, il pouvait faire plus froid sous le beau ciel de l’Italie que sur les côtes sombres et pluvieuses des Orcades.

En somme, le fait capital qui ressort de cette discussion est celui-ci : tant que le fleuve équatorial étend ses ondes entre nos contrées et les régions de haute latitude, toute possibilité d’un grand hiver est écartée. Les choses n’ont plus malheureusement le même degré de simplicité vers l’équinoxe de printemps lorsque les rayons solaires, pénétrant complètement la région polaire, parvenue à son maximum de froid, disloquent les masses aériennes de cette zone mystérieuse, les dispersent et en livrent les lambeaux désunis aux assauts du fleuve équatorial qui les côtoie. Celui-ci les entraîne dans son cours, et amène jusqu’à nos latitudes ces spécimens de l’air polaire, tout comme les courans de retour de l’Atlantique ramènent vers le sud les glaces flottantes du Groenland. C’est l’époque de l’année où l’atmosphère de nos latitudes est le plus profondément troublée et où souvent le désordre et la confusion des isobares rendent la situation peu intelligible. Les expressions populaires qui s’appliquent aux caprices de l’atmosphère à cette époque de l’année : temps d’équinoxe, temps de semaine sainte, giboulées de mars, april’s showers des Anglais, lune rousse, saints de glace du mois de mai, etc., caractérisent cette situation.

Au milieu des incertitudes et des tâtonnemens inséparables d’une étude aussi difficile que celle des mouvemens atmosphériques, qui dépendent de tant de causes complexes, nous devons nous attacher à dégager les grands faits généraux des faits secondaires qui tendent à les masquer ou à les défigurer. La marche et les variations des isobares semblent être le fil d’Ariane qui nous guidera dans ce labyrinthe. D’après cette méthode de prévision, le météorologiste ressemble à une vigie qui, placée de façon à pouvoir embrasser d’un seul coup d’œil le cours d’un fleuve capricieux, coulant entre des rives plates et indécises, serait en mesure de constater le sens dans lequel le déplacement du courant va se produire et par suite de signaler aux riverains le sort qui leur est réservé; malheureusement la distance à laquelle sa vue peut s’étendre est encore trop bornée : il doit désirer avant tout l’agrandissement du champ de sa vision. Nos cartes de météorologie synoptique ne comprennent guère que l’Europe, et il nous arrive souvent d’être dans la situation d’un observateur qui, l’œil fixé à l’oculaire d’une lunette immobile, étudierait un objet trop grand pour le champ de son instrument. Tous nos vœux doivent donc tendre au développement et au perfectionnement de notre système d’informations par voie télégraphique.

Est-ce à dire cependant que la méthode qui vient d’être exposée soit la seule qui puisse conduire à des prévisions du temps? Nous sommes loin de le prétendre. Le problème est attaqué sur plusieurs points et par des méthodes très diverses. Ainsi M. Renou a signalé la période quarantenaire qui sépare l’apparition des grands hivers et annoncé l’hiver si rigoureux de 1870 comme un retour de 1830 et de 1789. De son côté, M. Charles Sainte-Glaire Deville, en partant d’un point de vue tout différent du mien, a pu annoncer à l’Académie des Sciences avec une précision très remarquée ce retour offensif de l’hiver qui a signalé la première quinzaine de mars. L’étude des isobares m’avait conduit, dans ce dernier cas, à une prévision identique[5]. La concordance des résultats obtenus par des méthodes dont le point de départ est si différent fait espérer que le problème de la prévision du temps pourra recevoir quelques heureuses solutions partielles, au grand avantage de l’agriculture, de la navigation et du commerce, — ajoutons aussi, au grand avantage de la météorologie elle-même, qui pourra ainsi acquérir à la reconnaissance publique les titres sérieux qui lui manquaient encore.


F. MAURICE DE TASTES.

  1. Marié-Davy, Des Mouvemens de l’atmosphère et des mers au point de vue de la prévision du temps, Paris 1869.
  2. Étude sur les ouragans de l’hémisphère austral, par M. H. Bridet, 1861.
  3. L’existence d’une navigation à voile sur un fleuve est une preuve évidente que le vent régnant de la contrée est directement opposé au courant de ce fleuve. Il suffit de voir dans le Bas-Nil les longues antennes des dahabiehs pour être averti que le vent du nord est le vent dominant de l’Egypte ; de même les chalands de la Loire, entre Nantes et Orléans, témoignent de la prédominance des vents d’entre sud et ouest.
  4. C’était en m’appuyant sur des considérations du même genre que j’avais cru pouvoir annoncer à quelques agriculteurs la sécheresse du printemps de 1870. Cette prédiction fut mise à profit par M. Goussard de Mayolles, qui dirige une exploitation importante à Brizay (Indre-et-Loire). Par l’emploi des engrais les plus solubles, des semis prématurés et d’un tassement considérable du sol à l’aide d’un rouleau de 2,000 kilogrammes, il put faire de ses terres une oasis verdoyante au milieu du désert aride qui l’entourait.
  5. Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, séance du 9 mars 1874.