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La Métaphysique et les Sciences positives

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LA METAPHYSIQUE
ET
LES SCIENCES POSITIVES
A PROPOS DE QUELQUES OUVRAGES NOUVEAUX.

I.
L'ECOLE EXPERIMENTALE.

Les adversaires de la métaphysique vont répétant partout qu’elle n’a jamais été dans un discrédit plus profond qu’aujourd’hui, que son culte est déserté, si l’on excepte un petit nombre de fidèles persistans voués par quelque infirmité secrète d’esprit à une idolâtrie obstinée, que ses rares adeptes n’apparaissent plus que de loin en loin dans l’immensité des régions intellectuelles, envahies par les sciences positives, comme des naufragés au milieu de la mer infinie, rari nantes in gurgite vasto. On nous assure que les savans, particulièrement les physiciens, les chimistes, les physiologistes, font profession de mépriser ce magnifique essor de la pensée spéculative que recommandent inutilement au respect public les noms de Descartes, de Leibnitz, de Schelling. Le premier article de foi que prétendent nous imposer certains dictateurs sans mandat de l’opinion scientifique est de nous obliger par une sorte de serment à ne croire qu’aux données et aux résultats empiriques de l’étude de la nature, à rejeter tout le reste parmi les songes ou les fables. Je n’entreprendrai pas en ce moment de relever la métaphysique de cette condamnation sommaire. Je me propose uniquement, à l’occasion de quelques ouvrages récens, de rechercher s’il est vrai que le divorce soit à jamais accompli entre l’esprit philosophique et l’esprit scientifique, s’il n’y a pas quelque conciliation possible à espérer entre ces deux ordres de connaissances et ceux qui les représentent, si, en faisant de justes concessions à l’école expérimentale (qu’il ne faut pas confondre avec l’école positiviste, nous dirons tout à l’heure pourquoi), on n’arriverait pas à désarmer bien des défiances et des susceptibilités légitimes. Quant à ce parti déjà nombreux qui s’est détaché de l’école expérimentale pour arborer le drapeau du matérialisme et dont nous comptons examiner dans un prochain article quelques manifestes récens, il nous sera permis dès aujourd’hui de protester contre la confusion qu’il prétend créer dans les esprits entre sa doctrine et les sciences positives ; il nous sera permis de nous étonner que ceux qui se portent les adversaires les plus irréconciliables de la métaphysique en viennent si tôt, par une sorte de contradiction significative, à rétablir les causes premières sous d’autres formes et d’autres noms. Peut-être serait-il sage d’en conclure que, si la métaphysique est un mal, c’est un mal nécessaire avec lequel il faut vivre ; mais peut-être serait-il plus sage encore d’en induire que la nécessité qui la ramène à travers tant d’obstacles et de détours dans des écoles scientifiques dont le premier axiome est de la proscrire, c’est au fond une loi de l’esprit humain, la loi la plus intime de son essence, qui le porte irrésistiblement à se mettre d’accord non pas seulement avec la réalité et ses phénomènes, mais avec le principe mystérieux de cette réalité, dernier terme auquel sont suspendues la nature et la pensée.


I

Il faut bien se garder de confondre l’école expérimentale avec l’école positiviste. Il y a quelque chose de commun entre ces deux écoles, comme nous le montrerons aisément, mais par beaucoup de traits essentiels elles diffèrent. C’est ce que je voudrais établir avec quelque clarté dans les pages qui suivent. Le résultat de cette discussion n’est pas médiocre. Il s’agit du sort même et de l’avenir de la métaphysique ; il s’agit de savoir si elle peut vivre, si elle doit vivre, dans une paix honorable, sous la condition de ménagemens réciproques, à côté des sciences de la nature, ou si elle doit être supprimée par elles.

Nous n’aurons garde de refaire incidemment l’exposition ou la critique du positivisme. Ici même il a été l’objet de travaux nombreux qu’on n’a pas oubliés[1]. Tout récemment encore, à l’occasion d’un livre nouveau de M. Stuart Mill[2], un savant distingué qui a voué sa vie à interpréter ou à défendre cette doctrine et qui a mis à son service de telles qualités d’esprit qu’on peut dire qu’il l’a fondée une seconde fois, M. Littré, en a résumé les traits principaux dans un débat public que je considère comme capital et dont nous ferons à l’occasion notre profit. C’est à cette dernière exposition que nos lecteurs pourront se référer en toute confiance, s’ils veulent se former une image exacte et fidèle de "cette école, de sa physionomie propre et distincte. En faisant appel à ces souvenirs encore récens, nous pourrons essayer de répondre, sans plus ample informé, à ces deux questions que de nombreux et remarquables écrits, issus de l’école expérimentale[3], ont mises en quelque sorte à l’ordre du jour : quelle est l’attitude du plus grand nombre des savans devant la métaphysique ? S’il n’est pas vrai que le mode de penser parmi les savans soit exclusivement le mode de penser positiviste, à quoi tient le malentendu persistant de l’opinion qui les classe tous ou presque tous indistinctement dans l’école de M. Auguste Comte ? Il m’a semblé qu’il pouvait y avoir quelque opportunité à une libre enquête de ce genre, entreprise sans autre parti-pris que celui de voir clair dans la confusion des idées, des doctrines et des noms propres.

J’ai parlé d’un malentendu. Il y en a toujours quelqu’un au fond de ces classifications arbitraires et artificielles que l’opinion s’empresse de dresser, comme pour se dispenser d’un examen sérieux. Il semble que ce soit pour elle comme un allégement de conscience de pouvoir ranger à la hâte sous une dénomination commune le plus grand nombre possible de penseurs ou de savans. C’est tout au plus un allégement de mémoire, ce qui est bien différent, et souvent obtenu au préjudice des plus grands intérêts, ceux de la vérité, de la justice historique, des plus simples convenances à l’égard des penseurs originaux, qui s’indignent à bon droit de voir leurs noms inscrits pêle-mêle sous l’étiquette banale d’une catégorie sans rapport avec les traits précis et les formes vraies de leur individualité, scientifique.

C’est par suite d’une confusion de ce genre qu’on s’est habitué à croire et à répéter, sur la foi de quelque oracle vulgaire, que tous les savans sont positivistes. Nous essaierons de faire voir comment cette confusion a pu naître, se répandre, s’enraciner dans le préjugé public. Nous montrerons qu’il y a en effet quelque chose de commun entre la science et la philosophie positive, puisque la conception du monde, objet le plus élevé que poursuive cette philosophie, ne représente rien autre chose à ses yeux que les résultats systématisés de l’expérience, les faits généraux de chaque science coordonnés hiérarchiquement dans un certain ensemble. Si les élémens de cette philosophie sont exactement les mêmes que ceux des sciences, auxquels elle a la prétention de n’ajouter rien, et si ces élémens ne sont rien que les résultats de l’expérience, il est trop clair, et c’est presque une naïveté de le dire, que la méthode des sciences physiques et naturelles doit entrer comme partie intégrante dans la définition de la philosophie positive. Il y a là une cause perpétuelle d’erreur pour les esprits inattentifs ou prévenus, qui les porte à croire que l’emploi habituel, exclusif même des méthodes positives, suffit à faire un positiviste. L’identité des mots ajoute encore à la confusion des idées, et n’est pas d’un médiocre secours pour la propager.

Il faut s’expliquer une fois pour toutes sur ce point en prenant un exemple décisif pour sortir de cette demi-obscurité que le langage abstrait crée autour des notions les plus simples et les plus claires.

J’ouvre le livre récent de M. Claude Bernard, l’Introduction à la Médecine expérimentale[4]. J’y étudie avec l’attention que mérite tout ce qu’écrit un savant de cet ordre les principes et les lois de la méthode qu’il connaît si bien pour l’avoir admirablement pratiquée ; mais ce que j’y cherche avec un soin égal, c’est le sentiment particulier de l’auteur à l’égard de la philosophie. Assurément s’il est une œuvre qui au premier abord et à un coup d’œil superficiel paraisse appartenir à l’école positiviste par ses tendances, par son esprit général, par certaines formules, c’est bien celle-là. Examinons-la de plus près. Marquons avec soin l’ordre de phénomènes dans lequel se circonscrit l’auteur, l’ordre d’opérations intellectuelles dans lequel il se maintient, tout s’expliquera de soi. Telle proposition qui aurait une signification critique et presque menaçante pour la philosophie prendra aussitôt à nos yeux un sens inoffensif et tout naturel, si nous venons à réfléchir qu’il ne s’agit ici que de science positive. En lisant ce livre, il faut, pour en bien saisir la juste portée, avoir toujours cette distinction présente à l’esprit. A la clarté de cette réflexion, bien des équivoques involontaires se dissiperont.

Que signifie en effet ce grand principe du déterminisme sur lequel l’auteur revient avec une insistance marquée, comme pour mieux l’inculquer dans l’attention du lecteur ? Rien que de très simple en vérité, si vous en limitez l’application à l’ordre des connaissances que poursuit exclusivement l’auteur, et dans lesquelles volontairement il borne son horizon ; mais si vous en faites un critérium universel pour tous les ordres de connaissances, vous le transformez aussitôt en une redoutable machine de guerre contre la métaphysique et les vérités qui en dépendent. Voyons au juste en quoi consiste ce principe, et nous nous persuaderons sans peine que dans sa formule scientifique et dans ses applications variées aux phénomènes physiques, chimiques, physiologiques, il n’est ni à contester sérieusement, ni à redouter.

Le caractère essentiel de tout fait scientifique est d’être déterminé ou du moins déterminable. Déterminer un fait, c’est le rattacher à sa cause immédiate et l’expliquer par elle. Or tel est le but de la méthode expérimentale, partout où elle s’applique : elle ne tend partout et toujours qu’à rattacher par l’expérience les phénomènes naturels à leurs conditions d’existence ou à leurs causes prochaines. — Que si un phénomène se présentait dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire qu’il ne se rattachât pas d’une manière nécessaire à des conditions d’existence déterminées, la raison devrait repousser le fait comme un fait non scientifique. Il faudrait attendre ou chercher par des expériences directes quelle est la cause d’erreur qui a pu se glisser dans l’observation. Il faut en effet qu’il y ait eu erreur, car l’admission d’un fait sans cause, c’est-à-dire indéterminable dans ses conditions d’existence, n’est ni plus ni moins que la négation de la science. — La science n’étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques tout phénomène est identique, et qu’aussitôt que les conditions cessent d’être les mêmes, le phénomène cesse d’être identique : de telle sorte qu’un phénomène naturel, quel qu’il soit, étant donné, jamais un expérimentateur ne pourra admettre qu’il y ait une variation dans l’expression de ce phénomène sans qu’en même temps il ne soit-survenu des conditions nouvelles dans sa manifestation[5]. Voilà dans sa plus simple expression le principe du déterminisme.

Ces règles, qui sont tout simplement les conditions générales de la méthode expérimentale, doivent s’appliquer aussi bien dans les sciences biologiques que dans les sciences physico-chimiques. Là est une des nouveautés principales de ce livre. L’auteur repousse absolument de la science telle qu’il l’entend l’idée de l’indéterminé. La médecine n’est une science qu’à la condition qu’elle se soumette à cette première loi de toute science. Donc, chez les êtres vivans aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminées d’une manière absolue. Là comme ailleurs, la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement à la volonté de l’expérimentateur.

Tel est le principe de cette nouvelle logique de la méthode expérimentale que l’auteur lui-même résume ainsi : dans tout ordre de sciences physiques et naturelles, il n’y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer.

Ainsi expliqué, le principe du déterminisme ne soulève pas une seule objection. C’est le critérium scientifique par excellence, et dans l’ordre des phénomènes physico-chimiques comme dans l’ordre des phénomènes vitaux il s’applique sans restriction. Il n’y a de science positive qu’à cette condition. Le progrès de chaque science expérimentale se mesure exactement sur les applications nouvelles et l’extension de plus en plus large de ce principe. Le positivisme n’a rien ici à réclamer pour sa part. Il ne s’agit que de méthode positive, ce qui est bien différent, et dans ces limites le principe du déterminisme est inattaquable. Il n’appartient pas à une école, il est la règle et la lumière de la science.

C’est à la clarté de ce principe qu’il faut lire certaines propositions auxquelles, je le sais, on pourrait attribuer une tout autre portée, mais que je considère pour ma part comme étant des suites et des dépendances logiques de ce principe. Quand M. Claude Bernard nous dit « que l’essence des choses doit nous rester toujours ignorée, que nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, non les choses elles-mêmes, et que les phénomènes sont non pas la manifestation de cette essence cachée, mais seulement les résultats des relations des choses entre elles[6], » remarquons qu’il parle des essences et des phénomènes matériels, et que ce serait détourner ces fortes expressions de leur sens légitime que de les appliquer aux réalités et aux phénomènes d’un autre ordre, qui ne sont pas ici en question. Cette observation est de la dernière importance pour qui veut lire l’ouvrage de M. Bernard et n’y trouver exactement que ce que l’auteur a voulu y mettre. Lui-même prend soin de délimiter les applications de cette règle. « La nature de notre esprit, dit-il, nous porte à chercher l’essence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que le but qu’il nous est donné d’atteindre, car l’expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au-delà du comment, c’est-à-dire de la cause prochaine ou des conditions d’existence des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont dans les sciences biologiques les mêmes que dans les sciences physico-chimique[7]. » Puis, développant sa pensée, l’auteur nous montre avec la dernière clarté que, dans tous les ordres de la science expérimentale, quand nous avons trouvé la cause prochaine d’un phénomène en déterminant les conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser. Quand nous savons que l’eau et toutes ses propriétés résultent de la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène dans certaines proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce sujet, et cela répond au comment, non au pourquoi des choses. Nous savons comment on peut faire de l’eau ; mais pourquoi la combinaison d’un volume d’oxygène et de deux volumes d’hydrogène forme-t-elle de l’eau ? Nous n’en savons rien. De même en physiologie, si on prouve que l’oxyde de carbone tue en s’unissant plus énergiquement que l’oxygène à la matière du globule du sang, nous savons tout ce que nous pouvons savoir sur la cause de la mort. Pourquoi l’oxyde de carbone a-t-il plus d’affinité pour le globule du sang que l’oxygène ? Pourquoi l’entrée de l’oxygène est-elle nécessaire à la vie ? C’est là la limite de notre connaissance, et en supposant même que nous parvenions à pousser plus loin l’analyse expérimentale, nous arrivons à une cause sourde à laquelle nous serons obligés de nous arrêter sans avoir la raison première des choses[8]. — Tout cela est très vrai, de tout point incontestable. La science expérimentale peut remonter de quelques anneaux la chaîne des phénomènes. Elle ne peut pas sortir de la série des causes secondes et des effets, de la liaison nécessaire des antécédens et dess conséquens. Son effort n’aboutira jamais qu’à reculer de quelques degrés la limite supérieure de notre ignorance ; mais cet effort est assez beau déjà, et rien ne prouve mieux la grandeur de la pensée que la conquête de ces vérités relatives et partielles sur l’immense inconnu que lui offre le monde ouvert devant nous.

Nous pouvons également souscrire, sans aucun scrupule métaphysique, aux raisons que nous donne M. Claude Bernard pour nous faire comprendre pourquoi la nature ou l’essence même de tous les phénomènes, qu’ils soient vitaux ou minéraux, nous restera toujours inconnue. La connaissance de la nature intime ou de l’absolu, dans le phénomène le plus simple, exigerait la connaissance de tout l’univers, car il est évident qu’un phénomène de l’univers est un rayonnement quelconque de cet univers dans lequel il entre pour sa part. La vérité absolue, dans les corps vivans, serait encore plus difficile à atteindre, car, outre qu’elle supposerait la connaissance de tout l’univers extérieur, elle exigerait aussi la connaissance complète de l’organisme, qui forme lui-même un petit monde dans le grand univers. La connaissance absolue ne laisserait rien en dehors d’elle, et ce serait à la condition de tout savoir qu’il pourrait être donné à l’homme de l’atteindre dans le plus simple phénomène[9].

Enfin, pour quiconque a le sentiment de la méthode scientifique, comment refuser de se ranger à cette règle que proclame le livre entier et qui en est comme la conclusion naturelle, à savoir que la science positive ne doit se rattacher à aucun système philosophique ; que le rôle du savant est de chercher la vérité pour elle-même sans vouloir l’employer à servir de contrôle, à tel ou tel système ; que, s’il a le malheur de prendre pour guide un système, ou bien il s’égare dans des régions trop loin de la réalité, ou bien son esprit prend une sorte d’assurance trompeuse et une inflexibilité qui s’accorde mal avec la liberté et la souplesse que doit toujours garder l’expérimentateur dans ses recherches ? Donc, pour l’expérimentateur, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philosophie naturelle qui a vieilli ; ils tomberont en désuétude par le progrès même de la science. Les causes premières ne sont point du domaine de la science positive. Nous ne connaîtrons jamais ni l’esprit ni la matière, et d’un côté comme de l’autre on arrive bientôt à des négations scientifiques[10]. — Par les procédés de la science positive en effet, nous n’arriverons jamais à la connaissance du fond intime des choses, ni au secret de leur essence, atome ou monade, esprit ou matière, ni à leur principe et à leur origine, Dieu ou la nature, l’évolution dialectique de l’idée ou la source du mouvement innée à la molécule. Toutes ces questions et les autres semblables appartiennent à un autre ordre de connaissances, où le déterminisme scientifique ne pénètre pas.

Telle est l’expression rigoureuse des principes de l’école expérimentale. Nous pouvons saisir déjà ce qu’il y a de commun entre cette école et le positivisme, qui n’en est qu’une dérivation. Comme l’école expérimentale, mais non en termes plus forts ni plus précis, l’école positiviste soutient que, dans l’ordre actuel des choses tel qu’il nous est connu, la cause déterminative de chaque phénomène est naturelle, c’est-à-dire phénoménale, et que cette cause immédiate et prochaine est sa condition d’existence : elle donne pour objet à la science de découvrir cette connexion de deux faits. Elle établit que le but scientifique est atteint lorsque, par une analyse successive, la cause immédiate de chaque phénomène, sa condition d’existence a été trouvée dans quelque phénomène autre que lui ou dans quelque combinaison de phénomènes, à quoi il est conséquent d’une manière invariable. — Dans toutes ces propositions familières aux positivistes, nous reconnaissons précisément les principes de l’école expérimentale tels que nous venons de les analyser. Le fait de cette analogie, de cette identité plutôt, s’explique de lui-même, puisqu’il s’agit ici et là de la même méthode ; mais on comprend que l’opinion du dehors, qui n’est pas tenue d’y regarder avec attention, ait pu être induite en malentendu par cette similitude et déclarer innocemment que la science contemporaine est positiviste. Il eût été plus juste de dire que le positivisme se confond à son origine avec la science, qu’il en est directement issu, qu’il en a gardé quelques traits essentiels et comme le type de famille ; car, on ne saurait trop le répéter, ce n’est pas l’école expérimentale qui a pris à l’école de M. Comte ses principes et ses procédés, c’est le positivisme qui a pris à la science positive sa méthode et son nom. L’école expérimentale est plus ancienne que l’autre. Elle a commencé le jour où une expérience régulière a été instituée pour vérifier l’explication hypothétique d’un fait.

Suffit-il de cette analogie pour que l’école de M. Auguste Comte puisse réclamer légitimement les savans qui professent le principe et pratiquent les règles du déterminisme ? Assurément non. Et, pour spécifier la question, que faudrait-il pour que M. Claude Bernard, que j’ai pris comme type et représentant de l’école expérimentale, dût être rangé parmi les adeptes du positivisme ? Bien des conditions seraient nécessaires pour cela, car l’orthodoxie est rigoureuse dans L’école de M. Comte ; il n’est pas aisé à un penseur indépendant de s’y maintenir, à supposer qu’il y ait pris sa place. Or rien de moins évident à mes yeux que la conformité du mode de penser de M. Claude Bernard avec certains principes essentiels du positivisme. Sur deux points surtout, son indépendance absolue se manifeste avec éclat. 1° Contrairement à l’esprit de la doctrine positive, il fait une grande part à l’idée à priori dans la constitution de la science. 2° Contrairement à l’un de ses dogmes les plus arrêtés, il laisse un grand nombre de questions ouvertes, et par toutes ces issues il permet, dans une certaine mesure, le retour aux conceptions métaphysiques. — Je ne prétends pas blâmer dans M. Claude Bernard l’usage qu’il a fait de son indépendance ; bien au contraire, je le constate pour y applaudir, et je me félicite que le premier physiologiste de notre temps, n’ait pas voulu asservir sa pensée à la jalouse orthodoxie d’une, école qui ne passe pas généralement pour offrir beaucoup de liberté à ses disciples, ni beaucoup de chances de conciliation, à ses adversaires,


II.

Il ne faudrait pas abuser de cette expression, idée à priori, pour attribuer à M. C. Bernard tout un système qu’il, ne peut pas avoir, lui l’ennemi des systèmes, sur l’origine des idées, et pour le transformer en un partisan inattendu de l’innéité. Ce serait mal le comprendre et profiter indûment d’une sorte de trahison des mots, pour prendre contre sa vraie pensée, au profit de la métaphysique, des avantages qu’il ne voudrait sans doute pas lui accorder. Lui-même a soin de nous dire en termes exprès que ces idées à priori (qu’il appelle expérimentales parce qu’elles sont d’un emploi perpétuel dans la méthode des sciences positives) ne sont pas, à proprement parler, innées en ce sens qu’elles ne surgissent pas spontanément, qu’il leur faut pour naître une occasion, qu’un excitant extérieur ; mais ce qui nous importe plus que l’innéité de ces idées, c’est l’innéité de la faculté qui les produit, c’est l’éclatante constatation par l’habile et savant expérimentateur de la vigueur naturelle de l’esprit humain, de sa vertu inventive, de ses virtualités, c’est sa rupture manifeste sur ce point avec l’empirisme, qui ne veut rien admettre en dehors et au-dessus de l’expérience pure, qui ne peut consentir à aucun prix que l’esprit humain, par sa propre et intime énergie, par sa raison, dirige, règle l’expérience elle-même et constitue la science. La logique de l’empirisme se défie de cette intervention de quelque à priori dans l’expérience, que l’à priori soit l’idée ou la raison. Elle redoute les usurpations de cet hôte suspect, qui, une fois introduit dans la place, pourrait bien en devenir le maître. Les faits, rien que les faits analysés et coordonnés, cela suffit, et tout le reste est de trop. La logique de l’école expérimentale est plus large et philosophique, bien qu’elle ne se pique pas de philosophe.

Ne craignons pas de mettre dans tout son jour, d’après M. Claude Bernard, le rôle de l’idée à priori dans la méthode expérimentale. Aussi bien quelle occasion meilleure pouvons-nous trouver de voir cette méthode en acte, analysée dans un de ses procédés les plus intimes, dans un de ses ressorts les plus délicats, dans une de ses opérations les plus fécondes, par un savant qui a su s’en servir avec tant de bonheur et lui faire produire de si admirables résultats ? Ce n’est plus ici une théorie abstraite, construite dans le silence du cabinet par quelque logicien. C’est toute une vie scientifique que cette théorie raconte : elle a été expérimentée dans la lutte avec la réalité même ; elle a été trouvée aux sources mêmes de la science. Elle est sortie du laboratoire avec les belles découvertes qu’elle a servi à faire, et qui méritent d’être ses vivans témoignages devant la philosophie comme devant la science. Quelle force et quelle autorité la parole de l’expérimentateur ne doit-elle pas emprunter au souvenir de ses propres travaux, consigné dans quelques exemples d’investigation physiologique qui viennent comme autant de preuves à l’appui de la théorie ! « Dans tous ces exemples, nous dit modestement l’auteur, je me suis autant que possible cité moi-même, par cette seule raison qu’en fait de raisonnemens et de procédés intellectuels je serai bien plus sûr de ce que j’avancerai en racontant ce qui m’est arrivé qu’en interprétant ce qui a pu se passer dans l’esprit des autres. » C’est là ce qui donne à mes yeux une si grande valeur à la théorie où sont résumées ces opérations successives et leurs conditions intellectuelles. Cette philosophie de la science expérimentale a un prix infini lorsqu’on se souvient que, pour arriver à la former, pendant de longues années l’auteur a remué lui-même (selon ses fortes expressions), dans l’hôpital, l’amphithéâtre et le laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie.

Les exemples les plus simples d’investigation expérimentale analysés par M. Bernard nous donnent les élémens suivans et dans cet ordre : 1° l’observation d’un fait ou phénomène survenu le plus souvent par hasard ; — 2° une idée préconçue, une anticipation de l’esprit qui se forme instantanément, et qui se résout en une hypothèse sur la cause probable du phénomène observé ; — 3° un raisonnement engendré par l’idée préconçue, par lequel on déduit l’expérience propre à la vérifier ; — 4° l’expérience elle-même accompagnée des procédés plus ou moins compliqués de vérification. Nous n’avons pas à entrer dans le détail de ces opérations. Notre analyse s’attachera exclusivement à l’idée à priori, que M. Claude Bernard appelle l’idée directrice de l’expérience, et à laquelle il attribue une importance capitale dans la théorie de l’invention et de la découverte scientifique. Cette idée n’est, à ses yeux, rien moins que l’âme de la science et le secret du génie. « Les faits sont les matériaux nécessaires ; mais c’est leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie véritablement la science. L’idée formulée par les faits représente la science. L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience. Le raisonnement ne sert qu’a donner une forme à nos idées, de sorte que tout se ramène primitivement et finalement à l’idée. C’est l’idée qui constitue le point de départ ou le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu. »

Ainsi donc, dans la méthode expérimentale, tout commence et s’achève par l’idée ; mais d’où vient-elle elle-même ? Comment surgit-elle tout d’un coup dans les obscurités de L’esprit ? C’est elle qui donne le branle au raisonnement expérimental et à toutes les séries des opérations plus ou moins compliquées de l’expérience et de la vérification ; mais elle-même comment naît-elle ? Qui nous dira le secret de son éclosion subite ? Il lui faut, nous dit-on, une occasion qui l’excite, un stimulus extérieur qui la provoque à la conscience d’elle-même, à la vie, à la lumière ; mais cette stimulation extérieure ne fait que provoquer le phénomène, elle ne le crée pas. Il y a quelque chose d’antérieur à lui. Quel est ce je ne sais quoi ? A coup sûr, la méthode expérimentale n’a pas le droit de le nier, puisqu’elle n’existe que par lui. Il y a donc quelque part dans les profondeurs mystérieuses de l’esprit une virtualité, une énergie qui passe tout d’un coup à l’acte, qui se réalise dans l’idée. Est-ce un sens philosophique qui s’éveille au contact du fait, est-ce un vague pressentiment, une sorte de divination ? Mais quoi ! portons-nous donc dans notre esprit, à l’état latent pour ainsi dire, les grands secrets de la nature ?

M. Claude Bernard ne recule pas devant cette explication du phénomène intellectuel qu’il analyse. Seulement on peut regretter qu’il n’en tire pas toutes les conséquences que le fait comporte. Qu’importe au surplus, s’il nous laisse le soin de les déduire après les avoir en quelque sorte préparées ? Il nous dit expressément que c’est le sentiment qui est la source de cette idée, que cette interprétation anticipée des phénomènes de la nature vient en nous d’une sorte d’intuition. Or qu’est-ce donc que ces anticipations, ces intuitions, ces pressentiment de la vérité, sinon les produits naturels de la faculté métaphysique ? Voilà le sens intuitif ramené au cœur même de la méthode expérimentale. Il y a donc quelque chose de commun (qui le croirait ?) entre le métaphysicien scolastique et l’expérimentateur du Collège de France. Ce quelque chose, c’est l’idée à priori. Toutefois la différence est grande. Tandis que le scolastique impose son idée comme l’expression de la. vérité absolue qu’il a trouvée, et affirme, sans autre preuve que l’orgueil de sa raison, la conformité de la réalité aux conceptions de son esprit, l’expérimentateur ne prend dans l’idée à priori que le point de départ. Elle précède l’expérience, elle la provoque, elle la féconde, elle la règle ; mais en définitive elle est jugée par l’expérience, condamnée si l’expérience ne la trouve pas conforme aux faits, transformée en une théorie scientifique, si l’étude des phénomènes la confirme. L’idée à priori, chez le métaphysicien qui invente la nature au lieu de l’observer, est un système qui souvent fait outrageusement violence aux faits. Chez l’expérimentateur, ce n’est qu’une question qu’il adresse à la nature, avec la résolution d’accepter la réponse, quelle qu’elle soit, que lui fera la nature et d’y sacrifier, s’il le faut, les créations idéales de son esprit ; mais sans cette question la science n’existerait pas.

C’est avec une sorte d’enthousiasme sévère que notre auteur célèbre l’apparition de l’idée à priori, révélatrice des grandes lois. A l’accent ému de sa parole, on reconnaît les joies austères de la pensée scientifique, souvent récompensée de son obscur effort par de vives et soudaines illuminations. « Son apparition est toute spontanée et tout individuelle. C’est un sentiment particulier, un quid proprium, qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. Il arrive qu’un fait ou qu’une observation reste très longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer, puis tout à coup vient un trait de lumière. L’idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l’éclair comme une sorte de révélation subite[11]. » Elle nous montre une relation nouvelle ou inattendue que l’esprit n’apercevait pas entre les choses. Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares. Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d’idées neuves et fécondes. Ce n’est pas le fait nouveau qui constitue en réalité la découverte, c’est l’idée qui se rattache à ce fait. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. La grandeur n’est que dans l’idée ; elle n’est pas ailleurs. Que si maintenant nous cherchons aussi loin que cela nous est possible l’explication de ce phénomène, M. Claude Bernard ne peut en trouver d’autre raison qu’une sorte de pressentiment obscur et languissant chez les esprits ordinaires, vif, actif, lumineux chez les esprits supérieurs, qui jugent tout d’un coup que les choses doivent se passer d’une certaine manière. « On peut dire que nous avons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature, mais nous n’en connaissons pas la forme. » L’expérience seule peut nous l’apprendre.

Je suis frappé, quand je lis ces pages d’une beauté si philosophique, de l’analogie que j’y trouve avec la théorie de l’invention scientifique exposée par Goethe dans ses Aphorismes. Tout ce que nous appelons invention, découverte, n’est pour lui, comme pour le physiologiste français, que la mise en pratique, la réalisation remarquable d’un sentiment original de vérité, qui, longtemps cultivé dans le silence, conduit inopinément, avec la vitesse de l’éclair, à une conception féconde ; mais le poète qui s’est exprimé jusqu’ici presque dans les mêmes termes que devait employer plus tard le physiologiste, reprend ses droits : « C’est une révélation qui se développe de l’intérieur à l’extérieur, qui fait pressentir à l’homme sa ressemblance avec la divinité. C’est une synthèse du monde et de l’esprit qui nous donne la plus délicieuse assurance de l’éternelle harmonie de l’être. » Ce sens intuitif peut arriver dans certaines natures privilégiées à une sorte d’identité momentanée avec la réalité. Ce que M. Claude Bernard n’avance qu’avec précaution et non sans quelque embarras, Goethe n’hésitait pas à l’affirmer. Selon lui, il n’est pas douteux qu’il existe dans le sujet, l’esprit humain, des idées qui répondent à des lois encore inconnues dans l’objet, la nature. Le génie consiste à découvrir cette loi cachée dans les profondeurs muettes des choses, et dont il porte en soi la formule encore inaperçue.

Je ne sache pas d’hommage plus éclatant à la fécondé spontanéité de l’esprit, à son activité créatrice, que cette théorie de l’invention scientifique, confirmée par les plus célèbres représentans de l’école expérimentale. L’esprit est donc capable de ravir par une conception heureuse les secrets enfouis au cœur de la nature, d’interpréter par anticipation, avant l’expérience, les grandes lois qu’elle nous dérobe sous la trame mêlée des phénomènes ! Il porte donc en lui le pressentiment de cette vérité objective qui n’est que l’idée du monde ! C’est un fait considérable que l’école expérimentale reconnaisse qu’il y a en nous l’intuition des rapports qui unissent entre eux les élémens de la multiple et mobile réalité. Sans doute elle nous impose des précautions infinies, des vérifications nombreuses, tout un appareil de sage contrôle pour nous préserver des entraînemens de l’idée à priori, pour dissiper à la pure clarté des faits toutes les illusions qui peuvent s’être mêlées à nos conceptions vraies. Il nous faudra un grand travail, de longues études sur la réalité avant qu’il nous soit permis de nous confier à ces conceptions à priori. Nous ne le pourrons qu’après que nous aurons transformé cette intuition, ce sentiment vague des choses en une interprétation à posteriori établie sur l’étude expérimentale des faits ; mais enfin c’est de nous, c’est de nos idées, c’est du fond intime de notre raison, c’est de l’activité féconde de notre esprit, que sort chaque découverte qui avance la science d’un degré, ou qui à certains instans la renouvelle. C’est le mouvement même de notre pensée qui se communique à toute la méthode et qui met en branle cet appareil si compliqué d’expériences et d’expérimentation d’où doit sortir la théorie, c’est-à-dire la science. Que nous voilà loin de la table rase et des explications étroites, insuffisantes, de J’empirisme ! Si l’on tient absolument à éliminer de la science l’à priori, on n’admettra même pas cet à priori de l’esprit humain, et comment comprendre sans lui la seule expérience vraiment féconde, l’expérience active, celle qui va au-devant des faits, qui les sollicite, qui, portée toujours en avant par l’élan de l’idée, interroge la nature, lui pose des questions dans tous les sens, la contraint enfin, sous le poids de cette dialectique pressante, à livrer son secret, la loi, qui n’était hier qu’une conception problématique sans autorité, sans crédit, sortie des méditations, d’un savant peut-être ignoré, et qui demain entrera dans le sanctuaire de jour en jour élargi de la vérité universelle ?

Que si, comme l’assure, Goethe, il existe dans l’esprit humain des conceptions idéales qui répondent aux lois de la réalité, s’il est vrai, comme le dit M. Claude Bernard, que nous ayons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature, comment ce rapport pourrait-il exister, s’il n’avait été établi par suite de quelque harmonie préconçue en frêle monde et l’esprit humain ? Nous ne voulons pas en ce moment presser les conséquences de ce fait. Elles sont importantes cependant et méritent de n’être pas négligées. Si l’ordre est deviné, anticipé par notre raison, s’il y a une connexion naturelle et comme préétablie entre l’ordre, dans les choses et la raison dans l’homme, cela ne signifie-t-il absolument rien ? Serait-ce une coïncidence fortuite et sans portée ? Ce serait vraiment là le miracle du hasard. Mais s’il devient évident, que l’ordre dans le monde n’est que la suite d’un grand dessein, et que d’autre part la raison dans l’homme a été disposée pour concevoir cet ordre, de telle sorte qu’elle en porte au fond d’elle-même comme une image anticipée, bien qu’indistincte, dont l’expérience devra faire revivre les vestiges obscurs et l’empreinte encore vague, notre esprit pourra-t-il se refuser à une induction si naturelle qui rapporte à la même cause première et le dessein suivi dans la nature et le pressentiment de ce dessein tracé dans les conceptions idéales de notre raison ? Je m’arrête, pour revenir à l’école expérimentale, qui n’aime pas à pousser ses inductions aussi loin. J’aurais même dû m’arrêter plus tôt, de peur de faire tomber sur M. Claude Bernard un de ces soupçons qui de notre temps peuvent perdre un savant de réputation dans certaines régions scientifiques, le soupçon de métaphysique.

Cette part de l’esprit humain dans la formation de la science, de son activité originelle et propre, antérieure et supérieure à l’expérience, absolument inexplicable pour l’empirisme, a été marquée en traits non moins expressifs par un savant illustre, M. Chevreul, qui dans tous ses ouvrages, mais particulièrement dans ses Lettres à M. Villemain et dans son Histoire des connaissances chimiques[12], a développé des vues neuves et fines sur la philosophie des sciences expérimentales. Une critique sévère pourrait s’exercer sans trop de peine sur ce dernier ouvrage, dont le plan et le sujet offrent tout d’abord à l’esprit une étrange complication. C’est moins en effet d’un objet spécial qu’il est traité dans ce premier volume de l’histoire annoncée que de l’ensemble de toutes les sciences qui appartiennent à l’immense domaine de la philosophie naturelle, de leurs rapports mutuels et de la méthode qui seule est capable d’imprimer le caractère scientifique à la réunion de leurs matériaux. L’esprit du lecteur se perd dans l’immensité du sujet et dans la subdivision des détails à l’infini. On est tenté parfois de sourire de la longueur de certains titres qui veulent être trop complets, et des rapports inattendus que l’auteur imagine entre la chimie et les branches les plus éloignées du savoir humain. Il ne faudrait pas cependant, sur de si minces motifs, parler à la légère de ce livre, qui résume un si grand nombre d’observations et de considérations dignes du plus sérieux intérêt, une vie dévouée à la pensée et devenue inséparable de l’histoire de la science du XIXe siècle par l’importance des découvertes qu’elle nous a values. Il faut que notre frivolité littéraire s’incline devant des titres si considérables, et qu’elle nous permette de faire notre profit de ce trésor d’expérience scientifique amassé lentement pendant quatre-vingts ans de méditation. Or, dans le premier chapitre de ce livre où l’auteur nous expose les principes de la philosophie expérimentale, je remarque comme il s’attache à mettre en valeur et en lumière la spontanéité de l’esprit[13]. Voilà deux grands témoignages : l’un qui nous vient d’une haute autorité dans les sciences physico-chimiques, l’autre que nous apporte un maître éprouvé dans les sciences biologiques et spécialement dans la physiologie ; tous deux nous confirment dans cette conviction que la nature serait à nos yeux comme une lettre morte, si l’esprit, par son activité propre, n’en interprétait les muets symboles. La science a besoin des matériaux que lui livre la réalité ; mais c’est l’esprit qui fait la science. Elle n’existerait pas sans l’étude expérimentale de la réalité ; mais elle n’existerait pas davantage, si l’esprit ne venait lui donner sa signification, son sens, éclairer, si je puis dire, de sa propre lumière projetée au dehors l’obscur tableau des choses.

J’ai indiqué un autre point où l’école expérimentale se sépare nettement de la doctrine positive. Il s’agit de tout un ordre d’idées supprimées par cette doctrine, conservées par l’école expérimentale, sinon comme des points d’appui sur lesquels on puisse élever une théorie scientifique, du moins comme des pierres d’attenté sur lesquelles il est permis à chacun d’élever l’édifice provisoire de sa foi ou de ses opinions personnelles, sans cesser pour cela d’être pris au sérieux comme penseur ou comme savant. La discipline rigoureuse de la philosophie positive ne pouvait se maintenir longtemps même parmi ceux qui en acceptaient les principes. Des esprits scientifiques, positifs par certaines habitudes et même par le tour général de leur pensée, mais moins exclusifs, ont bientôt senti le besoin d’admettre des tempéramens, des compromis ; ils ont cherché je ne sais quelle alliance, après tout fort désirable et moins impossible qu’on ne le suppose, entre deux sciences et deux méthodes dont on ne peut pas dire qu’elles s’excluent par ce simple fait qu’elles ne tendent pas au même but et que chacune d’elles poursuit un ordre spécial de problèmes. L’un de ces libres esprits, que ses beaux travaux, sur la synthèse chimique recommandent à l’attention publique quand il s’agit de méthode expérimentale et de philosophie, M. Berthelot, a bien marqué cette distinction fondamentale par le titre même d’une piquante étude : la Science positive et la science idéale[14], moins sceptique dans son esprit général que dans ses conclusions apparentes, plus favorable à la métaphysique qu’on ne pourrait le croire à une lecture superficielle. Il s’y révèle un mode de penser que je crois assez généralement répandu parmi les savans. M. Berthelot admet qu’il puisse y avoir autre chose à concevoir, — sinon à connaître expérimentalement, — que des liaisons de phénomènes, et qu’au-delà des limites où s’arrête la science positive il soit possible, sans trop de mysticisme, d’apercevoir les contours et de tracer l’esquisse d’une certaine science idéale, où les principes premiers, les causes et les fins retrouveront leur place et la garderont légitimement, pourvu que l’on maintienne avec rigueur les frontières qui séparent ces deux régions, et qu’il ne puisse jamais y avoir entre les deux sciences voisines compétition de limites, empiétement, conquête ni annexion frauduleuse ou violente. C’est là au moins une politesse à la métaphysique et comme un hommage dont il faut savoir gré à des savans. Ils la saluent de loin comme une puissance non hostile, mais étrangère, sans communiquer directement avec elle, mais en reconnaissant de bonne foi qu’elle a sur les esprits une autorité naturelle dont il faut tenir, compte, et que, sur bien des points de la frontière commune, elle manifeste sa force presque irrésistible d’attraction.

Je ne crois pas me tromper en avançant que c’est bien là, avec une nuance de sympathie plus marquée, l’attitude de M. Claude Bernard à l’égard de la métaphysique. Il insiste pour laisser ouvertes les questions que la doctrine positive déclare irrévocablement fermées. Je pourrais multiplier mes preuves. Je me bornerai à deux seulement, l’une que je tire de la conception qu’il s’est formée de la vie, l’autre des considérations qu’il développe sur le rôle de la philosophie dans.ses rapports avec la science.

Certes il n’entre pas dans l’esprit d’un homme qui professe aussi rigoureusement le principe du déterminisme d’en excepter l’étude des phénomènes de la vie. Son effort scientifique est au contraire de ramener ces phénomènes à leurs conditions irréductibles, opérant pour les problèmes physiologiques comme le chimiste dans la spécialité de sa science, qui analyse successivement tous les élémens de la matière complexe, et parvient soit aux corps simples, soit aux corps définis, touchant ainsi dans cet ordre de faits aux limites de la science, c’est-à-dire aux conditions élémentaires des phénomènes chimiques. Le but de cette Introduction à la Médecine expérimentale est de nous convaincre que ces conditions élémentaires, pour les phénomènes de la vie, sont des lois et des propriétés physico-chimiques, et que c’est toujours à ces lois et à ces propriétés qu’il faut faire remonter les explications vitales, en d’autres termes que les propriétés de la matière vivante ne peuvent absolument être déterminées, c’est-à-dire connues scientifiquement que dans leur rapport avec les propriétés de la matière brute : d’où résulte que la science de la vie doit avoir pour bases nécessaires la physique et la chimie. Mais qu’on le remarque bien : on nous dit que la vie se manifeste toujours « concurremment et parallèlement » avec des conditions physico-chimiques. Nulle part on ne nous dit qu’elle en résulte comme de son principe. Elle est soumise à ces conditions et à ces lois, sans en être un effet et un résultat. Alors même que la science étendrait chaque jour plus avant l’intervention des lois générales de la matière dans les phénomènes vitaux, on ne pourrait en conclure qu’une chose, à savoir que ces phénomènes, une fois coordonnés dans leur ensemble, sont dans la dépendance de la physique et de la chimie. Cela ne prouve rien pour l’origine de la vie elle-même, distincte des phénomènes par lesquels elle se manifeste. Cela ne prouve pas que le commencement de la vie soit un fait mécanique, physique ou chimique. Cette distinction ne paraîtra subtile qu’à ceux qui n’ont pas étudié de près la question. Aussi M. Claude Bernard, cherchant à définir la vie d’un mot qui mette en relief le seul caractère qui, à ses yeux, distingue nettement la science biologique, ne trouve pour bien exprimer sa pensée qu’un seul mot : création[15]. L’organisme, une fois créé, est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physiques et chimiques de ses élémens constituait ; mais ce que la science positive n’explique pas et n’expliquera jamais, de l’aveu du savant physiologiste, c’est le commencement, le comment de cet organisme. Là est le problème que la matière brute, réduite à elle-même et à ses propriétés, ne résout pas. Ce qui caractérise la machine vivante, dit expressément M. Claude Bernard, c’est non pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu’elles soient, mais bien la création même de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d’après une idée définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence intime de la vie. Dans tout germe vivant, il y a ainsi une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation, qui ne relève ni de la physique ni de la chimie, qui n’appartient qu’au domaine de la vie.

C’est cette idée, « directrice de l’évolution vitale, » qui crée dans l’organisme vivant l’unité centrale, la solidarité intime des parties, le consensus, l’harmonie de l’ensemble, toutes choses complètement étrangères aux lois du monde inorganique ; c’est elle qui préside au développement de l’être dans le sens de sa destination. Aussi, tandis que le physicien et le chimiste étudient les corps et les phénomènes isolément, pour eux-mêmes, le physiologiste et le médecin ne peuvent et ne doivent jamais oublier que l’être vivant forme un organisme et une individualité, d’où il résulte que, si la notion de causes finales reste nécessairement étrangère aux études du chimiste et du physicien, il ne peut en être de même pour le physiologiste, que ses études inclinent à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé, en raison de cette unité centrale qui rend toutes les actions partielles solidaires et génératrices les unes des autres[16]. — La vie est donc autre chose qu’une résultante des forces et des propriétés physico-chimiques dans des circonstances données. Elle précède le développement des propriétés organiques, lesquelles ne s’expliquent que par elle. Voilà d’un seul coup le commencement de la vie mis en dehors de la série des phénomènes matériels. Voilà en même temps et du même coup la finalité rétablie dans ses droits et à sa vraie place par un savant qui a passé tant d’années à observer les phénomènes vitaux. Voilà des causes sourdes rencontrées à la limite de la science positive, et qui, si elles ne répondent pas à la méthode expérimentale qui les interroge, répondent d’une manière significative aux questions de la métaphysique. Dans ces causes sourdes qui viennent se placer aux confins de la réalité matérielle, le philosophe (est-ce donc une illusion ?) entend le retentissement de l’activité créatrice qui agit par elles, qui par elles renouvelle incessamment la face du monde, et à travers les siècles perpétue le prodige de la vie.

A cette limite où expirent en même temps le principe du déterminisme et le pouvoir des sciences positives, commence la métaphysique. Elle reprend aux mains du physicien et du chimiste la chaîne suspendue des phénomènes, et la rattaché aux causes premières. Que sa tentative soit toujours heureuse, là n’est pas en ce moment la question. En soi, la tentative est légitime. L’école expérimentale le reconnaît expressément quand elle n’est pas dominée par l’esprit de système. Si elle écarte avec soin les théories philosophiques de son laboratoire, de peur de s’y asservir, elle est loin de mépriser et ne répudie pas d’une manière absolue l’effort spéculatif d’où elles sont sorties. Elle trouve même, sous la plume de M. Claude Bernard[17], pour louer ces aspirations de la pensée, des expressions magnifiques qui prouvent bien que ce n’est pas le dérisoire hommage de la puissance du jour à la puissance déchue, et qu’elle croit sérieusement aux droits, à l’autorité, à l’avenir même de la métaphysique, pourvu que la métaphysique n’envahisse pas ses domaines réservés, et qu’elle laisse le savant libre et maître chez lui.

Je ne prétends pas que ce qu’on nous accorde soit suffisant et satisfasse de justes exigences. C’est quelque chose pourtant, ce peu qu’on nous accorde. Ce peu contient de grosses conséquences. On nous dit dans un noble langage que la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers l’inconnu, qu’en se tenant toujours dans les régions élevées, limites supérieures des sciences, les philosophes communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit, qu’en la reportant sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ils entretiennent ce feu sacré de la recherche qui ne doit jamais s’éteindre chez un savant. On craindrait, si l’esprit philosophique venait à baisser parmi nous, que le savant n’en vînt à systématiser ce qu’il sait, à s’immobiliser dans la sphère de ses connaissances acquises. Le rôle de la philosophie est donc d’inquiéter la science en agitant devant elle la masse inépuisable des questions non résolues. En tendant sans cesse à s’élever, elle fait remonter la science vers la cause ou la source des choses ; elle lui montre qu’en dehors d’elle il y a des questions qui tourmentent l’humanité, qu’elle n’a pas même abordées, et qu’elle ne résout pas en les supprimant. On ignore, nous dit-on, si cette aspiration de l’esprit humain aura une fin, si elle trouvera une limite. Qu’importe ? Si elle aide la science à marcher sans cesse, à avancer toujours, son utilité est assez manifeste par là même et son droit consacré. — Ici encore l’école expérimentale marque avec insistance son dissentiment absolu avec les positivistes. Elle déclare hautement qu’elle n’admet pas la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques, parce qu’elles sont actuellement hors de son domaine. Elle proclame que la vraie science ne supprime rien, mais qu’elle cherche toujours et regarde en face, sans se troubler, les choses qu’elle ne comprend pas. « Nier ces choses ne serait pas les supprimer ; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n’existe pas. »[18].

Prenons acte de ces déclarations et ne nous étonnons pas trop, surtout gardons-nous bien de nous scandaliser, si l’on vient ensuite nous dire, en fixant les limites de la science et de la philosophie, que tout ce qui est déterminable appartient au domaine scientifique, et qu’il ne reste à la philosophie que le vague domaine de l’indéterminé. Dans le dictionnaire propre à l’école expérimentale, ces mots prennent une signification un peu différente de celle que l’usage leur attribue généralement. Rappelons-nous qu’il n’y a de déterminé, aux yeux de cette école, que les phénomènes que l’expérience a rattachés à leurs conditions d’existence, de telle sorte que l’expérimentateur puisse les faire varier à son gré, les reproduire toujours et nécessairement, ou les suspendre indéfiniment en agissant sûr ces conditions. Or il est trop évident que ce critérium du déterminisme absolu ne trouve son application et son emploi que dans l’ordre des phénomènes matériels, et encore n’est-il pas rigoureusement démontré, bien que la science tende de plus en plus à ce résultat, que toutes les propriétés de la matière, par exemple celles de la matière vivante, puissent être déterminées de cette façon, c’est-à-dire connues scientifiquement dans leur rapport avec les propriétés générales de la matière brute, et que tous les phénomènes de la vie trouvent leurs conditions absolues d’existence dans les lois de la physique et de la chimie. Si donc par hypothèse il existe des phénomènes d’un tout autre ordre, il ne faudrait pas s’étonner qu’ils fussent indéterminés. Ils seraient même par essence indéterminables dans le sens que donne à ce mot la science positive, c’est-à-dire absolument irréductibles à des conditions définies, inexplicables par les propriétés et les lois déjà connues de la réalité matérielle. Cela ne voudrait pas dire qu’ils n’existent pas, que les êtres auxquels ils sont censés appartenir soient de pures chimères. Cela signifierait simplement qu’ils sont hors des prises de l’expérimentation. Cela conclurait non point contre leur existence, mais seulement contre la possibilité de les soumettre à nos instrumens de précision, la balance et le calcul. Nous nous en doutions déjà. Nous savions, que, si les causes dont s’occupe la métaphysique, ne sont pas des illusions, elles ne sont pas pourtant de telle nature qu’elles puissent être déterminées avec une rigueur, avec une certitude mathématique. Nous savions que, si ces forces existent, elles sont tout autre chose que des mouvemens matériels liés par des rapports mutuels entre eux, de telle sorte qu’un de ces mouvemens en détermine géométriquement une suite d’autres. Nous savions que, s’il y a des lois dans cette sphère supérieure, ces lois ne sont pas cependant de telle nature qu’elles puissent être définies dans une formule rigoureuse, exprimant le rapport numérique de l’effet à sa cause. En d’autres termes, il ne nous a jamais échappé, quelque ami que l’on puisse être de la philosophie, qu’elle ne saurait prétendre au même genre et au même degré de certitude que les sciences physiques et chimiques, qu’elle n’est pas et qu’elle ne peut pas être une science positive, une science exacte, que la nature des problèmes dont elle s’occupe lui interdit ce caractère, qu’aucun effort de rigueur croissante ne pourra jamais la ramener sous le niveau mathématique du déterminisme absolu. En vérité, rien de tout cela n’est nouveau pour nous ; mais la question reste aujourd’hui ce qu’elle était hier : l’école expérimentale la laisse absolument dans les mêmes termes où elle a été déjà mille fois posée. N’y a-t-il de science possible que les sciences positives ? Ce qui revient à cette autre question : n’y a-t-il de réalité possible que celle qu’atteignent nos instrumens matériels, aidés du calcul et dirigés par la puissance de l’esprit ? Mais cet esprit lui-même qu’est-il donc, sinon une de ces réalités indéterminées ? Et ce n’est pas l’école expérimentale qui refusera de l’admettre au rang des existences les plus avérées, elle qui a décrit avec une si merveilleuse précision les féconds emplois de son activité spontanée dans la méthode des sciences positives, sous la forme de l’idée à priori, directrice de l’expérience, révélatrice des grandes lois de la nature.

III

Résumons cette discussion. D’après l’exemple que j’ai pris, on peut voir maintenant avec la dernière évidence par où l’école expérimentale diffère de l’école positiviste.

Les deux écoles sont d’accord sur le principe et les règles du déterminisme scientifique ; mais ici s’arrête la ressemblance, et, si l’on en vient aux détails, on verra les différences éclater, se multiplier entre elles : quand on arrive aux précisions dernières, ces différences sont de telle nature que la plus subtile argumentation ne parviendra pas à les atténuer. La différence capitale, celle qui résume toutes les autres, c’est que l’une de ces deux écoles ne prétend qu’à établir d’une manière définitive la méthode scientifique, tandis que l’autre prétend fonder une philosophie, — la première se confinant dans la science, mais sans afficher aucune hostilité systématique pour les spéculations de la raison, l’autre se confinant également dans la science, mais proclamant que l’horizon de la science est celui de l’esprit humain.

Il y a dans l’école de M. Comte un dogmatisme rigoureusement négatif qui n’existe pas et qui ne peut pas exister dans l’école expérimentale, parce qu’il dépasse singulièrement ses droits et sa compétence. Ce n’est que par un abus de pouvoir que la science pourrait déclarer que la métaphysique n’a pas le droit d’exister, et pourtant cet abus de pouvoir, les positivistes le commettent tous les jours. Il n’est pas de dogme plus fortement établi parmi eux que celui qui sépare d’une manière absolue ce que l’homme sait et ce qu’il ne saura jamais. Et dans cet ordre de questions que l’on déclare inaccessibles, l’opinion n’est pas libre. Il faut sacrifier, sous peine d’encourir un blâme sévère, les fantaisies individuelles de la foi à la logique systématique des principes. M. Stuart Mill en a fait récemment l’épreuve. Il avait avancé dans son dernier ouvrage que ceux qui acceptent la théorie des stages successifs de l’opinion ne sont pas obligés de suivre jusqu’au bout M. Auguste Comte, que le mode positif de penser n’est pas nécessairement une négation du surnaturel, qu’il se contente de le rejeter à l’origine de toutes choses, que si l’univers eut un commencement, ce commencement, par les conditions mêmes du cas, fut surnaturel, et de là il concluait, non sans quelque hardiesse, que le philosophe positif est libre de se former à ce sujet l’opinion qui lui semble la plus vraisemblable. On sait ce que lui a répondu M. Littré, interprète rigoureux de l’orthodoxie en péril. « Il ne faut pas considérer le philosophe positif comme si, traitant des causes secondes, il laissait libre de penser ce qu’on veut des causes premières. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté ; sa détermination est précise, catégorique : il déclare les causes premières inconnues. Les déclarer inconnues, ce n’est ni les affirmer ni les nier, et c’est, quoi qu’en dise M. Mill, laisser la question ouverte dans la seule mesure qu’elle comporte. Remarquons-le bien néanmoins, l’absence d’affirmation et l’absence de négation sont indivisibles[19]. »

Dans la rigueur des principes, M. Littré a raison contre M. Mill. C’est cet enchaînement des dogmes qui assure et maintient à la doctrine positive sa situation distincte parmi les savans et son autorité sur certains esprits. Moins exclusive, moins systématique, elle retournerait insensiblement vers l’école expérimentale, d’où elle est issue et où elle irait se confondre. Cette école ne se distingue en effet du positivisme que par ce trait qui est essentiel, qu’elle laisse aux savans une latitude complète de penser ce qu’ils veulent et de croire ce qu’il leur plaît en dehors des sciences auxquelles elle s’applique. Elle ne s’arroge aucun droit de régler les comptes de la raison individuelle, et son seul dogme est la liberté complète des dogmes hors de son domaine réservé. Ni formulaire d’aucun genre, ni credo officiel. Elle adopte comme siens tous les savans qui acceptent le principe de sa méthode, quelle que soit d’ailleurs la couleur de leurs idées philosophiques ou religieuses, Cuvier comme Geoffroy Saint-Hilaire, M. Chevreul aussi bien que M. Claude Bernard, M. Dumas aussi bien que M. Foucault, M. Pasteur comme M. Berthelot. Elle n’excommunie aucun de ceux qui reconnaissent dans l’ordre des phénomènes naturels sa juridiction, la seule dont elle se montre gardienne incorruptible et jatoule. Pourvu que les philosophes qu’elle rencontre sur les frontières de ses domaines ne viennent pas troubler ses libres recherches et ne lui imposent aucun de leurs systèmes à démontrer, elle est toute prête à reconnaître leurs droits. Aussi voyez quelle foule de savans, que diviserait sans doute la diversité infinie des opinions particulières, se presse dans l’enceinte de plus en plus élargie de cette école ! C’est qu’elle représente la méthode, non un système. Elle correspond à la nature même des choses, non à certaines vues partielles de l’esprit. Elle est la science, elle n’est pas une secte.

Avec l’école expérimentale, la conciliation est possible. Elle n’est possible qu’avec elle. Grâce à elle, la métaphysique pourra se développer pacifiquement à côté de la science de la nature, à laquelle elle confine sur tant de points, sans se voir condamnée à perpétuité a cette guerre à outrance qui épuise en polémiques stériles des forces mieux employées de part et d’autre à l’avancement des deux sciences noblement rivales. La métaphysique a, je le sais, des devoirs envers les sciences positives. Il faut qu’elle les observe rigoureusement, si elle veut faire tourner à son profit la décisive épreuve qu’elle subit en ce moment. La première condition me paraît être qu’elle ne prenne aucun ombrage des sciences positives, de leurs progrès, de leurs conquêtes. Une vérité n’a rien à craindre d’une autre vérité. Si nous sommes la vérité, que redoutons-nous ? Si l’accord ne se montre pas immédiatement entre une théorie scientifique et une théorie philosophique, il se fera plus tard, n’en doutez pas, par le moyen de quelque théorie supérieure qui les réunira et fera disparaître dans une harmonie plus haute leur apparente contradiction. Si l’accord ne peut absolument pas se faire, il en faut bien conclure que notre doctrine est incomplète, ou que le théorème scientifique est faux par quelque côté. C’est un avertissement qu’il faut élargir et compléter l’une, vérifier l’autre et le soumettre à un nouveau contrôle. Reconnaissons donc les sciences positives dans la pleine liberté de leurs méthodes, acceptons leurs résultats sans mesquines chicanes, quand même ces résultats dérangeraient quelques-unes des conceptions idéales de notre esprit.

Mais il importe ici de distinguer avec soin deux choses que l’opinion frivole confond trop souvent : les faits et les conclusions que certains esprits impatiens en tirent à la hâte, confondant ainsi et mêlant avec une dangereuse habileté les vérités scientifiques avec leurs conjectures personnelles. Les faits, quand ils sont bien observés, bien démontrés, quand ils ont acquis tous leurs titres de légalité scientifique, empressons-nous de les enregistrer, d’en accroître le trésor de nos connaissances, tenons-les en grande considération, comme un fragment de la vérité absolue, et gardons-nous bien d’y laisser porter la plus légère atteinte par une prévention systématique ; mais gardons-nous avec le même soin de confondre dans le même respect d’une part les faits, d’autre part les hypothèses ou explications provisoires par lesquelles on prétend en rendre compte, et surtout les inductions que l’on s’empresse d’en faire sortir. Le tact scientifique consiste précisément à faire ce triage. Ces hypothèses souvent imprudentes, ces inductions hâtives, cette philosophie prématurée que l’on veut construire à tout prix sur la base encore incertaine ou trop étroite de certains faits, les vrais savans les rejettent. Ceux qui les recherchent et les poursuivent, avec une joie qui trahit leur secret dessein, pour la plus grande confusion de la métaphysique, ce sont ces esprits aventureux que la science sérieuse n’avoue pas et qui la compromettent. Si la métaphysique a, comme on l’assure, ses retardataires obstinés, ses vieillards d’idée, que les vérités nouvelles effraient, la science, elle aussi, on le sait, a ses enfans terribles. Cette distinction essentielle devrait mettre d’accord tous les esprits raisonnables. Accepter loyalement tous les faits découverts par la science positive sans en altérer le caractère, sans en restreindre la vraie portée, c’est notre strict devoir ; mais aussi ne pas souffrir qu’une philosophie de hasard et d’aventure s’empare de quelques faits encore incertains et incomplètement observés ou de quelques autres d’une signification très restreinte, pour les tourner contre nous et en accabler nos doctrines, c’est notre droit aussi, et nous le maintiendrons. On accuse souvent les philosophes de prendre parti dans les querelles qui viennent à s’agiter entre les savans et d’introduire subrepticement la métaphysique dans des questions où elle n’a que faire. S’il y a des philosophes qui ont mêlé des considérations ou des passions de cet ordre à des débats purement scientifiques, ils ont failli à la première règle de la méthode de Descartes. Philosopher hors de propos, troubler de débats intempestifs le domaine où se poursuit l’expérimentation, c’est faire supposer qu’on n’est pas un pur cartésien, c’est-à-dire disposé à n’admettre pour vrai que ce qui paraîtra évidemment tel, c’est faire croire qu’on fuit devant la lumière ; mais de bonne foi qu’on nous accorde que l’exemple a été souvent donné par quelques-uns de ceux-là mêmes qui nous accusent aujourd’hui. Qu’on se rappelle certains débats récens, encore présens à toutes les mémoires. On s’est beaucoup moqué des naïfs de la métaphysique qui se sont imaginé qu’elle était engagée dans la querelle et qui ont voulu y prendre part ; mais est-il bien sûr que quelques savans trop impatiens n’avaient pas engagé le débat sur ce terrain maladroitement choisi ? N’était-ce pas encore mêler la métaphysique aux problèmes scientifiques, que de tirer des conclusions contre elle d’expériences plus ou moins exactes, plus ou moins bien comprises, plus ou moins fidèlement interprétées ? N’avons-nous pas entendu dans les deux camps plus d’un cri de joie indiscret ? Des deux parts cela est souverainement regrettable. Il ne faut pas qu’on puisse dire que nous avons peur des faits. Étudions-les sincèrement sans trop nous presser de leur imposer un sens métaphysique, sans les tirer violemment à nous du côté de nos doctrines. Laissons-les s’amasser avec ordre et s’organiser silencieusement dans l’ombre du laboratoire. N’essayons pas de leur faire dire plus qu’ils ne signifient, et surtout sachons bien reconnaître les grands services que la science positive rend à l’esprit humain en le débarrassant d’une foule d’hypothèses et de préjugés, et à la philosophie en lui ouvrant des perspectives nouvelles, chaque jour agrandies, sur la nature.

Si le philosophe ne doit pas intervenir indiscrètement dans les recherches du laboratoire pour les diriger ou les plier à son gré, il ne permettra pas non plus à la science positive de venir réglementer arbitrairement ses domaines, ce qu’elle fait d’ordinaire de la manière la plus simple du monde, en les supprimant. La question des limites est celle d’où dépendent la paix et le bon accord des deux sciences voisines. Ne pourrait-on pas déterminer ces limites en disant que la science positive va aussi loin que s’étend la réalité observable et sensible, et qu’elle s’arrête précisément là où l’expérience des sens ne pénètre pas ? Son domaine, c’est la nature, si l’on restreint ce mot au sens spécial et limité que lui assignent d’ordinaire les savans, c’est-à-dire à cette partie de la réalité dont les propriétés se révèlent à notre esprit par l’intermédiaire de nos organes ou des instrumens qui en étendent la portée et en régularisent l’emploi. Qui dit nature en ce sens dit enchaînement nécessaire des faits sensibles, liés entre eux de telle façon que, l’un d’eux se produisant, l’autre se produit nécessairement, que, l’un variant, l’autre varie, l’un étant l’antécédent, l’autre le conséquent, l’un la condition d’existence et la cause immédiate, l’autre l’effet. Dans cette vaste région de l’expérience sensible, là où la nécessité physique, l’enchaînement des faits dans une série continue dont chaque terme appelle l’autre n’apparaît pas clairement à l’esprit, c’est que la science positive n’est pas encore faite sur ce point, mais d’avance on sait qu’elle y parviendra : on dit alors de cette partie de la réalité qu’elle est déterminable, sinon encore déterminée. On affirme, avec une certitude autorisée par la suite continue des progrès de la science positive, qu’elle comblera cette lacune où quelque idole de la fausse science, quelque cause occulte pourrait trouver encore asile, qu’elle parviendra un jour ou l’autre, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à rétablir l’anneau qui manque dans ce réseau si fortement lié des phénomènes. C’est à cette notion du déterminisme, qui est la conception de la nature vue du côté scientifique et expérimental, que s’oppose la philosophie proprement dite. La recherche métaphysique commence dès que l’esprit s’élève au-dessus de cette partie de la réalité soumise à l’expérience sensible qui se résout, à l’analyse, en une suite de mouvemens déterminés les uns par les autres, formant comme la chaîne d’airain de la nécessité physique.

Elle embrasse cet ordre supérieur de faits et d’existences qui, n’étant plus observables par les sens, échappent non pas seulement aux prises actuelles, mais aux prises possibles du déterminisme scientifique. Cet ordre de réalités est placé en dehors de l’infini matériel de grandeur et de petitesse que nos instrumens sont parvenus à saisir. Aucune expérimentation sensible ne pénétrera jamais dans cette sphère, qui ne s’ouvre qu’aux perceptions les plus délicates de la conscience. Sans doute, comme tout est lié dans l’ensemble des réalités contingentes, il y a encore des conditions d’existence pour les faits de cet ordre, faits intellectuels ou moraux. Ces conditions d’existence sont prises dans l’ordre des phénomènes vitaux qui dépendent eux-mêmes des phénomènes physico-chimiques ; mais le rapport entre ces conditions d’existence et le phénomène intellectuel ou moral n’est plus déterminable avec rigueur, avec précision. Ici le réseau de fer se relâche et laisse passer entre ses mailles distendues des influences d’un tout autre ordre ; les conditions physiques se combinent avec des conditions nouvelles qui déconcertent entièrement par leur combinaison les règles infaillibles du calcul. Déjà nous avons montré le déterminisme physiologique hésitant sur la question de la vie, les nobles incertitudes qui arrêtent sa marche sur ce point pour ainsi dire réservé, et même son retour, par des pentes secrètes, vers une doctrine qui n’est pas éloignée de la métaphysique. Dans le fait de la pensée, de la liberté morale et du devoir, se révèle de plus en plus l’affranchissement du principe immatériel de la spontanéité, auquel commence une région nouvelle de l’expérience, un ordre nouveau de faits observables, mais non sensibles, le monde moral, qui est comme une autre nature dans la nature, liée à la première par des rapports, mais non plus par des rapports de nécessité. La suite infaillible des phénomènes s’interrompt ici, les influences physiques rencontrent à cette limite une influence nouvelle, qui vient du fond de l’être lui-même, et qui, en se combinant avec les premières, arrête complètement les calculs de la science positive. L’œuvre propre du philosophe commence. Sans dédaigner aucun moyen de recherche, en rendant compte de tous les résultats que lui livre la science positive dans les régions de l’expérience sensible, il essaie d’aller plus loin qu’elle ne va elle-même. Il étudie expérimentalement aussi, quoique avec des procédés moins rigoureux et des instrumens moins précis, cette partie de la réalité qu’il porte en lui-même, cette portion de la nature qui est sa conscience, son âme ; il recueille avec soin les clartés intérieures de sa pensée ; il interroge les idées dont l’ensemble constitue sa raison, et qui, bien que formées à l’occasion de l’expérience, n’en sont point issues, puisqu’elles la dirigent, la soutiennent à chacun de ses pas, la jugent en dernier ressort. Avec la liberté, le monde moral commence et se déploie à ses yeux, et déjà, sur cette limite supérieure de l’expérience, le philosophe arrive, par d’irrésistibles inductions, à concevoir que cet ordre nouveau qui comprend tous les phénomènes supérieurs de la vie humaine, la responsabilité, la liberté, la dignité, ne peut pas être le produit des règnes inférieurs. L’idée de la spiritualité s’élève en lui et se confirme de plus en plus. C’est même le résultat le plus précieux de ses études. Il voit de l’œil de l’âme des réalités que l’œil de la chair n’aperçoit pas. Il s’assure de plus en plus que c’est non pas l’animal qui est notre être, mais l’esprit, que c’est de là que nous relevons, que ces phénomènes ne peuvent résulter de quelque équilibre mécanique, de quelque arrangement nouveau de molécules, de quelque composition extraordinaire de la matière, que s’il y a quelque rapport concevable entre l’électricité et l’étendue, il n’y en a aucun d’intelligible entre l’étendue et la pensée, non plus qu’entre l’étendue et le sentiment du devoir.

Il s’aperçoit lui-même dans le fond de son être, il saisit son existence intime sous ses vrais attributs, la simplicité absolue, l’indivisible unité, il observe les phénomènes qui la manifestent, il dégage les lois qui relient ces phénomènes entre eux en y établissant l’ordre sans y faire régner la nécessité. C’est la réflexion qui l’instruit de tout cela, et la réflexion c’est bien de l’expérience encore, mais l’expérience de l’esprit appliqué à l’esprit, se recueillant dans son essence, se ressaisissant lui-même ou de l’attrait du monde extérieur qui l’absorbe ou de la multiplicité des actes intérieurs qui le dispersent. Cette expérience ne comporte pas les procédés rigoureux et les règles du déterminisme scientifique, et toutes les fois qu’on a voulu les imposer de force à ces phénomènes délicats de l’âme, que la spontanéité toujours agissante dispute à chaque instant et ravit en partie à l’empire de la fatalité, on n’a pu aboutir qu’à bouleverser la nature sous prétexte de la soumettre tout entière, dans ses parties les plus diverses, à une seule règle, à une seule méthode. On a transporté arbitrairement la science positive dans une région où elle a été dépaysée, égarée. Les plus grands efforts de l’intelligence sont venus se résoudre dans des constructions artificielles, pures créations de l’esprit systématique, ingénieuses et laborieuses machines, à qui il n’a manqué que de vivre.

Ce n’est pas seulement cette distinction des deux régions de l’expérience qui sépare la science positive et la philosophie. Elles diffèrent aussi par le point de vue d’où l’une et l’autre considèrent la nature. Ici encore il y aurait à tracer entre les deux sciences une limite idéale que nous ne pouvons qu’indiquer d’un trait bien rapide, mais dont la suppression ou le déplacement troublerait profondément l’ordre entier des connaissances humaines. La science positive n’étudie les phénomènes que pour y retrouver la suite nécessaire, l’enchaînement, la dépendance réciproque. Ce qui constitue son objet propre, c’est la recherche des conditions d’existence de chaque fait observable et sensible. Elle ne nie pas à priori les causes finales, mais elle ne s’en occupe qu’incidemment ; tout au plus elle constate, sur quelques points de son vaste domaine, l’évidence des marques de dessein et de plan qui se mêlent plus ou moins profondément au tissu mécanique de la réalité. Elle les constate, mais sans s’y arrêter, recherchant toujours la cause efficiente et satisfaite de sa recherche seulement quand elle est parvenue à ce point qui marque la dernière limite de son effort et de sa compétence, la dernière cause déterminable ou quelque cause sourde qui ne répond plus à ses questions. C’est assez dire qu’elle n’a rien à voir dans les questions d’origine. La nature de la méthode qu’elle emploie exclusivement lui interdit les problèmes de cet ordre, et, si la philosophie positive ne faisait que signifier à la science cette interdiction absolue, elle aurait mille fois raison. Le problème des origines comme celui des fins est contradictoire à l’idée qu’il faut se faire de la science positive. La méthode expérimentale ne peut nous donner que l’actuel, le présent, le fait, l’avenir même, en supposant que l’ordre des choses dont nous faisons partie subsiste ; elle ne nous donne pas et ne peut pas nous donner le commencement des choses, où elle n’atteindra jamais ; elle nous donne le comment, jamais le pourquoi, les conditions immédiates et prochaines, non les vraies causes. Même les inductions sur ce qui s’est passé à l’origine de toutes choses sont hors de son domaine. Son objet propre est la loi, c’est-à-dire la suite réglée des phénomènes dans les limites de l’ordre existant de l’univers matériel : rien de plus. Si l’univers a eu un commencement, ce commencement, par les conditions même de l’hypothèse, échappe à la loi du déterminisme, et c’est une remarque fort juste de M. Stuart Mill que, à supposer qu’elles aient commencé, les lois de la nature ne peuvent rendre compte de leur propre origine. La science positive devient donc une métaphysique, c’est-à-dire qu’elle cesse absolument d’être ce qu’elle est, dès qu’elle avance même une hypothèse dans cet ordre de problèmes. Elle tombe immédiatement sous le contrôle non plus de l’expérience, mais de la raison pure. Le sens véritablement scientifique ne s’y trompe pas : il s’arrête à cette limite marquée par les faits observables et sensibles ; il ne s’aventure pas en un dogmatisme qui n’est pas de sa compétence et qui ne fait qu’ajouter aux difficultés inhérentes à toute solution métaphysique une inconséquence de plus, une contradiction manifeste au principe de sa méthode.

C’est d’un tout autre point de vue que le métaphysicien considère la nature. Le savant a raison, et il est dans son strict devoir scientifique quand il recherche partout et avant tout la suite et la liaison nécessaire des faits observables ; mais le métaphysicien a raison aussi lorsque, au nom d’une science supérieure, il cherche à démêler la loi idéale d’ordre, d’harmonie et de beauté qui est comme voilée sous le mécanisme apparent de la nature. Cette loi existe : Leibnitz la reconnaissait déjà dans les phénomènes les plus simples et les plus élémentaires de la mécanique ; mais elle apparaît de plus en plus clairement à mesure que l’on se rapproche des phénomènes supérieurs ; elle éclate par de brusques coupures au milieu du plan suivi de la nécessité physique dans la manifestation soudaine de la vie et de la pensée, irréductibles à des conditions définies, inexplicables sans la finalité. La métaphysique donnera toute leur valeur d’interprétation à ces marques de dessein visiblement empreintes dans quelques régions de l’expérience, et dont l’évidente analogie s’impose à nous avec une telle force qu’elle a été une cause de division parmi les positivistes, quelques-uns inclinant à l’admettre malgré la rigueur du système. — Elle rétablira dans tous ses droits l’idée de la finalité, qu’il ne faut pas proscrire de la raison parce qu’elle a souvent égaré la science, et qui, acceptée, réglée dans sa vraie mesure, mérite mieux que la déférence légèrement ironique de Kant, je veux dire l’honneur et le respect dus à l’une des formes les plus manifestes de la vérité. C’est en effet le prodige de la nature que ces deux conceptions, opposées, mais non contradictoires, du déterminisme et de la finalité soient réunies et comme mêlées dans la trame de l’univers, que la série des causes finales se développe à travers le monde concurremment et parallèlement avec la série des causes efficientes, enfin que la mécanique et la géométrie révélées dans la suite des phénomènes, des mouvemens et des figures matérielles réalisent par des lois d’une simplicité absolue un ordre tel que l’interprétation complète de ses effets dépasse la portée des plus hautes intelligences, et que ce soit la marque la plus assurée du génie de déchiffrer quelques syllabes de l’énigme immense. — Dans le centre des choses devenu visible au regard du philosophe, le principe de l’ordre commence à se révéler. Qu’est-il donc en soi, ce principe qui se manifeste à la fois comme géométrie et finalité, nécessité et raison, géométrie dans ses moyens et finalité dans ses résultats, nécessité dans les lois qu’il emploie, raison par les effets qu’il réalise, loi suprême de l’ordre mathématique comme de l’ordre moral, vraiment raison des choses, puisqu’il est la dernière explication de tout ? Plus le philosophe étudie profondément ce monde et dans les idées que la science positive lui en révèle et du point de vue d’où la métaphysique le lui montre, plus il se refuse à croire que ce monde soit l’œuvre du mécanisme aveugle, et qu’une suite déroulée à l’infini de mouvemens matériels ait pu produire cet univers, pénétré de pensée jusque dans ses dernières profondeurs. En se donnant le grand spectacle des forces et des formes, il en saisit les relations réciproques et les harmonies, la vivante synthèse, non pas à la manière poétique et superficielle de Bernardin de Saint-Pierre, mais du coup d’œil vraiment philosophique de Leibnitz. En même temps il se rend mieux compte à lui-même de ces innéités qui éclatent dans l’inspiration scientifique et dont s’émerveillait le génie de Goethe ; il s’étonne de voir comme son entendement est naturellement fait pour comprendre la nature, comme il est prédestiné à la science. Les signes de l’ordre ne sont pas plus profondément empreints dans le monde qu’ils ne le sont dans son esprit. Il reconnaît que la raison de l’homme est disposée comme par un dessein exprès pour concevoir la raison de l’univers. Il jouit de cette dernière harmonie qui l’aide à comprendre toutes les autres, et, sans prétendre à l’explication absolue des choses, il sent qu’il s’en rapproche de plus en plus à mesure qu’il comprend mieux que cet ordre universel n’est qu’intelligence déployée dans l’infini matériel des mondes et dans cet autre monde, l’âme. Osons donner au principe de l’ordre son vrai nom : la raison suprême, ce que Platon appelait l’auguste et sainte pensée. C’est d’elle que tout procède, à elle que tout se ramène ; elle est le centre vivant, éternellement actif, autour duquel se déploient les différentes formes de l’être, les variétés infinies des âmes, des forces, des figures et des mouvemens, les régions diverses de la nature, ordonnées dans leurs orbites concentriques et se mouvant toutes par l’impulsion unique qu’elles reçoivent de l’immobile moteur.

Voilà le point de vue métaphysique de la nature en regard du point de vue scientifique, vrai, mais incomplet. Ainsi se marquent a nos yeux les limites qui séparent la science positive de la philosophie et la distinction fondamentale des deux facultés qu’elles emploient : l’une par laquelle nous saisissons les rapports des choses entre elles, qui constituent l’ordre, — c’est le sens scientifique, — l’autre par laquelle nous saisissons le rapport de l’ordre à son principe, — c’est le sens métaphysique. Le philosophe idéal serait celui qui, en ces temps de dispersion et de morcellement intellectuel, réunirait en lui ces deux sens, ces deux facultés, et les combinerait dans un suprême élan de génie, — un Aristote avec la science moderne en plus, un Leibnitz avec moins d’idées systématiques. Ce jour-là, l’anarchie des intelligences s’apaiserait un instant sous le charme impérieux de la vérité manifestée à la fois dans ses deux grands aspects. Le monde connaîtrait, au moins pour une heure, la plus haute volupté intellectuelle qu’il nous soit donné de concevoir, un mouvement de joie unanime de tous les hommes réunis dans le divin accord des idées.


E. CARO.

  1. M. Saisset, 15 août 1862. — M. Janet, 15 août et 1er décembre 1863. — M. Dupont-White, 1er et 15 février 1865. — M. Littré, 15 août 1866.
  2. Auguste Comte and Positivism, by Stuart Mill.
  3. Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale, par M. Claude Bernard. — Histoire des connaissances chimiques, t. Ier, par M. Chevreul. — Les Problèmes de la nature, par M. A. Laugel, etc.
  4. M. Janet a déjà entretenu de cet ouvrage les lecteurs de la œil Revue œil dans un remarquable article intitulé œil De la Méthode expérimentale en physiologie œil, 15 avril 1866. — A peine ai-je besoin de les prévenir que c’est à un tout autre point de vue que j’étudie ce livre, dans lequel je recherche uniquement s’il y a quelque conciliation possible entre la science positive et la philosophie.
  5. Introduction à la médecine expérimentale, p. 94, 95 et passim.
  6. Introduction à la Médecins expérimentale, p. 114.
  7. Introduction à la Médecine expérimentale, p. 137.
  8. Ibid., p. 139.
  9. Introduction à la médecine expérimentale, p. 141.
  10. Ibid., p. 113 et 386,
  11. Introduction à la Médecine expérimentale, p. 59, 61, 266, 299, etc.
  12. Lettres adressées à M. Villemain sur la méthode en général et sur la définition du mot FAIT. 1856. — Histoire des connaissances chimiques, t.1er, 1866.
  13. J’indiquerai surtout les considérations très importantes sur le rôle de l’abstraction dans la perception des propriétés et des faits, et sur la part du raisonnement et de l’hypothèse dans la méthode à posteriori expérimentale. — Histoire des connaissances chimiques, t. Ier, p. 15,16, 28, 29, etc.
  14. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1863. — On pourrait encore définir cette situation philosophique en cherchant des exemples dans l’idéalisme brillant, bien qu’un peu vague, d’un écrivain scientifique que nos lecteurs connaissent, M. Laugel. (Problèmes de la nature, — Problèmes de la vie.)
  15. Introduction à la Médecine expérimentale, p. 161.
  16. Ibid., p. 152, 161, etc.
  17. Voyez particulièrement le dernier chapitre de l’Introduction à la Médecine expérimentale.
  18. Introduction à la Médecine expérimentale, p. 380, etc.
  19. Revue des Deux Mondes, — La Philosophie positive, 15 août 1866.