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La Méthode d’observation dans les sciences sociales

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Revue des Deux Mondes tome 22, 1877
Alexis Delaire

La Méthode d’observation dans les sciences sociales


LA
MÉTHODE D’OBSERVATION
DANS LES SCIENCES SOCIALES

I. Les Ouvriers européens, études sur les travaux, la vie domestique et les habitudes morales des populations ouvrières de l’Europe, par M. F. le Play ; 2e édition, 1877, 1re livraison, les Ouvriers de l’Orient. — II. Les Ouvriers des deux mondes, publication de la Société d’économie sociale, t. V, 1re partie, 1875. — III. Sixth Annual Report of the Bureau of Statistics of Labor, Boston 1875.

« Chaque époque, disait ironiquement le comte Molé en recevant à l’Académie française l’auteur de Chatterton, chaque époque a sa littérature ; mais entre les ouvrages dont elle brille il faut en distinguer de deux natures. Les uns, d’un mérite relatif, appropriés au plus grand nombre des lecteurs, obtiennent de bruyans applaudissemens : c’est le triomphe contemporain ; les autres, puisés aux sources des éternelles vérités, reçoivent d’abord un accueil moins éclatant et attendent le jugement de l’élite de notre espèce. » Si l’illustre homme d’état rangeait assez dédaigneusement parmi les premiers les œuvres d’Alfred de Vigny, c’est assurément parmi les derniers qu’il convient de placer l’ouvrage dont le titre est rappelé en tête de cette étude. Bien que composé sur la demande de François Arago et sous l’impression des inquiétudes que suscitait en 1848 l’Organisation du travail, bien que couronné par l’Académie des Sciences au moment de la publication, il n’a guère été remarqué que d’un petit nombre d’esprits d’élite. Et pourtant, riche de faits bien constatés, surtout sobre de conclusions, il offrait de précieux matériaux d’étude à tous les partis, libéraux, économistes ou communistes, qui, dans le champ des questions sociales, se disputaient déjà les faveurs de l’opinion ; mais trop impartial dans ses déductions pour plaire sans mélange à aucun d’eux, il fut quelque peu délaissé par tous. Personne d’ailleurs n’abandonne aisément une thèse favorite et n’échappe sans peine au joug des idées préconçues pour recourir docilement à l’observation scientifique des faits. Une fois de plus s’est ainsi vérifié le vieil adage que nul n’est prophète en son pays ; mais de l’autre côté de l’Océan les Américains, avec leur sens pratique, ont mieux saisi la portée de ces études sur la vie privée, les habitudes morales et les travaux des populations ouvrières. Dans les deux dernières années, au lieu d’adopter les procédés souvent trompeurs de la statistique bureaucratique, plusieurs commissions officielles ont poursuivi, par la méthode des monographies de familles, la solution des problèmes sociaux qui s’imposent au Nouveau-Monde comme à l’ancien. Sans égaler les modèles tracés dans les Ouvriers européens, elles ont décrit près de quatre cents ménages d’ouvriers de diverses conditions. Enfin le vœu émis par l’Académie des Sciences en 1856 vient d’être accompli. Adoptant les conclusions de son rapporteur, M. le baron Charles Dupin, la savante compagnie signalait « la marche suivie par M. Le Play comme un modèle, » et exprimait le désir « qu’une édition à petit format et sans luxe de l’ouvrage complet mît à la portée de tous les acheteurs une statistique qui touche à de si nombreux et si grands intérêts. » Le premier volume de cette nouvelle édition, complétée par les incessantes recherches de l’auteur, est maintenant à la disposition du public. Il semble donc qu’il peut être intéressant, et même, pour employer le mot à la mode, qu’il peut être opportun d’examiner un moment, dans son origine et dans son essence, la méthode qui a dirigé en Europe comme en Amérique de si vastes travaux.


I. — UTILITE D’UNE METHODE SCIENTIFIQUE DANS LES ETUDES SOCIALES.

Une des meilleures marques de ce temps, c’est un effort universel pour soumettre aux épreuves d’une critique éclairée et à la rigueur des méthodes scientifiques les études qui jusqu’ici relevaient plutôt du sentiment ou du goût, des conceptions théoriques ou des caprices de l’art. Cette féconde rénovation est visible dans les recherches qui se proposent de retrouver les civilisations éteintes et de retracer la vie des nations. Naguère M. Villemain, dans l’une de ses plus piquantes leçons, énumérant les qualités nécessaires à l’historien, reléguait fort lestement à l’arrière-plan la véracité et l’exactitude, pour ne mettre en relief que l’art de la composition. A ses yeux, écrire l’histoire, c’est construire savamment un drame émouvant, ménager les perspectives du théâtre et disposer les péripéties de l’action de manière à obtenir un effet saisissant. L’émotion morale déborde, mais la vérité historique n’apparaît nulle part, à moins que par hasard l’auteur n’ait été assez heureux pour la rencontrer, sans la chercher, parmi les imprévus de sa mise en scène.

Sans doute des maîtres éminens ont pu, grâce à l’intuition du génie, deviner la physionomie du passé et, par un art exquis, ressusciter sans l’altérer tout un monde évanoui. C’est ainsi que la sombre époque mérovingienne se peint dans les récits d’Augustin Thierry, la lutte des Saxons et des Normands dans une fiction romantique de Walter Scott, ou même tel aspect du moyen âge dans une page étincelante de Michelet. Et tout récemment les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié avec quel charme savant et quelle discrète érudition un guide aimable et sûr nous a fait pénétrer dans l’intimité de Cicéron et nous a dépeint les mœurs romaines sous l’empire. Mais combien dangereuse est la confusion entre la fable et la vérité, combien fragile la distinction entre le dramaturge et l’historien ! L’un, aiguisant sa fine ironie pour plaire aux esprits délicats, cède au désir de peindre les hommes de son temps sous les couleurs transparentes d’un tableau antique, sacrifiant ainsi plus ou moins la ressemblance du passé ou. l’exactitude du présent au mirage séduisant des allusions. Tel autre excelle à composer d’éloquens discours, et pour lui les annales d’un peuple n’enregistrent que des luttes oratoires : le sort des empires dépend, à l’entendre, de la harangue d’un général sur le champ de bataille ou du plaidoyer d’un tribun sur la place d’une bourgade. Les uns et les autres, oubliant la foule, personnifient en quelques individualités les sociétés qu’ils décrivent. Ils ne les regardent d’ailleurs que par les dehors de la vie publique et ressemblent à ces voyageurs qui jugent une contrée nouvelle pour avoir fait relâche dans quelques-uns de ses ports. Dans l’homme « ondoyant et divers, » ils ne voient que ce qui change le moins, vertus, vices, travers, et ils aiment à nous émouvoir par les luttes toujours renouvelées des mêmes passions ; mais l’existence modeste, la vie intime, le chez-soi des temps passés leur échappe. Ils franchissent à peine le seuil des palais et ne s’arrêtent guère devant l’échoppe de l’artisan ou la cabane du laboureur. Là du moins on aurait pu saisir sur le vif les conditions mêmes de la vie des peuples, l’organisation de la famille, l’institution de la propriété, le régime du travail, les mœurs privées et les habitudes morales. Plus d’un trait heureusement peut en être restauré, grâce à de patientes recherches. Tel monument, ingénieusement discuté, fait comprendre le rôle sacré du foyer dans la cité antique ou l’importance du luxe dans les vieilles métropoles de l’Asie ; telle charte ou tel inventaire fournit une preuve évidente de l’harmonie et du bien-être des classes rurales au moyen âge ; tel Livre de raison fait revivre avec les admirables sentimens qui l’inspiraient une humble famille d’autrefois[1].

Ce ne sont là pourtant que les pages trop rares d’un livre déchiré dont les feuillets ne seront jamais tous retrouvés. S’il faut nous, résoudre à ignorer beaucoup du passé, ne pouvons-nous du moins rassembler pour le présent des élémens complets d’information ? Autre chose qu’une vaine curiosité doit y pousser. N’est-ce pas en effet dans ce genre d’études qu’on peut espérer trouver la solution des difficultés qui pèsent le plus douloureusement sur la civilisation moderne ? L’humanité, même sur les rivages privilégiés de la Grèce et de l’Italie, n’est point faite pour l’oisiveté luxueuse d’une vie opulente ou pour les agitations stériles du monde politique. Travailler est sa loi, et plus encore pour les nations que pour les espèces animales, le struggle for life est la règle fatale. Aussi la véritable histoire des sociétés doit-elle se confondre avec celle des transformations que l’institution de la propriété collective ou privée et le régime du travail rural ou manufacturier subissent à travers le temps ou l’espace, sous l’influence des conditions naturelles du sol et des besoins croissans de la population. En outre, les plus séduisantes conquêtes du progrès, la richesse, la culture intellectuelle, la puissance politique, sont de dangereux présens. Les peuples, comme les individus, supportent rarement sans en être enivrés les faveurs de la fortune. Il est trop facile d’en mésuser, et la prospérité, malgré de brillans dehors, est gravement compromise si le progrès moral a été plus lent que le progrès matériel.

L’Occident traverse de nos jours l’une de ces épreuves douloureuses. La houille et la vapeur ont révolutionné le monde. De mémorables inventions, machines à vapeur, chemins de fer, machines-outils, ont bouleversé les coutumes du travail et substitué en partie la grande industrie aux petits ateliers domestiques. S’il en est résulté une puissance de production qui a enfanté des richesses inouïes, il en est sorti également des maux bien plus terribles par leur continuité que les plus cruels ravages exercés jadis par les famines et les autres fléaux temporaires, alors que l’humanité ne disposait ni des ressources du commerce ni des voies de communication. Sans qu’il soit besoin de rappeler les navrans procès-verbaux des enquêtes officielles[2], on peut s’en référer au fait dont l’évidence nous domine, et que proclament avec unanimité les moralistes et les économistes les plus différens par leur situation personnelle, l’auteur de l’Ouvrière comme l’auteur du Sublime, les plus opposés par leurs conclusions dernières, M. Le Play comme M. Karl Marx. Jadis les populations ouvrières, simples dans leurs désirs, frugales dans leur vie, se tenaient pour contentes de leur sort. Il en est encore de même dans plusieurs régions de l’Europe, partout où le sol ne leur est pas strictement mesuré, notamment dans ces pays musulmans que nous connaissons si mal. Non-seulement les observations précises des voyageurs constatent ce fait, mais les correspondances quotidiennes des journaux nous en apportent depuis quelques mois de curieux témoignages. Il n’est pas en effet de reporter si frivole qui n’ait été frappé en Orient de deux symptômes évidens du bien-être et de la paix : chacun, même le plus humble, possède son foyer ; personne ; même le plus déshérité, n’est réduit au dénûment. Mais en Occident, malgré l’accroissement de la richesse et les merveilles du progrès, les classes laborieuses s’agitent dans la souffrance et ne font entendre que des cris de haine. Cette souffrance se manifeste, dans les agglomérations manufacturières de la Grande-Bretagne, par une misère qui, d’après les termes officiels, ravale les populations ouvrières jusqu’à la bestialité, et pour laquelle il a fallu inventer un mot nouveau, le paupérisme. Mille fois préférable était le sort de l’esclave antique, le puer, l’enfant de la famille et le commensal du foyer domestique, ou la condition du serf au moyen âge, tranquille possesseur de son humble toit patrimonial. Si nos ateliers français sont à quelques égards moins désorganisés, le mal sévit chez nous sous une autre forme et avec un caractère singulièrement aigu, l’antagonisme social et l’instabilité politique. Quant à la corruption, ceux qui ont pu la voir de près dans les bas-fonds de nos grandes villes savent que les romans les plus montés de ton n’offrent qu’une image encore voilée de la hideuse réalité. En Allemagne enfin, le même malaise ébranle la société entière sur ses vieilles fondations féodales que ruine de toutes parts le socialisme doctrinaire. Il semble que, par l’invention de la machine à feu, la civilisation moderne ait renouvelé l’audacieux larcin de Prométhée, avec ses terribles conséquences :

Post ignem æthereâ domo
Subductum, Macies et nova Febrium
Terris incubuit cohors ;
Semotique priùs tarda nécessitas
Leti corripuit gradum.


Dans notre patrie plus que partout ailleurs on parait avoir perdu le secret de l’ordre que conservent les peuples en améliorant progressivement leur constitution sociale, c’est-à-dire un certain accord des idées touchant la religion, la famille, la propriété, le travail et l’organisation de l’état. Le progrès des sciences physiques, bien que préparé par une longue application de la méthode expérimentale, a dû son essor rapide à quelques découvertes dont le passé n’offrait pas d’exemples. Par une fausse assimilation entre les rapports matériels des choses et les relations morales des hommes, on a été porté à croire que l’état social pourrait aussi s’améliorer subitement par quelques inventions qui rompraient avec les traditions anciennes. Bien loin de considérer comme recommandables les institutions qui ont reçu la consécration du temps, on en vint à les tenir pour d’autant plus condamnables qu’elles avaient plus duré. Sous l’empire de ces idées, tout est remis en question, et les plus graves problèmes sont agités au milieu d’une confusion inextricable. Suivant M. Karl Marx, l’accumulation des capitaux dans un petit nombre de mains rendra inévitable cette liquidation sociale que tant d’appétits convoitent et qui mettrait en commun tous les instrumens de production. Selon M. Herbert Spencer, la propriété, le capital, ne sont que des catégories historiques, c’est-à-dire des formes transitoires qu’emportera l’évolution fatale du progrès. Les uns espèrent, malgré les expériences manquées de 1848 et tant d’insuccès plus récens, que la coopération permettra d’échapper au joug du patron et de s’affranchir de l’oppression du capital. D’autres, à la suite des Katheder-socialisten, cherchent volontiers dans une intervention de l’état un moyen terme entre.la doctrine du laisser-faire et les tendances les plus avancées. Ailleurs moralistes et positivistes se rencontrent pour soutenir, par des argumens spiritualistes ou utilitaires, que l’influence bienfaisante de la propriété est moins assurée sous la contrainte des lois successorales édictées par la terreur que sous le régime de liberté maintenu en Amérique et en Angleterre. Ceux qui ne se paient point de mots se demandent si les corporations d’arts et métiers, abrogées il y a un siècle, doivent être rétablies sous la forme que réclament aujourd’hui les ouvriers ; si, malgré de loyales intentions, les chambres syndicales, au lieu d’être des freins régulateurs, ne deviendront pas fatalement des machines de guerre sous la main des politiciens.

En face d’opinions si contradictoires, peut-on admettre encore avec un savant académicien que les principes économiques soient la seule base solide de la morale ? N’est-on pas plutôt prêt à dire avec un membre éminent du Political economy club, au centenaire d’Adam Smith, que le rôle de l’économie politique est désormais fini ? Il faut bien du moins concéder à M. Stanley Jevons que jamais on n’a été plus loin de s’entendre, et que la science est devenue vraiment chaotique. Dans cette nouvelle Babel, une seule voix serait assez forte pour surmonter le bruit confus des passions et des systèmes, une seule pourrait s’imposer avec une indiscutable autorité, c’est la voix de l’expérience. Mais il faut se garder de lui prêter un langage de convention et de prétendre l’assujettir elle-même à des idées préconçues. Lorsque sous l’influence de l’extension des échanges, de l’accroissement de la production et du développement de l’état, l’économie politique s’est constituée en France au siècle dernier, elle obéit à cet esprit classique qui régnait alors sans partage dans les salons et dont M. Taine a si finement analysé les travers. Comme toutes les sciences encore mal assises, elle a plus d’une fois cédé à la tentation de généraliser hâtivement quelque fait isolé, ou de poser des principes abstraits pour ne demander tout au plus à l’expérience qu’une vérification a posteriori[3]. Ainsi tel auteur renommé, au lieu de chercher comment vont les choses chez les peuples où règnent le bien-être et la paix, déclare sentencieusement « que les richesses doivent être consommées selon les principes de la saine raison, » sans songer qu’il évoque le souvenir burlesque des médecins de Molière qui voulaient aussi que leurs cliens digérassent a selon les principes de la saine raison. » Autre est la marche de la vraie science. Elle fait table rase de tout préjugé et n’admet aucun principe a priori. Elle interroge les faits et les laisse répondre avec leur brutale éloquence. Grâce à cette méthode, qui d’elle-même redresse les vices du raisonnement et empêche les écarts de l’imagination, les sciences ont pris en moins de deux siècles un prodigieux élan qui s’accélère au lieu de se ralentir. Depuis l’antiquité, on discutait à perte de vue sur les théories physiques et chimiques sans que les philosophes aient jamais pu se mettre d’accord. C’est ainsi que pendant tout le XVIIIe siècle les chimistes se partageaient en deux camps et combattaient pour ou contre le phlogistique, cette terre inflammable contenue dans les corps et que la combustion seule en pouvait chasser. Quand des esprits plus positifs, au lieu de s’attacher uniquement à l’apparence extérieure des faits et de se borner à contempler le côté qualitatif des phénomènes, consentirent à tenir compte de toutes les observations et abordèrent l’étude des relations de quantité, on n’a pas tardé à reconnaître le vide de cette conception. Bientôt, par des mesures précises et des analyses exactes, on a pu établir une théorie qui n’est que l’expression des faits. Alors la chimie, qui existait à peine avant Lavoisier, est devenue cette science merveilleuse dont une vie d’homme suffirait difficilement aujourd’hui à dénombrer les découvertes incessantes et les applications toujours nouvelles.

On en pourrait dire autant de la géologie et de la biologie, pour ne citer que les dernières venues, nées d’hier et déjà riches de conquêtes assurées. Toutes, délaissant les systèmes, ont progressé suivant la même marche : recueillir un grand nombre de faits isolés, constater le degré de généralité dont ils sont susceptibles, établir la loi naturelle, c’est-à-dire la formule qui résume synthétiquement chaque groupe de faits, enfin soumettre ces résultats à des contrôles multipliés. La science sociale, que M. de Bonald appelle la science des sciences, ne pouvait parvenir qu’après les autres à cette phase de son évolution : elle devait être la dernière à se prêter au joug rigoureux de l’exactitude. Pour elle aussi cependant l’heure est venue d’abandonner le champ des hypothèses vagues et des théories creuses, pour se choisir une sûre méthode d’observation et pour placer ses fondations sur le terrain solide des faits. Cette double nécessité, le génie scientifique de F. Arago l’avait nettement entrevue au milieu de l’effarement des esprits entre les journées de février et de juin 1848. Deux tendances opposées se manifestaient alors parmi les gouvernans qui avaient pris la direction des affaires publiques. Les uns, auteurs de systèmes socialistes, prétendaient résoudre la question sociale en contraignant l’état à intervenir entre les patrons et les ouvriers pour régler les conditions du travail. D’autres, et parmi eux F. Arago, inquiets à bon droit des passions déchaînées par cette nouveauté, cherchaient une issue à la situation difficile créée par les ateliers nationaux. Sur l’invitation de son ami Jean Reynaud, sous-secrétaire d’état à l’instruction publique, M. Le Play prit part aux conférences intimes d’économistes et de socialistes que M. Louis Blanc présidait au Luxembourg[4]. Mais le temps des discussions méthodiques n’était pas venu, et la question momentanément insoluble par la raison allait être tranchée par la force. Néanmoins les efforts tentés pour répondre aux anxiétés des gouvernans de cette époque ne restèrent pas sacs résultats utiles. Convaincu de l’efficacité de la méthode appliquée à l’étude des faits sociaux, F. Arago fit partager sa conviction à plusieurs de ses collègues du gouvernement provisoire et de l’Académie des Sciences. De concert avec ces derniers, il pressa M. Le Play de coordonner tous ses travaux dans un ouvrage qui serait édité à l’Imprimerie nationale et soumis à l’approbation de l’Académie. C’est grâce à ce patronage, continué plus tard par M. Dumas, que parut en 1855, après sept années de nouveaux voyages, de vérifications et de contrôle, la première édition des Ouvriers européens.


II. — LE CHOIX DE LA METHODE. — LES MONOGRAPHIES DE FAMILLES.

« Esprit exact, sévère, exigeant avec lui-même, un de ces hommes rares chez qui la conscience en tout est un besoin de première nécessité, » a dit Sainte-Beuve, M. Le Play fit pas à pas et par trois fois le tour de l’Europe. Vingt ans furent ainsi consacrés par lui à recueillir sur les questions sociales des notions précises et à les passer au creuset de son rigoureux esprit. Alors seulement « ce Bonald rajeuni, progressif et scientifique, » ajoute l’auteur des Lundis écrivit « son premier ouvrage si original et si neuf, qui, sans parti-pris, est un modèle et qui devrait être une leçon pour tous les réformateurs, en leur montrant par quelle série d’études préparatoires, par quelles observations et comparaisons multipliées il convient de passer avant d’oser se faire un avis et de conclure. »

La constatation méthodique des faits sociaux présente, on ne saurait trop le redire, des difficultés particulières. Dans la plupart des sciences physiques, si l’on recueille les enseignemens de la nature par l’observation, on les sollicite en même temps par l’expérimentation, et les deux procédés se prêtent un mutuel appui. Au contraire ici les conditions d’une expérience scientifique font évidemment défaut. Nul ne pourrait reproduire, dans des circonstances judicieusement choisies et volontairement variées, les phénomènes dont les sociétés humaines sont le théâtre. Ce n’est pas que des esprits aventureux aient hésité à pousser la société hors des sentiers battus, au risque de l’engager dans une impasse ou de l’entraîner vers des abîmes. Ils la comparaient volontiers à un ingénieux mécanisme et se proposaient moins d’en dévoiler les ressorts par leurs expériences que d’en améliorer le jeu par leurs perfectionnemens, Que d’essais suggérés par l’utopie et condamnés d’avance par le bon sens ont été tentés ! Combien surtout de maux et de ruines ont été provoqués par la surexcitation des illusions et la déception des insuccès, sans que le crédit des faiseurs de systèmes en ait souffert ! Les meilleurs ont payé leur tribut à l’engouement pour l’innovation. Au siècle dernier, Turgot, qui réalisa tant de réformes fécondes, obéit à des entraînemens irréfléchis et voulut aussi assurer la félicité des ouvriers ; mais au lieu de rajeunir d’authentiques institutions, corporations ou jurandes, il les détruisit violemment sans écouter les réclamations des intéressés : au nom de la liberté, les maîtres s’affranchirent des devoirs, et les ouvriers perdirent les droits que consacraient des coutumes séculaires. Vers le même temps, Adam Smith, après dix années de méditations solitaires loin des ateliers, montra mieux que personne la puissance du travail dans la production des richesses et formula la loi fameuse de l’offre et de la demande. Vraie dans ses rapports avec le prix des choses, cette règle ne peut sans erreur manifeste être appliquée aux relations du maître et de l’ouvrier, car le travail de celui-ci, c’est-à-dire la vie quotidienne de sa famille, ne peut, comme la vente des marchandises emmagasinées, s’accélérer ou se suspendre au gré des fluctuations du marché. Bien d’autres ont prêché le « laissez-faire » absolu, et des hommes, plus amoureux de la sonorité de la phrase que soucieux de la réalité des faits, proclament encore aujourd’hui comme unique solution « la liberté individuelle du travail, » Beaucoup sans doute, inventeurs enivrés, se flattent d’ouvrir enfin à l’humanité une ère indéfinie de bonheur, et vantent tour à tour l’association, la libre concurrence, la participation, les syndicats, la coopération. Jamais on ne sera trop réservé en face de telles expérimentations : inspirées par les illusions de la générosité, par les caprices de l’Utopie, ou par les appétits de l’ambition plutôt que par les leçons du passé, elles coûtent en cas de revers toujours des larmes et parfois du sang. Il n’en va pas d’ailleurs des rapports des hommes entre eux comme de leurs rapports avec le monde physique : ceux-ci, modifiés par les progrès matériels, se renouvellent sans cesse ; ceux-là, étroitement liés à la nature morale, ne se prêtent guère au changement. La pratique des siècles a depuis longtemps consacré les grands principes sociaux et prononcé sur les combinaisons peu nombreuses qu’ils comportent. Il n’y a pas, à vrai dire, de découvertes à faire, qu’il s’agisse des règles de la famille au foyer ou des coutumes du travail à l’atelier, des devoirs du père envers ses enfans ou du patron envers ses ouvriers. Du reste il y a peu d’inédit dans les inventions sociales qu’on préconise. Le passé en a connu, puis délaissé plus d’une, et la plupart des difficultés dont nous cherchons à sortir ont été prévenues ou résolues par divers moyens suivant les temps et les lieux. Pourquoi dès lors recommencer sans cesse à nos dépens des expériences dont nos devanciers ou nos émules ont déjà fait les frais ?

Dans l’un des dialogues que Xénophon nous a conservés, Périclès demande comment les Athéniens pourraient recouvrer leur ancienne vertu, et Socrate lui répond : « Il n’y a point ici de mystère, il faut qu’ils reprennent les mœurs de leurs ancêtres…, sinon qu’ils imitent du moins les peuples qui commandent aujourd’hui. » Montesquieu ne tient pas un autre langage. Ainsi les conseils des plus sages penseurs, aussi bien que l’exemple des sciences les mieux constituées, tout éloigne des spéculations théoriques et ramène à l’observation directe des faits, seule capable de conduire à des résultats précis et de faire accepter des conclusions rigoureuses. Mais en matière sociale le champ est vaste ; on s’y égare infailliblement quand on s’y engage sans guide. A quel guide donner confiance ? quelle méthode choisir ?

Il faut récuser tout d’abord, malgré le crédit qu’elle usurpe, celle qui chercherait volontiers dans la constitution anatomique des tissus ou dans l’évolution embryogénique des organes la cause des aptitudes morales de l’homme et même le secret des lois de la société. On ne peut que regretter tout ce que dépensent inutilement de force et de talent les ingénieux philosophes qui ont placé sur une base expérimentale aussi contestable les principes de la sociologie. On comprend du reste leur erreur : plusieurs estiment que « pour appliquer avec fruit à la science sociale les habitudes d’esprit produites par l’étude de toutes les autres sciences, il suffit de se rendre maître des idées capitales fournies par chacune d’elles[5]. » En voyant comment quelques-uns d’entre eux manient les procédés scientifiques, on serait tenté de croire qu’ils se contentent à peu de frais, comme Figaro, qui s’était aussi rendu maître des « idées capitales » de la politique et de l’anglais. Qui donc concevrait jamais la pensée qu’en isolant les ganglions de la fourmi ou en portant sous le microscope les cellules nerveuses de l’abeille, on saisira, dans leurs causes et dans leurs détails, les mœurs des fourmilières ou des ruches ? Et qui pourrait prétendre substituer à cet égard les travaux de cabinet aux observations directes si merveilleusement fécondes quand elles sont dirigées par. la sagacité d’un Réaumur ou d’un Huber ? Il serait à coup sûr encore plus étrange d’espérer atteindre, par la dissection anatomique du cadavre ou même par l’analyse psychologique de l’individu, les lois propres aux sociétés humaines, lois bien autrement délicates et complexes, puisque la fixité de l’instinct a fait place ici au libre jeu de la volonté.

Il ne suffirait pas davantage de recourir à la seule statistique. Dans les unités abstraites et derrière les totaux sans nom, retrouverait-on l’homme réel qui vit, qui aime, qui souffre ? Et ce froid attirail ne déroberait-il pas souvent à l’observateur ce qu’il lui importe surtout de connaître, les idées et les sentimens intimes dont les mœurs et les institutions ne sont que la forme extérieure ? Sans doute la statistique réunit des documens d’une inappréciable importance : commentés par le présent, qui en tire d’utiles enseignemens, ils réservent encore à l’avenir de précieuses trouvailles ; mais tout n’est pas d’une égale valeur, tant s’en faut. Trop de gens croient imiter à bon marché les procédés des sciences exactes parce qu’ils remuent à tort et à travers des légions de chiffres. A les voir aligner ensemble des totaux disparates et supputer imperturbablement des moyennes sans réalité, on devine qu’ils ont appris de Sganarelle tout ce qu’on peut dire impunément aux gens qui ne savent pas le latin. En outre les documens statistiques, même recueillis avec le soin le plus scrupuleux, ont été rassemblés suivant des méthodes variées, calculés avec des procédés divers et réunis pour répondre à des besoins différens ; ils sont par suite difficilement comparables et se prêtent avec peu de souplesse aux usages multiples auxquels on les prétend faire servir. Personne au surplus n’a précisé plus justement que le Bureau de la statistique du travail de Boston à quelles critiques peut donner lieu ce mode d’information. « Il n’y a point, dit le rapport de 1875, de sources aussi précieuses pour celui qui étudie les problèmes sociaux que les statistiques, mais à la condition qu’elles soient fondées sur des investigations originales faites honnêtement par des personnes compétentes (original investigation honestly made, by compétent persons) ; mais, si quelqu’une de ces qualités vient à manquer, ce sont les pires de toutes les informations et les plus dénuées de valeur (the most misleading and worthless). » Le rapport insiste notamment sur les vices du système trop employé, qui consiste à expédier en blanc des imprimés destinés à être remplis par les mains les plus diverses et retournés ensuite à la bureaucratie centrale dont ils émanent. Celle-ci, dès lors, n’a d’autre rôle que de faire des additions parfois fantaisistes, de calculer des moyennes souvent trompeuses et de publier enfin des documens d’une autorité toujours contestable. D’ailleurs les commissaires, joignant l’exemple au précepte, pratiquent eux-mêmes la méthode des enquêtes directes et des observations prises sur le vif. Ils semblent s’être inspirés, comme M. Le Play, des conseils de Descartes. « Je quittai entièrement l’étude des lettres, dit l’auteur du Discours sur la méthode ; j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérités dans les raisonnemens que chacun fait touchant les affaires qui lui importent et dont l’événement le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet et qui ne lui sont d’autres conséquences, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à les rendre vraisemblables. »

Dès qu’on abandonne les spéculations théoriques pour toucher la réalité des choses dans une enquête personnelle de ce genre, on s’aperçoit bien vite que, pour acquérir de justes notions sur l’état d’une société ou même pour apprécier la situation spéciale d’une population ouvrière, il ne suffit pas dans cet organisme d’étudier l’atome, c’est-à-dire l’individu isolé du milieu auquel mille liens le rattachent ; il faut observer la cellule vivante, c’est-à-dire la famille, véritable unité sociale. Un peuple ne se compose pas en effet de citoyens naissant enfans trouvés pour mourir célibataires. Le souvenir des ancêtres et le dévoûment aux descendans, le soin de l’enfance et la protection de la vieillesse, l’attachement au foyer et les travaux de l’atelier domestique, tout concourt à faire de la famille un petit monde de sentimens et d’intérêts, à la fois l’image et le fondement de la patrie. C’est naturellement parmi les familles ouvrières, surtout parmi les familles rurales que l’observateur devra porter ses investigations et choisir le sujet de ses études ; là est à vrai dire le fond même de la population. Moins exposées que les classes supérieures aux fluctuations sociales, plus subordonnées dans leur vie matérielle et dans leur activité physique au climat et aux productions du sol, les classes ouvrières offrent par ces motifs les meilleurs caractères de la nationalité et la plus nette empreinte du génie local. En même temps que les traditions du passé, les vieilles mœurs, les usages surannés et les patois oubliés s’y conservent avec plus de persistance, les moindres changemens qu’apporte le progrès des temps ne manquent pas de s’y manifester par les modifications que subissent la tenure des terres, le régime des ateliers, les coutumes de la famille, les relations des classes ou les institutions de l’état. Mille traits délicats des rapports sociaux qui échapperaient à l’observateur même attentif viennent d’eux-mêmes se refléter devant lui dans les détails intimes de la vie des familles. Logement, nourriture, vêtement, redevances, impôts, assurances, culte, instruction, service de santé, récréations, revenus, salaires, droits d’usage ou droits à l’assistance, tout ce qui concerne les besoins moraux ou les intérêts économiques du ménage se traduit par une recette ou par une dépense soit en argent, soit en nature. Enfin l’épargne, indice de travail et de prévoyance, est le meilleur critérium qui puisse faire reconnaître si la famille est capable de s’élever par ses vertus dans la hiérarchie sociale. L’élément fondamental de la monographie d’une famille est donc l’établissement de son budget annuel. Là est le trait caractéristique de la méthode dont l’auteur des Ouvriers européens a exposé à la fois la théorie et l’application. Qu’on nous permette, malgré l’aridité du sujet, d’y insister un moment.

Tout d’abord une pareille étude, pour qu’elle puisse donner ses fruits, doit être inspirée par un amour sincère de la science qui porte à rechercher la vérité et à enregistrer les faits avec une scrupuleuse exactitude. Sans aucun doute un auteur pourra souvent se mettre au travail en vue de démontrer un principe erroné qui a ses sympathies ; mais l’application impartiale de la méthode suffira même alors à lui faire distinguer le vrai du faux. Il faut en outre savoir gagner la confiance des modestes ménages que l’on veut décrire. Ce n’est jamais par l’appât d’une rémunération qu’une famille consentira à initier pendant huit ou dix jours à tous les secrets de sa vie intérieure un observateur étranger ; elle répondra au contraire à des questions minutieuses si elle reconnaît que l’enquête a pour seul but d’améliorer, par la constatation préalable des faits, la condition des classes ouvrières. Une autre difficulté exige pour être vaincue la plus patiente sagacité. Non-seulement les interrogations prolongées fatiguent l’attention de la famille, mais le plus souvent ces braves gens ont laissé couler leurs jours sans se regarder vivre, et lorsqu’il s’agit de recueillir les élémens si précis d’un budget, on échange alors le même dialogue que le Savetier et le Financier :

— Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?

— Tantôt plus, tantôt moins…


Dans ces existences, au premier abord si monotones, mille incidens viennent sans cesse déranger l’uniformité : une maladie, un mariage, une bâtisse, un chômage, une perte de bétail ou l’acquisition d’un enclos. Aussi faut-il beaucoup de soins et d’efforts pour faire le bilan d’une année moyenne. Autour de chacun des budgets, ainsi laborieusement établis avec leurs comptes justificatifs, se coordonnent à leur rang une foule d’observations qui définissent les conditions naturelles du climat et du sol, les travaux et les industries de la famille, ses habitudes et son genre de vie, son histoire et ses besoins moraux. Puis, à la suite, trouvent place des aperçus plus généraux sur les élémens de la constitution sociale du pays, tels qu’ils se révèlent dans la rédaction des monographies : productions spontanées et méthodes agricoles, mode d’engagement des ouvriers par les patrons à titre permanent ou momentané, forcé ou volontaire ; législation civile et commerciale ; communautés anciennes et associations modernes, depuis les artèles russes ou les bergslags suédois jusqu’aux trade’s unions de l’Angleterre ; régime patriarcal, institutions féodales, patronage, émigration… Les faits les plus intéressans sont précisément ceux dont la famille elle-même est inconsciente et que les statistiques, par leurs procédés ordinaires, ne peuvent atteindre : ainsi le rôle des subventions de toute sorte, aussi importantes parfois que les salaires et pourtant presque toujours méconnues, par exemple la jouissance gratuité de l’habitation, du jardin ou d’un champ, les allocations payées par le patron ou le seigneur pour les dépenses de santé ou les frais d’école, les impôts ou les assurances, enfin les droits d’usage, pâture, affouage, chasse, pêche, cueillettes ; de même la satisfaction des besoins moraux qu’exprime si confusément le terme général de dépenses diverses, et qui comprend le service du culte, l’éducation des enfans, les sociétés d’assurance ou d’instruction, les livres, les journaux et les récréations.

Il semble que rien ne puisse échapper ici, grâce à la précision et à la sensibilité de l’instrument dont l’observateur est armé. Le cadre des monographies, élaboré et perfectionné pendant vingt années d’études, éprouvé par bien d’autres travaux postérieurs, sans cesse soumis aux critiques de tous, assigne à l’avance les cases diverses où les résultats de l’observation doivent être enregistrés. En outre, condition indispensable pour des documens scientifiques, toutes les monographies tracées dans ce cadre uniforme sont rigoureusement comparables entre elles. Guidé dans ses investigations, prémuni contre toute omission, l’observateur ne trouvera-t-il pas dans sa méthode même le moyen d’être exact et complet ? Et ne pourra-t-il pas donner d’une main sûre au portrait qu’il dessine toutes les retouches qui le rendront ressemblant ? telle était du moins l’opinion de Sainte-Beuve sur « ces monographies si exactes et si complètes qui ne laissent rien à désirer et qui sont d’excellentes esquisses à la plume. » Sans doute de tels documens veulent être scrupuleusement contrôlés, et leur auteur, avec l’impartialité du savant, convie à ces vérifications adversaires et amis. Sans doute aussi d’autres chemins peuvent être ouverts qui conduiront avec sûreté à la découverte du vrai. On doit reconnaître du moins que les travaux dont les Ouvriers européens ont fourni le modèle représentent l’un des plus puissans efforts qui aient été tentés pour introduire dans la science sociale les procédés rigoureux d’investigation qui, après avoir donné un prodigieux essor aux sciences physiques, renouvellent si brillamment l’étude de l’histoire.


III. — LA GENERALISATION DE LA METHODE ET LES OBJECTIONS QU’ELLE SOULEVE.

Il ferait à coup sûr une heureuse trouvaille, celui qui, en déchiffrant un palimpseste oublié, retrouverait quelque monographie semblable de la vie antique : le batelier du Nil ou le pêcheur de la mer Egée, le potier étrusque ou le marchand phénicien, l’artisan d’Herculanum ou le laboureur du Latium, le mineur cantabre ou l’orfèvre gaulois. En scrutant ainsi dans ses détails intimes l’existence journalière des ouvriers de tous les temps, on saisirait mieux que par toute autre étude ce nœud vital des sociétés, les rapports des classes qui protègent avec celles qui sont protégées. Il serait curieux de s’asseoir au foyer du serf attaché à la glèbe ou d’entrer dans l’atelier du bourgeois fier de ses libertés communales, afin de vivre de leur vie et de penser leurs pensées. A défaut de documens statistiques, que n’avons-nous de petits tableaux d’intérieur peints par les maîtres d’autrefois. Aussi quand Froissart nous dit : « Je me suis de nouveau réveillé et entré dedans ma forge pour ouvrer et forger en la haute et noble matière de laquelle au temps passé je me suis enseigné, » on se prend à regretter que l’inimitable conteur ne donne place en ses récits qu’aux gentes prouesses des barons, et ne s’ensoigne pas d’une moins noble matière à laquelle son génie aurait prêté un charme incomparable. Un des plus remarqués parmi ceux qui tiennent à honneur de se rattacher, à l’école de M. Le Play a prouvé, par les excellens complémens qu’il a lui-même ajoutés à la monographie primitive, combien sont intéressantes les études successives sur une même famille. Il a suivi pas à pas dans les péripéties de sa décadence et les angoisses de son agonie cette famille de paysans pyrénéens, les Mélouga à laquelle un maître éminent a consacré ici même un travail instructif[6]. Pareil intérêt s’attacherait à une série de monographies qui retraceraient pour des époques diverses un même type social. En observant ainsi sur chaque profession le reflet des transformations de la société, on rencontrerait plus d’un enseignement profitable. On constaterait, par exemple, que dans l’exploitation de la pêche côtière, qui ne réclame pas de gros capitaux et ne met guère en commun que la force physique, on a toujours fait appel à la coopération, sans que pour cela ce régime se soit étendu aux autres modes d’activité, — que d’autre part le rôle des communautés agricoles s’est peu à peu réduit et que cette forme du communisme, loin de représenter les promesses de l’avenir, n’est qu’un débris arriéré du passé. Maint travail encore peut trouver une solide base expérimentale dans l’histoire d’une famille suivie à travers plusieurs générations. C’est ainsi que M. Dugdale vient de rattacher a la monographie d’une dynastie de voleurs, — les Jukes, — une très utile enquête sur le paupérisme et la criminalité dans l’état de New-York[7]. Dans cet essai de pathologie sociale, l’auteur refait la généalogie et raconte la vie de ces malheureux malgré les hasards d’une filiation peu correcte ; il montre par les faits quel terrible héritage de débauche et de maladies, de misère et de crimes pèse sur eux depuis le début du dernier siècle ; il déduit enfin de l’observation les réformes désirables, notamment l’extension du système familial dans les établissemens pénitentiaires destinés à la jeunesse. Bien d’autres aspects des problèmes sociaux seraient mieux compris, si les matériaux ne manquaient pour faire remonter des enquêtes semblables au loin dans le passé.

Heureusement nous pouvons ressaisir dans l’espace ce qui nous échappe dans le temps. M. Charles Dupin l’a dit dans le rapport déjà cité : « L’étude simultanée du sort des classes ouvrières dans les pays situés à l’orient, au centre, à l’occident de l’Europe, équivaut réellement à l’étude de trois époques différentes, l’état ancien, l’état transitoire et l’état récent des peuples les plus avancés dans l’industrie, dans les arts et dans les sciences. » Ainsi, sans beaucoup s’écarter, on peut retrouver dans la réalité actuelle la plupart des systèmes sociaux que le passé a pratiqués, suivant les conditions naturelles du sol et le développement progressif de la race : la constitution patriarcale en Turquie, le régime des communautés agricoles en Russie, les institutions féodales en Hongrie… L’analyse méthodique des transformations qui s’accomplissent sous nos yeux chez les divers peuples éclaire d’un jour plus franc les origines et l’histoire de la société moderne. Aussi, répondant au vœu émis par l’Académie des Sciences, de nombreux observateurs ont étendu l’horizon de leurs recherches et appliqué à la description des ouvriers des deux mondes le modèle donné par les monographies d’ouvriers européens[8]. De curieux types, le mineur des placers californiens, le paysan en communauté de la Chine, le mulâtre affranchi de la Réunion, le parfumeur de Tunis, l’agriculteur du Canada, sont venus occuper, sans les remplir, des lacunes encore larges. Même en Europe, bien des monographies restent à écrire pour faire connaître certaines régions, l’Italie entre autres, si diverse par ses caractères naturels. Avec la même actualité qu’en 1855, on peut désirer que des budgets de Slaves, de Grecs, de Latins et de musulmans, dans les provinces de la Turquie européenne, viennent jeter la lumière sur le sort présent et sur l’avenir des contrées où sont aujourd’hui débattus les destins du monde. D’excellens esprits cependant ont opposé à la généralisation de la méthode des monographies quelques objections dont il faut tenir grand compte. Nous n’avons pas à revenir ici sur les difficultés que présentent le choix des familles à décrire et l’enquête qu’il leur faut faire subir, La plus éloquente des réponses est dans les monographies elles-mêmes, qui prouvent assez que de pareilles difficultés peuvent être victorieusement résolues ; mais d’autres critiques plus graves ont été soulevées. La plus ordinaire a trait aux minutieux détails qui remplissent les budgets. A quoi sert, dit-on, de savoir par le menu ce que chaque ménage possède d’ustensiles sans valeur ? Qu’importe le poids exact de salade ou de poivre consommé dans l’année ? Pourquoi inventorier une à une chaque pièce du trousseau ? .. Il eût été peut-être suffisant en effet, et sûrement plus facile, de s’en tenir à des énonciations générales et d’indiquer en gros la part de chaque sorte de recettes ou le chiffre de chaque espèce de dépenses. L’auteur des Ouvriers européens ne s’est pas contenté si aisément. Ingénieur des mines, professeur de métallurgie, il était habitué de longue main aux pesées délicates des analyses chimiques. Menant de front les recherches de la science et l’appréciation des faits sociaux, il a voulu apporter la même précision dans les deux ordres d’études. On doit lui concéder qu’en arithmétique il n’y a point de demi-exactitude, et qu’une comptabilité perd toute sa valeur si elle a été établie par à peu près. D’ailleurs cette extrême poursuite du détail oblige l’observateur à des investigations scrupuleuses, lui évite de regrettables méprises, et lui fait rencontrer chemin faisant plus d’une découverte imprévue. La composition de l’ameublement, la préparation du mets national, la description des vieux costumes, les cérémonies des fiançailles, ou maint autre tableau de mœurs mêle un charme pittoresque aux aperçus techniques et permet de voiler, sans jamais les cacher, les contours un peu secs de la froide statistique. En outre, l’étude comparative d’un même chapitre du budget à travers les diverses monographies, en même temps qu’elle éveille l’attention de l’observateur, éclaire mille faits instructifs ; par exemple les précieuses ressources qu’apportent à la famille les industries domestiques qu’elle entreprend à son propre compte, l’importance des travaux exécutés par la femme au foyer, le défaut ordinaire de prévoyance qui est la cause fondamentale de l’infériorité des populations ouvrières. Les récréations, pour ne citer que le moindre de tous ces sujets, offrent à elles seules un curieux aspect des mœurs locales. Ainsi, dans les campagnes de la Russie, certains travaux extraordinaires, exécutés avec le concours gratuit des voisins, sont l’occasion de repas copieux et se transforment en véritables fêtes : telles sont les heummin des Bachkirs, les pomotch des paysans d’Orenbourg, et l’on retrouverait les mêmes corvées récréatives sous les noms de dévès-bras dans la Bretagne, et de grandes journées dans le Béarn. Souvent l’élevage des animaux domestiques, une industrie accessoire ou un petit négoce, devient, en même temps qu’un profit, une occupation favorite ; puis c’est la foire de la ville voisine et les nombreux anniversaires de famille, les récits de l’aïeul dans les veillées d’hiver où s’échangent les promesses de mariage, les danses et les chants des jeunes filles dans les soirs d’été à l’occasion de la récolte des foins, l’usage du tabac et des spiritueux, la chasse et les jeux d’adresse pour les hommes ; les causeries ou les promenades des femmes entre elles, et surtout chez les Marocains leurs réunions dans les cimetières, etc… Il y a loin de ces modes les récréations rurales aux plaisirs coûteux qui, dans les grandes cités, absorbent trop souvent une part notable des ressources. Une des monographies publiées par la Société d’économie sociale accuse de ce chef, pour un tailleur d’habits de Paris, une dépense de 600 francs, qui représente le tiers du budget annuel. Enfin un fait, en apparence insignifiant, prend parfois un intérêt réel. Par exemple, chez une famille de paysans des steppes d’Orenbourg, les chiffres du budget avaient révélé que les carottes et les navets formaient depuis peu un aliment de prédilection pour les femmes et les enfans. De là une observation piquante : tout en cédant avec bonté aux désirs de ses brus et de ses filles, le vieux chef de maison, fidèle à la coutume, repoussait avec mépris pour lui-même ce changement au régime alimentaire. Sans se rendre compte des avantages que l’esprit d’innovation pouvait avoir à cet égard pour l’hygiène de la famille, le vieillard faisait remarquer, avec une profonde connaissance du cœur humain, « que les femmes entraînent toujours les hommes à changer l’ordre établi, et que « Dieu avait dû donner à la barbe la force et l’autorité nécessaires pour contenir dans de justes bornes l’influence du sexe faible. » Dans les Balkans, l’inventaire des vêtemens d’une famille bulgare montre toujours respecté un vieil usage déjà consigné dans Hérodote, et qui veut pour ornement à la toilette des femmes des plaques ou mieux des pièces de monnaie d’or. Par là le goût de la parure et la rivalité des amours-propres, au rebours de ce qui se voit ailleurs, sont les plus vifs stimulans à l’épargne. Au revers de l’Oural, sous la tente de feutre des Bachkirs, c’est la longueur même de l’interrogatoire auquel se prête le chef de famille qui provoque tout à coup l’intervention de sa femme. Malgré la présence des étrangers et des enfans, elle l’apostrophe avec animation pour lui reprocher de délaisser le travail urgent de la fenaison. Le mari l’écoute avec déférence et la calme avec les argumens bien sonnans fournis par les voyageurs ; mais l’incident suffit à prouver que ce qui plaît aux dames n’a pas varié depuis la fée Urgèle, et que, même en pays musulman, si elle le veut,

Femme toujours est maîtresse au logis.


Beaucoup d’autres remarques fines et humoristiques feront pardonner à l’auteur d’avoir associé les détails infimes aux considérations morales ou économiques de l’ordre le plus élevé. Il n’a fait que suivre l’exemple de Vauban, dont il s’est plu à rappeler lui-même le souvenir. « Il s’informait avec soin, dit Fontenelle, de la valeur des terres, de ce qu’elles rapportaient, de la manière de les cultiver, des facultés des paysans, de ce qui faisait leur nourriture ordinaire, de ce que leur pouvait valoir en un jour le travail de leurs mains : détails méprisables et abjects en apparence, et qui appartiennent cependant au grand art de gouverner. » Au surplus, là comme partout, c’est par la pratique que l’observateur peut apprendre à se servir avec discernement de l’instrument de recherche dont il doit faire usage. Après quelques tâtonnemens il saura distinguer ce qu’il peut négliger comme superflu, sans rien sacrifier de ce qui est nécessaire.

On a reproché aussi à l’auteur des Ouvriers européens de s’être créé un style abstrait et géométrique, hérissé de termes et de formules, toujours fatigant à suivre, parfois même difficile à saisir. Cette critique, que la première édition ne nous semble guère avoir justifiée, sera peut-être encore adressée à la seconde. Nous sommes loin sans doute de cette langue des salons, élégante et superficielle, qui permettait à Diderot de traiter couramment les plus hautes matières sociales sans étonner même ceux qui n’avaient jamais médité que leur livre d’Heures. N’est-ce pas là cependant une de ces obligations auxquelles il faut souscrire ? Quand on abandonné les généralisations aventureuses pour le terre à terre, de l’expérience, il est clair qu’il faut proportionner l’exactitude du langage à la précision de la pensée. Les sciences, à mesure qu’elles se constituent, s’accommodent mal du précepte de Buffon, et ne peuvent plus avoir attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux. Il leur faut adopter une nomenclature et un vocabulaire. Plus elle se formulera nettement, plus la science des sociétés devra s’astreindre, sans cesser d’être littéraire, à n’user, comme les sciences physiques, que de termes rigoureusement définis.

Enfin on a souvent pensé qu’au lieu de consacrer beaucoup de temps et de peine à établir savamment une monographie de famille, il était plus urgent d’attaquer de front les questions brûlantes et de prendre pour ainsi dire corps à corps les plus graves problèmes, Quoiqu’un semblable, procédé paraisse devoir mener plus rapidement à la connaissance des lois générales, l’histoire du développement des sciences affirme une conclusion contraire. Longtemps la géologie, par exemple, est restée flottante entre les systèmes des philosophes et les fictions des poètes : les premiers travaux qui lui ont donné une solide assiette n’avaient pas pour but la solution d’une question générale et se bornaient à analyser de près, dans une localité restreinte, un petit nombre de faits bien délimités. C’est ainsi que par de modestes observations un potier de génie, Bernard Palissy, a pu devancer les savans et faire entrevoir, dans ses Discours admirables, les lois qui régissent la formation des terrains sédimentaires et la circulation des eaux souterraines. De même la féconde conception des substitutions, qui a ouvert de si larges horizons à la chimie organique, a été suggérée à M. Dumas par l’examen minutieux des réactions du chlore sur les carbures d’hydrogène. Encore aujourd’hui le domaine de nos connaissances, déjà fort élargi, s’agrandit plutôt par de patientes analyses de détail que par de brillantes études d’ensemble. La science sociale n’aura pas un sort différent : elle ne s’avancera d’un pas sûr dans la voie du progrès que si elle s’accoutume à imiter la marche prudente des sciences qui l’ont précédée.

Il appartient tout spécialement aux congrès de statistique et aux sociétés de géographie de propager l’emploi de la méthode des monographies de familles pour la discussion des problèmes économiques et pour la description des peuples étrangers. Déjà, nous l’avons dit, le Bureau de la statistique du travail à Boston, en même temps qu’il adoptait comme procédé d’enquête les observations personnelles, empruntait aussi aux monographies tout au moins les grandes divisions de leur cadre. A la vérité, au lieu de peindre d’une touche ferme quelques tableaux complets, les commissaires ont préféré esquisser légèrement de très nombreux croquis. Ils ont été conduits alors à sacrifier bien des détails. Ainsi, dans le chiffre des recettes, les subventions et les bénéfices tirés des industries domestiques ne figurent jamais ; on ne peut guère penser cependant que les ressources de ce genre, qui jouent encore un certain rôle parmi les populations si condensées de nos grandes cités, ne viennent pas s’ajouter aux salaires chez quelqu’un des 397 ménages dont les budgets ont été publiés. Quoi qu’il en soit, de telles monographies, accompagnées de rapports sur les différentes sections des budgets, mènent déjà à des conclusions importantes. Ainsi plus de la moitié des ménages étudiés réalisent des épargnes ; la plupart ont un logement confortable, une nourriture substantielle et des vêtemens décens ; il est presque sans exemple que la mère de famille soit ouvrière au dehors, mais par contre le travail des jeunes enfans intervient le plus souvent pour une part notable dans les recettes[9] Ces observations, même incomplètes à certains égards, sont donc fort précieuses encore et mériteraient d’être partout imitées.

La géographie n’est pas moins intéressée que la statistique au développement de la méthode d’enquête sociale. Rien ne révèle avec plus de précision que les monographies l’influence prépondérante qu’exercent sur la constitution sociale d’une race l’étendue du sol non défriché dont elle dispose et les productions spontanées que lui offre son territoire. Pour l’auteur des Ouvriers européens, ces deux élémens, dont l’importance se traduit par les chiffres des budgets, sont décisifs en ce qui touche l’organisation de la famille, l’institution de la propriété, le régime du travail et le système de l’émigration. On doit donc désirer que l’attention des voyageurs soit dirigée vers l’observation méthodique des faits sociaux, afin de contrôler sans cesse et d’étendre à de nouvelles régions les résultats acquis par les travaux antérieurs. On donnera ainsi pleine satisfaction à l’une des nécessités les plus pressantes de notre époque. En Angleterre comme aux États-Unis, de puissantes associations libres, for social science, provoquent déjà d’importantes recherches et prennent l’initiative de congrès ou de publications qui en répandent largement la connaissance. En France, malgré l’impulsion que l’Académie des Sciences morales donne aux travaux économiques, deux sociétés sœurs, la Société d’économie politique et la Société d’économie sociale, sont à peu près seules à poursuivre l’étude des problèmes sociaux. Elles unissent leurs efforts pour une œuvre commune, ainsi que le disait dans une circonstance récente un savant économiste, M. Joseph Garnier ; mais elles ne disposent ni des ressources ni de la publicité qui donnent tant d’éclat aux associations anglaises et américaines. Il est temps que notre patrie cherche à regagner l’avance qu’elle a laissé prendre à ses émules. Elle est particulièrement propre, par la netteté de son génie et la précision de sa langue, à les seconder efficacement. Que de toutes parts des observateurs consciencieux se mettent à l’œuvre et s’attachent à recueillir, par les procédés sûrs des enquêtes directes, de nombreux matériaux d’information. Alors la science des sociétés, comme celle de la nature, reposera sur d’inébranlables fondations, et il deviendra possible dans un avenir peu éloigné de créer, au grand honneur de la science française, un enseignement méthodique des principes sociaux rigoureusement déduits de l’observation des faits.


IV. — L’APPLICATION DE LA METHODE A L’ETUDE DES OUVRIERS DE L’ORIENT.

Au terme de ce travail, alors que l’édition nouvelle ne soumet encore à la critique que les monographies de l’Orient, ce n’est ni le lieu ni le moment de discuter les conclusions générales auxquelles l’auteur des Ouvriers européens a été conduit par ses longues études. Le plan de réforme sociale auquel s’attache le nom de M. Le Play, bien que solidement appuyé d’après lui sur la stricte observation des faits, soulève parmi les meilleurs esprits des divergences d’opinion considérables. En défendre ou en attaquer les principes exigerait donc une discussion approfondie, éclairée par des jugemens compétens, poursuivie avec l’ampleur nécessaire. Nous ne pouvions assumer une si lourde tâche, et nous avons voulu nous restreindre, pour envisager les développemens actuels de la méthode, au point de vue spécial où l’Académie des Sciences s’était placée pour en stimuler les premières applications. « Les recherches sont-elles originales ? portent-elles sur un objet important ? Les faits ont-ils été soigneusement observés ? sont-ils exposés avec méthode et surtout sont-ils rendus avec fidélité ? » voilà les seules considérations dont nous eussions à nous préoccuper. Si, comme nous voudrions l’avoir su prouver, la méthode d’investigation est rigoureuse, si l’emploi en est fait avec l’impartialité scientifique, les faits enregistrés par elle porteront eux-mêmes leurs conclusions logiques. Pour mieux faire apprécier cependant la valeur et l’intérêt des monographies de familles, il convient d’indiquer au moins quelques-uns des faits principaux que met en relief l’étude méthodique des ouvriers de l’Orient.

Il est, on peut le dire, une « patrie de la vertu, » c’est-à-dire un ensemble de conditions naturelles qui rendent le devoir plus facile à remplir, tandis qu’ailleurs le genre de vie augmente au contraire les difficultés de la pratique du bien et exige de l’homme un degré de vertu plus élevé, partant plus rare. Pour M. Le Play, cette patrie de la vertu est la grande steppe, vaste région de plaines herbeuses qui forme la Russie méridionale et se prolonge au loin à travers l’Asie. Dénué d’arbres, coupé de cours d’eau peu nombreux et toujours encaissés, exposé sans défense aux agens météorologiques, ce pays des herbes est difficilement habitable pendant les sécheresses de l’été ou les froids de l’hiver, si ce n’est dans quelques districts abrités au pied des collines ; mais au printemps, herbes et fleurs y croissent en abondance : les chevaux et les bœufs, les chameaux et les tentes disparaissent ensevelis dans cet océan de verdure qui frissonne et ondule au caprice du vent. De temps immémorial c’est la patrie des nomades ; la vie des patriarches s’y perpétue avec une vraie majesté biblique et une sereine élévation morale. Ce qu’avait indiqué l’étude de plusieurs familles sur le versant sibérien de l’Oural a été constaté aussi par les observateurs les plus indépendans et les plus compétens, par le père Huc, missionnaire en Mongolie, comme par le général Vlangaly, ambassadeur de Russie à Pékin. Au surplus, la simplicité de mœurs, la droiture des relations, la fierté du caractère des nomades, ont été célébrées à l’envi par tous les auteurs de l’antiquité, poètes, géographes ou historiens, d’Homère à Horace, d’Hérodote à Strabon ou Justin. « Il est admirable, dit ce dernier, de voir que les Scythes soient doués par leur propre nature de vertus que ni le long enseignement des sages, ni les préceptes des philosophes, n’ont pu inculquer aux Grecs, et que la civilisation se montre, au point de vue des mœurs, au-dessous de l’inculte barbarie. Tant il est vrai que l’ignorance des vices est plus profitable chez les barbares que ne l’est chez les civilisés la connaissance de la vertu. » Quelques voyageurs, il est vrai, ont en partie contesté ces appréciations ; mais on peut croire qu’ils ont moins connu les pasteurs errans de l’intérieur des steppes que les hordes de cavaliers qui, sur les frontières indécises des souverainetés voisines, vivent de rapine et de pillage. Il en est de ces tribus comme des nomades que le simple contact des trafiquans grecs, au dire de Strabon, avait suffi à corrompre. Malheureusement les grandes voies ferrées qui bientôt sillonneront l’Asie centrale seront, à cet égard, encore plus efficaces que les relations commerciales des anciens. Elles feront payer leurs bienfaits matériels en infligeant une réelle dégradation morale aux populations que touchera tout à coup notre civilisation avancée.

Lorsqu’on s’éloigne du pays des herbes pour se rapprocher de l’Europe et traverser la Russie, on observe les diverses phases des transformations sociales qui se sont opérées en Occident par le défrichement du sol forestier et le développement de la vie sédentaire[10]. Parmi les nombreuses familles qu’il a étudiées dans cette région, M. Le Play a choisi pour les publier cinq monographies d’ouvriers russes. Les uns, dans la Bachkirie, renommée pour la grâce de ses printemps, restent encore à demi nomades, répugnent aux labeurs agricoles et vivent du lait de leurs jumens, comme les Hippémolges et les Galactophages de l’antiquité. D’autres, aux laveries d’or et aux forges de l’Oural, appliquent leurs efforts à créer des clairières et des cultures au milieu des forêts près des exploitations métallurgiques. Puis viennent les vrais agriculteurs, tels que les paysans des terres noires d’Orenbourg, qui sont fixés au domaine seigneurial par un régime de corvées ; plus loin et surtout dans les districts où les paysans peuvent, comme dans le bassin de l’Oka, accroître leur pécule par les profits de l’émigration périodique des jeunes ouvriers vers les villes, le régime des redevances (obrok) s’est substitué à la corvée. La constitution sociale, qui chez les nomades fait de chaque chef de famille une sorte de petit souverain groupant autour de ses tentes tous les rejetons de sa race, a laissé place au régime féodal, mais l’esprit patriarcal a survécu. Avant les réformes de 1861, l’autorité paternelle s’exerçait librement pour dresser l’enfance et maintenir les jeunes ménages dans le respect de la tradition ; les propriétaires du sol et les chefs d’atelier étaient moralement tenus de veiller au bien-être de leurs subordonnés ; ils étaient unis les uns aux autres par des sentimens de solidarité qui rappelaient les liens de famille. Le passage de la corvée à l’obrok était le prélude de l’émancipation, qui se serait produite par la lente évolution des intérêts, si la généreuse initiative du souverain n’en avait devancé l’heure. Nous n’avons pas à revenir sur une question qui a été dernièrement ici l’objet d’études approfondies[11]. L’ukase est d’ailleurs encore récent, le rachat du servage est loin d’être opéré partout, et les résultats de la transformation se prêtent plus aux conjectures qu’aux observations. M. Le Play signale cependant parmi les traits heureux plus de travail, plus d’épargne, plus d’essor chez les populations ouvrières les mieux douées, moins d’absentéisme chez les propriétaires ruraux, plus d’aisance chez les deux classes sur les terres fertiles. Par contre, les familles faibles ou imprévoyantes ont perdu leur bien-être traditionnel, et une classe de pauvres commence à se former ; la petite noblesse, surtout celle dont les biens étaient déjà grevés d’hypothèques, a été souvent réduite à l’indigence. En outre, la suppression forcée du pouvoir seigneurial a porté atteinte à la nationalité russe en affaiblissant les influences morales qui maintenaient la croyance à la religion et le respect de l’autorité. Enfin l’industrie des cabaretiers a pris subitement un accroissement considérable, et là comme ailleurs dégrade la race en spéculant sur ses vices. La meilleure garantie d’avenir est dans le rôle des communautés rurales, que l’acte d’émancipation a sagement fortifiées. Si ces institutions, en effet, stimulent peu l’énergie du travail et entravent souvent la carrière des individualités éminentes, elles assurent du moins au plus grand nombre une précieuse protection. Elles offrent en même temps le moyen le plus efficace pour acheminer ces populations vers les bienfaits de la propriété individuelle, à la condition toutefois que les petits domaines naissant de l’épargne ne soient pas détruits à chaque génération par des partages, et que les paysans puissent fonder des familles stables par la libre transmission de leurs modestes patrimoines.

La monographie des Jobajjy des rives de la Theiss présente en raccourci le tableau de l’ancien régime féodal en Hongrie. La concession de la terre seigneuriale, qui n’avait d’abord été qu’un usufruit, était devenue, par l’action de la coutume et les progrès matériels, une propriété presque complète. Le paysan avait le droit de la transmettre librement suivant l’usage local ; mais il ne pouvait l’hypothéquer ni la morceler au-dessous d’une limite déterminée. Si la famille venait à s’éteindre, l’héritage n’allait point grossir la réserve seigneuriale et devait être concédé à d’autres paysans. Les redevances étaient payées en nature ou en corvées. Quelques terres libres, possédées par des paysans ou même des journaliers, donnaient la mesure du degré de prévoyance auquel s’était élevée la population. Sauf la dîme due à l’église, les impôts étaient perçus gratuitement, avec les redevances du domaine, par le seigneur, qui assurait en outre le service de la justice et de la police, et restait tenu, par son intérêt plus encore que par la coutume, d’assister toujours ses tenanciers. L’ébranlement produit à travers l’Europe par la révolution de 1848 amena la chute de ces institutions. Au milieu d’effets complexes et contradictoires, quelques résultats s’accusent avec netteté. En général, le rachat de la corvée et de la dîme a profité à tous, aux seigneurs comme aux paysans ; le travail est devenu plus actif, l’agriculture plus prospère, la richesse plus féconde. En revanche, les seigneurs ont seuls gagné à d’autres réformes : les impôts qu’ils percevaient jadis sans dépense pour le trésor et avec ménagement pour les contribuables sont prélevés maintenant par le fisc avec la rigueur administrative. La justice patrimoniale est remplacée par les tribunaux publics, souvent éloignés des localités ou étrangers à leurs usages, toujours onéreux par les frais qu’ils imposent et surtout par l’intervention désormais nécessaire des avocats. Mais ce qui compromet le plus gravement l’avenir économique des classes moyennes, ce sont d’une part la division indéfinie des petits domaines qui entraîne la déchéance sociale des paysans, et d’autre part les progrès effroyables de l’usure, qui par l’hypothèque accélère la ruine des propriétaires imprévoyans.

Jadis, en France comme en Angleterre, l’émancipation des serfs a été préparée par les mêmes causes économiques, mais elle s’est effectuée au milieu de circonstances bien préférables à celles que rencontre aujourd’hui la transformation de la féodalité en Hongrie et en Russie. Au lieu de s’accomplir prématurément sous une impulsion révolutionnaire par son but ou théorique dans son origine, ce changement dans les rapports sociaux fut l’œuvre graduelle du temps : quoi qu’on en ait dit, la réalisation en doit être rattachée bien moins aux conquêtes de l’esprit de liberté, aux efforts politiques des légistes ou à l’action civilisatrice du clergé qu’au libre jeu des intérêts. Sans doute les rois, désireux de restreindre l’influence des seigneurs et d’étendre la suzeraineté de la couronne, multiplièrent les ordonnances d’affranchissement ; mais il fallut souvent les renouveler, et les serfs, loin d’accueillir la liberté comme une délivrance, songèrent plus d’une fois à l’éviter comme une charge. Témoin, entre bien d’autres exemples, l’empressement avec lequel les serfs de Pierrefonds, affranchis par Philippe le Hardi, se hâtèrent d’épouser des femmes serves et de se prévaloir de ces mariages pour requérir du parlement leur retour à la glèbe. En tout temps la féodalité s’est constituée surtout pour les besoins des faibles et des petits, qui cherchaient à obtenir en échange de leurs services la protection des puissans et des forts. Tant que ceux-ci eurent des forêts et d’autres sols à défricher, ils eurent intérêt à s’attacher les rejetons des paysans et ne craignirent pas de lier par la coutume l’avenir de leur propre famille aux générations successives de leurs tenanciers. Grâce aux établissemens nouveaux, les seigneurs voyaient s’accroître continûment les produits de leurs domaines et les paysans, garantis contre les éventualités fâcheuses, trouvaient d’amples ressources dans la culture de leur patrimoine ou la jouissance des droits d’usage. Cet état de bien-être, dont l’érudition moderne retrouve sans cesse de nouveaux témoignages, s’est partout altéré dès que le sol disponible a commencé à faire défaut. Les propriétaires, loin de s’autoriser de la tradition pour retenir les jeunes ménages au sol natal, trouvèrent profit à les affranchir afin de se soustraire aux charges d’assistance que la coutume imposait et que l’occupation complète du territoire rendait plus onéreuses. Là fut en Occident la cause spontanée de l’émancipation des serfs et de l’élévation graduelle des populations rurales. Enfin l’évolution qui substitua peu à peu à la corvée les redevances en nature, puis en argent, eut pour dernier terme le rachat sous forme de bail à cens, c’est-à-dire moyennant la constitution d’une rente perpétuelle. Longtemps avant la tourmente révolutionnaire, les anciens tenanciers se transformaient ainsi, à leur grand avantage, en propriétaires véritables, et ce que la nouvelle école historique avait su déchiffrer par l’étude des textes se trouve singulièrement éclairé par l’analyse des faits contemporains que la Russie et la Hongrie présentent à l’observation.

Quant à la Turquie, plusieurs monographies d’ouvriers révèlent par leurs détails une constitution de société encore patriarcale. Les musulmans en effet, pour subvenir aux besoins des familles imprévoyantes qui se multiplient par l’agglomération des populations sédentaires, ont toujours repoussé les institutions féodales. S’inspirant d’un esprit d’égalité qui émane de leurs convictions religieuses, ils considèrent que vis-à-vis du pauvre pratiquant la loi divine, le riche est seulement le distributeur des biens appartenant à Dieu. De là l’institution des terres dites wakfi, qui forment une grande partie de la Turquie et dont les revenus sont réservés au service des pauvres. Quelques traits de mœurs montrent sous un jour favorable les rapports des maîtres et des serviteurs. Telle est, chez les chrétiens bulgares des forges des Balkans, la dette quasi-perpétuelle contractée sans intérêt envers le patron musulman ; au lieu de l’envisager comme une obligation pesante, les ouvriers sont plutôt portés à s’enorgueillir du chiffre élevé de leur dette qui témoigne de la confiance du maître à leur égard. Tel est aussi le caractère familial que conserve souvent l’esclavage, chez les petits comme chez les grands. Portés par sentiment religieux à émanciper au moins un esclave à chaque génération, certains croyans même peu aisés consacrent volontiers leur première épargne à l’achat d’un jeune esclave qui devient rapidement le compagnon et l’égal de leurs propres enfans pour l’éducation, la carrière, le mariage et la fortune. Sans rien déguiser des défaillances qui ont altéré les anciennes mœurs de la Turquie, les monographies mettent ainsi en relief d’utiles leçons d’harmonie sociale que cette nation tant décriée peut encore donner aux peuples les plus fiers de leurs progrès.

Il faudrait dégager de l’étude des familles bien d’autres faits. Ce qui précède suffit à montrer par quelle voie l’auteur a été conduit à formuler les conclusions pour lesquelles il réclame critique et contrôle. A ses yeux, la stabilité du bien-être dont jouissent avec quiétude les classes inférieures en Orient, et qui contraste si nettement avec la souffrance et les plaintes des populations ouvrières de l’Occident, a tenu jusqu’ici à trois causes : la pratique de la loi morale solidement garantie par les croyances religieuses, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens orthodoxes ou catholiques ; l’institution de la famille patriarcale, groupant tous les rejetons sous la forte autorité du père, et retardant au profit des plus nombreux, l’essor des mieux doués ; enfin la libre disposition du sol inculte et des produits spontanés qu’il offre gratuitement aux populations. La première cause ne saurait être le privilège exclusif d’une époque ou d’une région ; la seconde est susceptible de se transformer d’une manière féconde sous l’influence du progrès économique et moral ; la troisième seule tend fatalement à disparaître par l’appropriation de plus en plus complète du sol à la culture. Maintenant que l’étude des ouvriers de l’Orient a montré l’importance sociale de cet élément du bien-être, il appartient aux autres monographies de familles d’exposer les moyens auxquels les classes dirigeantes ont dû recourir de tout temps pour y suppléer et pour maintenir l’harmonie en assurant aux classes populaires des ressources équivalentes. Il ne suffirait pas d’ailleurs d’avoir prouvé que les sociétés ont trouvé partout, dans la continuité des engagemens entre patrons et ouvriers, de précieuses garanties contre l’antagonisme et la souffrance. Il reste à mettre en lumière, avec l’évidence propre à la méthode d’observation, comment les ateliers modèles peuvent réaliser par l’accord des volontés et concilier avec les bienfaits de la liberté cette permanence de rapports qui reposait jadis en Occident, comme en Orient, sur un régime de contrainte. La connaissance de ces procédés importe au plus haut degré à la solution des problèmes qui s’imposent aujourd’hui aux nations manufacturières ; aussi ne saurait-on trop réclamer du savant auteur sur ce point capitaines informations nombreuses et précises.

Déjà, suivant le précepte de Port-Royal, M. Le Play « a travaillé tout de nouveau, sur les différentes vues suggérées par les personnes de lettres, afin de mettre son ouvrage dans la perfection où il était capable de le porter. » Il a fait droit ainsi à des critiques importantes. M. Michel Chevalier avait pu justement reprocher aux Ouvriers européens d’indiquer les sentimens qu’il est bon d’encourager plutôt que les pratiques qu’il est utile de suivre. Notamment pour l’association et le patronage, l’éminent économiste insistait sur mille essais intéressans dus à l’initiative des maîtres ou à l’entente des ouvriers, et même sur des projets plausibles restés en dehors du domaine de l’application. Il regrettait enfin que l’auteur des monographies n’ait paru accorder à ces efforts qu’une attention distraite. Le soin avec lequel M. Le Play a introduit dans les Ouvriers de l’Orient de nombreux complémens donne lieu de penser qu’il sera plus explicite encore pour les Ouvriers de l’Occident. Il voudra sûrement appliquer ses procédés d’investigation à juger par leurs résultats les tentatives que leur nouveauté même dérobait, il y a vingt ans, à l’observation scientifique. Beaucoup, sans doute ont échoué ; quelques-unes méritent d’être mieux connues. Parmi les institutions, jeunes où traditionnelles, que de récens débats recommandent à son attention, nous osons lui signaler les sociétés si actives qui aident l’ouvrier anglais à conquérir l’une des conditions essentielles d’une vie morale, la propriété du foyer, — les lois qui partout, en Prusse, en Angleterre, aux États-Unis comme autrefois en France, protègent la jeune fille contre la séduction et l’abandon, — enfin les coutumes que pourraient s’approprier nos grandes usines modernes pour garantir à l’ouvrier la continuité du travail et la sécurité du lendemain, sans lesquelles il ne saurait connaître ni aisance, ni dignité. En consacrant à des questions d’un intérêt si poignant les efforts de sa vigoureuse analyse, M. Le Play tiendra, nous n’en doutons pas, à justifier le jugement de Sainte-Beuve : il voudra montrer « qu’il est vraiment de la lignée des fils de Monge et de Berthollet…, l’homme de la société moderne par excellence, nourri de sa vie, élevé dans ses progrès, dans ses sciences, dans leurs applications, » et que rien de ce qui l’intéresse elle-même ne lui demeure étranger.

Il opposera ainsi la meilleure des réponses à ceux qui seraient enclins à lui reprocher encore de se retourner vers le passé pour en exhumer les ruines au lieu de regarder l’avenir pour en devancer les aspirations. La méthode d’observation, par son caractère, prête à ce reproche moins exact que retentissant. Il est clair en effet que, pour s’appuyer sur les faits constatés, il fallait faire une large place à l’expérience de nos devanciers : le présent devient, l’avenir n’est pas encore, le passé seul offre les phénomènes avec leurs conséquences entières. Il faut au surplus s’y résoudre : il y aura toujours des personnes qui, plaçant avant tout des doctrines, des intérêts ou des passions politiques, approuveront ou condamneront un ouvrage selon qu’il conduit à des idées et à des sentimens conformes ou contraires à leurs sympathies. Qu’elles nous permettent de finir, comme nous avons commencé, en les priant de se mettre en garde contre les engouemens du jour et de se défier des jugemens de la première heure. Et puisqu’un illustre critique a pu dire que les Ouvriers européens auraient du être la préface de l’Esprit des lois si le génie toujours ne devançait la science, reportons-nous pour un instant au milieu du siècle dernier. A la veille de publier son œuvre capitale, Montesquieu en confia le manuscrit à son ami Helvétius. Celui-ci, épris avec candeur de tout le matérialisme du temps, fut mécontent de l’ouvrage, le trouva fort arriéré, dénué de science et de grandes vues. Tremblant pour la gloire de l’auteur des Lettres persanes, il s’efforça, de concert avec Saurin, d’empêcher l’impression de l’Esprit des lois. Où sont aujourd’hui les systèmes matérialistes d’Helvétius et les nouveautés hardies qu’il écrivait pour les salons à la mode ? tout s’est évanoui dans les lointains du passé et les rajeunissemens qu’on en voit faire disparaîtront à leur tour sans qu’il en reste à peine un souvenir dans la mémoire des hommes. Au contraire l’œuvre de Montesquieu, appuyée sur des expériences positives, inspirée par une métaphysique généreuse, rayonne d’une gloire durable. Il en est de même pour toutes celles qui réfléchissent quelque lueur de la vérité éternelle. Celles-là sont le patrimoine commun des générations et elles demeurent comme des phares lumineux pour éclairer la route de l’humanité.


ALEXIS DELAIRE.

  1. M. Geffroy a présenté aux lecteurs de la Revue les Livres de raison, ces précieuses archives du foyer, si heureusement recueillies et déchiffrées par M. Charles de Ribbe (voir le no du 1er septembre 1873). En continuant à publier ses trouvailles, l’historien charmant de la vie domestique se place désormais à l’un des premiers rangs parmi les plus heureux de nos chercheurs et les plus utiles de nos érudits.
  2. Parmi les faits les plus caractéristiques relevés dans les anciennes enquêtes, on n’a pas oublié ce marché conclu entre une paroisse de Londres et un fabricant : par vingtaine d’enfans vendus sains de corps et d’esprit, l’usine devait accepter un idiot. Malgré de louables efforts et de réels progrès, la situation des enfans et des femmes est encore bien douloureuse dans ces fabriques, où, suivant l’expression d’un médecin anglais, quiconque y reçoit le jour est souillé du baptême d’infamie.
  3. Il n’est pas besoin de rappeler aux lecteurs de la Revue la critique spirituelle et savante que M. de Laveleye a faite ici même des formules a priori de l’ancienne économie politique (Voyez la Revue du 15 juillet 1875, du 1er septembre et du 15 décembre 1876.)
  4. Sous l’inspiration de M. Louis Blanc, le Moniteur a publié, dans son numéro du 24 mars 1848, le compte-rendu fort curieux d’une séance dans laquelle M. Le Play avait exposé les résultats de ses voyages d’enquête sociale auprès des paysans du Hanovre et des corporations de mineurs du Hartz.
  5. Herbert Spencer, Introduction à la science sociale, p. 340.
  6. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1872, la remarquable étude de M. H. Baudrillart sur la Famille et la loi de succession en France.
  7. R. L. Dugdale. The Jukes, a study in crime, pauperism, disease and heredity, also further studios of criminals, New-York, 1877.
  8. Parmi les savans étrangers qui ont le plus chaleureusement joint leur suffrage et leurs encouragemens à ceux de l’Académie, il convient de citer M. le docteur Schœffle, professeur à l’université de Tubingue et plus tard ministre du commerce de l’empire austro-hongrois, et surtout M. Quételet, dont les beaux travaux se sont souvent rencontrés avec ceux de M. Le Play.
  9. M. Claudio Jaunet, à qui nous devons ces documens prépare sur ce sujet un travail qui sera le complément de son livre sur les États-Unis contemporains.
  10. Au retour de son expédition de 1875, M. Nordenskiöld a remonté le Jénisseï. Même avant d’atteindre le cercle polaire, le célèbre voyageur avait rencontré des forêts qu’il n’hésite pas à appeler les plus vastes et les plus magnifiques de l’ancien continent. Plus au sud commencent des plaines sans pierres couvertes de terre noire (tchernosiem). Presque inhabitées, ces campagnes, aussi fertiles que celles de la Russie méridionale, s’étendent sur plusieurs centaines de milles et n’attendent que la charrue pour donner d’abondantes moissons. On voit quel riche avenir les vallées sibériennes réservent à la colonisation et à l’agriculture.
  11. Voyez, dans la Revue du 1er août et du 15 novembre 1876, le travail de M. Anatole Leroy-Beaulieu sur l’émancipation.