La Méthode et le Langage biologiques

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La Méthode et le Langage biologiques.

Le chien est, comme dit Platon, la beste du monde plus la philosophe.
Rabelais.

Il y avait, dans un petit port de Bretagne, un chien qui s’intéressait aux choses de la mer. Passant toutes ses journées sur le quai, il regardait les bateaux ; ils les voyait partir avec le jusant et les suivait de l’œil jusqu’à ce qu’ils disparussent derrière l’horizon ; il attendait leur retour qu’il savait devoir se produire avec le flot et il s’émerveillait de les voir rentrer souvent pleins de sardines. Ce phénomène l’intriguait au plus haut point ; il rêva souvent de pluies de poissons emplissant les bateaux dans des régions de la mer que l’on ne voit point du quai ; mais, comme il n’était pas métaphysicien, cela le satisfit peu et il résolut d’aller observer par lui-même. Il entra donc un jour en cachette dans une barque dont le patron lui témoignait de l’amitié, mais le temps était gros, il eut le mal de mer, s’endormit derrière un baril de rogue et revint sans s’être éveillé, convaincu qu’il se passe au delà de l’horizon des choses mystérieuses que les chiens ne doivent point voir.

Comme il avait du bon sens il résuma ainsi ce qu’il savait : « Les bateaux partent avec le jusant et reviennent avec le flot, souvent pleins de poissons », et il s’estima plus heureux que beaucoup de chiens des villes qui croient peut-être que les boîtes de sardines se produisent naturellement dans les épiceries. Mais cependant, il était triste, à cause du mystère de derrière l’horizon.

Il remarqua que les enfants péchaient sur le quai, avec des lignes, des plies, des vieilles et des anguilles, mais il pensa (avec raison d’ailleurs, car jamais sardine ne mordit à l’hameçon) que le temps aurait manqué aux pêcheurs pour prendre par ce procédé les milliers de poissons qu’ils rapportaient. Et il résolut de ne pas faire d’hypothèse et de s’en tenir jusqu’à nouvel ordre à sa formule synthétique : « les bateaux partent avec le jusant et reviennent avec le flot, souvent pleins de sardines. »

Un pêcheur acheta une senne et, s’en servant un jour sur la grève voisine, captura d’un seul coup des centaines de muges et de limandes ; cela attira l’attention du chien sur les filets qu’il voyait sécher aux mâts des bateaux après le retour de la pêche ; il les observa donc attentivement et remarqua enfin une sardine oubliée qui pendait par les ouïes à l’un de ces filets. Alors il ne douta plus de la manière dont se passaient les choses au delà de l’horizon, et il dormit tranquille.

Quand nous étudierons les faits de la biologie, nous serons quelquefois obligés de nous contenter de formules synthétiques ; notre rôle se bornera à constater, comme le faisait ce chien philosophe, que tel phénomène commencé de telle manière nous conduit à tel résultat, car, entre le commencement et la fin d’une manifestation vitale, prennent souvent place des mouvements de la matière que nous ne sommes pas en mesure d’analyser aujourd’hui ; ils sont au delà de l’horizon de l’homme de science, comme la capture des sardines se passait au delà de l’horizon du chien. Nous nous efforcerons donc de raconter le phénomène total sans faire d’hypothèses sur les détails intermédiaires, et cela suffira à nous fournir un langage clair dont le bénéfice sera bientôt évident. Les chimistes nous ont donné l’exemple ; dans les formules qu’ils emploient, le premier membre de l’équation représente l’état des choses au commencement de la réaction (ce sont les bateaux qui partent avec le jusant) ; le second membre représente l’état nouveau obtenu à la fin de la réaction (ce sont les bateaux qui reviennent pleins de sardines ) ; entre le commencement et la fin de la réaction, se produisent des phénomènes intermédiaires dans les chimistes ne se soucient pas, et pour cause ; cela n’empêche pas qu’ils arrivent en accumulant les résultats globaux des réactions connues à en prévoir de nouvelles et à préparer des composés utiles sans connaître l’essence des réactions chimiques.

Que les chimistes ignorent l’essence des phénomènes chimiques, de même que les physiciens ignorent l’essence des phénomènes physiques, cela a conduit des esprits chagrins à nier l’opportunité des interprétations biologiques:« C’est un leurre, disent-ils, de vouloir expliquer la vie par la physique et la chimie qui elles-mêmes sont inexpliquées ! » Mais notre chien philosophe de tout à l’heure ignorait, lui aussi, bien des choses dans le phénomène qu’il observait; il ignorait la nature du mouvement des marées : il ignorait la nature du vent qui gonfle les voiles et le jeu du gouvernail qui permet de marcher Contre le vent : il ignorait surtout les migrations des sardines que nous ignorons nous mêmes encore et néanmoins il finit par être complètement satisfait parce qu’il avait résolu le problème qu’il s’était posé, et était arrivé à’une certitude. S’il s’était endormi sur son hypothèse de la pluie miraculeuse de poissons, il n’aurait pas eu la joie de découvrir ensuite, par induction, que les hommes prennent les sardines avec des filets. Mais il n’eut pas pour cela la prétention de savoir le fond des choses ; nous ne l’aurons pas davantage et si nous démontrons que tel phénomène vital est de la nature des phénomènes chimiques, nous ne croirons, pas néanmoins avoir pénétré dans l’intimité des phénomènes chimiques ; il nous suffira d’avoir caractérisé ces phénomènes de manière à savoir les reconnaître partout et toujours…

Introduisons une cellule de levure de bière dans du moût oxygéné, en vase clos ; un peu plus tard, nous trouverons dans le même vase trente-deux cellules de levure et l’analyse chimique nous prouvera que certains éléments ont disparu du moût tandis que, outre les trente et une cellules additionnelles de levure, des substances étrangères y ont apparu. Puisque le vase est clos, un chimiste affirmera sans craindre de se tromper, que les substances nouvelles quelles qu’elles soient, ont été formées des éléments des substances disparues. L’activité d’une cellule de levure de bière en présence de certaines substances (les substances disparues) a fabriqué trente et une cellules de levure et en outre certains produits nouveaux. On dira que la levure a assimilé, transformé en substance semblable à la sienne, des substances différentes contenues dans le moût.

Et si l’on jette un coup d’œil sur l’ensemble des cellules vivantes, on remarquera qu’on les appelle précisément vivantes quand elles se montrent capables, dans certaines conditions, d’assimiler, de transformer en substance semblable à la leur, des substances différentes contenues dans le milieu ; et l’on définira la vie cellulaire par l’assimilation.

Saura-t-on pour cela quelle est l’essence du phénomène d’assimilation ? Évidemment non ; ce sera là une formule globale [1] comme celle dont se servait le chien observateur du port breton : « les bateaux partent avec le jusant et reviennent pleins de sardines » ; mais quand nous disons que l’hydrogène brûle dans l’oxygène en donnant de l’eau, connaissons-nous davantage l’essence du phénomène de la combustion ? Et cependant personne ne niera que Lavoisier ait fait la plus admirable découverte en comprenant le rôle de l’oxygène dans ce phénomène familier. Nous savons raconter, sans l’analyser, l’histoire de l’assimilation ; c’est un point de départ pour la langue biologique ; nous serons sûrs, quand nous nous exprimerons dans le langage basé sur cette constatation, de ne pas introduire inconsciemment dans nos phrases des hypothèses déguisées, et c’est déjà là un avantage inappréciable si l’on veut bien penser à la manière dont on s’exprime aujourd’hui au sujet des phénomènes vitaux.

À mesure que nous avancerons dans l’étude des cellules vivantes, nous observerons d’autres phénomènes globaux que nous pourrons raconter sans les analyser, celui de la destruction, celui de la variation, par exemple, et nous nous astreindrons à décrire avec ces manifestations d’ensemble de la vie cellulaire comme éléments, tous les phénomènes plus complexes qui se passent dans les agglomérations de cellules. Si ce langage ne nous apprend rien par lui-même il nous permettra du moins de poser les problèmes sans admettre implicitement dans notre énoncé des hypothèses saugrenues qui suffisent à les rendre insolubles ; bien plus, certains problèmes qui se posent fatalement à nous dans le langage vulgaire ne se poseront plus et seront par là même éliminés du champ des recherches.

Parmi les phénomènes d’ensemble que nous observerons chez les êtres complexes formés d’une agglomération de nombreuses cellules, chez les animaux supérieurs et l’homme par exemple, il y en aura naturellement beaucoup que nous ne pourrons pas, immédiatement et sans une étude approfondie, arrivér à raconter en ne tenant compte que des activités cellulaires ; il faudrait en effet pour cela avoir analysé complètement ces phénomènes d’ensemble et savoir comment telle fonction de l’homme résulte de l’activité de tels et tels éléments de son corps. Cette analyse sera le but que nous nous proposerons, mais avant d’y arriver il faudra nous ingénier à raconter ces phénomènes sans hypothèse, dans un langage global analogue à celui que nous aurons précédemment créé pour raconter l’activité cellulaire. Darwin nous a appris à nous servir de ce langage pour tous les êtres vivants :

Tous les êtres vivants, qu’ils soient unicellulaires ou complexes, vivent et meurent ; ceci est certain et nous pouvons l’affirmer sans faire d’hypothèse et sans savoir, au fond, ce que c’est que vivre. Parmi ceux qui vivent, quelques-uns se reproduisent, c’est-à-dire donnent naissance à d’autres êtres qui leur ressemblent ; mais il y a des variations dans les types de ces êtres. Tout cela est d’observation courante et nous pouvons le raconter avec certitude, quitte à nous proposer d’étudier plus tard en langage plus précis, par l’analyse des activités cellulaires élémentaires, les phénomènes d’ensemble qui se passent chez les êtres les plus élevés en organisation.

Parmi les êtres vivants qui sont rassemblés à un moment donné en un lieu donné, les uns meurent, les autres survivent et se reproduisent ; parmi ceux qui ont survécu ou sont nés en ce lieu, quelques-uns meurent encore pendant que d’autres survivent et se reproduisent, et ainsi de suite, et cela n’a rien d’étonnant à cause des différences qui existent entre ces divers êtres ; ils se comportent différemment parce qu’il sont différents et les conditions qui font que les uns vivent et que les autres meurent sont tellement complexes que nul ne pourrait se proposer de les analyser dans leur, ensemble. Darwin a tranché la difficulté en imaginant un langage global duquel toute hypothèse est bannie.

Voici, dans des conditions données, un certain nombre d’êtres vivants ; au bout de quelque temps, quelques-uns sont morts, d’autres ont survécu. Ceux qui ont survécu étaient, dirons-nous avec Darwin, plus aptes à survivre dans les conditions considérées. Mais comment définirez-vous leur aptitude ? Par l’observation du résultat ; après coup ; comme cela nous serons sûrs de ne pas nous tromper. — Mais alors vous n’aurez rien démontré du tout ! — Précisément ; nous n’aurons rien démontré, nous n’aurons fait aucune hypothèse, mais nous aurons raconté les fait sans les dénaturer. Nous nous serons bornés à affirmer que ceux qui sont morts sont morts et que ceux qui ont survécu ont survécu ; mais nous pouvons appeler les derniers les plus aptes dans les conditions considérées et définir « sélection naturelle » l’ensemble des causes qui ont fait disparaître les premiers ; nous aurons ainsi créé un langage synthétique commode, un langage global ; au fond, nous dirons seulement dans ce langage que « les choses sont comme elles sont et non autrement », mais j’espère montrer dans un ouvrage prochain quels merveilleux résultats on peut tirer de la langue darwinienne quand on étudie l’origine des espèces. Le principe ( ?) de la sélection naturelle n’est que l’expression d’une vérité évidente ; ce n’est qu’un langage particulier, mais les mathématiques aussi ne sont qu’une langue spéciale et je ne crois pas que personne mette en doute les immenses services qu’elles ont rendus…

Ainsi donc, la narration globale des phénomènes peut rendre de grands services ; elle a montré entre les mains de Darwin ce qu’on est en droit d’attendre d’elle. Lamarck, au contraire, n’a pas songé à employer cette forme particulière de langage et c’est pour cela que ses merveilleux principes n’ont pas paru, au premier abord, donner une explication complète de l’évolution progressive des animaux :

J’observe un animal ; je remarque qu’il s’adapte aux conditions ambiantes et qu’il agit comme il faut pour ne pas dépérir dans ces conditions particulières. Si moi, observateur, je ne me savais pas construit à peu près comme cet animal que j’observe, je ne penserais pas à lui appliquer ce que je sais de moi-même et je raconterais d’une manière globale le fait de son adaptation aux circonstances qui l’entourent ; je dirais que le mécanisme de l’animal a réagi dans son ensemble, et de telle ou telle façon, aux stimulus provenant de l’extérieur. Ce serait toujours la narration à la manière du chien, avec la suppression des phénomènes intermédiaires. Le langage darwinien appliqué aux tissus, nous permettra, je l’espère, de raconter de cette manière globale l’adaptation au milieu des animaux les plus complexes.

Malheureusement, moi observateur, je reconnais en moi-même l’analogue de l’animal observé et j’ai une tendance invincible à considérer comme simples les phénomènes familiers qui se passent en moi ; or je divise toujours mon activité particulière en trois parties distinctes : d’abord la perception, par le moyen de mes organes des sens, des stimulus provenant de l’extérieur, ensuite la réflexion dans mon for intérieur et enfin la détermination qui me pousse à agir de telle ou telle manière. Je prête donc à l’animal la même division des phénomènes en trois parties, la partie centripète, la partie centrale et la partie centrifuge et, à un certain point de vue, je n’ai pas tort d’agir ainsi, car l’analogie me permet de penser que l’animal est conscient comme moi-même ; mais j’ai tort en revanche de croire que je simplifie la question en racontant l’activité de l’animal comme je raconterais la mienne propre. Cela serait bon si j’avais le droit de considérer a priori comme des entités distinctes les divers facteurs de mon fonctionnement, si je pouvais admettre que la volonté, par exemple, a la valeur d’un agent producteur de mouvement. C’est là ce que font beaucoup de psychologues et si on les imité il devient évidemment illusoire d’expliquer ensuite la volonté de l’homme en partant de l’étude des animaux, le but de la biologie, qui est d’expliquer l’homme, n’est pas atteint : je reviendrai un peu plus loin sur cette question à propos de l’erreur anthropomorphique.

Lamarck a employé, pour raconter l’adaptation des animaux au milieu, le langage psychologique auquel je viens de faire allusion ; il a dit que, des conditions nouvelles déterminant chez eux de besoins nouveaux, ils conforment leur activité à ces besoins. Ce langage fait intervenir dans l’adaptation, une divinité intérieure à l’animal, divinité qui connaît, compare et agit. Toute l’œuvre de Lamarck proteste contre une telle interprétation qu’il n’a sûrement pas considéré comme valable ; il a seulement employé le langage courant, mais en cela il commis une imprudence, car quelques-uns de ses élèves, prenant ce langage au pied de la lettre, en ont tiré les conclusions les plus invraisemblables. E. D. Cope, le chef des néo-lamarckiens d’Amérique, voyant dans le besoin ressenti l’origine de la formation des organes, est arrivé à se demander, entre autres absurdités du même ordre, si l’être vivant n’avait pas préexisté à son corps !

Au lieu de raconter les actes des animaux en supposant un homme placé à leur intérieur, employons le langage global qui consiste à dire : « le mécanisme animal réagit sous l’influence du milieu » ; tenons compte seulement du point de départ ; savoir l’ensemble de l’animal et du milieu au commencement de la réaction, et du point d’arrivée, savoir l’ensemble de l’animal et du milieu à la fin de la réaction, sans nous préoccuper des phénomènes intermédiaires. J’espère montrer prochainement que la sélection naturelle appliquée aux tissus permet de prévoir sans hypothèse l’auto-adaptation de l’animal aux conditions extérieures et qu’il y a avantage à définir fonction de l’animal, l’ensemble global que nous venons de considérer, au lieu de limiter la définition de la fonction au seul acte centrifuge ou moteur qui la termine.

Le fait seul que l’emploi du langage darwinien dans de telles conditions nous explique l’auto-adaptation constatée par Lamarck, nous enseignera en même temps le déterminisme biologique que le langage psychologique ne permet même pas de concevoir. Beaucoup de gens croient encore, en effet, à cause de l’emploi courant de ce langage, que l’animal est susceptible de créer du mouvement tandis qu’il est seulement capable de le transformer. Et cette observation nous met en garde contre ce qu’a de factice et de conventionnel la division de la fonction en trois phénomènes, le phénomène centripète, le phénomène central et le phénomène centrifuge ; si le phénomène central est accompagné chez nous d’un éveil plus important de la conscience, cela ne prouve pas qu’il puisse logiquement être séparé de l’ensemble, ni surtout qu’il soit d’essence différente.

Or, dans ce phénomène central, les vitalistes localisent a priori une divinité hypothétique qui dirige l’activité individuelle. Supposons que le chien observateur de tout à l’heure ait conservé sa première idée de la pluie de poissons au large ; il aurait peut-être été amené à dire : « La pluie de sardines attire les bateaux vides avec le jusant et repousse les bateaux pleins avec le flot », et le mouvement des bateaux aurait fini par devenir pour lui la preuve de la pluie de poissons, de même que le langage psychologique nous contraint de croire à la liberté humaine. Il fût sage de ne pas parler ainsi et de résumer l’histoire de la pêche dans une formule qui ne préjugeait en rien des phénomènes intermédiaires inconnus.

Devons-nous donc renoncer à les connaître jamais, ces phénomènes intermédiaires ? Sont-ils au delà de l’horizon, de l’homme ? Beaucoup d’entre eux sont au contraire, accessibles à notre investigation, soit directement, soit indirectement, mais quand on commence à étudier les choses, il faut employer un langage qui ne préjuge en rien de ce qu’on découvrira ensuite, le langage global dont je viens de montrer les avantages ; si le langage contient des hypothèses a priori sur ce qu’on étudie, toute recherche est d’avance stérilisée. Croyant à la pluie de poissons, notre chien philosophe eût considéré comme tombée du ciel la sardine oubliée qui, pendant par les ouies à un filet, lui révéla le mystère de derrière l’horizon !

Nous commencerons en conséquence par employer un langage large et qui ne nous engage à rien ; mais à mesure que nous connaîtrons des faits nouveaux, nous deviendrons de plus en plus précis ; il arrivera souvent alors que nous serons renseignés à l’improviste sur des phénomènes intermédiaires primitivement négligés comme directement inabordables ; et ces renseignements inattendus nous seront, quelquefois fournis par l’observation de particularités qui ne nous auront pas paru d’abord avoir un rapport quelconque avec le fait sur la nature duquel elles nous éclaireront. Tout se tient en biologie et il ne faut rien négliger sous peine de passer à côté d’une source précieuse de lumière et d’interprétations. Tout fait bien observé peut servir à en expliquer d’autres.

Ainsi, l’étude de l’hérédité chez les êtres complexes comme l’homme et les animaux supérieurs, nous apprendra l’unité de composition de la cellule ; l’étude de la sexualité nous fera faire un premier pas dans la compréhension des phénomènes intermédiaires, négligés d’abord comme impénétrables et qui préparent ce résultat global et facilement constaté : l'assimilation cellulaire.

L’existence du sexe est une des choses les plus imprévues que l’on rencontre lorsque l’on passe de l’étude des corps bruts à celle des corps vivants, et, à mesure que l’on pénètre plus avant dans la connaissance des êtres, on s’aperçoit que le sexe existe chez presque toutes les espèces ; c’est donc certainement une chose fondamentale et qui doit avoir un rapport étroit avec la nature intime des phénomènes vitaux, de l’assimilation caractéristique de la vie. Mais comment établir ce rapport ? Bien des chercheurs ont tourné la difficulté en admettant, sans aucune raison scientifique d’ailleurs, que la sexualité est une complication surajoutée à la vie.

Nous négligerons, pour commencer, cette complication gênante, parce que nous ne constatons d’abord aucun lien entre le sexe et l’assimilation ; au contraire même ! une cellule vivante de levure ou de bactérie se multiplie par elle-même dans un moût ou un bouillon de culture, et le fait caractéristique de la sexualité c’est qu’il faut deux cellules différentes pour former, par fusion, un œuf capable d’assimilation. La maturation sexuelle d’un élément cellulaire a pour effet de rendre cet élément cellulaire incapable d’assimilation, de vie par conséquent, et nous sommes conduits à ce paradoxe que les seules cellules capables de reproduire un être supérieur sont précisément incapables de vivre ! Il est rare qu’une vérité d’apparence paradoxale ne cache pas quelque chose de nouveau ; c’est le cas pour la maturation sexuelle ; elle sera pour nous ce qu’a été pour le chien curieux des choses de la mer, la sardine oubliée, pendue au filet après la pèche…

Des observateurs soucieux de pénétrer la nature intime du phénomène d’assimilation ont essayé de reculer les bornes de leur horizon par des investigations microscopiques à de forts grossissements ; ils n’ont pu pénétrer ainsi jusque dans l’intimité du phénomène chimique lui-même, mais ils ont trouvé quelque chose d’imprévu, et qui les a bien déconcertés, car ce quelque chose d’imprévu, le mouvement karyokinétique, au lieu d’expliquer les phénomènes précédemment connus, était lui-même un phénomène incompréhensible, plus incompréhensible en apparence que l’assimilation elle-même ! C’est comme si notre chien, monté sur une haute colline avait pu suivre jusqu’au bout les bateaux partis du port, mais au moyen d’une lunette trop peu puissante pour lui laisser voir de si loin les filets et les sardines.

La maturation sexuelle suspend le mouvement karyokinétique et l’empêche de se terminer ; autrement dit, elle arrête à un stade intermédiaire, un phénomène qui en dehors d’elle se serait terminé par une division cellulaire : cela est très important puisque cela nous permet d’étudier à l'état statique l’une des phases d’un mouvement complexe ; voilà une excellente condition d’observation. Bien plus, il y a deux types d’éléments sexuels, tous deux arrêtés à un stade intermédiaire et ces deux types sont complémentaires ; fondus l’un avec l’autre, ils continuent et terminent le phénomène suspendu. Cette remarque nous conduira à une hypothèse permettant de concevoir quelque chose du mécanisme de l’assimilation, savoir, l’existence de deux éléments antagonistes dans la substance vivante ; toute molécule de substance vivante est en réalité un système complexe ayant deux pôles, comme une pile électrique, le pôle mâle et le pôle femelle. Tant que les deux pôles coexistent dans la même cellule, il y a assimilation ; quand, par suite de la maturation, tous les pôles mâles sont localisés dans un élément, tous les pôles femelles dans un autre élément, l’assimilation est suspendue dans les deux éléments ; leur fusion donne de nouveau un élément complet.

Ainsi donc, il y aurait deux sexes dans la substance d’une bactérie, d’un grain de levure, quoique chez ces deux espèces, nous ne constations jamais la formation de ce que nous sommes habitués à considérer comme des éléments mâles et femelles ! Ainsi, l’assimilation dont nous ne connaissions que le résultat global serait un phénomène bipolaire ! Évidemment ce n’est là qu’une hypothèse, mais c’est une hypothèse à laquelle nous serons conduits par des déductions logiques et qui nous permettra de raconter les phénomènes d’une manière féconde. Elle nous permettra surtout d’instituer des expériences qui, directement ou indirectement, nous démontreront qu’elle est fondée et nous conduiront, si elle ne l’est pas, à une autre hypothèse meilleure…

Le but de ce livre auquel j’ai déjà fait allusion [2], où j’ai accumulé surtout des raisonnements et où je me suis efforcé de raconter dans un langage clair les plus généraux des faits accumulés par les observateurs, le but de ce livre, dis-je, est d’amener à concevoir des expériences auxquelles on saura ce qu’on demande et dont on comprendra le résultat une fois qu’elles seront exécutées.

Telles ne sont pas, malheureusement, les très nombreuses expériences que publient depuis quelques années les recueils biologiques.

Que, dans un but exclusivement pratique, un horticulteur ou un éleveur fasse varier empiriquement telle ou telle des conditions dans lesquelles se développe une plante ou un animal et obtienne ainsi, par hasard, et après beaucoup de tâtonnements, un résultat avantageux, c’est là évidemment une chose utile ; personne ne peut le nier. Et si cette recherche empirique a été faite avec assez de soin, si toutes ses circonstances ont été consciencieusement notées, il sera quelquefois possible d’obtenir de nouveau un résultat semblable en appliquant une seconde fois le même procédé à des individus analogues. Ce serait même toujours possible si l’expérience avait été réellement une expérience scientifique dans des conditions entièrement définies, mais quand il s’agit d’êtres vivants un peu élevés en organisation, les conditions sont trop complexes pour qu’on puisse espérer les avoir toutes connues. De là l’incertitude qui subsiste toujours dans l’application des meilleurs procédés empiriques.

Quoi qu’il en soit de l’utilité incontestable de ces recherches au point de vue pratique, leur portée scientifique peut se discuter ; non pas qu’il ne soit commode d’avoir sous les yeux, par l’application de procédés empiriques, de nombreuses variations d’un même type vivant, mais c’est là seulement une commodité pour l’étude ; réduites à ces genres d’expériences, les sciences naturelles resteraient des sciences d’observation et ne seraient pas élevées à la dignité de sciences expérimentales.

Dans la variété infinie des conditions réalisées à chaque instant en chaque point de la surface de la terre, variété telle que deux êtres vivants ne sauraient être identiques, il s’effectue sans cesse, en tout lieu, des expériences analogues à celles que réalisent les éleveurs, et il n’y a aucune raison, au point de vue purement scientifique, pour que la fantaisie des horticulteurs ait produit, par hasard, des variations plus intéressantes que les variations naturelles. La sagacité des observateurs peut tirer aussi bien des unes que des autres des conclusions biologiques plus ou moins importantes ; l’expérimentation empirique n’a fait qu’élargir de quelques coudées le champ infiniment vaste de l’observation.

Aujourd’hui, le nombre des observations enregistrées en sciences naturelles est immense : pendant que tant de chercheurs s’occupent activement de le grossir encore, il est peut-être utile de se demander si d’ores et déjà, l’on ne saurait pas tirer de la considération d’ensemble des résultats acquis certains principes généraux, certaines lois qui, mettant un peu d’ordre dans tout ce chaos, autoriseraient ensuite, grâce à la connaissance réelle des faits élémentaires, l’organisation d’expériences vraiment scientifiques, d’expériences dont le résultat précis ne donnerait pas lieu à autant d’interprétations qu’il y aurait de gens à les interpréter !

Pour exposer les faits aujourd’hui connus, il faut procéder par approximations successives ; l’observation d’un résultat global commun à tous les êtres vivants, de l’assimilation, par exemple, qui est le plus général de ces phénomènes globaux, permettra de faire certaines déductions, sans hypothèse, relativement aux êtres composés d’une agglomération de cellules. C’est ainsi qu’avec la seule constatation de l’assimilation et de la variation chez les êtres unicellulaires, nous serons conduits d’abord à la notion de l’auto-adaptation des êtres complexes à leur milieu, puis à celle de la transmission héréditaire des caractères congénitaux et même des caractères acquis dans la génération agame ; ensuite, l’étude du mélange des caractères des parents dans la génération croisée nous fortifiera dans notre hypothèse sur la nature des phénomènes sexuels et nous conduira à une conception plus nette de la vie intracellulaire ; ainsi de suite, en faisant la navette entre les êtres supérieurs et les êtres unicellulaires, nous progresserons, lentement, mais sûrement, par la considération de phénomènes globaux ayant trait à des parts de moins en moins étendues des activités individuelles.

Toutes les fois, qu’en route nous serons amenés à faire une hypothèse, nous la mettrons bien en évidence au lieu de la dissimuler habilement, et à partir de ce moment, nous saurons que nos raisonnements déductifs ont un double but : d’abord serrer les faits de plus près, ensuite, vérifier a posteriori l’hypothèse à laquelle nous avons été conduits par de précédentes déductions. Et j’espère que nous arriverons ainsi, en fin de compte à ce qui est le bagage le plus précieux du chercheur : un certain nombre de questions nettement posées.

Une des nécessités les plus importantes de cette série d’études biologiques sera de séparer les questions. Toute la biologie tient dans l’étude complète d’un puceron, et si l’on veut tout étudier à la fois, on court le risque de ne rien éclairer du tout. C’est surtout pour l’hérédité que cela est remarquable ; on confond, en général, à propos de l’hérédité, tous les phénomènes qui se manifestent lorsqu’un œuf d’homme reproduit un homme, c’est-à-dire tous les phénomènes de la vie, toute la biologie ! Et c’est pour cela que l’hérédité a toujours paru quelque chose de si mystérieux.

En réalité, dans cette merveille que l’œuf d’homme reproduit un homme, il y a un grand nombre de faits différents :

1° Le fait que l’œuf d’homme produit, en se nourrissant, de la substance d’homme, phénomène global caractéristique de la vie ; c’est l’assimilation.

2° Le fait que de la substance d’homme, se produisant dans les conditions de l’assimilation, prend progressivement la forme d’un homme ; c’est la question du rapport de la forme spécifique à la composition chimique ; c’est le problème de l’évolution individuelle.

3° Le fait que, à chaque instant de son développement, l’homme est adapté aux conditions ambiantes, que son mécanisme est coordonné et exécute précisément ce qui est nécessaire à la conservation de la vie ; que, d’autre part, chez un être différent, le mécanisme est autre, mais est encore coordonné de manière à entretenir l’existence ; c’est là la chose admirable que l’on essaie d’expliquer en étudiant l’origine des espèces. L’origine des espèces nous fait comprendre qu'il y a des hommes, ou si l’on veut, de la substance d’homme qui, par évolution individuelle, produit des hommes, ce qui est une conséquence du phénomène d’assimilation.

4° Le fait que l’œuf a une structure si admirablement précise que, dans des conditions données, il reproduit avec tant d’exactitude le mécanisme très compliqué de l’homme et la question de savoir quelle est cette structure. Ceci est une question qui, dans l’état actuel de la science, reste en dehors de l’horizon humain ; nous arriverons peut-être à la résoudre un jour, mais pour le moment nous devons nous contenter d’arriver à comprendre, en langage global, que cette structure si admirable doive exister pour des raisons parfaitement claires ; soyons reconnaissants à Lamarck qui nous a permis de le comprendre.

5° Le fait que l’œuf, issu de deux parents, transmette à l’enfant des caractères empruntés aux deux parents ou lui fournisse au contraire des caractères nouveaux. Ceci est le problème de l’amphimixie ou mélange des sexes : c’est la question de la sexualité…

J’en passe, et des plus importants ; c’est toute la biologie, et il est bien évident que ceux qui ont voulu tirer de toutes pièces de leur cerveau un système qui répondît à la fois à toutes ces questions si différentes, se sont proposé un but qui est au delà des routes humaines. Or, en séparant ces questions, on arrive à les résoudre isolément ; encore, par résoudre, faut-il bien entendre qu’on ne veut pas dire connaître le fond des choses, l’homme ne connaîtra jamais le fond des choses, — mais seulement ramener un grand nombre de faits très complexes à une synthèse d’un petit nombre de phénomènes plus simples qui ressemblent à des manifestations familières de l’activité physico-chimique.

Expliquer c’est comparer. Mais précisément, disent les vitalistes, à quoi comparer la vie si ce n’est à la vie elle-même ? Évidemment nous ne connaissons pas l’essence des phénomènes physiques et des phénomènes chimiques, et si nous ramenons à des phénomènes de cet ordre toutes les manifestations vitales, nous n’aurons pas pour cela une connaissance définitive de la nature des choses ; mais ce sera déjà un résultat très important d’avoir montré que la vie n’est pas essentiellement différente des autres phénomènes naturels, pas plus que les propriétés de la l’alcool ne sont essentiellement différentes des propriétés de la benzine. Ce sera surtout un résultat très important que d’avoir su raconter la partie connue des phénomènes vitaux en langage physico-chimique, au lieu d’employer un langage rempli d’idées préconçues sur les parties non encore approfondies de ces phénomènes, langage dont le moindre inconvénient est de vouloir expliquer précisément ce qu’on connaît par l’intervention de ce qu’on ne connaît pas !

Bien des penseurs trouvent au contraire, avec Auguste Comte, que « les êtres vivants nous sont d’autant mieux connus qu’ils sont plus complexes. L’idée d’animal est plus claire pour nous que celle de végétal. L’idée des animaux supérieurs est plus claire que celle des animaux inférieurs ». Le tout est de s’entendre sur ce qu’on appelle clair. Évidemment, pour nous hommes, habitués à voir des hommes autour de nous, rien n’est plus familier que les actions humaines, et nous n’éprouvons jamais d’étonnement à constater que notre semblable se comporte dans telle circonstance exactement comme nous nous serions comportés à sa place ; nous admirons, au contraire, les êtres différents de nous, et nous les admirons d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage de notre structure et de notre habitus. Bien des gens ont refusé de croire à la parthénogénèse des pucerons tant qu’elle n’a pas été absolument démontrée ; quant aux bactéries qui se multiplient en se coupant en deux, quel sujet d’étonnement pour les hommes ! Ainsi donc, le fonctionnement humain est ce qui étonne le moins l’observateur humain, et si l’on enseigne la zoologie aux enfants en partant des animaux supérieurs qui nous ressemblent, leur étonnement, d’abord tout à fait nul, s’accroîtra à mesure qu’on abordera l’étude des groupes de plus en plus simples en organisation. Je me souviens avoir été violemment frappé quand j’entendis parler des expériences de Tremblay sur les hydres coupées en morceaux ; mon étonnement fut tel que je me refusai à y croire, quoique je connusse déjà les faits de bouturage, tout à fait analogues, observés chaque jour sur les plantes de notre jardin. C’est que les plantes m’étaient familières et que je ne connaissais d’autre hydre que celle de Lerne dont je me faisais une image fantastique. Et puis l’hydre est un animal, et dans chaque animal nous voyons un homme tant que nous n’avons pas fait un effort pour éviter cette erreur, tandis que les plantes sont trop éloignées de nous et que nous sommes trop habitués à les considérer comme entièrement différentes de nous. J’insisterai tout à l’heure sur cette erreur anthropomorphique si répandue et si naturelle à l’homme.

L’idée de l’homme nous est familière, mais avons-nous le droit de dire pour cela qu’elle est claire pour nous ? Jusqu’à quel point de l’étude de l’homme s’étend cette clarté ? Est-ce que nous savons seulement pourquoi nos cheveux blanchissent quand nous vieillissons ? Encore est-ce là une chose qui ne nous étonne pas parce qu’elle nous est familière, mais notre développement depuis l’œuf nous est moins familier parce que nous ne le voyons pas. Le développement ne fait-il pas partie de l’histoire de l’homme ? Et cependant l’idée que nous nous en faisons est loin d’être claire à moins d’une étude approfondie ; elle n’est en tout cas aucunement plus claire que celle que nous nous faisons d’autres phénomènes également peu familiers comme le développement d’un oursin ou d’une limace. Considéré à cette phase de son existence, la phase du développement fœtal, l’homme est pour nous un objet d’observation extérieure exactement au même titre que l’éponge ou la lamproie ; il ne commence à nous devenir familier qu’à partir de l’âge où nous avons nous-mêmes commencé notre existence subjective, à l’âge où remontent nos souvenirs ; le nourrisson à la mamelle est souvent pour nous un objet d’étonnement ; il cesse de nous intéresser quand le développement de toutes ses facultés en a fait un petit homme. L’observation d’Auguste Comte n’est vraie que pour une certaine période de l’histoire de l’homme, et encore à condition que nous considérions comme claires les notions qui nous sont familières. Si les hommes naissaient adultes comme la Bible raconte qu’est né le premier homme, et si les hommes avaient apparu tout d’un coup sur la terre, comme le raconte le même ouvrage, les hommes seraient sûrement quelque chose d’essentiellement différent des corps de la nature brute et alors, la manière de voir d’Auguste Comte serait admissible, il n’y en aurait même pas d’autre !

Mais cela n’est pas vrai. Dans les périodes géologiques, l’espèce humaine a franchi peu à peu les étapes, de l’animalité la plus inférieure jusqu’à l’état actuel, de même que dans sa vie propre depuis l’œuf, chaque homme franchit encore les mêmes étapes, par une série de formes toutes plus ou moins modifiées, grâce au parasitisme utérin, mais dans lesquelles on reconnaît suffisamment des types analogues à celui de l’hydre, à celui du squale, etc.

Quelqu’un osera-t-il nier que l’homme adulte soit le résultat de cette complication progressive, et que l’étude des diverses phases de son évolution nous fasse comprendre sa structure actuelle ? Et cette étude de l’embryologie humaine, pouvons-nous la faire par la méthode d’observation interne que préconisent les psychologues ? Il y aurait donc deux méthodes successives à employer pour l’étude de l’homme, la méthode d’observation externe, la seule applicable pendant la période embryonnaire, puis la méthode d’observation interne à partir du moment où l’homme se connaît lui-même ? Un esprit scientifique admettra-t-il jamais cette scission ? Y a-t-il discontinuité entre ces deux périodes successives de la vie humaine, et pouvons-nous nous empêcher de nous poser cette question de savoir comment la période embryonnaire a produit l’homme doué de toutes ses facultés, comment, par conséquent, ce mécanisme humain que Comte trouve si clair, résulte d’une évolution beaucoup moins claire et dont l’étude rappelle de si près celle de la zoologie des animaux inférieurs, puis celle des animaux de plus en plus élevés en organisation ? À ceux qui prétendent que la psychologie se suffit à elle-même et nous donne des renseignements bien plus certains que ceux de l’observation externe, je demanderai quelle est la psychologie de l’œuf, quelle est la psychologie du fétus à fentes branchiales. Avec ce que nous connaissons aujourd’hui du développement progressif de l’homme, l’affirmation d’Auguste Comte est une simple absurdité. La vie de la levure de bière, que je puis raconter de cette manière simple : « une cellule de levure de bière, dans du moût oxygéné, donne deux cellules de levure de bière » est certainement plus claire que la vie de l’homme qui contient dans le premier acte de la segmentation de l’œuf toute l’obscurité persistant pour nous dans la vie de la levure de bière ; nous pouvons en effet, raconter ce premier acte de la vie humaine, exactement comme nous racontons la vie totale de la levure : « La cellule œuf, dans l’utérus nutritif, se divise en deux cellules ». Or, ces deux cellules se divisent à leur tour un très grand nombre de fois par des phénomènes toujours comparables à celui de la vie de la levure, et finissent par donner une agglomération de plus de 60 trillions de cellules, agglomération infiniment complexe, au cours de l’évolution de laquelle nous sommes bien aises de trouver des stades qui rappellent l’hydre ou le squale, ou tout autre type plus simple et plus clair que l’homme, quoiqu’en dise Auguste Comte.

Mais le langage humain a été créé par les hommes pour raconter les actes des hommes ; il est donc naturel qu’il soit précisément adéquat au but en vue duquel il a été créé et qu’il permette de raconter simplement les actes des hommes comme si ces actes étaient les choses les plus simples que nous connaissions. Quand nous disons je mange ou je dors, nous savons très bien quelle opération représentent ces simples mots et nous nous comprenons suffisamment. S’ensuit-il que le mécanisme représenté par le mot manger ne soit pas réductible à des phénomènes plus simples ? Nous sommes tellement dupes de notre langage que nous le croirions volontiers !

« Vous êtes illogique, me dira-t-on ; tout à l’heure vous préconisiez le langage synthétique, celui dans lequel on raconte les faits dans leur ensemble, tels qu’ils nous apparaissent d’abord, et sans faire d’hypothèse. Quand nous disons je mange, nous nous conformons précisément à cette règle et vous nous dites que cela n’est pas suffisamment clair ! » Mais précisément, ce langage synthétique est un langage provisoire dont nous devons nous contenter tant que nous ne pouvons pas pénétrer dans le détail de phénomènes ; ainsi, pour la levure de bière, nous nous arrêtions à cette formule « la levure assimile le moût et se multiplie », parce que nous ne savions pas quels sont les phénomènes intermédiaires qui expliquent l’assimilation. Nous employions une formule analogue pour une cellule vivante quelconque après avoir constaté que cette formule est adéquate à l’activité de toutes les cellules vivantes ; nous la considérions comme un bon point de départ pour la narration des phénomènes plus complexes qui se manifestent chez des êtres formés d’un grand nombre de cellules agglomérées ; de même quand, dans une première approximation, nous nous arrêtons à une formule synthétique relative aux actes de l’homme, nous pouvons nous servir avantageusement de cette formule synthétique pour raconter l’activité d’une chose plus complexe que l’homme, d’une société par exemple ; le langage synthétique qui raconte en bloc les actions de l’homme sera un langage analytique pour raconter les phénomènes qui se passent dans une société formée d’hommes, de même que le langage synthétique qui raconte en bloc l’activité d’une cellule devient langage analytique quand il sert à raconter l’activité d’un homme formé de 60 trillions de cellules.

En revanche, il est tout à fait antiscientifique de suivre la marche inverse et d’appliquer aux éléments d’un phénomène le langage synthétique créé pour la narration du phénomène total. Si l’on déclare que la société est dissoute, il ne s’ensuivra pas que les hommes soient dissous ; si l’on dit que l’homme mange, marche, avale, rit, pleure, il faudra se garder d’employer ces expressions pour raconter l’activité d’une cellule de l’homme, ou d’un grain de levure de bière qui lui ressemble.

Certaines expressions du langage humain ne sont évidemment pas applicables à la narration de la vie cellulaire, parce que la cellule ne présente rien d’analogue à ce que désignent ces expressions chez l’homme ; il n’y a, par exemple, aucun cas dans lequel nous songions à dire, qu’une cellule rit ; mais dans beaucoup d’autres cas, nous trouvons au contraire commode d’employer une expression qui raconte un acte analogue plus simple qui se produit dans une cellule. Par exemple nous disons que l’homme se nourrit et que la cellule se nourrit ; il est plus facile de raconter la vie d’une cellule avec le langage créé pour l’homme que de raconter la vie d’un homme avec le langage créé pour une cellule, mais si cela est plus facile, cela est moins scientifique, car cela conduit à donner aux mots des acceptions très différentes de leur acception primitive. Il est évident, en effet, que lorsque nous disons que l’homme se nourrit, nous songeons aux divers actes de la préhension, de la mastication, de la déglutition, de la digestion stomacale et intestinale, de l’absorption, de la circulation et de l’assimilation, sans compter la respiration pulmonaire, etc… Quand nous employons cette même expression pour la levure de bière nous savons que nous commettons un abus de mot et cet abus de mot a suffi pour qu’au début du dix-neuvième siècle l’illustre micrographe Ehrenberg ait cru découvrir dans les organismes unicellulaires toute la complexité du corps humain !

Si, au contraire, nous avions créé le mot nutrition pour les êtres unicellulaires, nous en trouverions l’équivalent véritable dans les cellules de l’homme, mais il faudrait créer d’autres mots (préhension, mastication, déglutition, etc…) pour raconter ce que nous appelons aujourd’hui la nutrition de l’homme ; le langage créé pour les cellules sera analytique pour l’homme.

L’erreur anthropomorphique, la plus importante de toutes en biologie, et même, on peut le dire hardiment, la source de toutes les erreurs, tient presque exclusivement au langage ; le langage créé par les hommes pour raconter les actes des hommes, a servi ensuite pour raconter l’activité des autres animaux et est devenu par suite de moins en moins précis, à mesure qu’on s’en est servi pour des êtres de plus en plus éloignés de nous. Le mot vie par exemple, employé primitivement pour l’homme et les animaux supérieurs a été successivement appliqué aux êtres les plus simples et a ainsi conservé tout son mystère. De ce que la vie de l’homme paraissait irréductible à des phénomènes physicochimiques on a induit sans réflexion qu’il en était de même pour l’ensemble des actes que l’on désignait par le même mot chez les êtres les plus simples. Beaucoup de philosophes sont irréductiblement vitalistes parce qu’ils ne peuvent s’empêcher, quand ils parlent de vie, de penser à la vie de l’homme et d’en parler en langage synthétique, tandis que l’étude des phénomènes plus simples de la vie des êtres inférieurs leur aurait permis de raconter la vie de l’homme en langage analytique. Rien n’est plus stérilisant que l’erreur anthropomorphique ; elle supprime tous les problèmes relatifs à l’homme, parce qu’elle suppose a priori que ces problèmes sont insolubles.

Dans l’erreur anthropomorphique on peut distinguer plusieurs erreurs différentes également capables d’arrêter les recherches soit en supprimant les problèmes, soit en les rendant d’avance inextricables par un énoncé vicieux. L’erreur individualiste est une de celles qui ont joué le rôle le plus néfaste dans les sciences naturelles.

Nous donnons des noms aux hommes et nous les représentons ensuite par le même nom à travers toutes les modifications qu’ils subissent depuis leur enfance jusqu’à leur mort. Le nom que nous leur avons donné représente leur individualité, leur personnalité et, comme ce nom reste fixe, nous ne pouvons nous empêcher de raisonner sur leur individualité comme si elle était fixe, alors que nous savons pertinemment qu’elle change à chaque instant. Et nous nous étonnons que le même individu, dans des conditions identiques, agisse deux fois de suite de deux manières différentes ; nous nous en étonnons parce que nous ne voulons pas nous souvenir que dans l’intervalle L’individu a changé, que ce n’est plus le même mécanisme ; nous le savons et cependant nous disons le contraire ; nous faisons un mensonge volontaire en affirmant que le même individu a réagi deux fois de suite différemment à des excitations identiques et que par conséquent il n’est pas soumis aux lois naturelles et peut créer du mouvement, faire des commencements absolus ! et cela serait, en effet, si le même mécanisme pouvait répondre différemment à des excitations identiques ; mais ce n’est plus le même mécanisme !

Ce n’est plus le même mécanisme, mais sa forme extérieure a si peu varié que nous la reconnaissons et que nous lui continuons la même appellation à travers toutes les modifications insensibles, mais certaines, qui de l’enfant font peu à peu un vieillard ! Cette conservation de la forme, ou plutôt cette variation continue et insensible de la forme est l’origine d’une erreur très répandue en biologie et qui n’est qu’un Cas particulier de l’erreur individualiste ; c’est l’erreur morphologique.

Que dans une cellule, par exemple, apparaisse une masse spéciale à contours limités et susceptible d’être vue au microscope, nous lui donnerons tout de suite un nom et par conséquent une individualité ; nous en parlerons comme d’une chose fixe, ayant des propriétés constantes, alors que nous savons très bien que tout change sans cesse dans une cellule vivante et que la forme de cette masse particulière au sein des liquides ambiants nous renseigne seulement sur le mouvement tourbillonnaire, sur le dynamisme spécial de ces liquides ambiants. Nous le savons, mais nous donnons cependant à cette masse un nom, un état civil, des propriétés intangibles ! Bien mieux, le dynamisme intracellulaire changeant à un certain moment, cette masse disparaît, mais, quelque temps après, le même dynamisme se reproduisant, une masse de même forme redevient visible ; nous disons que la première a réapparu ; nous lui continuons son nom et ses propriétés ; nous supposons implicitement, sans avoir d’ailleurs aucune raison pour cela, que les mêmes particules qui composaient la première masse se sont retrouvées pour reformer la seconde, alors qu’il y a bien des chances pour que les particules de tout à l’heure n’existent plus, aient été remaniées et transformées par les réactions intra-cellulaires. C’est Weismann qui a donné le plus complètement dans l’erreur morphologique : son œuvre est d’ailleurs le rendez-vous de toutes les erreurs de méthode possible en biologie et l’enthousiasme qu’elle a provoqué dans le monde des naturalistes suffirait à prouver qu’il est temps d’introduire dans l’étude de la vie un langage vraiment scientifique, dépourvu de mots à double sens.

Le point de départ de Weismann, et ce point de départ lui est d’ailleurs commun avec Darwin et Claude Bernard, est que la matière vivante n’a pas de forme par elle-même, mais doit sa forme à des particules invisibles qu’elle contient. Si je ne craignais de manquer de respect aux plus grands maîtres de la science, je dirais volontiers que cette erreur, qui n’a pas de nom spécial, est une erreur logomachique. Elle provient, me semble-t-il, de la croyance a priori à l’identité de tous les protoplasmes ; c’est du moins l’opinion que Cl. Bernard exprime clairement, sans en donner d’ailleurs une seule raison, et pour cause. Si donc tous les protoplasmes sont identiques, puisqu’ils ont des formes différentes, c’est que leur forme tient à quelque chose que nous ne voyons pas et qui est en eux ; c’est ce quelque chose que Darwin a appelé gemmule. Weismann a compliqué les gemmules de Darwin et les a supposées agglomérées en constructions complexes, tellement considérables qu’elles deviennent visibles ; ce sont précisément ces masses qui apparaissent de temps en temps et disparaissent périodiquement dans l’intérieur des cellules. Weismann a fait sur ces particules hypothétiques une série de suppositions extrêmement embrouillées au moyen desquelles il a expliqué ( !) tout à la fois, l’hérédité, la sexualité, l’origine des espèces, etc… Mais il suffit d’y regarder d’un peu près pour voir qu’il a raisonné comme le médecin de Molière au sujet de la vertu dormitive de l’opium, et qu’il n’a rien expliqué du tout.

Il s’agissait de faire comprendre que l’homme est reproduit par un œuf qui est un milliard de fois plus petit que lui. Transportant, par une erreur anthropomorphique bien inutile, la même propriété à la cellule, Weismann a supposé que la cellule est représentée par une particule qui est un milliard de fois plus petite qu’elle, c’est-à-dire qu’il a imaginé pour la cellule un problème aussi complexe que celui qui se posait pour l’homme, mais en même temps il a admis que, pour la cellule, ce problème était très facile à résoudre, ne se posait même pas ; il a supposé ensuite que l’œuf contenait une particule représentative de chacune des cellules du corps de l’homme et que chacune de ces particules connaissait la mission qu’elle avait à remplir au cours du développement ; il a attribué à ces différentes particules des vertus représentatives, déterminatives, etc., analogues à celles que l’on rencontre dans le cerveau d’un homme très intelligent. Je développerai ailleurs les invraisemblances du système de Weismann ; je le signale seulement ici pour donner une idée du peu de méthode scientifique de ceux, et ils sont légion, qui ont considéré ce système comme ayant une grande valeur explicative, et pour montrer une fois de plus la nécessité d’introduire de la précision dans le langage des sciences naturelles.

Une des erreurs les plus répandues dans le système de Weismann est l’erreur téléologique : Pourquoi ceci est-il ainsi fait ? Parce qu’il faut que telle chose en découle ! La plupart des biologistes actuels et des meilleurs, Hertwig, Wilson, etc., exposent toute l’histologie en langage finaliste.

On a beaucoup discuté, récemment encore, la valeur scientifique de la Théorie des causes finales [3]. À mon avis, l’erreur téléologique est, elle aussi, une conséquence des raisonnements anthropomorphiques. De même que l’homme se croit libre et capable de commencements absolus, de même il a l’illusion que tous ses actes sont dirigés par le but qu’il poursuit et non par les événements précédant son activité. Souvent, en effet, par suite de l’expérience ancestrale, transmise et accumulée dans notre hérédité sous forme de ce que nous appelons notre logique, notre bon sens, par suite aussi de l’expérience individuelle dont nous savons tirer parti parce que nous sommes intelligents, nous pouvons prévoir, dans une certaine mesure, mais sous réserve de contingences, ce qui résultera de nos actes dans un avenir très rapproché ; et cette prévision partielle des faits qui découleront de notre activité entre comme un facteur important dans les associations d’idées dont notre cerveau est le siège. Voilà à quoi se réduit le finalisme humain ; c’est pour n’avoir pas réfléchi à son origine que nous avons été amenés à prêter à un être plus parfait que nous un finalisme plus parfait ; cet être plus parfait ayant pour faculté de tout prévoir ; nous l’avons appelé la Providence, et comme nous lui avons attribué la création du monde et des lois naturelles, nous avons été fatalement amenés à croire que ces lois sont calculées en prévision d’un but que s’est proposé la souveraine intelligence. Le langage humain est finaliste ; quand un fait se passe sous nos yeux, nous lui donnons le plus souvent comme raison d’être la conséquence qui en découle.

Il serait superflu d’insister sur la stérilité qu’engendre, pour la science, le raisonnement finaliste, mais il n’est pas inutile de rappeler cette chose très curieuse que, pour beaucoup de penseurs, le darwinisme a paru conduire au finalisme. Darwin, nous l’avons vu tout à l’heure, s’est borné à exprimer dans un langage synthétique que « les choses sont comme elles sont et non autrement », mais par la dénomination de plus apte accordée à l’individu qui a persisté dans la lutte, il a pu laisser croire à ceux qui le comprenaient mal (à Flourens, par exemple) que sa sélection naturelle était une sorte de providence choisissant dans les combattants celui-qui devait être le plus apte à survivre. J’ai montré précédemment que le plus apte n’était défini qu’après coup, par le résultat même de la bataille et que, par conséquent, il n’y a là aucun finalisme ; mais voici encore autre chose :

Darwin a conclu de ses raisonnements qu’un caractère quelconque, existant aujourd’hui chez un être quelconque, avait eu son heure d’utilité dans l’histoire de l’espèce ; c’est toujours une conséquence de la forme de langage résumée dans la formule : « la persistance du plus apte ». Et les darwiniens se sont par suite ingéniés à rechercher, à propos de tous les caractères connus de tous les êtres connus, quelle en pouvait être l’utilité présente ou passée ; cela n’a pas toujours été facile et a conduit à des découvertes bien intéressantes, mais ce n’était pas suffisant. Qu’un caractère ait été utile, c’est une raison pour qu’il se soit fixé dans l’espèce, mais ce n’en est pas une pour qu’il se soit produit une première fois, ou bien il faut donner au hasard une bien grande ingéniosité. Dans beaucoup de cas la forme de raisonnement darwinien a donc été identique à peu de chose près, au langage finaliste : Pourquoi avons-nous des yeux ? pour voir, disent les finalistes parce que la faculté a été avantageuse pour les êtres qu’un hasard en a doués une première fois, disent les darwiniens.

Lamarck ne s’est pas contenté du rôle du hasard dans l’explication de l’apparition des organes nouveaux, mais il n’a pas été non plus à l’abri des pièges du langage finaliste parce qu’il a décomposé le fonctionnement des animaux en trois parties conventionnelles parallèles à celles dans lesquelles, nous hommes, décomposons notre fonctionnement dans le langage psychologique ; il a dit : les conditions nouvelles créent de nouveaux besoins chez les êtres vivants, d’où la nécessité pour eux d’agir en vue de la satisfaction de ces besoins. Ce n’est là qu’une faute de langage, mais nous avons vu tout à l’heure à quelles conclusions absurdes ce langage téléologique a conduit Cope, élève de Lamarck. J’espère montrer que l’on peut raconter l’adaptation au milieu dans tous les détails, sans aucun raisonnement téléologique, en se servant du langage synthétique dont notre chien philosophe nous donnait tout à l’heure l’exemple en disant : « les bateaux partent avec le flot et reviennent pleins de poissons ».

À ceux qui douteraient de la stérilité des interprétations par les causes finales, je conseillerai seulement de lire un passage de Bernardin de Saint-Pierre et de le comparer à un passage de Darwin ; le premier, observateur excellent, a fait beaucoup de remarques aussi précises que celles du second, mais il a admiré dans tout l’ordre merveilleux de la Providence et n’a tiré aucun profit d’observations qui ont fourni une ample moisson d’idées au naturaliste anglais.

Voilà déjà bien des erreurs inhérentes pour la plupart au langage biologique actuel. Il y en a encore d’autres à signaler, indépendantes du langage celles-là, et tenant à des comparaisons illégitimes. Expliquer c’est comparer, mais toute comparaison n’est pas bonne.

Nos ancêtres ignorants ont comparé le mouvement en apparence spontané des êtres vivants au mouvement des feuilles agitées par un vent invisible ; d’où l’expression anima, âme, venant de ἄνεμος vent. Cette comparaison pouvait se soutenir à la rigueur tant que l’on ignorait la nature du vent ; lorsqu’on connut sa consistance matérielle on aurait dû abandonner la comparaison ; on la garda et l’on imagina pour remplacer le vent des principes immatériels causes du mouvement, c’est-à-dire que l’on compara la cause du mouvement des êtres vivants à quelque chose qui n’était comparable à rien. C’est l’origine de la théorie animiste qui a dominé et domine encore aujourd’hui presque toute la philosophie humaine.

Autre exemple de comparaison fallacieuse. L’homme est un mécanisme et on l’a comparé à des mécanismes connus et plus simples, à des machines à vapeur par exemple ; ceci était admissible pourvu qu’on n’allât pas trop loin dans la comparaison et qu’on ne considérât pas comme s’appliquant à l’homme toutes les propriétés des machines avec lesquelles on l’avait comparé. Malheureusement, on n’y a pas pris garde ; les machines s’usent en fonctionnant, l’enfant au contraire se construit, en fonctionnant et devient un homme ; mais on s’est laissé entraîner par la comparaison et on a admis comme évident, que le fonctionnement use la machine humaine, alors que, certainement, c’est le contraire qui a lieu ! Et c’est ainsi que Claude Bernard a été conduit à exprimer ce paradoxe qui cache une erreur dangereuse : « la vie c’est la mort ! » Récemment encore la comparaison entre l’homme et une machine thermique a conduit des savants à confondre l’alimentation de l’homme avec l’alimentation d’une automobile et à mesurer à son coefficient thermogène la valeur alimentaire d’une substance donnée.

Un dernier exemple : Il y a deux sexes dans la plupart des espèces animales et il n’y a que deux sexes chez les animaux supérieurs et chez l’homme. Chez ces derniers êtres, c’est toujours la femelle, qui fournit le gros élément génital appelé ovule, tandis que le mâle fournit un élément extrêmement petit, le spermatozoïde. Dans des espèces plus éloignées de nous, comme les puces d’eau et les pucerons, il y a, outre ces deux sexes, un troisième type d’individus appelés parthénogénétiques et qui ont la propriété de se multiplier, de se reproduire par eux-mêmes, sans le secours d’un conjoint. Ils n’ont donc pas de sexe et se multiplient par génération agame, comme les champignons ; mais par suite de je ne sais quelle idée préconçue, insoutenable, à mon avis, dans l’état actuel de la Biologie, on considère les mâles dans la génération sexuelle normale comme apportant dans l’acte de la génération un élément moins important que la femelle, de sorte que l’on donne le nom de femelle aux individus qui se reproduisent seuls ; on compare ces êtres à des vierges qui enfantent sans fécondation, (parthénogénese, de παρθένος vierge). C’est là une erreur volontaire et qui se trouve partout : j’essaierai de montrer combien cette erreur a été funeste et combien elle s’oppose à la compréhension de la question de la détermination du sexe chez les jeunes individus ; mais je n’espère pas pour cela, amener les auteurs à abandonner une manière de parler à laquelle ils sont habitués.

Débarrassée de toutes ces causes d’erreur, la Biologie est une science difficile ; aussi beaucoup de gens qui veulent avoir le droit de discuter, sans se donner trop de mal, la valeur des théories sur la vie, ne se résoudront-ils pas facilement à abandonner les vieilles manières de parler ; cela leur permettra d’ailleurs un facile triomphe sur l’ « abject matérialisme » qui nécessite un effort constant et une tension incessante et qui, pour ces raisons mêmes, ne sera pas facilement adopté par la majorité. Le grand succès du système fantastique de Weismann, l’édifice verbal le plus considérable qui ait été construit dans la science, est venu probablement de ce que son étude n’exigeait ni beaucoup de raisonnement ni beaucoup de connaissances acquises dans les sciences exactes.

Au contraire, pour faire de la Biologie scientifique, il faut s’entourer de grandes précautions malgré lesquelles il n’est d’ailleurs pas toujours facile d’éviter les pièges d’un langage courant, résumé de toutes les erreurs ancestrales. En outre, il faut être familiarisé avec la méthode des sciences physico-chimiques ; il ne suffit pas d’une certaine curiosité ni d’un tempérament de collectionneur, et beaucoup de naturalistes, admirablement renseignés sur les espèces d’insectes ou de mollusques, sont moins bien outillés pour entreprendre cette étude que ceux qui ont acquis une connaissance approfondie des phénomènes de la matière brute.
Félix Le Dantec
  1. J’emploie cette expression « globale » à défaut d’une meilleure pour indiquer que les phénomènes sont racontés dans leur totalité sans aucun essai d’analyse ou d’interprétation des activités intermédiaires qui prennent place entre le début et la fin du phénomène.
  2. Traité de Biologie, par Félix Le Dantec. (À paraître le 15 mai 1903, chez Félix Alcan).
  3. SullY Prudhomme et Ch. Richet : Les Causes finales ; Paris, Alcan.