La Maîtresse d’anglais/1

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Kiessling, Schnée et Cie (p. 5-24).

LA
MAÎTRESSE D’ANGLAIS
ou
LE PENSIONNAT DE BRUXELLES.


I

Une enfance heureuse devient la source de nos sentiments les plus purs et de nos souvenirs les plus délicieux, dont le charme s’accroît encore à mesure que nous avançons en âge. Dans les diverses expériences de la vie, dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, soit qu’une espérance brille à nos yeux, soit qu’elle disparaisse de notre ciel, soit qu’un succès couronne nos ambitieux désirs, soit qu’un échec mortifie notre amour-propre, — quand une affection nouvelle, ranime, les sympathies du cœur, quand nous perdons un ami qui nous délaisse ou une illusion qui s’envole, il est doux de pouvoir évoquer, les figures familières et tendres du foyer domestique, celles dont le sourire encouragea, nos premiers plaisirs et dont les caresses séchèrent nos premières larmes. Ce bonheur dans le passé, me manque presque entièrement. Orpheline, dès de berceau, je n’eus pas même un frère ni une sœur pour les associer à mes jeux. Des parents éloignés m’avaient recueillie, par charité probablement… Ah ! qu’il y a loin du toit le plus hospitalier à la maison paternelle !

J’eus, du moins une bonne, marraine, et le temps que j’allais passer chaque année chez elle est encore mon plus riant souvenir.

Ma marraine, habitait une jolie maison à Olney, ancienne, et paisible ville où l’on aurait pu croire à l’éternité du dimanche, tant, il s’y faisait peu de bruit, tant toutes choses y avaient un air de calme, de propreté et de contentement. Ma marraine s’appelait mistress Graham. Son mari, qui avait exercé la profession de médecin, était mort jeune, et il l’avait, laissée veuve avec un fils unique, Mistress Graham, à l’époque dont je parle, était, belle encore, de taille imposante, plus brune qu’on ne l’est généralement sous le ciel de l’Angleterre. J’entendais regretter qu’elle n’eut pas transmis son teint méridional et ses grands yeux noirs à son fils, dont le regard bleu et velouté ne manquait pas d’expression, mais dont les cheveux, qui frisaient naturellement, étaient d’une nuance si aventurée, que les amis de la maison attendaient, pour la caractériser, le reflet d’un rayon de soleil. Alors on l’appelait l’enfant aux cheveux d’or. Le jeune Graham jouissait comme sa mère de la santé la plus florissante ; comme elle, il promettait d’être un jour d’une haute taille.

Le cours du temps chez ma marraine ressemblait pour moi au cours d’une rivière qui déroule sa nappe limpide au milieu d’une plaine à peine ondulée. C’était un bonheur calme et un peu monotone ; mais je n’éprouvais le besoin d’aucune distraction ; j’appréhendais même tout changement, car j’avais de bonne heure connu la souffrance.

Un jour mistress Graham reçut une lettre dont le contenu parut lui causer beaucoup de surprise et quelque souci. Croyant d’abord que la lettre venait de mes tuteurs, je m’attendais à une communication fâcheuse, peut-être à un ordre de départ précipité ; mais ma marraine ne me dit rien ; le nuage n’avait fait que passer sur son front ; je me rassurai.

Le lendemain, à mon retour d’une longue promenade, je remarquai dans la chambre où je couchais un changement fort inattendu. À côté de mon lit, dans la grande alcôve, se trouvait un petit lit tout blanc ; près de ma grande commode en acajou, figurait pour la première fois une petite commode en bois de rose.

En descendant pour dîner, j’eus l’explication du mystère ; j’allais avoir pour compagne l’enfant d’un parent éloigné de mistress Graham, une petite fille qui venait de perdre sa mère ; mais, à ce que ma marraine donnait à entendre, cette perte n’était pas aussi grande qu’on aurait pu se l’imaginer. Si mistress Home, ainsi se nommait la défunte, passait pour une très-jolie femme, on la citait également pour son étourderie et son insouciance. Elle s’occupait fort peu de sa fille et rendait son mari malheureux. Une séparation volontaire s’en était suivie, et peu de temps après, mistress Home avait attrapé, au sortir d’un bal, la fluxion de poitrine qui l’avait enlevée. M. Home, homme d’une grande sensibilité, frappé par la soudaineté de cette mort, ne pouvait se persuader qu’il en était complétement innocent. Il se reprochait d’avoir au moins manqué d’indulgence, et il s’affectait tellement de cette idée que sa santé s’altérait de plus en plus. Les médecins avaient fini par lui conseiller un voyage sur le continent ; décidé à partir, il priait mistress Graham de se charger de sa fille pendant son absence.

S’il plaît à Dieu, ajouta ma marraine, l’enfant ne ressemblera pas à sa mère, la femme la plus nulle et la plus frivole qu’un homme doué de quelque sens commun puisse avoir la faiblesse d’épouser. M. Home est un homme sensé, à part ce mariage ; il a de la fortune et consacre ses loisirs à la science. J’avoue qu’il s’occupait peut-être plus de ses expériences de chimie et de physique qu’il ne fallait pour plaire à une jeune femme. Il tient cette manie d’un oncle maternel, membre de l’Institut de France, car il a des parents sur le continent. Ces parents appartiennent à l’aristocratie ; double origine écossaise et française en fait, du reste, un homme à part.

Le temps était affreux ce soir-là ; il fallut se contenter d’envoyer le domestique à la diligence, qui devait arriver à neuf heures du soir. Nous étions assises dans le salon, ma marraine et moi. Son fils, John Graham, était allé passer quelques jours chez un camarade de collège à la campagne ; ma marraine lisait le journal ; je cousais ; la pluie battait les carreaux ; le vent gémissait dans la cheminée.

— Pauvre petite ! s’écriait de temps en temps ma marraine, quel temps affreux ! Que ne donnerais-je pas pour la voir ici saine et sauve !

Un peu avant dix heures la sonnette de la rue annonça enfin le retour du domestique. Je courus au vestibule, où l’on venait de déposer une malle et quelques cartons. À côté de la malle se tenait une bonne élégante, et au pied de l’escalier le domestique, avec un paquet enveloppé dans un châle entre ses bras.

— C’est l’enfant ? lui demandai-je.

— Oui, mademoiselle.

Je voulus ouvrir le châle pour regarder la nouvelle arrivée, mais elle se retourna : en se serrant contre l’épaule du domestique.

— Mettez-moi à terre, s’il vous plaît, dit une petite voix ; débarrassez-moi de ce châle. Et la frêle créature, impatiente de se dégager de son enveloppe, ôta elle-même l’épingle ; mais le châle était trop lourd pour être manié par ses mains mignonnes.

— Prenez donc le châle, Henriette !

Henriette était le nom de la bonne.

Cela dit, elle entra au salon.

— Approchez, chère petite ! s’écrią ma marraine. Vous devez avoir bien froid. Chauffez-vous, chauffez-vous vite.

L’enfant se hâta d’approcher. C’était une charmante miniature. Assise sur les genoux de ma marraine, on l’aurait prise, surtout aux boucles soyeuses de ses cheveux, pour une poupée de cire.

— Et comment vous nomme-t-on, mon bijou ?

— Missy[1].

— Mais ce n’est pas votre seul nom ?

— Papa m’appelle Polly[2]

— Eh bien ! Polly, êtes-vous contente de venir habiter avec nous ?

— Pas pour toujours, mais jusqu’au retour de papa, puisqu’il est parti pour faire un long voyage, ajouta-t-elle en hochant tristement la tête. Les médecins le lui ont ordonné pour sa santé.

Les yeux de Polly se remplirent de larmes ; elle retira ses petites mains des mains de ma marraine et fit un mouvement pour descendre de ses genoux.

— Je vous en prie, laissez-moi m’asseoir sur un tabouret.

Ma marraine se donna garde de la contrarier.

Polly prit un tabouret et le porta dans un coin rempli d’ombre où elle s’assit. Mistress Graham me dit tout bas de la laisser faire. Je la regardai du coin de l’œil ; elle appuya son petit coude sur son petit genou, tira de sa poche un véritable mouchoir de poupée, et je l’entendis pleurer tout bas.

— Peut-on sonner pour appeler Henriette ? demanda bientôt la petite voix.

Je sonnai ; Henriette arriva.

— Henriette, il doit être temps de me coucher, lui dit sa petite maîtresse. Savez-vous où est mon lit ?

Henriette fit un signe affirmatif.

— Couchez-vous dans ma chambre, Henriette ?

— Non, missy, répondit la bonne. Votre lit est dans la chambre de cette demoiselle.

Polly ne quitta pas encore son tabouret ; ses regards se fixèrent sur moi. Après quelques instants d’observation silencieuse et de réflexion, elle sortit de son coin.

— Je vous souhaite le bonsoir, madame, dit-elle à mistress Graham…

Et elle passa muette devant moi.

— Bonsoir, Polly, lui dis-je.

— Pourquoi nous dire bonsoir ? Nous couchons dans la même chambre, fut sa réplique.

Et elle disparut du salon. Nous entendîmes Henriette lui proposer de la prendre à bras pour monter l’escalier.

— C’est inutile, répondit-elle.

Et son petit pied s’évertua à gravir les marches.

En allant me coucher une heure après, je trouvai Polly tout éveillée encore. Elle avait disposé ses oreillers de manière à se tenir assise dans son lit. Ses deux mains, placées l’une dans l’autre, reposaient sur la couverture avec un air de gravité calme vraiment singulier dans un si jeune enfant. Je m’abstins d’abord de lui parler ; mais au moment d’éteindre la lumière, je lui conseillai de se coucher tout à fait.

— Tout à l’heure, fut sa réponse.

— Mais vous allez vous refroidir, missy.

Elle prit son petit châle, placé sur la chaise à côté du lit, en couvrit ses épaules et resta assise. Je la laissai faire ce qui lui plaisait ; mais, prêtant l’oreille, j’entendis qu’elle pleurait encore, de manière à faire le moins de bruit possible. Le lendemain, Henriette en l’habillant lui annonça qu’elle devait la quitter pour quelques jours. Sa famille habitait le voisinage ; elle avait obtenu de M. Home la permission d’aller la voir.

— Cette demoiselle vous habillera en mon absence.

— Non ; je m’habillerai toute seule.

Mon rôle devenait naturellement passif. En entrant dans la salle à manger à l’heure du déjeuner, je trouvai Polly assise à côté de mistress Graham, avec une tasse de lait devant elle et une rôtie à la main… mais la main ne quittait pas la nappe.

— Comment ferons-nous pour consoler miss Polly de l’absence de son papa ? dit ma marraine.

— Oh ! jamais je ne me consolerai, madame.

— Elle ne mange pas, dit à part mistress Graham. Je vois à ses yeux qu’elle n’a pas dormi. Tant qu’elle n’aura pas pris du goût pour quelqu’un ici, cela ira mal.

Quelques jours s’écoulèrent, et ce goût ne lui venait pas. On ne pouvait la dire méchante ni capricieuse, mais jamais exilé ne porta plus lisiblement écrits sur son front des signes du mal du pays. Elle vivait au milieu de nous, mais son âme était ailleurs. Souvent nous la cherchions partout, et quand on finissait par la découvrir blottie dans un trou de souris, sa jolie tête était toujours appuyée ou cachée dans ses mains. Plusieurs fois sous un doux rayon de lune, je la vis agenouillée dans son lit, priant avec la ferveur d’une petite sainte. Rarement j’entendais ses prières, car elle les murmurait tout bas et ne les articulait même pas ; mais le mot papa, dans le peu que je distinguais, revenait aussi souvent que celui de Dieu.

Une si grande douleur, une mélancolie si profonde dans un être si frêle, nous inquiétaient fort, ma marraine et moi. La pauvre enfant ne se familiarisait avec aucune de nous et ne voulait pas être consolée. Cependant le jeune Graham revint. C’était un magnifique garçon de quinze ans, bruyant comme un enfant gâté ; sa première apparition parut faire peur à Polly, en ce moment perchée sur une grande chaise à côté d’une table à ouvrage et occupée à se broder un mouchoir.

— Eh ! quoi, maman, dit-il, vous ne me présentez pas à miss Home ! Dois-je donc me présenter moi-même ?

Et sans attendre la réponse de sa mère :

— Excusez-moi, miss Home, si j’use de cette liberté : Disposez en toutes choses de John Graham.

Polly le regarda de son air le plus sérieux, et elle descendit avec dignité de son perchoir pour lui faire une gracieuse révérence.

— Oh ! comme elle est mignonne, maman ! s’écria John Graham.

Et, sans plus de façon, il l’enleva, comme un géant eût fait d’un pygmée, sur la paume de sa main, pour la considérer de plus près. La plaçant ensuite au-dessus de sa tête, il lui dit de se regarder dans la glace, ce qui ne pouvait manquer, selon lui, de la faire beaucoup rire.

— Mettez-moi à terre, monsieur ! s’écria Polly d’un ton de dignité blessée. Me prenez-vous pour une poupée ?

Malgré ce grave manquement aux lois de l’étiquette, Graham devait être plus heureux que nous. Il attira l’attention de la petite en fouillant dans son pupitre rempli de papiers de toutes sortes, de plumes, de cire à cacheter, de canifs et d’un grand nombre d’images et d’estampes, ramassées de côté et d’autre. Pendant ce remue-ménage, une gravure représentant un enfant qui jouait avec un épagneul de la race appelée Blenheim, tomba à terre.

Polly ramassa la gravure :

— Ah ! le joli chien !

— Voulez-vous l’avoir ?

— Non, dit-elle après un moment d’hésitation.

— Savez-vous ce que j’en ferai, si vous le refusez ?…

— Ce que vous voudrez.

— J’en ferai des allumettes de papier pour la lampe.

Et Graham prit des ciseaux dans le panier à ouvrage de sa mère, pour exécuter cette menace.

— Pauvre petit chien ! dit Polly.

— Le voulez-vous ? Il en est temps encore.

— Eh bien ! oui, je le veux.

— Mais il me faut quelque chose en retour, un seul baiser. Je veux que vous soyez ma petite sœur.

— Gardez votre chien.

— Non, le voilà pour rien.

— Merci, merci, M. Graham !

Et elle prit la gravure avec reconnaissance.

Ce début, près de Polly était heureux. Le grand garçon et la petite fille devinrent les meilleurs amis du monde ; je ne sais lequel des deux témoignait le plus de sollicitude pour le bien-être de l’autre. Le plus grand bonheur pour Polly était de rester assise aux genoux de Graham sur un tabouret, et de l’entendre raconter tout ce qui lui arrivait au collége. Bientôt elle sut par cœur tous les noms de ses camarades. Il suffisait qu’il lui décrivit une seule fois leur caractère et leur extérieur, pour qu’elle ne les oubliât plus ; jamais elle ne les confondait entre eux. Pendant des soirées entières, elle s’entretenait avec lui de personnes qu’elle n’avait jamais vues. S’associant aux antipathies de Graham, elle avait fini par prendre en grippe un pauvre maître d’étude et par le contrefaire d’après ce qu’il lui en avait dit ; mistress Graham jugea même à propos de défendre cette malicieuse parodie, malgré le plaisir qu’elle éprouvait à voir s’épanouir le front de Polly.

L’amitié des enfants (le plus grand n’était pas le moins enfant des deux) avait bien ses nuages. Les querelles, heureusement, rares, prenaient parfois un caractère sérieux ; Polly mettait dans les moindres choses un sentiment profond, passionné, peu en rapport avec son âge et sa frêle personne. J’en citerai un exemple ou deux seulement ; car nous retrouverons plus tard mademoiselle Pauline Home. Un jour, c’était l’anniversaire de la naissance de Graham, plusieurs de ses camarades vinrent passer la journée avec lui. Après dîner, la bande joyeuse resta dans la salle à manger ; ou elle ne tarda pas à faire un assez beau vacarme. En traversant le vestibule, je trouvai Polly assise sur la dernière marche de l’escalier, les yeux fixés sur les panneaux de la porte de la salle à manger ; panneaux luisants qui reflétaient en ce moment la clarté de la lampe dudit vestibule. Le front de la petite semblait tout soucieux.

— À quoi pensez-vous donc, Polly ?

— Je voudrais que cette porte fût de verre, dit-elle.

— Qui vous empêche d’entrer ? Vous verrez encore mieux ce qu’ils font.

— Je n’ose pas. Me le conseillez-vous ?

— Pourquoi pas ?

Elle se hasarda à frapper ou plutôt à gratter à la porte. Comme on ne semblait guère pouvoir l’entendre au milieu du bruit que faisaient ces messieurs, je frappai pour elle beaucoup plus fort.

Graham, ouvrit ou plutôt il entre-bâilla la porte et allongea la tête. Il était fort animé par le jeu.

— Qu’est ce qu’il y a ? Ah ! c’est vous ! Que venez-vous faire ici ? N’est-ce pas que c’est une jolie poupée, messieurs, jolie à mettre sous globe sur une cheminée ? Vite, Polly, sauvez-vous. Nous vous aurions bientôt cassé bras et jambes. Dites à maman et à miss Lucy de vous faire coucher de meilleure heure aujourd’hui.

Et la porte se referma doucement, mais hermétiquement.

Polly, resta pétrifiée. Je me rapprochai d’elle.

— Il préfère ses camarades, dit-elle en soupirant. Jamais il ne m’a parlé ainsi.

J’essayai de la consoler ; je lui dis qu’une jeune personne comme elle ne pouvait s’aventurer au milieu d’écoliers tapageurs ; Graham la préférait très-certainement à tous ses camarades, mais ce jour là il appartenait à ces derniers. J’ajoutai quelques réflexions de philosophie banale et à la portée de tous les âges ; mais, au premier mot, elle mit ses doigts dans ses oreilles et s’étendit de tout son long sur la natte placée au pied de l’escalier. Ni le domestique, ni la cuisinière, ni moi, nous ne pûmes la décider à quitter cette position, et plus d’une heure s’écoula avant qu’elle se levât de son plein gré.

Graham essaya de réparer le soir même le mal qu’il avait fait sans le vouloir, mais il trouva Polly changée en une véritable statuette de marbre. Toute la journée du lendemain, il en fut de même. Dès qu’il la regardait, ses yeux restaient fixés à terre, ses lèvres closes. À la fin elle lui pardonna, mais la leçon ne fut pas perdue pour elle. Un jour que je la priais de porter un livre à Graham, dans son cabinet d’études :

— J’attendrai qu’il en sorte, dit-elle fièrement ; il ne se plaindra pas deux fois d’avoir été dérangé par moi.

Un grand caractère peut être logé, on le voit, dans un petit corps.

Graham avait un poney favori sur lequel il se promenait souvent. Polly le regardait d’ordinaire partir, et elle épiait son retour, perchée sur sa grande chaise près de la croisée. Faire quelques tours de manége sur le dos du fringant petit coursier eût été le comble de son ambition, mais elle ne s’abaissait jamais à demander une faveur. Graham la laissa longtemps languir sans lui faire la proposition qu’elle attendait. Enfin, il s’en avisa, mais trop tard.

— Mon père m’achètera un poney, dit-elle, quand il reviendra. J’attendrai son retour pour monter à cheval.

Peu à peu, Polly s’était familiarisée avec moi. Je n’étais pas sa confidente, mais elle me communiquait une partie de ses réflexions.

— Savez-vous, miss Lucy, quel est, de toute la semaine, le jour où Graham est préférable ?

— C’est une question bien singulière, missy. N’est-il pas le même tous les jours ?

— Oh ! non. Il est bien différent le dimanche. Nous l’avons à nous toutes seules, ce jour-là. Il est si calme et si bon !

L’observation de Polly était assez fondée. Graham subissait l’influence du jour consacré à la religion, de ce jour qui n’a pas cessé d’être la trêve de Dieu. Ce jour-là, pour lui comme pour tant d’autres, était plein d’une douce quiétude, et la soirée s’écoulait sereine entre toutes, près du foyer domestique. Ce jour-là, il prenait possession du sofa et appelait Polly auprès de lui.

Graham ne ressemblait pas à tous les garçons de son âge. Sous un extérieur enjoué, il y avait chez lui un fond sérieux ; il était déjà capable de ce qu’on peut appeler à tous les âges la contemplation ; il aimait la lecture, mais il avait des préférences caractéristiques pour certains livres, et ces préférences indiquaient toujours l’instinct de l’honnêteté et du beau. Rarement il commentait tout haut ce qu’il lisait, comme le font beaucoup d’enfant, mais je le voyais souvent réfléchir après avoir fermé son livre.

Il prenait plaisir à faire chanter ou plutôt à faire réciter à Polly les hymnes qu’elle avait apprises dans la semaine. Polly avait peu de voix, mais cette voix avait un timbre musical. Elle accentuait son récitatif et y mettait tant d’âme, que l’élève surpassait le maître. Aussi Graham en était-il tout fier. Il faisait également lire la Bible à Polly, qui lisait fort bien. Joseph vendu par ses frères, la vocation de Samuel, Daniel dans la fosse aux lions, étaient ses épisodes favoris ; je ne me serais jamais lassée de les entendre lire par elle.

Graham lui avait fait don d’un grand livre à images qui faisait ses délices et parlait surtout à son imagination c’était un voyage autour du monde.

— Aimeriez-vous à voyager, miss Lucy ? me disait-elle un jour. Moi, je voudrais voir le grand mur de la Chine, et ces dames chinoises qui n’ont pas de pied plus grand que le mien. Alors il doit être presque aussi petit que celui de Candace.

C’était le nom de la poupée, ainsi baptisée par Graham, parce que sa figure un peu noire lui donnait, disait-il, le teint éthiopien.

— Se peut-il, miss Lucy, qu’on trouve dans la terre les ossements d’animaux plus gros que les éléphants ? Oh ! quand je serai grande, je voyagerai avec Graham et papa. Nous irons d’abord en Suisse, pour gravir le Mont-Blanc. Mais, attendez donc que je chercher dans le livre : il y a une bien plus haute montagne qu’on appelle le Kim. Kimborazo, c’est en Amérique. Je veux monter en haut du Kimborazo.

— Pauvre petit oiseau-mouche, pensé-je, qu’iriez-vous faire dans les régions où plane le condor ?

Dans la soirée même où Polly m’avait communiqué ces beaux projets, il arriva une lettre de son père qui la rappelait près de lui avec Henriette. Sa mauvaise santé l’avait décidé à se fixer tout à fait en France, dans sa famille maternelle. C’était au moins le prétexte dont il colorait son dégoût pour l’Angleterre.

La nuit qui précéda le départ, Polly ne dormit pas. Son lit était froid, disait-elle, elle ne pouvait le réchauffer ; je la pris dans le mien. Nous parlâmes longtemps et toujours de Graham, dont le sort l’inquiétait ; le fait est qu’elle avait fini par être sa petite fée protectrice.

— Dormez, mon enfant, lui dis-je enfin. Dormez.

Elle ferma les yeux. C’est tout ce qu’elle pouvait faire. Je regardai son joli visage éclairé par la lune ; on eût dit un ange entouré d’une auréole. Puisse la Providence lui aplanir les sentiers de la vie, et garantir ses pieds mignons des épines ; elle n’est pas faite pour lutter contre le malheur !

Le lendemain, il fallut se dire adieu. Graham avait plus d’une larme dans les yeux en embrassant sa petite sœur ; mademoiselle Pauline Home tremblait comme une feuille, mais elle ne pleurait pas. C’était se conduire en grande fille.


  1. Diminutif de miss.
  2. Diminutif de Pauline