La Maîtresse d’anglais/3

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Kiessling, Schnée et Cie (p. 39-60).


III

— Je commencerai demain à faire des heureux autour de moi, avait dit miss Marchmont ; mais ce demain-là n’avait pas lui pour elle.

Je me trouvai de nouveau sans protection, sans asile. Ma santé avait souffert, moins pourtant que ne semblaient l’annoncer ma maigreur, mon teint pâle, mes yeux creusés par les veilles, par la fatigue et surtout par l’anxiété constante d’esprit où me tenaient les souffrances de ma maîtresse. Sa mort ne me laissait pas absolument sans ressource, car, après l’enterrement, tous les gages furent payés sans difficulté par un arrière-cousin qui héritait d’elle ; il se garda, du reste, d’y rien ajouter. La physionomie de cet héritier n’était pas trompeuse ; il avait le nez pointu et ridé, les tempes étroites ; son avarice devait faire le plus triste contraste avec la générosité, naturelle de sa parente, dont les pauvres, bénissaient la mémoire. En possession, de quinze livres sterling, ce qui me semblait presque une grosse somme, je n’en songeai pas moins avec effroi à la nécessité de chercher sous huit jours une autre demeure.

Dans cette fâcheuse conjoncture, j’allai consulter une ancienne servante de notre famille, autrefois ma bonne, aujourd’hui femme de charge dans une maison importante peu éloignée de la résidence de miss Marchmont. Plusieurs heures passées près d’elle me servirent peu ; elle ne savait que me conseiller. Il était presque nuit quand je la quittai ; j’avais plus de deux milles à faire à pied par la gelée ; malgré mes habitudes sédentaires, je me sentais jeune et forte. J’étais pauvre, abandonnée à moi-même, mais je n’avais pas encore vingt-trois ans ; je n’avais pas dit adieu à l’espérance ; le courage physique ne me manquait pas non plus. Plus d’une autre femme n’eût osé faire, à pareille heure, cette course solitaire à travers champs, course pendant laquelle je ne devais rencontrer ni village, ni ferme, pas même un cottage isolé. En l’absence du clair de lune, la pale lumière des étoiles indiquait seule le sentier ; mais une singulière surprise m’était réservée, le spectacle d’une auréole boréale : Loin de me causer une terreur superstitieuse, ce brillant phénomène agrandit le cercle de ma pensée en la transportant dans des pays lointains. L’existence humaine n’était donc pas circonscrite par la nature dans un coin de terre ! Une énergie jusqu’alors latente en moi me fut tout à coup révélée ; je respirai à pleins poumons l’âpre brise qui balayait la plaine : une pensée hardie me vint.

— Pourquoi ne voyagerais-je pas comme cette brise ? Je ne suis pas plus enchaînée qu’elle.

Où aller ? C’était la grande question.

La réponse ne se fit pas attendre. Depuis que habitais, cette paroisse, dans un des planes et fertiles comtés du centre, je voyais sans cesse des yeux de l’esprit ce que je n’avais pas encore vu des yeux du corps ; je voyais Londres a l’horizon.

En partant pour la grande métropole, je courais moins de risques, je faisais preuve d’un esprit moins aventureux qu’on ne se l’imagine peut-être. La distance, en résumé, n’était que de cinquante milles. Mon pécule me permettait d’aller à Londres, d’y rester quelques jours et de revenir, si j’échouais dans mes espérances ; une petite vacance m’était bien permise après tant de fatigues. Ne valait-il pas mieux envisager ainsi la chose que d’y voir une question de vie ou de mort ? Rien de tel que de ne pas s’exagérer l’importance de ses actes, quand on veut se tenir l’esprit en repos. L’enflure des mots, l’exagération des idées, suffisent souvent pour donner la fièvre.

Un voyage de cinquante milles demandait alors une journée, car je parle d’un temps loin de nous déjà. À neuf heures environ, par une humide soirée de février, j’atteignis la Babylone insulaire. Mes premières impressions n’eurent rien de pittoresque ni de poétique : il faisait noir ; il pleuvait. Les cochers et les porteurs qui se pressaient autour de la diligence parlaient un langage presque aussi inintelligible pour moi qu’une langue étrangère. Jamais je n’avais entendu défigurer l’anglais de la sorte. Je parvins pourtant à me faire conduire dans une auberge dont j’avais eu soin de prendre l’adresse avant mon départ. Ma faim fut aisément rassasiée ; je me réchauffai à un grand feu et je gagnai bientôt ma chambre. Alors, seulement, ma triste condition se présenta à moi tout entière. Qu’allais-je devenir dans cette ville immense, sans un ami ? Et pourtant, je ne regrettais pas d’y être venue. Un vague instinct me disait qu’il valait mieux marcher en avant qu’à reculons. Dieu y mettrait sa grâce ! Au moment où je soufflai la lumière, un son métallique sourd, mais puissant, vibra dans la nuit. Je me demandai ce que ce pouvait être ? Le même son, reproduit douze fois à intervalles égaux, se chargea de me répondre ; il était minuít ; j’allais dormir à l’ombre de Saint-Paul.

Le lendemain, premier jour de mars, lorsque à mon réveil j’entr’ouvris mes rideaux, le soleil levant luttait contre les brouillards. Au-dessus de ma tête et des toits des maisons, je vis une grande masse arrondie, d’un aspect solennel, d’un gris sombre et bleuâtre ; c’était le dôme de la cathédrale. Je ne sais comment, expliquer ce qui se passa en moi, mais il me sembla que pour la première fois mon esprit dégageait ses ailes jusqu’ici captives. J’éprouvai la joie d’un oiseau échappé de sa cage ; je me sentis vivre comme je n’avais jamais vécu.

— Oui, j’ai bien fait de venir à Londres, me dis-je à moi-même.

Et j’étais tentée de prendre en pitié ceux qui restaient attachés comme des plantes au sol qui les avait vus naître.

Je descendis ; on m’apporta à déjeuner ; je liai conversation avec le garçon. Depuis vingt ans, il servait dans le même hôtel, où il avait vu plusieurs fois descendre deux de mes oncles qu’il se rappelait parfaitement après un laps de plus de quinze années. Selon lui je ressemblais beaucoup à mon oncle Charles ; on me l’avait déjà dit ; ces deux oncles étant des hommes honorables, leur mémoire jetait un bon reflet sur leur nièce. Je m’en aperçus-au surcroît de politesse déployé par le garçon.

La rue sur laquelle donnait ; la fenêtre de ma chambre à coucher était une petite rue de traverse, étroite, parfaitement tranquille, mains sale que la plupart des rues de la grande cité. Il y passait peu de monde et les passants avaient la tournure et les allures de la province, rien n’y était de nature à ; m’intimider ; je n’hésitai pas à sortir.

Me promener dans Londres, n’en était pas moins pour moi une véritable aventure, mais une aventure. pleine d’attrait. Arrivée dans Paternoster-Row, territoire classique, j’entrai dans la boutique d’un libraire, nommé. Jones, et j’achetai un petit livre destiné à être envoyé au fils d’une personne qui m’avait donné quelques renseignements sur la capitale. C’était un acte d’imprudente prodigalité que ce petit cadeau ; mais je me sentais riche ce jour-là. M. Jones, de son côté, majestueusement assis derrière son comptoir… semblait ; l’un des hommes les plus importants, les plus satisfaits de Londres.

Me retrouvant devant Saint-Paul, après bien des évolutions, j’entrai dans l’église et je montai au dôme. De là je contemplai tout à mon’aise la Tamise et ses ponts, les édifices publics, les églises, l’antique Westminster et les jardins verdoyants du temple, éclairés par un beau-soleil qui, resté maître de la voûte azurée, dorait la brume transparente dont la métropole était couverte comme d’une légère gaze. Je descendis du dôme, et je me mis à errer, dans une singulière extase de liberté et de joie ; je pénétrai dans le cœur même de la Cité, au centre de la vie et du mouvement. Peu à peu je m’habituai à franchir les rues ; j’éprouvai même un plaisir, peu rationnel assurément, à courir les périls de leur traversée. Plus tard, je devais faire connaissance avec le West-Erid, les parcs, les squares du grand monde ; mais je leur préfère toujours la Cité, donc l’agitation n’a rien de factice, la Cité où le tumulte même et le bruit sont féconds : La Cité travaille le West-End se divertit.

Ma disposition d’esprit, en rentrant dans mon petit hôtel noirci par la famée, était on ne peut plus favorable aux grandes résolutions ; la ligne d’action la plus hardie devait me sourive ; qu’avais-je à perdre ? je n’exposais que moi. Plus d’une fois déjà, n’avais-je pas envisagé la mort même d’un œil tranquille ? Qui verserait une larme sur ma tombe ? Autant mourir, hors de l’Angleterre si ma destinée ; n’était pas de vivre.

Je m’informai, dans la soirée, des jours de départ des paquebots pour les différents ports du continent. Le lendemain matin, il en partait un pour Ostende. On m’avait parlé de la Belgique comme d’un pays de ressources, d’une sorte de pied-à-terre des Anglais sur le continent. Partons pour Ostende ! Le garçon qui avait connu mes oncles me conseilla de me rendre, le soir même, à bord, pour ne pas manquer le départ. Il me donna toutes les instructions qu’il crut utiles en recommandant au cocher du fiacre de me déposer avec ma malle à l’embarcadère même du navire, et non dans les mains des bateliers. Le cocher ne tint aucun compte de cette recommandation ; il me fit descendre où il lui plat, et, dès qu’il eut reçu son argent et sa gratification, il fouetta, ses chevaux et décampa, me laissant, moi et ma pauvre malle, à la merci desdits bateliers. Ce fut un moment de crise. La nuit était profonde, on distinguait à peine les objets à la lueur d’une lampe vacillante ; les bateliers se disputaient ma malle avec d’affreux jurons. Tant qu’ils se bornèrent à cette lutte, je les laissai faire ; mais lorsque l’un d’eux mit la main sur moi, je compris que j’étais menacée du même sort, et je m’élançai dans un des bateaux, en déclarant que j’entendais être fibre de mon choix. Cet acte de décision coupa court aux débats et me donna un protecteur dans le propriétaire du bateau. La malle, enlevée par lui d’autorité, suivit sa maîtresse.

La rivière était noire comme l’encre ; les lumières des maisons voisines scintillaient sur de courant comme autant de feux follets. Mes deux rameurs, — ils étaient deux, — passèrent devant plusieurs navires dont je pus lire, à la clarté de notre lanterne, les noms points en grandes lettres blanches sur un fond noir : c’étaient l’Océan, le Phénix, le Dauphin, etc. Le navire que nous cherchions, l’Éclair, stationnait encore plus loin.

En glissant sur ces ondes ténébreuses, je pensais aux fleuves de l’enfer mythologique, à Caron passant dans sa barque une ombre solitaire ; mais au milieu de cette lugubre scène avec la bise glacée qui me soufflait au visage, la pluie qui tombait à verse et les blasphèmes de mes grossiers compagnons si quelque chose m’étonnait, c’était de me sentir si peu malheureuse, si peu effrayée.

L’Éclair finit enfin par se laisser découvrir. Grâce à la lanterne, je lus son nom.

— Nous sommes arrivés, dit le maître batelier ; c’est six shellings.

— Six shellings ! y pensez-vous ? c’est beaucoup trop.

— Je ne vous débarquerai pas à moins. Et, joignant l’effet à la menace, il poussa au large.

Un jeune homme, le stewart[1], nous regardait de la galerie du navire et se disposait à rire de cette scène ; je le désappointai en payant. Trois fois, dans l’après-midi, j’avais donne des couronnes quand je n’aurais dû donner que des shellings ; mais je me consolai par la réflexion que l’expérience ne saurait se payer trop cher.

— Vous vous laissez voler comme cela par ces pirates d’eau douce ? me dit le stewart en ricanant. C’est trois fois plus qu’il n’aurait dû demander.

— Je le sais, répondis-je froidement.

Une femme de haute et robuste taille, belle encore dans son âge mûr et qui affichait des prétentions à l’élégance, allait et venait dans la cabine des dames sans avoir l’air de prendre garde à moi. Voyant qu’elle était de la maison, je la priai de vouloir bien m’indiquer où je devais m’installer, Cette question lui fit prendre un, air tout rébarbatif, et, je, l’entendis murmurer que ce n’était pas l’usage pour les passagers de s’installer à bord si longtemps d’avance.

— Je l’ignorais, madame ; mais, puisque je suis à bord, j’y resterai.

Jusqu’ici, les circonstances me trouvaient à leur hauteur, C’était une première victoire remportée sur mon peu de décision naturelle ; maintenant, je n’avais plus à agir jusqu’au port d’Ostende…

La femme aux grands airs était la mère du stewart. Son fils, son vivant, portrait, allait et venait constamment dans la cabine des dames ; toute la nuit ils bavardèrent et se querellèrent. Elle écrivait à son père une lettre dont elle lisait des passages à ce fils, me croyant, sans doute endormie ; car il s’agissait, à l’entendre, de grands secrets de famille. Sa plus jeune sœur, pommée Charlotte, était sur le point de contracter un mariage romanesque, qualifié par elle de mésalliance scandaleuse, ce qui faisait beaucoup rire le stewart, lequel ne se trouvait pas apparemment de si haute lignée.

Au point du jour, la conversation roula sur un autre thème. Les Watson, à ce qu’il paraît, devaient prendre passage pour Ostende ; or, leur présence à bord était un petit coup de fortune par la dépense qu’ils faisaient d’ordinaire. La mère du stewart ne tarissait donc pas sur leur éloge, et la plus bruyante réception les attendait. La famille Watson se composait de quatre membres deux hommes et deux femmes. En même temps, je vis arriver une jeune personne escortée par un monsieur fort, respectable et qui avait l’air souffrant. Les deux groupes offraient un parfait contraste : les Watson avaient l’aplomb, des gens riches et la vulgarité des parvenus ; les deux femmes, jeunes toutes les deux et dont l’une était fort belle, mais d’une beauté toute physique et sans expression, se faisaient surtout remarquer par des toilettes hors de situation, si je puis m’exprimer ainsi. Leurs chapeaux surchargés de fleurs, leurs robes de soie, éclatante, leurs mantes de velours, faisaient un ridicule effet sur le pont humide du bateau. Les deux hommes étaient petits, trapus, tous les deux chargés d’embonpoint. Le plus âgé, le plus lourd, le plus commun, était l’époux de la plus jeune femme, et lorsqu’elle vint d’un air souriant m’offrir un des pliants qu’ils avaient d’abord accaparés, je ne pus, m’empêcher de la plaindre et de me demander comment cette jeune fille d’une beauté peu relevée, mais réelle, riche elle-même apparemment, avait épousé ce tonneau.

La passagère, accompagnée par le monsieur comme il faut, était une jolie et blonde enfant. Une robe de calicot imprimé, un chapeau de paille sans ornement, un grand chale gracieusement porté, composaient sa toilette d’une simplicité digne d’une quakeresse et qui lui allait fort bien. Avant de la quitter ; car il l’accompagnait seulement jusqu’au bateau, le monsieur promena un regard scrutateur sur les autres passagers, comme s’il cherchait une compagnie à sa protégée. Détournant bientôt les yeux du groupe des Watson avec une expression de répugnance, il les reporta sur moi et adressa quelques mots à sa fille, sa nièce, sa parente ou sa pupille. À son tour, celle-ci regarda de mon côté, en plissant légèrement le coin de sa jolie bouche. Était-ce ma personne même ou mon humble habillement de deuil qui provoquait cette petite moue dédaigneuse ? Fort probablement l’un et l’autre : La cloché sonna ; son père, je sus plus tard que c’était son père, l’embrassa et retourna à terre ; le paquebot partit.

Il n’y a que les jeunes Anglaises qui osent voyager toutes seules, » disent les étrangers, et ils s’étonnent encore plus de la confiance des parents et des tuteurs que du sang-froid de ees demoiselles errantes et de leur aplomb masculin. Ils blâment à l’envi un système d’éducation par lequel on se dispense de cette surveillance maternelle de tous les instants, qui, sur le continent, commence pour ainsi dire au berceau et n’abdique que le jour du mariage. Ma jeune compagne de voyage avait-elle spécialement besoin d’un chaperon ? Je l’ignore ou plutôt je l’ignorais alors ; la solitude, en tous les cas, ne semblait pas être de son goût. Après avoir deux ou trois fois parcouru le pont dans toute sa longueur, elle regarda d’un air ironique les robes de soie, les mantes de velours, les chapeaux chargés de fleurs, les deux ours mal léchés qui accompagnaient ces élégantes hors de saison, et, se rapprochant soudain de moi :

— Aimez-vous à voyager sur mer ? me dit-elle.

Je lui répondis que j’en étais à ma première expérience.

— En vérité, c’est charmant ! s’écria-t-elle. Combien je vous envie ! Les premières impressions sont toujours les plus vives. Rien de tel que la nouveauté. J’ai tant de fois déjà traversé la mer, que je suis blasée sur tout cela.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Est-ce de moi que vous riez ? reprit-elle d’un air naïvement étonné qui me plut mieux que son babil.

— Oui, répondis-je franchement. Peut-on être blasée sur rien à votre âge ?

— Mais j’ai dix-sept ans !

— Je vous en aurais donné seize au plus. Ce n’est pas une bien grande différence. Aimez-vous à voyager ainsi toute seule ?

— Cela ne me fait rien. J’ai traversé dix fois là Manche. Le voyage n’est pas long, et si court qu’il soit, je fais toujours quelque connaissance en route.

— Vous n’en ferez guère cette fois, car les passagers he paraissent pas de votre goût.

— Non, certes ; ces gens-là, malgré leurs prétentions, seraient mieux à leur place parmi les passagers de l’avant. Et où allez-vous ?

La question était un peu brusque, la réponse assez embarrassante.

— Ou je vais ? Ma foi, je ne sais trop. Je vais à Ostende comme vous.

— Moi, je vais en pension. Vous ne sauriez vous imaginer dans combien de pensionnats étrangers je suis déjà allée. Cela ne m’empêche pas d’être une ignorante. Excepté le piano et la danse, je ne sais rien, absolument rien. Je parle français et allemand ; mais je n’écris ni l’une ni l’autre de ces deux langues. Ne s’est-on pas avisé de vouloir me faire traduire, l’autre jour, une page d’un auteur allemand qu’on disait facile ? C’était de l’hébreu pour moi, Papa a paru très-mortifié. Voyez un peu où il place son amour-propre !. Il a été jusqu’à dire que bon-papa Bassompierre, qui habite la France et fait tous les frais de mon éducation, jetait son argent para la fenêtre. Quant à l’histoire, la géographie et, cette indéchiffrable arithmétique, ne m’en parlez pas. À quoi bon se remplir la tête de tout cela ? Ils disent encore que si je n’ai rien appris en revanche j’ai oublié ma propre langue et ma religion par-dessus le marché. Ma, religion, de suis née protestante, cela est vrai ; mais je ne vois pas trop la différence qu’il y a entre le protestantisme et le catholicisme. Veut-on faire de moi un docteur en théologie ? La religion dépend beaucoup du pays où l’on habite. À Bonn, J’étais luthérienne, cette chère ville de Bonn où il y a tant d’étudiants blonds ! Char cune de nous avait son admirateur ; tous savaient les heures de nos promenades, et nous les entendions s’écrier en chœur Schöne mädchen[2]. » Je me plaisais beaucoup à Bonn.

— Et où allez-vous actuellement ?

— Je vais à Chose.

Je n’avais vu ce nom sur aucune carte ; mais miss Genevra Fanshawe, ainsi se nommait la jeune personne à qui je le fis répéter, m’expliqua que le mot chose, fort en usage parmi les jeunes Françaises et surtout parmi les jeunes Belges, suppléait à toutes les lacunes de la mémoire. Chose, dans la circonstance actuelle, représentait la capitale de la Belgique.

— Aimez-vous la Belgique ? lui demandai-je alors.

— Modérément, répondit-elle. Les Belges n’ont pas l’esprit des Français ; ils sont moins bons valseurs que les Allemands ; mais plusieurs familles anglaises ont fixé leur résidence à Bruxelles.

— Et vous êtes dans un pensionnat ?

— Oui.

— Du premier ordre, sans doute ?

— Ah ! c’est une vilaine prison ; mais je sors tous les dimanches ; je m’inquiète peu des élèves, pas davantage des sous-maîtresses, et j’envoie les professeurs au diable. Je ne dirais pas cela en anglais,’mais en français il est de très-bon ton d’envoyer au diable qui nous déplaît. Vous riez encore ?

— Je ris de ce que je pense.

— Que pensez-vous ?

Et, sans attendre ma réponse, elle ajouta :

— Vous ne m’avez pas encore dit où vous alliez.

— À Ostende, d’abord, puis où la destinée me conduira. Il s’agit, pour moi, de gagner mon pain n’importe où.

— Gagner votre pain ! s’écria miss Genevra Fanshawe d’un air consterné. Vous êtes donc pauvre ?

— Pauvre comme Job !

— Je vous plains

Et, après une assez longue pause :

— Je sais ce que c’est d’être pauvre, reprit-elle. Ils ne sont guère riches à la maison, papa, maman et tout le monde. Ce n’est pas assurément le pain qui : manque, mais l’argent est rare : Papa, le capitaine Fanshawe, est un officier en demi-solde. C’est mon bon-papa de Bassompierre qui nous vient en aide et se charge de l’éducation de ses petites-filles. Nos autres parents, quoique fort riches, ne font rien pour nous. J’ai cinq sœurs et trois frères. On finira par nous marier toutes et par nous faire faire ce qu’on appelle en France des mariages de raison, si nous laissons papa et maman conduire les choses à leur gré. Ma seur Augusta est déjà mariée à un homme qui a l’air beaucoup plus vieux que papa. Augusta est très-belle, mais d’un autre style de beauté que le mien ; je suis blonde, elle est brune. Son mari, M. Davies, qui a eu la fièvre jaune daps l’Inde, en a conservé la couleur d’une guinée ; mais il est riche et sa femme a équipage ; tout le monde trouve ma sœur Augusta très-heureuse ; mes autres sœurs l’envient. Moi, je ne vois pas pourquoi, sans être une riche héritière, on ne pourrait plaire à un homme jeune, beau, et riche par-dessus le marché. Vous êtes donc forcée de gagner votre vie ? Comment comptez-vous le faire ? Vous êtes, cela va sans dire, accomplie en toutes choses, de première force sur le piano et le chant ? Vous parlez trois ou quatre langues ?

— Moi ! je ne suis pas même musicienne et je ne parle que l’anglais.

— Si, si vous êtes mme savante ! j’en suis certaine.

Et après une pause et un bâillement d’ennui :

— Êtes-vous sujette au mal de mer ?

— Comment le saurais-je ? Et vous, en souffrez-vous ?

— Immensément et dès qu’on arrive en vue de la mer. Venez, je me sens déjà mal à l’aise. Je vais descendre et donner de l’occupation à cette grande femme qui fait tant d’embarras dans la cabine des dames. Je sais faire aller mon monde.

Les autres passagers ne tardèrent pas à suivre miss Genevra. Je restai sur le pont jusqu’au delà de Margate, respirant avec délices la brise fraîchissante ; contemplant d’un oeil ravi les grandes vagues du détroit, les oiseaux qui les rasaient de leurs ailes ou plongeaient dans leurs sillons liquides, les voiles blanches-apparaissant dans le lointain, les nuages voguant dans le ciel comme nous voguions sur la mer. Ma rêverie et ma contemplation furent malheureusement interrompues par le mal de mer. À mon tour, je me réfugiai dans la cabine, où j’avais pour voisine miss Genevra qui me tourmenta par ses lamentations égoïstes pendant notre mutuelle détresse. Il est vrai que la mère du stewart montrait une partialité révoltante pour les Watson et ne voyait qu’elles ; mais les Watson elles-mêmes, qui souffraient beaucoup, semblaient des stoïciennes comparativement à miss Genevra. Cette dernière était de ces personnes d’humeur légère, insouciante dans les heures de bien-être, qui ne savent rien endurer, et dont le caractère s’aigrit dans les temps contraires comme la petite bière dans l’orage. L’homme qui épouse une pareille femme doit pouvoir lui garantir des jours sans nuages. Je finis par dire à miss Genevra que le silence serait peut-être le meilleur moyen de calmer ses douleurs ; elle comprit et ne me garda pas rancune, mais l’instant d’après ses lamentations redoublèrent.

La nuit commençait à s’étendre sur la mer, de plus en plus houleuse ; de grandes vagues heurtaient les flancs du navire, qui n’en frayait pas moins hardiment sa route et semblait fort peu s’inquiéter des mugissements des flots et des sifflements des vents. Plusieurs objets d’ameublement commençaient à entrer en danse ; il fallut les attacher à leurs places. Les passagers souffraient de plus en plus ; miss Genevra déclarait qu’elle se sentait mourir.

— Le moment serait mal choisi, ma toute belle, lui dit la mère du stewart ; ce serait périr, au port. Dans un quart d’heure, nous serons à Ostende.

Il n’était que trop vrai, pour moi au moins ; car, l’avouerai-je ? je craignais d’arriver ; mon temps de calme d’esprit était passé ; les difficultés, allaient renaître.

Nous voilà, donc dans le port d’Ostende. Debout sur le pont, l’air glacé, l’épaisseur, de la nuit semblaient me punir de ma présomption. Qu’étais-je venue faire là ? Les lumières de la ville et du port m’apparaissaient comme autant d’yeux menaçants luisant dans les ténèbres. Des amis étaient venus à la rencontre des Watson ; toute une famille anglaise emmenait triomphalement, miss Genevra ; quant à moi… Mais l’idée même d’une comparaison pouvait-elle me venir ?

Impossible de rester à bord ; il fallait trouver un gîte à terre. La mère du stewart, surprise de recevoir d’une passagère de si humble apparence, une gratification inaccoutumée, me dit adieu d’un ton assez aimable, pour que je me hasardasse à la prier de m’indiquer une auberge tranquille et peu chère.

Non-seulement elle me donna l’adresse demandée, mais elle appela un commissionnaire et lui dit de me conduire à l’auberge en question ; ma malle était déjà partie pour la douane, où je devais la faire réclamer. Je suivis mon guide à travers une longue rue au pavé raboteux. La lune avait fini par se montrer et nous éclairer de sa lueur capricieuse, à défaut de réverbères. Arrivée à l’auberge, j’offris à mon guide une pièce de six pence qu’il refusa. Je la repris pour lui donner un schelling qu’il refusa encore ; lui fallait-il donc aussi une couronne ? Je ne pouvais rien comprendre à son langage, mais sa voix était rude ; il gesticulait d’un air fort courroucé. Un garçon, venu à notre rencontre dans le vestibule, m’expliqua en mauvais anglais que mon argent n’avait pas cours à Ostende ; je le priai de changer un souverain. Le mal de mer me poursuivant encore, je ne songeai pas même à souper. Avec quel plaisir je refermai la porte de la très-petite chambre où l’on m’avait conduite ! une nuit de repas me séparait du douteux lendemain.

  1. Le commis aux vivres.
  2. Les jolies jeunes filles.