Aller au contenu

La Machine à courage/07

La bibliothèque libre.
Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 61-66).


CHAPITRE VII

INNOCENTS ET RICHES. — INTENSITÉ, CONVICTION, SIMPLICITÉ. — The little Review.



Dimanche 13 mars. C’était le printemps. Nous avions été, Monique et moi, au Central Park pour le sentir de tout près. Je le respirais en fermant les yeux. Le printemps est le même partout… Nous étions assises sur l’herbe pour prendre notre déjeûner — un morceau de pain et une tablette de chocolat. L’air était parfait, le ciel sans fautes. À quelques pas de nous, dans leur cage de fer, les bêtes fauves dormaient, innocentes et riches. Il n’y avait qu’elles et nous dans le parc à cette heure. On ne sonne pas l’angélus en Amérique, mais par l’expression de la terre je savais que c’était midi. Les oiseaux chantaient à peine.

Je me renversai dans l’herbe.

« — Que nous sommes heureuses, Monique, que nous sommes heureuses ! »


Le soir de ce premier beau jour, Allen me fit appeler dans le hall pour me présenter Margaret Anderson. L’ascenseur express me précipita au rez-de-chaussée comme un paquet dans un tube… Mais avant de sortir j’eus le temps d’apercevoir à côté d’Allen une silhouette bleu-horizon, une main gantée de blanc agitée en l’air et un sourire au-dessous d’une toque de skungs.

« — How do you do ?  »

Deux bras bleu-horizon s’ouvrirent et nous nous embrassâmes, chacune laissant sur les joues de l’autre une petite touche de rouge. Je n’étais pas étonnée. C’était ainsi depuis toujours…

À peine sur le trottoir, je riais tant que j’arrêtai notre mouvement. Je regardais la coupe « grand chic » du tailleur de Margaret. Je regardais cette belle jeune femme si parfaitement élégante et je criais dans mes rires :

— « Allen ! Allen ! c’est là… la femme sauvage… la femme préhistorique que j’ai vue à travers vos récits…

Sans bien comprendre, tous deux riaient avec moi. Margaret avait des éclats de rire d’argent clairs qui saccadaient en soprano, mais elle parlait en contralto avec des sons attachés à la gorge. Je la félicitai de ne pas parler comme beaucoup d’Américaines avec une voix de basse-cour. Elle répondit qu’elle était d’origine écossaise.

Son regard m’intriguait surtout — ses yeux d’un bleu de lac comme habitués à refléter des paysages durs, des espaces vastes chargés de couleurs vives. Quand elle se taisait, ses yeux reposaient dans des orbîtes parfaitement dessinées en alcôve, leur teinte bleue s’alourdissait, ils devenaient ingénument méditatifs comme ceux des bébés.

Sa marche légère semblait mue par l’émotion. Ses gestes étaient particuliers — elle avait une manière amusante d’écarter son coude gauche et de le tenir assez haut avec la main appuyée sur la poitrine et les doigts largement séparés. Une voilette légère soulignait le bout de son nez et retenait ses cheveux châtains. Quand une mèche revenait sur ses yeux elle avançait la lèvre inférieure et soufflait très fort pour la repousser en arrière. Allen l’imitait en se moquant d’elle, et c’était un prétexte à rire plus fort.

Elle ne parlait pas français et je ne disais pas un mot d’anglais, mais je ne me souviens d’aucune barrière entre nous. Son intensité franchissait les mots et rejoignait la mienne. C’est cela qui la caractérisait. Quand elle discutait avec Allen, ses yeux n’étaient plus ingénus, mais habités par des convictions qui la portaient en dehors d’elle. Élan, intensité, conviction furent les mots qui dessinèrent ma première vision. Aussi une totale simplicité.


La simplicité n’est pas une qualité naturelle. Il n’y a pas de naturel. L’inconscient — notre chambre noire — enregistre des idées et des actions négatives. Aussi les clichés sont faits ; les épreuves tirées à l’infini, remplacent le naturel. La boîte à clichés est grande comme le monde — clichés pour enfants, pour adolescents, pour adultes, pour vieillards… et même pour mourants.

La simplicité commence avec le dépouillement. C’est un résultat, une qualité créatrice. Création du goût. Résultat d’une attention réveillée qui repousse les clichés et choisit l’idée, le terme, le geste qui lui paraît le plus juste. C’est avoir le souci de ce que l’on pense et de ce que l’on est. Un être très jeune n’est pas simple, il est à l’état brut — pas dégrossi. La simplicité est un suprême affinement, un suprême choix, une suprême élégance. Il n’y a pas de simplicité sans un certain degré de conscience. C’est une garantie de grandeur. Un signe d’âme commencée.

Il y a peu de mots dont le sens soit plus maltraité que celui de mot « simple ». On appelle ainsi une femme mal habillée pourvu qu’elle soit en noir et sans ornements. On appelle ainsi les laideurs qui s’affichent sans pudeur. On appelle « simple » un corps sans grâce, un esprit mal fait, un être sans éducation… mais ce qui est bien présenté, savamment composé, on ne l’appelle jamais « simple ».

J’examinai Margaret. Pourquoi avait-elle provoqué en moi cette certitude de simplicité, cette aise profonde qui m’avait surprise dès la première minute ? Je pouvais savoir que son aspect était l’envers de ce que l’on appelle « simple » et que pour moi, au contraire, l’harmonie qui la composait était un résultat une conséquence certaine d’un certain stade spirituel qu’il fallait traverser pour arriver au « simple ». Tout cela bien que j’aie deviné en elle également le côté explosif propre à la race américaine. Dans ce pays l’être le plus pacifique porte en lui une dynamite. Il faut toujours s’attendre à provoquer une éruption volcanique. Chez Margaret le graphique de la personnalité était si clair, si net, que tout de suite j’avais compris beaucoup de choses.


En 1914, Margaret Anderson avait fondé The Little Review, l’organe le plus avancé parmi les revues américaines — littérature, musique, critique, théâtre, cinéma, peinture, sculpture, architecture et machine. Sa revue portait comme « slogan » : « Un magazine ne faisant aucune ancession au goût du public ». Elle n’était pas destinée aux écrivains « moyens » comme Sinclair Lewis, et n’était pas non plus une petite chapelle. Créée pour et par l’élite de tous les pays, elle présentait Rimbaud, Apollinaire, Max Jacob, Cocteau, Paul Éluard, Reverdy, Louis Aragon, André Breton, Delteil, Radiguet, Jules Romains et Gide, Tzara et Philippe Soupault… Stravinsky, les Six, Satie, Schoenberg, Bartok… Picasso, Mogliani, Derain, Matisse, Braque, Léger, Juan Gris, Picabia, Marc Chagall… Brancousi, Zadkine, Lipschite et l’étonnant Gaudier Brzeska, le jeune sculpteur polonais tué pendant la guerre en combattant dans l’armée française. Dans la littérature anglaise The Little Review publiait Ernest Hemingway, Aldous Huxley, T.S. Eliot, Ezra Pound, Gertrude Stein, et elle fut la première à imprimer en « serial » le chef-d’œuvre qui a bouleversé la littérature contemporaine anglaise — Ulysse de James Joyce. Dans la puritaine Amérique, cette publication fit scandale. Margaret Anderson et sa collaboratrice Jane Heap furent accusées de publier une littérature obscène. Il y eut un procès qu’elles perdirent brillamment. On brûla tous les numéros de la revue dans lesquels Ulysse avait paru et l’on prit les empreintes digitales des deux condamnées comme si elles étaient des criminelles. Le cas est historique. Maintenant le livre de James Joyce est admis partout, même à New-York où il fut dernièrement l’objet d’un débat juridique. Cette fois-ci Ulysse fut déclaré non obscène mais émétique, donc d’une influence très morale.

À Paris, en mai 1929, Margaret et Jane firent paraître le dernier numéro de la Little Review avec l’annonce suivante que je traduis textuellement : « Nous avons présenté vingt-trois mouvements d’art moderne, représentant dix-neuf pays. Pendant plus d’une décade nous avons découvert, glorifié et tué. Nous avons bataillé, souffert de la faim et risqué la prison. Nous avons gardé le record de toutes les manifestations les plus énergétiques de l’art contemporain. Les archives de la Little Review constituent un cinéma du monde de l’art moderne. Notre mission est finie. L’art contemporain est « arrivé » et pendant cent années, peut-être, il n’existera plus que — répétition.

Je fis la connaissance de Greenwich Village, le Montparnasse des New-Yorkais, où habitaient Margaret et Jane dans un appartement-grenier arrangé avec art par elles-mêmes. Aucune bohême, au contraire, beaucoup de forme et un ordre minutieux. Un salon tapissé avec des petites feuilles d’or japonais fines comme de la soie, un grand divan suspendu au plafond par de grosses chaines, et couvert de velours vieux bleu. Quatre coussins achevaient l’harmonie — vert émeraude, magenta, violet et tilleul. Un petit salon (chambre) — murs noirs, plancher rose magenta, carpette bleu foncé lumineux.

J’imaginais les artistes américains encore au « stade intellectuel » et qu’il me faudrait les fuir. Je me trompais. Cette jeunesse pas « jeune » était très renseignée, émotionnelle, romantique par tempérament mais point par l’esprit. Elle connaissait parfaitement la littérature française et ses opinions enthousiastes n’étaient pas sans discrimination. Bien qu’on ne l’imagine pas dans la vaniteuse Europe, je touchais à un centre d’art d’une densité que je n’avais jamais rencontrée ailleurs. Dans l’immense New-York les vrais artistes sont peut-être incités à se rapprocher avec une grande solidarité comme des rescapés sur un rocher. Greenwich Village est le rocher.

En Amérique on aime la bonne musique avec fanatisme et on l’écoute religieusement comme à Bayreuth. Lorsque j’entendis pour la première fois Paderewski à Carnegie Hall, toute la salle se leva quand il parut sur la scène, dans un grand élan d’amour, d’admiration et de piété.

Les concerts symphoniques de New-York sont réellement extraordinaires. La générosité sans limites des mécènes américains permet des répétitions multiples ; les chefs d’orchestre célèbres : Stokowski, Toscanini, Koussevitsky… peuvent ainsi atteindre la perfection.

Avec le groupe de la Little Review je pouvais participer à tous les grands événements d’art qui distinguent New-York. C’est à mes nouveaux amis que je dois aussi d’avoir assisté à la première conférence donnée sur l’œuvre d’Ouspenski et son « Tertium Organum ».

Après avoir tourné dans le vide pendant des mois, mon existence prenait soudain une signification.