La Machine à courage/15

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 121-126).


CHAPITRE II

LE CHATEAU DE LA MUETTE. ― « SOUVENIRS ».



Des représentations de Carmen me furent proposées. Mais je n’imaginais pas de rentrer dans les vieilles formules d’opéra. Le monde d’art avait changé et mes conceptions aussi. Tourner en rond, remettre mes pas dans les empreintes d’autrefois me paraissait absurde. J’aurais voulu créer un personnage neuf. Ce n’était pas possible. Alors je songeai à situer notre vie.

Je trouvai d’abord à Tancarville un vieux phare désaffecté qui semblait suspendu entre ciel et terre. De la route nous avions aperçu, tout en haut d’une falaise, une grosse lanterne ― tulipe géante émergeant des bois sur un ciel gris. Les paysans disaient qu’on ne pouvait y demeurer « rapport à l’ennuyance », et qu’on ne pouvait en approcher à cause des ronces qui en défendaient le chemin.

Nous nous y installâmes comme en stratosphère et chaque année, depuis treize ans, à la verte saison, il nous offre son espace de beauté unique.

Pour les hivers, près de Paris, je trouvai autre chose.


L’auto s’arrêta en pleine forêt de Saint-Germain sur la route qui passe derrière le Château de la Muette. À gauche un vieux puits, à droite une grille ouverte. J’entrai. Le bruit mat de mes pas sur la pierre envahie par la verdure m’inclina tout de suite à l’émotion.

Au premier tournant j’aperçus l’hémicycle que forment les grands arbres autour du château. Par la découpure de leurs masses dans le ciel je compris l’étoile que l’on m’avait signalée ― étoile des avenues venant toutes vers cet ancien pavillon de chasse de Louis XV.

J’arrivai devant la façade en rotonde dont les degrés descendent vers une cour arrondie. Je vis la grâce des menus pavés, disposés en cercles jusqu’aux limites d’un jardin abandonné qui gardait ses formes dessinées par des rubans de buis autour de corbeilles jadis fleuries, maintenant occupées par une plante sauvage d’un vert maritime. Dans les hautes futaies j’entendis la conversation légère du printemps. Plus bas, au milieu des ombres, les troncs d’argent des bouleaux scintillaient. Des marronniers formaient le noble hémicycle qui m’avait tout de suite frappée. Ils n’avaient pas encore les mille cloches blanches qui tintent au bout de leurs rameaux et annoncent l’été, mais leurs palmes superposées s’étalaient, s’entassaient, couvrant leurs branches de masses impénétrables.

Je fis quelques pas dans le jardin. L’herbe couchée à intervalles réguliers indiquait le pas d’un cheval. Un ballon d’enfants traînait au pied d’un buisson. Un mouchoir de gaze mauve était accroché à une ronce. La fin du soleil traversait les taillis de pâles raies obliques. Un fragile cri d’oiseau soulignait la paix, et de toutes les choses une odeur ancienne montait. Je sentis que, pour moi, ce décor était posé dans l’attente d’instants heureux.

Le pavillon de la Muette, classé monument historique, appartenait au ministère des Beaux-Arts. Personne ne l’habitait depuis longtemps. « La réception est splendide, le reste est peu de chose », écrivait Mme de Pompadour à Voltaire. J’admirai en effet les grandes salles du rez-de-chaussée ― la rotonde élevée comme une nef d’église et ornée de boiseries adorables ; ses fenêtres en plein cintre ― courbe que j’aime au point de la fabriquer partout où j’habite ; le hall ou la favorite fit construire une vaste cheminée de marbre, et deux autres pièces de proportions superbes. Mais « le reste » ne me déçut pas, au contraire. Je conçois mal la vie quotidienne dans de grands espaces, je la goûte mieux dans des dimensions restreintes. Le « rien » de la Pompadour eut tout pour me séduire, avec ses chambres basses, leurs plafonds inégaux, leurs profondes cheminées, leurs miroirs fatigués et les alcôves closes qui semblent faites pour retenir les rêves. Le deuxième étage (où dit-on, l’Abbé Prévost écrivit Manon) me plut encore davantage — d’amusants plafonds mansardés, des murailles modelées par les formes de l’architecture extérieure, et la grande terrasse qui s’avance en proue au-dessus d’un océan d’arbres . Ainsi toutes les fenêtres, toutes les issues, larges ou étroites, isolées ou rapprochées, ne découvraient que de somptueux blocs de forêt.

Partout la vie des arbres avec leurs événements de lumière.


La Muette était invivable, par conséquent habitable pour nous. Je la louai.

Il n’y avait ni gaz, ni eau, ni électricité, ni chauffage. Un calorifère antique refusait tout service, une somptueuse salle de bain était sans rémission privée d’eau. Les robinets crevés, les tentures murales évoquant les eucalyptus quand ils se déshabillent, les déchirures du toit montrant le ciel exigeaient d’énormes réparations. Les Beaux-Arts promettaient de les entreprendre. Ils y réfléchirent pendant deux ans.

Mais sans rien attendre nous nous installâmes — avec le secours du puits, des bougies et des bûches. Les portes de la Muette fermaient à peine, les fenêtres étaient mal closes et les nuits peu rassurantes. Il nous fallait un gardien.

Le soir de notre premier Noël, soir de neige et de lune, un « berger allemand » se glissa dans la cuisine. Roux comme du pain trop cuit, féroce comme un fauve, il dégageait un charme incompréhensible. Il comprit qu’il fallait nous plaire — il y réussit.

Mais Thomas (je l’avais nommé Thomas l’Imposteur) avait une conception excessive de son devoir. En dix-huit mois, il tenta de dévorer neuf personnes. Il conservait de sa première vie la haine de l’homme, l’amour de l’automobile, l’horreur des villes, l’adoration des femmes. Souvent il n’était qu’un chien, mais souvent aussi il nous déconcertait par son expression, sa façon humaine de réclamer l’attention et de la retenir. Alors son regard coupant et vif insistait soudain, s’emplissait de mélancolie. Il mendiait l’affection et s’y cramponnait avec une réelle détresse.

La situation devint aiguë. Impossible d’enchaîner une telle créature, impossible d’exposer plus longtemps les visiteurs, impossible, pour nous d’assumer les frais d’une solide clôture. Je m’inquiétai de trouver pour mon cher ami une situation confortable : il lui fallait une veuve et plusieurs hectares entourés de murs.

Après des semaines de vaines enquêtes, la mort de Thomas s’imposa. Quelques heures avant sa condamnation une prescience me fit retourner chez le vétérinaire. Une dame s’y trouvait. Elle réclamait pour le soir même un chien de garde ayant mordu au moins plusieurs personnes. Son mari venait de mourir, elle mourait de peur dans sa propriété — propriété qui comprenait quatre hectares entourés de murs. Thomas avait une étoile…


Les nuits dans la forêt étaient d’une complexe magnificence. Nous ne résistions pas à nous plonger dans leurs ténèbres. Il nous fallait partager la solitude de la terre, entendre le battement confus des arbres endormis, sentir leur haleine exaltée par l’obscurité, distinguer peu à peu les ombres furtives d’un petit peuple épouvanté par notre approche. Les nuits de brouillard étaient plus secrètes encore. La forêt surgissait par places comme si, dans un geste de force certaines branches impétueuses avaient déchiré la brume. En lambeaux elle restait éparse sur le sol, son odeur piquait la gorge, sa vapeur mouillait les cheveux, on la rapportait sur ses vêtements. Dans ces soirs la forêt avait une traîtrise qui faisait penser à celle de la mer.

Parfois des chevreuils, des cerfs, des biches profitaient de la nuit pour entourer notre pavillon. On entendait leurs pas trottinants qui s’approchaient, cassant de petites branches sur leur passage. Les plus jeunes biches arrivaient en bondissant, comme pour un rendez-vous nocturne. Les soirs de lune elles jouaient, dansaient, animant ce lieu abandonné par des spectacles de grâce ; puis soudain elles semblaient prises de paniques et s’enfuyaient d’un seul trait. L’ombre les absorbait… plus rien, rien que la lune et sa tranquillité.

Plus tard nous rentrions, guidées par la lampe qui nous attendait. Nous traversions la rotonde où ma grosse boule de verre s’emparait de la clarté. Depuis toujours avec moi, elle a déjoué son destin de cristal. Intacte et complaisante aux lumières, je la vois dans mon souvenir refléter chaque année la magie multicolore d’un arbre de Noël.


Deux années étaient presque accomplies lorsque je dus quitter la Muette. Je perdis à la fois ma chère forêt et mon cher Thomas. Les premières réparations faites, le prix de location devenait impossible. D’ailleurs les Beaux-Arts parlaient à cette époque d’aménager confortablement le pavillon pour que le Président du conseil en exercice s’y vienne reposer. La Muette et son charme émouvant allaient devenir un accessoire de la République.


J’y suis allée il y a peu de temps. Un tourbillon de feuilles sèches m’accueillit. J’ai revu la jeune glycine qui vit du côté du soleil couchant, aucun bruit d’abeilles ne montait plus de ses grappes. Plus loin, sur le mur du nord, j’ai deviné l’invisible champignon qui, à l’automne, maquille en rose les vieilles pierres comme dans le cloître que j’aimais. Devant le perron un souvenir me revint : les ténèbres accaparaient les ciels et les formes ; sur une table des roses roses reposaient dans une coupe ; la flamme des bougies, chassée par la brise, créait une histoire de larmes-stalactites de cire et d’oubli…

Maintenant autour de moi l’hémicycle de marronniers élevait de hautes murailles dorées, parfois une palme d’or se détachait et, lentement, descendait en spirale, retournant à la terre.