La Machine à courage/24

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 223-225).


ULTIMA VERBA[1]

I

J’ai adoré seulement…


Mon Dieu, je ne suis qu’une chose
qui repose
entre vos mains.
Vous avez permis que je partage la vie de votre terre,
l’heureuse liberté des ciels
et la tendre violence des couleurs.
J’ai adoré seulement ceux qui sont venus me rejoindre là.

Vous avez permis que le monde des ombres reste fermé pour moi.

Sans comprendre ce qu’il fallait faire j’ai traversé les villes
où les hommes sont des morts ;
Mais plus loin, quand revint la jeune saison,
j’ai compris la grande humilité du vert
qui revêt durant le jour, les chemins, les forêts, les jardins.
J’ai adoré seulement ceux qui sont venus me rejoindre là…
et j’ai su tout cela, mon Dieu, parce que vous m’avez faite
comme une simple chose
qui repose
en vos mains.


II

Mais il y a l’amour

Au matin tous les oiseaux m’ennuyent —
ils font des arbres des salles de bal…
mais dans le jour qui s’en va
un seul cri léger, un chant qui se dit à peine
et se perd dans les ciels,
semble une mort douce et sourit dans les feuilles
qui s’éteignent.
Par ma fenêtre ouverte sur les vieux sapins noirs,
je suivais les mouvements lents de l’air
— premiers gestes d’une terre printanière ;
je regardais cette terre de fleurs et d’essais exemplaires,
j’imaginais que ses forces montaient et m’enlaçaient
comme une tendresse parente…
et je songeais, me croyant déjà rose, anémone ou jacinthe,
« Pourquoi ne pas mourir avec un sourire ? »


III

La vie des fenêtres.

Fenêtres qui m’ont vue,
partout où j’ai passé, j’ai gardé vos images —
cadres de paysages linéaires dans l’hiver,
touffus, confus, imaginaires dans l’excès des étés,
aquariums où vont et viennent mes songes,
pensées chercheuses, flèches coupant des rais de lumière,
fleurs, formes, fleuves, montagnes graves, glaciers blêmes…

Et voici l’arrivée des parfums — orangers, seringas, chèvre feuilles, jasmins —

ils entrent avec la nuit et se couchent, par couches,
dans l’air immobile de mon repos.

Quand je vois descendre en mon souvenir des théories de
fenêtres
je remercie les ciels qui, par elles, ont baigné mon être.
Ne tirez pas les rideaux, ne fermez pas les volets…
je refuse à l’avance l’ombre que l’usage étend
sur le corps abandonné, beauté désertée qui désire la clarté…
le mien, doux et sage serviteur de plaisir et de douleur,
ne veut jamais que des chants, des cloches, des rayons et des rires —
toutes les lumières d’une vie qu’à travers toutes choses
je n’ai cessé de bénir.


IV

Les deux ciels.

C’est l’heure où le ciel paraît hésiter
entre l’ombre et le jour.
Il se fond dans une blancheur molle
d’où naîtra bientôt son bleu d’avant-nuit.
Je regarde cette mathématique certaine
et son obéissance m’apaise…
obéissance immense qui m’invite sans comprendre
à subir ma peine.
Je baisse les yeux sur mon ciel.


  1. Ces derniers poèmes furent écrits par Georgette Leblanc au Cannet en 1941 quelques jours avant sa mort. Les trois premières lignes

    « Mon Dieu, je ne suis qu’une chose
    qui repose
    entre vos mains. »

    ont été gravées sur sa tombe.