La Madone de Busowiska , mœurs Houtsoules

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L. Lozinski
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 83-130).

LA
MADONE DE BUSOWISKA

MŒURS HOUTSOULES.


I.

Nasta, la messagère de la poste, ne cessait de pleurer son petit Wasylek. Pour la consoler, le pope, l’ayant un jour rencontrée sur la grand’route, comme elle faisait son service entre le village de Spas et celui de Smolnica, s’avisa de lui dire : « A quoi bon pleurer, Nasta, ton fils est certainement, à présent, un chérubin au ciel ! »

Un chérubin ! jamais de sa vie Nasta n’avait entendu parler d’un être semblable, et cette parole, loin de la calmer, l’avait au contraire étrangement troublée. Il y avait déjà un an que son petit Wasylek était mort, un an que, par une tourmente de neige, le vieux Daniel avait porté au cimetière l’étroit cercueil recouvert de papier à fleurs, soigneusement abrité sous sa touloupe de peau de mouton.

Durant toute la semaine, la pauvre femme rumina la phrase du pope, mais le dimanche suivant, étant entrée par hasard dans une église latine, placée sur sa route, elle tomba justement au moment du sermon. Le prédicateur parlait de la majesté divine, des milices célestes, et des légions d’anges et de chérubins qui entouraient le trône du Tout-Puissant. Nasta but ardemment ces paroles, et il lui semblait, en écoutant ce prêtre, entendre quelqu’un qui aurait causé la veille avec son Wasylek.

Elle s’éloigna la tête et les oreilles remplies de ces merveilles, et tout en se dirigeant vers le village de Spas, elle essayait péniblement d’enfiler une à une les paroles du prêtre, comme les perles d’un rosaire, mais de minute en minute, le fil débile de sa pensée se rompait, et, une à une, allaient s’éparpillant sur la grand’route, les paroles sacrées, si bien que de tous les grains de son chapelet il ne resta bientôt plus à Nasta qu’une seule phrase persistante, et c’était : « la milice céleste. »

Un grand trouble envahit alors le cœur de l’humble paysanne : le bon Dieu possédait donc, lui aussi, tout comme l’empereur d’Autriche, un service militaire ! et c’est dans cette armée que Wasylek était engagé, en qualité de chérubin !.. Or, Nasta avait beaucoup entendu parler de ce qui se passait au régiment, elle avait écouté la lecture de bien des lettres de soldats, et c’était toujours la même chanson, tous demandaient de l’argent, tous se plaignaient du capitaine trop sévère ou du caporal si dur !

Tout cela l’effrayait extrêmement. Jusqu’à présent, elle s’était contentée de pleurer la perte de son Wasylek, faudrait-il donc désormais s’inquiéter encore du sort de ce pauvre enfant, engagé dans les milices célestes ?.. Car… au régiment, de deux choses l’une, ou bien il était maltraité, et le devoir de sa mère était à tout prix de lui venir en aide, ou bien il était malheureux, et il fallait tâcher d’améliorer son sort. Et le cœur de la pauvre mère se torturait à l’idée des tourmens encourus peut-être là-haut par cet enfant que les peines terrestres ne pouvaient plus atteindre !..

Ah ! si elle l’eût osé, comme elle serait retournée de ce pas trouver à son presbytère le prédicateur latin, et lui eût demandé ce que c’était au juste que cette milice, et ces neuf chœurs d’archanges dont il avait parlé tantôt. Un homme d’église connaît toutes ces choses… et qui sait ?.. il lui dirait peut-être dans quel chœur, ou plutôt dans quel bataillon Wasylek était engagé. Mais comment une pauvre femme de sa condition aurait-elle eu l’audace d’aller interroger un prêtre, et un prêtre latin encore ? Du reste, elle était en retard, jamais elle n’arriverait à l’heure habituelle à Spas, et M. Krzespel, l’inspecteur des domaines, attendait ses journaux depuis longtemps et s’impatientait déjà sans doute.

Nasta faisait journellement à pied le service de facteur, entre le village de Spas et le bureau de poste situé à Smolnica, elle distribuait ensuite le courrier à M. l’inspecteur d’abord, puis aux juifs des cabarets, aux petites gens des hameaux environnans qui ne pouvaient envoyer eux-mêmes à la poste, et enfin l’été, aux étrangers qui venaient en villégiature dans les montagnes. Il y avait déjà plus de dix ans que la pauvre femme, devenue veuve, avait remplacé son mari dans ces fonctions.

Elle s’était mariée sur le tard, et deux ans à peine après la naissance de son petit Wasylek, son mari était mort subitement, ne lui laissant rien qu’une cabane dont le toit de chaume s’effondrait, et un lambeau de jardin pierreux où coulait une source ombragée d’un poirier, si vieux qu’il y avait beau temps qu’il ne portait plus de fruits.

La tâche de Nasta consistait à courir chaque jour à la poste pour en rapporter le courrier. Cette rude corvée lui était payée deux florins d’Autriche, par mois, c’est-à-dire cinq francs à peu près ! Elle quittait sa maison dès l’aube, mettait deux heures pour aller et autant pour revenir, et travaillait aux champs le reste du jour. L’été, tout cela était facile, les journées étaient longues et elle pouvait être rentrée bien avant midi ; mais l’hiver, par les grandes gelées, c’était dur, la poste était en retard, et il fallait souvent se frayer un passage à travers des amoncellemens de neige, car, de ce côté-là des Carpathes, l’hiver est très rigoureux. Mais tant que l’enfant avait vécu, qu’importaient à Nasta la rigueur de l’hiver et les dures corvées !

Un jour, une épidémie terrible s’était abattue sur les enfans du village, leur gorge enflait, et deux jours après, ils n’existaient plus, si bien que dans la paroisse de Busowiska, autant d’enfans de douze ans, autant de petits tertres au cimetière, bêchés par le vieil Arsène. Un an juste, à pareille époque, Nasta revenait de ses courses quotidiennes, quand, parvenue au pied de la montagne, où le gamin avait coutume de l’attendre en paissant ses brebis, elle ne l’y trouva pas. Un horrible pressentiment l’étreignit à la gorge, et comme une folle, elle courut à sa cabane. Wasylek était là, en effet, couché sur le poêle de maçonnerie, enveloppé de la vieille touloupe de son père. Ses yeux ronds étaient tout grands ouverts, et il regardait fixement d’un air très étonné les solives du plafond, sans doute, afin le surlendemain de n’avoir plus à s’étonner de rien... Jusqu’à cette heure noire, Nasta n’avait rien envié à personne, elle se sentait heureuse comme une souveraine, sa cabane, sombre et effondrée, lui faisait l’effet d’un palais superbe, le vieux poirier était un verger riant, et la source une douce musique qui ne cessait de chanter ; mais dès l’instant où Wasylek fut couché au cimetière, le soleil s’obscurcit pour la pauvre femme, sa misérable cabane lui apparut désolée, son verger aride... et sa source murmurante se transforma en plainte si lamentable, que souvent, la nuit, elle avait envie de l’aller détourner, afin de ne plus entendre son perpétuel sanglot.

Tout avait changé d’aspect pour elle, jusqu’à ses courses à la poste, qui maintenant paraissaient s’allonger indéfiniment comme de traîtreux reptiles. Elles étaient gaies pourtant, les grandes routes, et animées, toujours sillonnées de chariots, de briskas, amenant des gens de tous les coins du monde, des Beskides, des Carpathes et même de Turquie.

Jadis, dans le bon temps, alors que les promenades de Nasta l’entraînaient parfois au-delà de la montagne d’Horkawieczrka, elle trouvait toujours à son retour, embusquée parmi les genévriers sauvages, une petite ombre qu’on eût prise pour une menue motte de terre. Et la petite ombre glissait comme un feu follet, entre les branches, se faufilait sous la verdure, ou derrière les gerbes de blé, pour reparaître soudain au tournant du chemin... c’était Wasylek ! Il avait la tête coiffée d’un vaste chapeau de paille noirâtre en forme de toit, les épaules enveloppées d’une grossière toile de chanvre rattachée sur la poitrine à l’aide d’un petit bâton sans écorce, et il tenait à la main un fouet trois fois plus haut que lui, si bien qu’à le voir ainsi, on l’eût vraiment pris pour un de ces mannequins de chanvre qu’on place comme épouvantail sur les cerisiers. Seulement, ce petit paquet avait deux grands yeux noirs qui étincelaient comme de vivantes braises !

Aussitôt que Nasta apercevait le cher gamin, elle ouvrait vite son sac, qui était toujours bourré, soit de beaux craquelins de froment, soit d’appétissantes brioches dorées. Maintenant, hélas ! le printemps reverdissait de nouveau, mais elle n’était plus là, au détour de la route, la petite figure grise,.. si grise, que lorsqu’elle se couchait en travers des champs labourés, un lièvre endormi dans le sillon eût été plus facile à reconnaître. Hélas !.. la terre, l’impitoyable terre avait englouti le pauvret qui lui ressemblait si fort !

Mais à dater du jour où l’idée que Wasylek était enrôlé parmi les chérubins du paradis eût pénétré dans le cerveau de la pauvre femme, elle cessa d’être seule. Maintenant, dans ses courses de chaque jour, cette unique pensée la suivait pas à pas, comme l’ombre de Wasylek, et désormais la vie ne lui paraissait plus indifférente. Si seulement elle avait pu s’informer de ce que faisait là-haut son garçon dans les neuf chœurs de la milice céleste !.. Mais comment l’apprendre ? Comment franchir la voûte immense ?

Cette pensée remplissait si complètement son étroit cerveau qu’il n’y avait plus place à présent pour autre chose.

Comme elle n’était ni éloquente, ni hardie, il lui était difficile d’interroger les gens.

Un jour, pourtant, elle essaya de causer avec l’organiste de l’église latine.

— Que faut-il que je fasse pour que mon Wasylek ne soit pas un orphelin abandonné, là-haut ?.. lui demanda-t-elle d’une voix mystérieuse en poussant un profond soupir.

L’organiste, qui se considérait comme un homme d’église, la regarda d’un air de grande commisération, puis examina pendant quelques instans les tiges vernies de ses bottes qui reluisaient comme celles du révérend chanoine, et lui répondit :

— Wasylek ne cessera d’être orphelin, là-haut, que le jour où vous mourrez !

Cette réponse était si terriblement logique que Nasta en demeura bouche close. Quand elle mourrait !.. Mais sait-on quand on meurt ?.. et d’ici-là, fallait-il laisser languir cet enfant ?.. Onufry, le cocher du monastère des Basiliens, qui avait blanchi au service des vénérables moines, lui donnerait peut-être un bon conseil, elle essaya donc de le guetter sur la route quand il traversait la forêt dans sa briska.

C’était un homme taciturne, il l’écouta débiter son chapelet sans broncher, et quand elle eut fini, il fixa un instant les yeux sur le sac de cuir qu’elle portait en bandoulière, retira lentement sa pipe de sa bouche, et, lui montrant le ciel de son grand doigt maigre, il dit avec un accent grave, mêlé d’un peu d’ironie :

— Ah bah !.. si on pouvait inventer une poste pour le paradis !.. Puis, très satisfait de cette laconique réponse, il remit sa pipe

entre ses dents et serra les lèvres, comme pour bien indiquer qu’on ne lui arracherait plus une parole aujourd’hui.

— Ah !.. s’il y avait une poste pour le paradis, — répétait Nasta, en le regardant s’éloigner sous la grande voûte de verdure,.. mais puisqu’il n’y en avait pas...

Il n’existait à Busowiska ni église latine, ni cerkiew grecque-uniate. Les habitans vivaient donc, comme dans beaucoup de villages des Carpathes, sans protection, ni enseignement religieux. Cela explique l’obscurité qui régnait dans les idées de la pauvre Nasta et son étrange compréhension des choses sacrées. Aux jours de grande fête, tous les villageois se rendaient processionnellement à l’église de Tersow, qui était la paroisse uniate la plus rapprochée. Nasta avait coutume de n’y aller qu’une seule fois l’an, le vendredi saint, pour se prosterner devant l’icône, et faire bénir ses brioches et ses œufs de Pâques, mais depuis la mort de son fils elle n’y était point allée. A quoi bon, puisqu’il n’y avait maintenant plus personne à la maison pour manger les gâteaux et les œufs bénits ?.. Et quant à dire une prière,.. son cœur eût éclaté sur ses lèvres !

Aujourd’hui cependant que ses idées avaient pris une direction nouvelle, elle éprouvait le besoin d’entrer dans une église. Sans doute elle y entendrait prêcher, et qui sait si dans son sermon le pope Tarczanin ne glisserait pas quelques paroles au sujet des chérubins et des archanges, comme l’avait fait, l’autre jour, le prêtre latin.

Mais le bon pope ne souffla pas un mot des milices célestes, il se contenta de parler de la prière et de sa toute-puissance, il dit que c’était la grande consolation des malheureux et le refuge des âmes souffrantes, que la prière rapprochait du ciel, enfin qu’elle était comme une poste entre la terre et le paradis. Pendant toute la première partie du sermon, Nasta n’avait pas très bien compris ce qui se disait, elle se contentait de se frapper sans interruption la poitrine de toutes ses forces, en poussant de profonds soupirs, mêlés d’éjaculations douloureuses, ainsi que le faisaient tous ceux qui l’entouraient, — car, sans cela, le sermon n’aurait aucun efficacité pour l’âme. Mais aux dernières paroles que prononça le prêtre, elle sortit brusquement de l’engourdissement mystique où elle était plongée, — cessa de se frapper la poitrine, et, les yeux fixés sur le prêtre, elle écouta.

Une poste entre la terre et le paradis ! il en existait donc une... et Onufry se trompait ! Seulement... pour se servir de cette poste... il fallait savoir prier, et la pauvre Nasta ignorait cet art... c’est à peine si elle pouvait réciter la moitié d’un pater, et quant au credo, elle n’en connaissait pas le premier mot... Et puis, du reste, dans ce lambeau de prière qu’elle savait par cœur, il n’y avait pas un seul mot à propos de Wasylek, alors... à quoi cela pouvait-il lui servir !... Car s’il est vrai qu’une prière doit être une lettre pour le ciel, il faut au moins qu’on y parle clairement de celui à qui on l’envoie... de même que quand on écrit, on met l’adresse sur la lettre... Or, Nasta ne savait pas plus écrire qu’elle ne savait prier. Elle devait donc trouver quelqu’un qui le fit pour elle !..

Quand un homme de Busowiska voulait écrire à son fils au régiment, il allait en ville trouver un certain Motylewicz, écrivain de son métier... Motylewicz prenait de l’argent pour sa peine, mais ce n’était pas assez, il fallait encore acheter à la poste le timbre de l’empereur, car sans cela,.. rien... Et puis... qu’est-ce qu’une lettre, quand elle est vide ?.. Le nommé Dymitry, dont le fils était au régiment, avait vendu sa génisse pour lui envoyer de l’argent !.. et la vieille Jawdocha avait été mettre en gage jusqu’au dernier rang de son collier de corail chez la juive Bajnysza,.. — celle qui vend du beurre... — pour envoyer un peu d’argent à son garçon, campé là-bas, en Hongrie, au-delà des eaux et des monts... Pourquoi, elle, Nasta, voudrait-elle avoir tout cela pour rien ?.. Elle était pauvre, et il n’y avait rien à y changer... mais on sait bien que ce qui coûte, coûte, et que dans ce monde on n’a rien pour rien !..

A dater de ce moment, on ne rencontrait plus Nasta que la tête baissée, les yeux fixes, le front contracté comme par une effrayante tension d’esprit. Et dans sa pauvre cervelle, c’était un chaos indescriptible où se heurtaient mille choses disparates : les chérubins du paradis, l’organiste aux tiges de bottes vernies, Onufry le cocher, le pope de Tersow, la poste, l’écrivain public, les coraux de Jawdocha et la génisse de Dymitry... Et néanmoins, dans cette pensée obscure et plus d’à moitié païenne, une lueur divine se frayait lentement un passage. Peu à peu, à travers le dédale enchevêtré de ses bizarres raisonnemens, elle était arrivée d’abord à maîtriser sa douleur, et ensuite, avec cette intuition merveilleuse des mères, à concevoir la plus sublime, la plus admirable de toutes les vertus chrétiennes, le sacrifice !..

A tout prix, il fallait qu’elle fit un sacrifice pour Wasylek. Le sacrifice de quelque chose qui lui était nécessaire, indispensable... un sacrifice fait de toutes ses misères ici-bas, de ses faims inassouvies, de ses nuits sans sommeil, de ses courses accablantes sous le soleil torride ou les morsures cruelles du vent et des gelées d’hiver. Il fallait ensuite transformer cette faim, ces insomnies, cette sueur, le sang de ces blessures, en cette chose insaisissable et si dure à gagner... en argent ! Quelle offrande est plus précieuse que l’argent, la cristallisation des misères du peuple !... Nasta le savait bien !... Que de fois n’en avait-elle pas vu pleurer, des gens, longtemps, désespérément, et toujours pour quelle cause, sinon pour le manque de ce maudit argent ! Un certain Seneta, du hameau voisin, avait eu bien des malheurs, son fils emmené au régiment, sa femme morte peu après... il avait tout supporté... mais quand on lui avait volé ses épargnes, péniblement amassées pour payer le juif Wolf, il s’était retiré dans un coin de sa cabane... et pendu de désespoir. Tout était dur dans la vie, mais gagner de l’argent, c’était le plus dur !

Donc, pour donner un corps à son rêve, Nasta en arriva à ce résultat positif, qu’il fallait posséder beaucoup d’argent. Seulement ce mot beaucoup se présentait encore à elle-même comme quelque chose d’informe et de très vague... A combien cela pouvait-il bien s’élever, beaucoup d’argent ?... Il lui semblait que ce devait commencer évidemment à partir du moment où l’on ne compte plus par monnaie de cuivre ou de papier, mais par luisantes pièces d’or. Il faudrait donc qu’elle amassât beaucoup, beaucoup d’argent, tant et tant... qu’il finirait bien par y en avoir assez !

II.

Ce jour-là, une ère nouvelle commença pour Nasta, le monde reprit son éclat, et si la sérénité ne lui était pas complètement revenue, du moins marchait-elle vers un but précis qui était : épargner de l’argent ! — Jusqu’ici elle avait ignoré le vice de la cupidité, mais à présent la vue de l’argent allumait une flamme dans ses yeux pâles, et lorsqu’elle tenait entre ses doigts maigres quelques menues pièces de cuivre malpropres, elle croyait voir scintiller toutes les étoiles du firmament. Sa parcimonie tenait du prodige, elle en arrivait à ne plus même entamer les deux pauvres florins de gages qu’on lui payait chaque mois. Et elle se refusait jusqu’au sel, cet unique condiment du pauvre, ne se nourrissant que de fades galettes d’avoine, de pommes de terre cuites à l’eau, et se désaltérant à la source de son jardin, car le lait même était devenu un luxe pour elle.

A peine revenue de ses dures courses quotidiennes, elle allait, pour un morceau de pain, se louer aux champs des voisins, travaillait comme une bête de somme, et pourvu qu’elle ne chômât point, elle était satisfaite. Quant à ses nuits, elle les passait en partie à filer du chanvre. Son avidité à se procurer de l’argent par tous les moyens possibles était telle qu’un jour la vieille Nakoneczka, une mendiante de profession, l’aperçut qui tendait impudemment la main aux passans, sur la grand’route !.. Ceci dépassait la mesure, à la fin !.. La vieille, le bâton levé, s’élança vers cette éhontée,.. cette lâche intrigante qui avait le front de venir, au grand jour, voler le pain des honnêtes mendians. Elle,.. une employée de l’État ?

— Que je t’y attrape encore, coquine ! s’écria la vieille suffoquée d’indignation,.. et je t’écraserai la tête à coups de pierre comme à une chienne !

Mais sournoisement Nasta s’était esquivée pour aller tendre la main un peu plus loin.

Après plusieurs mois d’efforts il lui sembla enfin qu’elle pouvait songer à l’emploi de son argent. Pendant ce temps, elle avait eu le loisir d’apprendre de quelle façon on témoigne aux morts le souvenir et le respect qu’on leur porte : c’était, lui avait-on dit, en récitant des prières, en faisant dire des messes à leur intention ou en distribuant des aumônes :

— C’est une bonne œuvre que de donner aux pauvres, avait dit le pope Tarczanin. — Aux pauvres !.. et qui donc plus que Nasta était pauvre, à Busowiska ?.. Certes, ce n’était même pas la mendiante Nakoneczka, qui avait voulu lui écraser la tête à coups de pierre comme à une chienne ; mais en admettant qu’elle allât porter toute son aumône à cette Nakoneczka, qui est-ce qui en profiterait ? Nakoneczka et non point Wasylek, et puisqu’elle voulait au contraire que ce fût Wasylek tout seul qui en bénéficiât !..

Une messe valait beaucoup mieux sans doute,.. seulement, cela ne durait pas assez longtemps. A peine le prêtre était-il monté à l’autel qu’il était déjà redescendu... C’était court et cher, et Nasta voulait absolument inventer quelque chose qui priât toujours vers Wasylek, et pour Wasylek. — Elle se rappela alors que la Kuniskowa, une grande richarde des environs, ayant vu mourir tous ses enfans les uns après les autres, avait imaginé de faire bâtir une chapelle en l’honneur de la sainte Vierge... — Quelque temps après il lui était né un fils bien portant, qui poussait comme un chêne et la Kuniskowa avait été nommée fondatorka (fondatrice) de la paroisse. Nasta ne prononçait ce mot qu’avec un respect mêlé d’admiration jalouse.

Oui,.. c’était fondatorka qu’elle briguait de devenir, pour la gloire de son Wasylek... Une chapelle,.. il ne fallait pas y songer,.. mais ne pouvait-elle fonder une statue !.. Une statue qui serait justement ce quelque chose priant sans interruption le jour et la nuit pour son Wasylek, car ce serait une prière de pierre, sans compter que tous ceux qui passeraient devant salueraient, se signeraient, pousseraient des soupirs vers le bon Dieu, et tous ces saluts, toutes ces prières, tous ces soupirs iraient naturellement grossir le trésor de Wasylek. Quelle aubaine ! Ce serait à peu près dans le genre de la barrière où se tient le juif Mendel. Tous les chariots qui vont au marché passent devant, paient un droit de passage, et Mendel prend et empile, empile... oui, cette idée était admirable !

Dès lors, Nasta se mit à examiner minutieusement les statues ou autres manifestations pieuses qui se dressaient sur la grand’route. Ici, c’était une gigantesque croix vide dont les longs bras se dressaient vers le ciel, là une minuscule chapelle devant laquelle la flamme d’une veilleuse vacillait. Plus loin, un grand saint Nicolas barbu coiffé d’une mitre ou bien un saint Jean Népomucène en surplis blanc et en barrette noire. Mais ce qui la frappa davantage, c’était un saint Michel ailé de grandeur naturelle, revêtu d’un casque et d’une cuirasse comme un chevalier romain, qui regardait flegmatiquement un dragon, la gueule béante, effondré à ses pieds. Cette statue était très considérée dans le pays, et Nasta, ayant interrogé le sacristain, avait appris qu’une fois l’an, Dyk le forgeron était chargé de veiller aux éperons du grand saint, chef des bataillons célestes, avait-il ajouté.

Certes, de toutes les statues placées sur la route, c’était celle du vaillant archange qui offrait le plus d’affinité avec Wasylek. Quelle gloire d’élever une figure pareille au pied de cette même montagne, où apparaissait jadis la figure aimée de son enfant ! Mais le difficile était d’apprendre où se fabriquaient des statues pareilles ! .. Jamais Nasta n’avait vu ses voisins faire de ces acquisitions-là, jamais non plus, sur aucune foire ni aucun marché, elle n’avait aperçu des objets de cette espèce... Une circonstance inattendue lui procura les éclaircissemens qu’elle souhaitait.

III.

Si la paroisse de Busowiska était privée d’église, c’est qu’un incendie avait détruit quelques années auparavant celle qui existait. Et malgré les fréquentes admonitions de l’autorité, la commune, redoutant les frais énormes qu’occasionnerait une nouvelle bâtisse, s’obstinait à ne point la reconstruire. Et puis, à quoi bon ?.. était-il donc si difficile d’aller trouver le bon Dieu chez ses voisins ?

Le maire, pour avoir osé élever la voix un peu haut à ce propos, avait failli être mis à la porte, et ses concitoyens, le voyant maté, se frottaient les mains, persuadés qu’ils avaient gagné leur procès, quand un beau jour, au milieu d’une séance communale, on vit arriver inopinément le doyen du diocèse, accompagné du pope Tarczanin et de son sacristain.

Le doyen commença par haranguer les paysans sur la gravité d’un pareil état de choses. Persévérer dans une voie semblable était une honte pour la commune, un outrage pour la paroisse, un péché grave pour toutes les consciences ! Aussi Monseigneur l’évêque était il si courroucé contre la commune de Busowiska qu’il la citait comme la plus abandonnée de tout son troupeau et prédisait qu’elle ressemblerait bientôt à l’arbre stérile de l’Écriture qui ne produisait que des feuilles et était bon à être coupé et jeté au feu.

La commune écouta cette allocution avec stupeur, mais la menace d’être traitée comme l’arbre stérile de la parabole l’impressionna surtout. Dix incendies s’étaient déclarés chez des cultivateurs de Busowiska l’an dernier, et, cette année-ci, il y en avait déjà eu quatre... Évidemment, il devait y avoir quelque chose de vrai dans ce que disait le doyen !..

Ce petit discours était à peine terminé qu’on entendit une trépidation sur les pavés de la grand’route, et, au milieu d’un nuage de poussière, on vit apparaître la casquette impériale et les trois étoiles d’or du collet brodé de M. Krzespel, l’inspecteur des domaines, qui arrivait dans son cabriolet jaune.

Les paysans lui firent respectueusement place, et il se mit tout de suite à leur parler de cette voix éclatante qu’il avait coutume de prendre dans les circonstances graves, répétant plus souvent encore les « hum ! hum ! » dont il avait l’habitude d’émailler sa parole quand il s’animait.

— 0ui, hum ! hum ! s’écria-t-il, je me rallie complètement à ce que votre honorable doyen a dû vous dire au sujet de l’église,.. hum ! hum... Du reste, tout cela est déjà rédigé sous seing gouvernemental !.. C’est écrit et signé... Il n’y a donc plus moyen de reculer, hum ! hum !.. En conséquence, la commune est tenue de rebâtir sa cerkiew,.. hum ! hum !.. que cela lui plaise ou non !.. Et moi,.. inspecteur des domaines de l’État, je suis arrivé en personne pour vous en informer !..

Puis, comme lesauditeurs ahuris ne soufflaient mot, il ajouta, d’un ton plus radouci, que sa gracieuse majesté daignait permettre que l’on prît, dans les forêts du domaine, le bois de construction nécessaire. Il était donc urgent qu’un comité se formât au plus tôt pour constituer la fabrique.

Les échevins, tout décontenancés, se regardaient à la dérobée. Ils sentaient bien qu’il n’y avait pas à résister, l’ordre était donné,.. écrit,.. signé... L’évêque, le doyen, l’inspecteur, ordonnaient, il n’y avait plus qu’à obéir.

Mais ce qui, insensiblement, achevait de les convaincre, c’était l’assurance que l’empereur fournirait le matériel de construction.

Hodi ! hodi ! murmurèrent-ils en se résignant. Nous la rebâtirons !..

Quelques jours se passèrent. Les premiers momens de confusion s’étaient à peine dissipés que déjà la commune voulait s’attribuer seule le mérite de cette décision, et elle se vantait même de la fermeté avec laquelle elle avait spontanément consenti à ce sacrifice. Oui, la reconstruction de cette cerkiew était un devoir d’utilité publique. Poussés par un zèle exagéré, quelques fanfarons prétendirent même que ce n’était pas en bois qu’il fallait rebâtir l’église, mais en briques solides !.. que la coupole devait être surmontée d’une croix dorée, qu’enfin, pour les peintures de l’intérieur, il faudrait engager un artiste de premier ordre !..

Tout cela était bel et bon ; mais M. l’inspecteur avait promis de donner du bois, et non pas des briques !.. Cette sage réflexion modéra un peu l’ardeur de ces ambitieux.

La cerkiew serait donc en bois, soit !.. Seulement on choisirait pour la construire le meilleur maître charpentier qui existât à quarante lieues à la ronde. Aussitôt une nouvelle discussion s’éleva au sein de la commune. Les uns proposaient un nommé Karchut, celui qui avait bâti la cerkiew de Strylka, tandis que les autres prétendaient qu’il y en avait un bien plus fameux encore, célèbre même dans le pays entier, depuis Boryni jusqu’à Drohobycz : c’était Klymaszko, le grand, l’unique Klymaszko !.. Ne se rappelait-on pas qu’il avait construit les églises de H.., de K.., de Z.., et, par-dessus tout, la cerkiew de Rozlucz, si belle, qu’elle avait été jugée digne d’être imprimée dans les gazettes !..

Un monsieur de Lemberg était venu, il l’avait écrite tout entière sur du papier, et puis... il l’avait imprimée. C’était le sacristain lui-même qui l’avait dit.

Ah ! ce Klymaszko !.. il n’avait pas son pareil dans le pays.

Zubek, le menuisier, le connaissait bien, car il avait jadis travaillé avec lui à la fabrique de Rozlucz. C’était un grand original qui ne faisait rien comme tout le monde. Ainsi, quand on lui proposait de bâtir une nouvelle cerkiew, il s’en allait dans son verger, planté de cerisiers. Là il s’étendait dans l’herbe, les bras croisés, regardait le ciel bleu, et, tandis qu’il l’examinait, voilà la cerkiew qui grandissait, grandissait devant ses yeux, solive par solive, tourelle par tourelle, jusqu’à la pointe de la coupole finale. Il restait couché comme cela une heure durant ; et, quand enfin il se levait, il avait la cerkiew tout entière dans son cerveau !

Alors il prenait un papier et un morceau de craie rouge,.. écrivait des lignes et des lignes... les unes par-dessus les autres... et son plan était fait. Seulement il ne fallait pas lui parler d’églises bâties en briques, il entrait en fureur.

— Si vous voulez faire des murs, disait-il aux gens, vous n’avez pas besoin de mes services !.. Je ne suis pas un maçon, moi !.. Je suis un bonhomme du temps passé, et je dis qu’une église de paysans doit être construite en bois, parce que c’est le matériel qui plaît le plus au Seigneur... Une forêt parle !.. elle prie le bon Dieu tout aussi bien que les hommes... Est-ce que vous ne savez pas cela ?.. Et au printemps, quand elle se couvre de verdure, elle embaume tout alentour, et les oiseaux chantent dans ses branches les louanges du Créateur ! Voilà de quel matériel on bâtit un saint temple !.. Mais des briques !.. des briques cuites avec de la boue et de l’eau !.. fi donc !.. Allez ! allez ! faites des murs à votre aise.

Quand le menuisier Zubek eut fini de parler, la commune, tout à fait électrisée par son éloquence, vota à l’unanimité l’envoi d’une députation au célèbre Klymaszko, avec mission de lui commander une cerkiew toute pareille à celle qui avait été « imprimée » dans les gazettes.

Le surlendemain, le grand maître charpentier arriva à Busowiska. Et, bien qu’il eût commencé par dire aux émissaires qu’il ne voulait pas entreprendre un si grand travail, parce qu’il se faisait vieux et qu’il était malade, néanmoins il finit par accepter la direction de la besogne.

Klymaszko était un petit vieillard ; il portait un costume mi-paysan, mi-bourgeois, composé d’une grande capote de drap à revers et à brandebourgs, et de hautes bottes à tiges qui remplaçaient les sandales en usage dans le pays. Ses moustaches étaient taillées en brosse, et ses longs cheveux, d’un blanc de neige, s’échappaient en épais flocons d’un vaste chapeau à bords largement relevés, comme en portent les montagnards des Carpathes. Cette tenue lui donnait un aspect à la fois respectable et patriarcal. Il était maigre et sec comme un échalas, avait les traits fins, et ses yeux, très bleus, pétillaient de malice.

Il commença par examiner l’emplacement de l’église brûlée, le trouva excellent. C’était un endroit spacieux, plat comme la main, entouré de tilleuls séculaires, et qui dominait le village.

Klymaszko prit longuement toutes ses mesures à l’aide d’une corde, crayonna sur un petit carnet, planta une grande quantité de petits pieux.

— Bien prendre les mesures, tout est là, disait-il au maire Sennyson. Sans bonne mesure, rien de bon ici-bas.

Il défendit ensuite formellement qu’on touchât à son ouvrage, donna diverses instructions à propos du matériel, et, après avoir bu un coup d’eau-de-vie, s’en retourna chez lui.

Dès cette minute solennelle, il sembla aux habitans de Busowiska que la construction du bâtiment était commencée. Le terrain vide, entouré de ces mystérieux petits pieux, reçut immédiatement la pompeuse dénomination d’édifice, et dès lors chaque habitant de Busowiska se crut en devoir, au moins une fois par jour, d’aller examiner l’cdifice, de sorte qu’à toute heure de la matinée ou de l’après-midi on pouvait voir flâner aux alentours des hommes, la pipe à la bouche, des femmes, le nez en l’air, et jusqu’à des oies étonnées, qui, ayant pris depuis longtemps l’habitude de venir becqueter l’herbe en cet endroit , se voyaient forcées de rebrousser chemin et de chercher pâture ailleurs.

Quelques semaines plus tard, l’enclos cessa cependant de porter vainement le titre d’édifice, et des coups de hache commencèrent à résonner sous les tilleuls ; on entendit le grincement des scies dans le chêne, et les appels bruyans des conducteurs qui déchargeaient les gigantesques troncs séculaires.

Nasta, qui, elle aussi, rôdait curieusement autour du terrain, toujours hantée par son idée fixe, songea qu’il lui serait facile de s’informer auprès de ces travailleurs de ce qu’elle désirait tant savoir.

Elle se mit donc à les questionner adroitement :

— Ça doit être dur de raboter ces grosses poutres ?..

Et eux de lui répondre, à la façon des paysans slaves, par une autre question :

— Oui, c’est dur, et pourquoi ça ne serait-il pas dur ? Mais Nasta, sans se décourager :

— Alors, les pierres, ça doit être encore plus dur ?

— Bien sûr que c’est plus dur !.. cette question !

C’est ainsi que de fil en aiguille elle parvint à savoir qu’il existait des charpentiers pour tailler les pierres, que ce sont eux qui font ces belles statues dont on orne les routes, qu’enfin l’artiste le plus rapproché de Busowiska habitait à quelques lieues de là, dans la ville de Sambor. Forte de toutes ces instructions, Nasta ne voulut pas perdre une minute, elle décida donc que dès le lendemain, à peine revenue de la poste, elle se mettrait en route. Certes il y avait plus de vingt et un kilomètres pour aller, et autant pour revenir, mais que lui importait ? Elle reviendrait la nuit s’il le fallait.

C’était justement un jeudi, jour de marché à Sambor, beaucoup de paysans des environs iraient sans doute faire leurs emplettes en ville, et qui sait si au retour l’un ou l’autre ne l’inviterait pas à monter dans son chariot ? Nasta n’avait jamais été à Sambor, et c’était la première grande ville qu’elle voyait, aussi fut-elle émerveillée en y entrant. Certes Staromiasto était beau, mais quelle différence ! A Sambor, le marché était grand, tout pavé de pierres !.. et sur la place se dressait l’hôtel de ville avec sa haute tour où l’on voyait une grosse horloge, et sur l’horloge un cerf en or, dont les cornes brillaient au soleil, et qui tournait à tous les vents. De plus, chaque fois que l’heure sonnait au cadran, voilà le veilleur qui paraissait sur sa tour, et se mettait à sonner de la trompette aux quatre coins du monde !.. Mais ce qui était beau, surtout, c’étaient des rangées de boutiques placées sous des espèces d’arcades où l’on pouvait acheter tout ce que l’âme seulement souhaite !.. Il y avait encore une grande église, toute blanche, dont le toit était rouge, où l’on voyait entrer des gens venus avec leurs marchandises de tous les côtés du pays.

Nasta s’était fait indiquer ensuite la route qui menait chez le tailleur de pierres. C’était tout à fait en dehors de la ville, près du cimetière. Elle s’y achemina d’un pas un peu hésitant, le cœur serré, tâchant de rassembler tout ce qu’elle possédait de courage et d’intelligence.

Arrivée enfin devant la porte, elle entra résolument.

Dans une cour, deux ouvriers, revêtus de longs tabliers blancs et poudreux comme des meuniers, frappaient à coups redoublés sur de larges blocs de pierre, et à chacun de ces coups, un éclat volait sur le sol. Bien que Nasta eût fait toilette pour la circonstance, qu’elle eût posé un fichu bien blanc sur sa tête, mis pour la première fois, depuis nombre d’années, un collier de verroteries et puis son tablier des dimanches, ces hommes la prirent pour une mendiante, et lui dirent brutalement d’aller à tous les diables !

Elle ne se laissa pas néanmoins déconcerter par cette agression. Le plus difficile était déjà fait, puisqu’elle était dans la place. Il ne s’agissait donc pas de reculer, mais de montrer un peu de courage.

Alors, très haut et très distinctement, comme si elle récitait une prière, elle se mit à répéter son boniment : elle venait pour une statue... parce que... on lui avait dit... qu’il y avait ici des charpentiers... qui taillaient des statues ailées... et elle voulait en avoir une... une en pierre... dure... de la hauteur d’un homme... avec deux grandes ailes... et un panache sur la tête !.. Oui... deux ailes de pierre, un panache sur un casque... et un sabre au côté comme dans celle de Starostolki... vous savez bien ?.. près de la barrière, pas loin du cordonnier Sygierycz. C’est un archange... il s’appelle Michel !.. Il se tient sous un petit toit, mais le petit toit est abîmé,.. il faudrait le réparer...

Les tailleurs de pierre avaient cessé de frapper, et ils regardaient étonnés cette femme qui leur parlait d’un cordonnier Sygierycz qui était un archange qui s’appelait Michel, et habitait à la barrière, sous un petit toit !..

— De quel Michel Sygierycz veut-elle parler ? Quelqu’un de ce nom a-t-il rien commandé ici ? demanda le patron.

Cependant, ayant fait répéter son discours à Nasta, il finit par s’orienter un peu et dit :

— Une statue de l’archange Michel, vous voulez dire ?.. comme celle de Staromiasta. Oui... je sais... je comprends !.. Et pour qui cela ?

— Pour moi, dit timidement Nasta.

— Pour vous ? c’est vous qui êtes la fondatorka ?

Une rougeur sombre couvrit les joues hâves de la messagère, et son cœur tressaillit d’une joie indicible.

— Oui... c’est pour moi, répéta-t-elle.

— Et avez-vous de l’argent ?

Nasta fit signe que oui.

— Savez-vous combien se paie un saint Michel pareil ?

— Je ne sais pas.

— Et... vous faut-il un socle ?

Jamais de la vie elle n’avait entendu parler de cela, mais qu’importait :

— Va pour un socle ! murmura-t-elle sans sourciller en acquiesçant de la tête.

— Cela coûtera tout au juste cent florins.

— Cent florins !..

Un nuage passa devant les yeux de Nasta et ses oreilles se mirent à bourdonner étrangement. La tête lui tournait, elle éprouvait l’horrible sensation d’un homme qui étant parvenu à escalader, après des souffrances inouies, un point inaccessible, s’en voit brusquement précipité. Et elle tombait, la pauvre femme, elle tombait de toute la hauteur idéale de son rêve, de ce rêve auquel elle croyait avec tant de ferveur quelques instans auparavant. Elle tombait impitoyablement sur les cailloux de cette route aride que ses pieds meurtris parcouraient sans relâche depuis tant d’années. Et avec elle s’effondrait, hélas ! l’orgueil suprême de la fondatorka !..

Cent florins !.. Non-seulement ce chiffre énorme ne lui était jamais venu à l’esprit, mais elle n’avait même jamais essayé de compter jusque-là !.. Et puis, à quoi cet effort lui aurait-il servi ? C’est tout au plus si dans la vie ordinaire elle avait la nécessité d’atteindre la quatrième dizaine.

— Dix, vingt, trente, sorok, ainsi que disent les montagnards, et elle recommençait !.. Au-delà de quarante, elle ne pouvait rien concevoir !..

Muette, hébétée, elle demeurait donc debout, devant les deux tailleurs de pierre, ne sachant que devenir. Tout à coup l’idée de fuir lui vint à l’esprit ; oui, fuir, se dérober à cette situation épouvante. Et soudain, avant que les deux hommes fussent revenus de leur étonnement, elle tourna les talons, et se sauva à toutes jambes dans la direction de la grand’route. Elle courut ainsi longtemps, longtemps, comme un voleur poursuivi, et ne s’arrêta qu’à la barrière. Là, elle tomba épuisée.

Comment dire alors ce qui se passa dans son cœur meurtri ? Et c’était bien moins le sentiment de son impuissance, que le souvenir amer de son humiliation qui la torturait !

A côté de son admirable sacrifice maternel, si pur, si spontané, l’orgueil, ce défaut inhérent à la nature humaine, s’était traîtreusement insinué. De sorte que près de la mère avait surgi la fondatorka... Et voilà qu’à présent, hélas ! cette fondatrice si glorieuse était brusquement précipitée de son piédestal, et il ne restait plus qu’une mère humiliée et désolée.

Mais le premier moment de désespoir passé, Nasta revint petit à petit à cette résignation, amère, indifférente, pleine d’apathie et qui est l’essence de la nature du paysan slave. Elle avait été sotte et orgueilleuse !.. elle en était punie ! Comment, elle, la misérable pauvresse qui gagnait son pain à la sueur de son front, avait voulu se poser en richarde devant le bon Dieu ?.. Qui donc espérait-elle duper ici ?.. Certes ce n’était pas Lui, car Il connaissait bien mieux que personne la différence qu’il y a entre la riche Kuniszowa, celle qui avait fait construire la chapelle en briques, et Nasta, la pauvre messagère !

Après quelques jours de réflexions semblables, un plan nouveau se mit à fermenter dans sa cervelle. Ce n’était plus une statue qu’elle ferait faire, puisque le prix en était si exorbitant, ce serait une peinture ! Oui, une peinture, représentant par exemple le portrait de la sainte madone. Qu’est-ce que cela pouvait coûter ?.. pas grand’chose, car enfin, que faut-il pour peindre ?.. Une plaque de tôle, et un peu de couleur !.. On accrocherait ce tableau au vieux frêne, celui qui est planté sur la route, au bas de la montagne, juste à l’endroit où Wasylek attendait toujours en paissant ses brebis ; et l’on construirait par-dessus un petit toit pour le préserver de l’humidité. Seulement, cette fois, il faudrait bien s’informer des prix à l’avance, et puis, quand on serait parfaitement renseigné, aller chez le peintre, sans hésitation, sans incertitude... et surtout, sans orgueil.

IV.

Tous les étés, une nombreuse compagnie venait à Spas pour y respirer l’air des montagnes, et y boire la gentitza, autrement dit le petit lait de brebis, mais c’étaient, pour la plupart, des juifs de Lemberg qui fréquentaient cette bourgade des Carpathes. Il y avait cependant, çà et là, quelques hôtes de distinction, et cette année-ci, justement, la société était plus choisie que de coutume.

Pour Nasta, c’était une saison bénie. Messagère d’un courrier, souvent ardemment désiré, on ne lui marchandait point les pourboires, et maintes pièces de cuivre, voire même piécettes blanches, tombaient dans la main avide de la fondatorka. Elle connaissait tout le monde. Parmi les étrangers arrivés cette année, deux surtout l’intéressaient plus particulièrement : c’était, d’abord, une noble dame, comtesse authentique, et propriétaire des environs, et puis un jeune peintre. La comtesse marchait appuyée sur une canne à pomme d’or, et était invariablement suivie d’une demoiselle de compagnie toujours vêtue de gris. Elle ne prenait pas de gentitza, et n’en avait certainement pas besoin, car elle était fraîche et rose comme la santé.

Tous les habitans de Spas, depuis M. Krzespel, l’inspecteur des domaines, et sa famille jusqu’au plus simple montagnard, étaient très flattés de posséder dans leur sauvage sapinière une dame de si haut parage.

La comtesse était petite, vive et grassouillette, elle ressemblait un peu à une boule, et tout le jour, on la voyait trottiner de-ci, de-là, comme une perdrix dodue, à travers les nombreux sentiers de la montagne, et tenant toujours à la main son éternelle canne à pomme d’or. Elle portait de chaque côté de la tête une touffe de cheveux blancs, enflée comme l’aile d’un pigeon. Son visage était rosé et régulier, et deux yeux rieurs, noirs comme du jais, illuminaient toute sa physionomie. La demoiselle, au contraire, était longue, maigre, entre deux âges ; elle ne s’habillait que de teintes neutres, et suivait sa maîtresse comme son ombre, d’un air toujours ennuyé, en déguisant constamment un bâillement.

Quant au jeune homme, il paraissait triste et souffrant. Il se promenait la plupart du temps, seul, ou avec la comtesse, mais il lui était difficile de se mettre au pas de sa pétulante compagne. Il devait s’arrêter souvent, et souffler, souffler, péniblement. Quand il respirait, l’air semblait toujours se dérober devant lui, et Nasta, qui l’observait, ne pouvait s’empêcher de le comparer à quelqu’un qui voudrait puiser de l’eau avec un crible.

Tous les jours, il se rendait difficilement au Labyrinthe, une colline boisée de sapins, au sommet de laquelle M. Krzespel avait fait construire une sorte de refuge. En outre, on avait placé, de distance en distance, des bancs, sur chacun desquels le pauvre jeune homme ne se faisait pas faute de s’arrêter.

Quand il était, à la fin, parvenu tout en haut, il y demeurait si longtemps, si longtemps, que Nasta, étonnée, se demandait parfois s’il allait y passer la nuit. Il regardait les hautes montagnes bleues, et écrivait toujours sur de grandes feuilles de papier blanc, ou bien il lisait dans des livres, ou encore, il fermait les yeux et restait assis sans bouger, d’un air si triste, si triste, que cela fendait le cœur. Et il serait resté là, indéfiniment, si la comtesse, qui faisait plusieurs fois par jour l’ascension du Labyrinthe, n’avait tout à coup fait son apparition. Elle s’asseyait alors à côté de lui, soufflait un moment, puis se mettait à bavarder sans trêve, si bien que lui aussi finissait par parler. Il paraissait même tout changé, riait, plaisantait, jusqu’à ce que brusquement une quinte de toux vînt l’interrompre. Alors, ses prunelles noires étincelaient encore plus que de coutume, le cercle bleuâtre de ses yeux s’agrandissait davantage, et Nasta aurait juré que sa barbe s’allongeait, et que son visage diaphane maigrissait encore plus.

Un jour, comme elle se dirigeait vers le refuge, pour remettre une lettre à la comtesse, elle l’entendit qui grondait très fort M. Sigismond. Il paraissait agité, et se cachait le visage dans ses mains blanches et transparentes comme des hosties.

Nasta tendit la lettre.

La comtesse regarda l’écriture :

— Tiens !.. c’est de Valentine, dit-elle très vite.

M. Sigismond releva la tête, ouvrit tout grands ses yeux brûlés de fièvre, puis voulut se lever, mais il se rassit tout de suite, en tenant toujours ses prunelles fixées sur la lettre, comme s’il s’attendait à ce qu’elle contînt quelque chose pour lui. Mais évidemment il n’y avait rien dedans à son adresse, car à peine la comtesse eut-elle terminé sa lecture, qu’elle froissa vivement la lettre, et la fourra avec impatience dans sa poche, puis, sans parler, elle creusa nerveusement le sable du bout de sa canne à pomme d’or.

Une autre fois, le peintre était encore au Labyrinthe, Nasta avait justement une lettre pour lui, ce qui était chose très rare. C’était sur le coup de midi, il était assis en face d’une étrange petite table à trois pieds, comme Nasta n’en avait jamais vu de sa vie ! Il paraissait tracer quelque chose sur un carton posé devant lui, et à chaque instant il levait les yeux, et examinait le paysage.

La matinée était admirable ; tout en bas, le Dniester, pareil à un long serpent argenté étendu nonchalamment au soleil, scintillait entre les hautes herbes. Dans le fond, les cimes bleues des Carpathes s’étageaient majestueuses, et l’air était si transparent qu’à travers la poussière d’or du soleil, on apercevait, comme sur la main, les fines crénelures des Beskides, dont les dernières chaînes atteignent la frontière hongroise.

Discrètement abritée par les sapins, Nasta se rapprocha sur la pointe de ses pieds nus, et ayant avancé la tête, elle aperçut avec surprise, sur le papier posé là, le même ciel bleu qu’on voyait là-haut, les mêmes montagnes vertes, le même fleuve argenté qui contournait les remparts de Staromiasta, et jusqu’au sapin noir planté près de la cabane de Zaberez.

Était-il possible que, sur une simple feuille de papier, si petite que le vieux chapeau de paille de Wasylek l’eût aisément recouverte en entier, on pût mettre tout un pays !

Et son effarement était tel, qu’elle se prit la tête à deux mains, en poussant une exclamation.

M. Sigismond se retourna vivement, et la pauvre femme, craignant de l’avoir mécontenté, se hâta de lui présenter la missive. Il sourit doucement, prit la lettre, et remercia d’un signe de tète ; cependant comme elle ne s’en allait pas, il crut comprendre qu’elle attendait une gratification, et tira quelques pièces de sa poche, mais ce geste ne fit que l’éloigner davantage.

Tout à coup, un éclair traversa l’esprit de Nasta, oui, une occasion pareille ne se représenterait plus jamais de sa vie. Résolument elle se jeta donc aux genoux du peintre, lui embrassa les pieds et les mains, en murmurant qu’elle avait une grande faveur à lui demander.

C’était toujours le premier mot qui coûtait le plus à Nasta. Une fois en train, le courage lui revenait vite, d’autant plus que le visage de M. Sigismond n’exprimait aucune impatience.

Sans préambule donc, et avec beaucoup plus de clarté que chez le tailleur de pierres, elle lui confia qu’elle désirait posséder une sainte vierge ; une sainte vierge sur une tôle, grande comme cela,.. et qu’on pourrait accrocher au haut du vieux frêne où s’arrêtait toujours Wasylek !.. Oh !.. elle ne demandait pas cela pour rien !.. Que le bon Dieu la préserve d’une hardiesse pareille,.. elle donnerait même, pour la posséder, son avoir entier !.. et tout en parlant, elle écartait sa chemise, retirait de sa poitrine un petit sac de toile, suspendu à son cou, comme un scapulaire, mais c’est en vain qu’elle essayait de défaire les nœuds de ficelle qui entortillaient son trésor, ses mains tremblaient trop fort.

Le peintre l’arrêta d’un geste, lui dit de serrer son sac, et lui demanda pourquoi elle désirait tant posséder ce tableau... Avait-elle fait un vœu ?

Enhardie, Nasta lui raconta alors toute son histoire, la mort de Wasylek et les révélations du pope au sujet des chérubins et de la milice céleste, son désir d’avoir une statue d’archange, et sa déception chez le tailleur de pierres.

Un sourire passa sur le visage du jeune homme en écoutant ce récit étrange. Il réfléchit un instant :

— Moi, je te peindrai une madone, ma bonne femme, et qui ne te coûtera rien ; seulement, elle ne sera pas peinte sur un morceau de tôle, mais sur une belle toile blanche, et tu ne l’accrocheras pas au haut du frêne de la route, mais tu pourras l’offrir à la cerkiew de ton village... Y a-t-il une église à Busowiska ?

Toute rouge d’émotion, Nasta l’écoutait sans pouvoir articuler une parole. Cette proposition l’abasourdissait, et pourtant il lui était pénible de renoncer à l’idée caressée depuis si longtemps d’un tableau abrité sous un petit toit, accroché au frêne de la grand’route !

Quand elle fut un peu revenue à elle, elle réfléchit que ce bon jeune homme était bien généreux et que c’était absurde à elle de faire la diflicile.

Oui, en effet, il se bâtissait justement à Busowiska une nouvelle cerkiew, qui serait terminée ces jours-ci,.. et il y faudrait certainement une sainte image, même que tous les cultivateurs du pays se cotisaient pour offrir, qui des chandeliers, qui un calice ou un ostensoire ; pourquoi n’offrirait-elle pas une madone ? Et vraiment, à présent qu’elle y songeait avec plus de calme, un tableau pareil serait bien plus en sûreté dans une église que sur une grand’route, exposé à toutes les intempéries de la saison. Il durerait, également, beaucoup plus longtemps, jusque dans les temps éloignés où, elle, Nasta, ne serait plus de ce monde. A cette pensée, une telle reconnaissance inonda soudain le cœur de la pauvre mère qu’elle se précipita aux pieds du jeune homme, et les lui embrassa avec des larmes de joie.

Il fut sur-le-champ décidé entre eux que le tableau serait commencé dès le lendemain. M. Sigismond n’était qu’un amateur, jamais il n’avait essayé de faire un tableau religieux, mais la pensée d’exaucer l’ardent désir de cette mère et l’idée d’orner l’autel de cette humble petite cerkiew perdue dans les Carpathes séduisait à la fois son cœur et sa fantaisie d’artiste. Et puis, surtout, ce serait un but !.. Un moyen d’échapper peut-être aux mille idées noires qui l’assaillaient... De retour chez lui, il se mit à l’œuvre avec un entrain oublié depuis longtemps, et ce travail le passionna bientôt au point qu’il en négligeait le boire et le manger. C’est à peine même s’il sortait de chez lui pour respirer un peu. La comtesse, qui ne comprenait rien à ce caprice nouveau, le grondait, le sermonnait, lui démontrait l’absurdité de vivre dans une pareille réclusion, tandis qu’il avait si besoin du soleil et de l’air des montagnes. Lui, balbutiait des excuses, baisait la main de la bonne dame, promettait d’obéir, mais à peine avait-elle tourné les talons, qu’il reprenait ses pinceaux avec plus d’ardeur, plus de fièvre encore qu’auparavant.

Le sujet représentait une madone moissonneuse. Elle était assise sur une botte de gerbes, sa faucille à la main et paraissait lasse du rude labeur de la journée. A ses pieds, l’enfant Jésus jouait avec une guirlande de bluets qu’elle lui tendait en souriant. Il y avait dans cette composition une telle grâce spontanée, un tel charme subtil que l’œil était attiré et séduit tout de suite. La madone était revêtue du pittoresque costume des montagnardes du pays. Elle portait la chemise richement brodée de couleurs, la veste chamarrée, le collier de corail, le tablier éclatant, mais, contrairement aux usages des paysannes slaves, elle n’avait point le madras traditionnel. Sa tête était nue, et seule une épaisse natte de cheveux blonds nimbait d’une vivante auréole son front pur. Dans le fond du tableau, apparaissaient les toits de chaume de Busowiska, la cerkiew, les Carpathes grises et le ciel.

Le seul reproche que l’on eût pu faire à cette madone, c’est que ses traits dégageaient plutôt une idéale expression de poésie que l’extatique austérité qu’où est habitué à trouver dans la Mère de Dieu. Il y avait dans ce visage quelque chose d’humain, de troublant, de déjà vu, qui vous hantait comme la vibrante émanation d’une pensée arrachée violemment à un cerveau et jetée pantelante sur la toile.

Le jour où Nasta fut admise à contempler l’œuvre dans l’atelier de l’artiste, la pauvre femme faillit devenir folle !

Était-il vraiment possible que cette admirable figure, cette madone merveilleuse qui lui faisait l’effet d’une créature vivante, fût sa propriété ? La réalité dépassait tellement le rêve qu’elle n’en pouvait croire ses yeux.

Il était donc atteint, ce but inaccessible caressé si longtemps ! Désormais glorieuse fondatorka, elle allait pouvoir perpétuer à jamais le nom et le souvenir de son Wasylek, saisir le fil mystérieux qui allait l’unir, elle, pauvre délaissée ici-bas, avec l’enfant mort, enrôlé dans les milices du paradis.

Et à cette pensée, la joie, la reconnaissance, gonflèrent si fort le cœur de la malheureuse qu’elle fondit en larmes et, bouche béante, les mains jointes, les yeux tournés vers le jeune homme qui souriait, elle restait là incapable de dire avec des mots l’émotion indicible qui l’étreignait.

V.

Tandis que Nasta, ravie au septième ciel, attendait discrètement le jour où elle pourrait offrir son tableau à la paroisse, la cerkiew entreprise par Klymaszko s’achevait avec succès.

Sur l’azur intense du ciel, les coupoles grecques, boursouflées, du petit temple se détachaient légères, comme des ballons prêts à s’envoler ; et, n’étaient les poutres gigantesques qui les retenaient au sol, on eût dit que le moindre coup de vent allait les faire disparaître.

A la hauteur du premier étage, les attaches délicates des galeries circulaires se rejoignaient, pareilles à des dentelles. Et c’est là seulement que l’édifice, puissamment soutenu par des solives séculaires, commençait à prendre son essor, non point en fusée, comme dans les flèches gothiques, mais horizontalement, d’abord, se déployant en auvens superposés afin d’abriter le plus grand nombre de fidèles. Et cette construction faisait songer au vol graduel et non interrompu de quelque oiseau gigantesque dont les larges ailes planeraient d’étage en étage, d’auvent en auvent, de toit en toit, pour arriver enfin au sommet de la coupole finale.

Toutes les cerkiews de Klymaszko avaient la même légèreté, le même ensemble à la fois original et gracieux ; aussi la commune de Busowiska, qui s’était d’abord tant fait tirer l’oreille pour voter sa construction, était-elle dans l’enchantement. Et il n’était bruit dans le village que des générosités dont chaque habitant allait combler l’église nouvelle. L’un promettait de faire don d’une cloche, un autre d’un autel, un troisième de candélabres.

Comme tout cela n’était encore que paroles en l’air, il fut convenu qu’on se réunirait un certain jour de la semaine dans la nouvelle église et que là, vis-à-vis des autorités, chacun déclarerait ce qu’il avait l’intention d’offrir et signerait.

Un point cependant restait encore à éclaircir : à quel artiste confierait-on le soin des peintures intérieures de la cerkiew ? Celui qui avait décoré l’église « imprimée » était depuis longtemps retourné à Lemberg, où donc en trouver un autre, car des hommes pareils ne courent pas les grand’routes !..

Dans cette situation difficile, Sorok le dyak, ou plutôt le sacristain de la paroisse voisine, desservie par le bon pope Tarczanin, prit la parole :

— Si le peintre qui a décoré « l’église imprimée » habitait Busowiska et qu’il voulût offrir ses services, même pour rien !.. — s’écria-t-il avec emphase, moi, dyak de la paroisse de Tersow et membre de la fabrique de Busowiska, je ne donnerais jamais mon approbation ! Car c’est un peintre latin, et il ne s’y connaît pas en icônes grecques !.. Ce qu’il faut pour décorer la cerkiew de Busowiska, c’est un artiste qui sache faire des peintures bajantines ! (Il voulait dire byzantines.) Moi, je connais un homme pareil et je n’ai pas honte de le recommander à la commune ! Il s’appelle Kurzanski et demeure près de Dobromyl. En voilà un fameux maître ! et qui sait non-seulement peindre, mais encore dorer !.. Et tout en style bajantin !.. Un homme enfin qui a étudié chez le père Mitrofane, au couvent des basiliens. Après cela, je pense qu’il n’y a plus rien à ajouter, et parler davantage serait dépenser sa salive et son souffle inutilement !.. On ne doit pas s’imaginer que si je parle comme ça, c’est parce que Kurzanski est mon beau-frère. Le ciel m’en préserve !.. Chacun sait que je suis un homme d’église, honorable et religieux... si j’ai pris chez moi mon beau-frère et si je l’héberge pour rien, c’est uniquement en vue de la plus grande gloire de Dieu !.. Du reste, que ceux qui ont des yeux regardent. Il est facile de juger des œuvres de Kurzanski, car il a déjà orné des quantités de cerkiews, malheureusement ses plus fameux chefs-d’œuvre sont tous en Podolie, vu que dans cette partie-là du pays, le peuple est riche et paie bien !.. Cependant, il y a tout près d’ici deux œuvres capitales de Kurzanski ! D’abord, l’enseigne de l’apothicaire de Staromila, ensuite dans la cerkiew du village de X... l’incomparable tableau représentant la Parabole du grain de sénevé.

Le comité de la fabrique avait écouté avec un profond recueillement la harangue du sacristain, aussi à peine eut-il terminé que la plus grande partie de l’assemblée manifesta le désir de confier les travaux à ce peintre remarquable ; néanmoins quelques membres insinuaient qu’avant de prendre une résolution définitive, il serait peut-être prudent d’aller examiner les chefs-d’œuvre. Cette réclamation était légitime, or comme tout le monde ne pouvait s’absenter à la fois, il fut décidé qu’on nommerait une commission ad hoc composée des juges les plus sévères, ceux enfin qui possédaient le plus de flair artistique. Parmi ceux qui furent choisis, il y avait en première ligne le dyak Sorok, ensuite Sennyson, le maire, Pylipko, vieux soldat en retraite, et enfin un certain Makohon, jadis bedeau de l’église brûlée, et qui était resté une espèce de suisse in partibus infidelium.

Le comité artistique se transporta en grande pompe dans la petite ville de Staromila, et, comme c’était justement jour de marché, la moitié du village s’y rendit avec lui.

L’enseigne de l’apothicaire exposée, bien en vue, dans la rue principale, obtint du premier coup un succès colossal.

Elle représentait un Esculape au crâne rose et dénudé, à la barbe hirsute, près duquel un serpent d’un bleu violent, tacheté de jaune et tirant une langue écarlate en forme de lance, était gracieusement tordu en huit.

Pendant toute la matinée, une foule de paysans ne cessa de stationner, bouche béante, devant le magasin, et c’est au point que le pharmacien, finalement impatienté de la persistance de ces gens. qui interceptaient la voie publique, les fit disperser sans cérémonie à grands coups de canne par ses aides.

Repoussé d’une façon aussi péremptoire, le comité artistique se retira néanmoins avec toute la dignité due à son caractère, mais son opinion était faite, et Pylipko, le soldat, critique sévère qui représentait dans sa commune le parti de l’opposition, déclara avec conviction que c’était tout à fait « superlatif !... »

Il s’agissait à présent d’aller examiner le second chef-d’œuvre, la Parabole du grain de sénevé.

L’église qui possédait cet objet précieux était située à quelques kilomètres.

A peine les juges se trouvèrent-ils en face de cette merveille de l’art, qu’ils demeurèrent frappes de mutisme, et alors seulement ils comprirent la profondeur des paroles de Sorok. L’enseigne de l’apothicaire, avait-il dit, est une bagatelle que Kurzanski a peinte pour se faire la main, mais celui qui n’a pas vu la Parabole du grain de sénevé n’a rien vu !

Le tableau représentait un Christ étendu sur le sol. De sa bouche sortait un arbre gigantesque à douze branches ; sur chacune d’elles était assis, assez mal en équilibre, un des douze apôtres. Au bas de l’arbre quelques personnes qui représentaient la foule regardaient en l’air, et paraissaient se demander lequel des douze tomberait le premier. Les têtes des apôtres étaient grosses comme des citrouilles et rouges comme des pommes d’api ; elles étaient entourées d’une auréole jaune qui ressemblait assez à un petit capuchon. Leurs pieds, très menus, pendaient de dessous leurs robes, de sorte que l’on pouvait aisément les compter tous les vingt-quatre jusqu’au dernier, ainsi que le fit observer judicieusement le maire Sennyson, qui était un peu pédant de sa nature.

Makohon, le bedeau de l’église brûlée, avait en art des aperçus plus larges, il ne s’arrêtait pas à ces détails mesquins d’exécution. Pour lui, c’était l’idée, le sujet, qui était tout ; aussi était-ce avec une persévérance inouie qu’il cherchait à découvrir dans le tableau ce fameux grain de sénevé dont on avait tant parlé. Mais, après une heure d’application soutenue, il fut forcé de convenir, à sa honte, qu’il ne l’avait trouvé nulle part. Le comité artistique retourna à Busowiska, très satisfait de lui-même et émerveillé des splendeurs qu’il avait vues ; aussi n’y eut-il bientôt plus qu’un cri dans la commune pour appeler l’auteur de tant de chefs-d’œuvre, et lui confier la décoration de l’église.

Auparavant, il fallait cependant réunir les honorables donateurs afin de savoir au juste sur quels dons la fabrique pouvait compter. On annonça en conséquence à tout le village que ceux qui désiraient faire une offrande devaient se réunir tel jour, à telle heure, dans la nouvelle cerkiew.

La séance fut présidée par le pope Tarczanin de la paroisse de Tersow, ainsi que par l’inspecteur des domaines en casquette impériale et en collet à étoiles d’or.

Le dyak Sorok, transformé en greffier pour la circonstance, se tenait devant une table improvisée, la plume d’oie sur l’oreille, et entouré de tous les insignes de sa fonction.

Le maire Sennyson, accompagné de ses échevins, s’assit en face des deux autorités, et la séance commença.

La petite église aux murailles nues et encore luisantes regorgeait de paysans, mais on remarqua avec étonnement que tous ceux qui se pressaient au premier rang étaient justement les moins riches, ceux qui n’avaient rien promis. Les gros bonnets, au contraire, les sérieux donateurs, sur lesquels on avait droit de compter, car ils s’étaient vantés très haut des riches présens qu’ils allaient faire, se dérobaient derrière les autres, ou même n’étaient pas venus du tout.

Un silence morne régnait dans l’église, seuls les pauvres gens relevaient la tête d’un air malicieux, se demandant avec curiosité comment tout cela allait se terminer.

Le pope, fort inquiet de la tournure que prenaient les choses, hochait péniblement la tête ; le maire, décoré de sa brillante plaque officielle, se tournait et se retournait très mal à l’aise sur son siège, et le greffier, la main en suspens, brandissait comme un glaive sa plume ébouriffée et menaçante.

À la fin, M. Krzespel, impatienté, se leva brusquement, et d’une voix de tonnerre :

— Ah çà !.. est-ce que vous vous imaginez, tas d’imbéciles, que j’ai pris la peine de venir ici, hum, hum !.. pour que vous me regardiez tous comme une bête curieuse.

En même temps le maire, électrisé par ces paroles énergiques, se rua sur le public, afin d’y recruter de ses propres mains les présumés donateurs.

Une bagarre indescriptible s’ensuivit : ce furent des cris, des contestations, tout le monde se récusait !..

Dymitry le richard, qui avait annoncé avec emphase qu’il ferait don d’une cloche, jurait ses grands dieux qu’il n’avait jamais parlé que d’une sonnette.

Fédysko, qui avait promis d’offrir les portes dorées de l’iconostase, prétendait qu’on avait mal compris, que c’était une image de saint Nicolas qu’il avait voulu dire.

Le bel ornement sacerdotal, annoncé par André, se réduisait à quelques mètres de fine toile, et l’autel tant vanté de Zeberny, à deux cierges de cire.

En face d’assertions aussi catégoriques, il n’y avait qu’à s’incliner, et c’est ce que fit le comité.

Un pénible silence régna encore une fois dans la petite cerkiew et on allait probablement clore la séance, quand du milieu de la foule on vit soudain surgir une femme, c’était Nasta. Elle s’avança respectueusement, mais son pâle visage était comme transfiguré par un immense éclair de bonheur. Elle s’approcha du groupe de la commission, baisa la main du prêtre, se prosterna aux pieds de l’inspecteur, salua de la main le greffier, ainsi que tous les membres de la fabrique, et murmura :

— Je voudrais signer.

Un concert de murmures étonnés et de ricanemens accueillit ces paroles, et on se resserra davantage, comme si quelque chose de très amusant allait se passer.

Nasta ne voyait pas ces visages, mais l’ironie qui se reflétait sur celui du maire l’effara tellement qu’elle se serait enfuie certainement si le pope Tarczanin n’était venu à son aide et ne lui eût dit avec bonté :

— Et que désires-tu offrir, ma brave femme ?

— Un autel.

— Un autel !...

Un sourire un peu effaré se peignit sur la figure du prêtre, il considéra un instant l’humble créature qui se tenait devant lui.

— Voyons, ma bonne Nasta, parle sans crainte, et explique bien clairement ce que tu veux dire... Tu sais bien que la moindre offrande du pauvre est plus agréable au Seigneur que les plus beaux présens des riches.

— Je veux offrir tout un autel, répéta Nasta.

— Tout un autel ? Mais tu ne sais pas sans doute à quoi tu t’engages et combien cela sous-entend de choses !.. Il faut d’abord une icône, ensuite des chandeliers... puis des dorures !..

— Je donnerai l’icône, dit tranquillement Nasta, une belle grande madone, toute peinte,.. et pour le reste... je signerai !..

En disant ces mots, elle déposa sur la table un petit sac crasseux, puis, sans prendre le temps de s’expliquer davantage ni sans saluer les membres de la fabrique, elle tourna rapidement les talons, se faufila à travers la foule et s’esquiva.

Elle courut longtemps, longtemps, toujours poursuivie par les appels moqueurs et les chuchotemens des paysans, qui avaient essayé de la retenir, et ne s’arrêta qu’à l’extrémité du village, quand elle eut atteint sa noire cabane en ruine, son verger abandonné et sa source murmurante.

Cependant le pope s’était emparé du petit sac, et avec un étonnement grandissant, il en vidait le contenu sur la table : c’étaient tous florins, en papier-monnaie, sales, froissés, déchirés même. Un à un il les déploya avec soin, et se mit à compter, mais plus il avançait dans sa besogne, plus sa stupéfaction et celle de la commune entière augmentaient.

Cinq, dix, quinze !.. et ce n’était pas tout !.. vingt, vingt-cinq, trente !.. Il y en avait encore !.. trente, trente-cinq, quarante !.. quarante et un !.. cette fois, c’était bien tout !..

Quarante et un florins d’Autriche ! Le bon prêtre n’en croyait pas ses yeux, et les paysans stupéfaits demeuraient autour de lui, bouche bée, tandis que le greffier plongeait si précipitamment sa plume dans l’encrier, qu’il couvrait de pâtés énormes la feuille gouvernementale.

Tout ému, et les yeux humides, le pope profita de cette circonstance unique pour s’adresser au cœur de ses ouailles, et sa voix très douce était encore plus tendre que de coutume. Il rappela le denier de la veuve, plus agréable à Dieu que toute autre offrande,.. et il ajouta que le sacrifice de Nasta devait servir d’exemple à tout le village, car, ajouta-t-il, bien certainement aujourd’hui les anges se réjouissent à cause d’elle au paradis !

Cette petite allocution impressionna profondément les paysans ; les uns se frappaient la poitrine avec componction, tandis que les autres courbaient le front dans la poussière.

Quand le prêtre eut cessé de parler, l’un d’entre eux traversa la foule en tortillant son chapeau entre ses mains, il était rouge comme un coq, salua gauchement les autorités et déclara que la sonnette qu’il avait « signée » serait peut-être un peu grosse pour être prise en main,.. qu’il vaudrait aussi bien mettre tout de suite sur le papier qu’elle serait suspendue au clocher,.. car,.. à proprement parler,.. ce n’était pas du tout une sonnette, mais une belle et grosse cloche !..

Ce fut ensuite au tour d’un autre de s’approcher. Il se présenta de l’air d’un homme très minutieux, qui tient à ce que les choses se passent avec la plus grande exactitude ; il demanda au greffier de lui lire ce qu’il avait écrit en son nom, afin de s’assurer s’il n’y avait pas d’erreur, et quand Sorok lui eût dit que c’étaient deux cierges de cire qui étaient inscrits, il partit d’un bruyant éclat de rire :

— Ah bah !.. et l’autel, donc, que vous avez oublié !.. S’emparant alors vivement de la plume, il la trempa emphatiquement dans l’encrier par le gros bout et fit sur le papier une large croix, ce qui voulait dire sans doute qu’il s’inscrivait pour tout un autel.

Les autres suivirent cet exemple et quand une heure plus tard, le pope s’en retournait assis dans sa briska, il avait le visage épanoui et s’avouait intérieurement que la séance, si mal commencée, s’était terminée d’une façon bien plus satisfaisante qu’il n’aurait jamais osé l’espérer.

De son côté, Nasta, dégrisée enfin de l’exaltation fanatique qui l’avait soutenue jusqu’à présent, s’était laissée tomber lasse et affamée devant un misérable brouet de son fermenté, qui, depuis le matin, refroidissait sous la cendre et avec une avidité animale, elle apaisait sa faim dévorante.

Brisée de fatigue, elle alla ensuite s’étendre dans un rayon de soleil couchant, et, ramenant sa jupe en haillons sur ses pauvres pieds meurtris, elle ferma les yeux et s’assoupit lourdement.

C’est ainsi que se termina la journée la plus heureuse, la plus triomphale de la vie de Nasta, la glorieuse fondatorka à cause de laquelle, au dire du pope Tarczanin , les anges se réjouissaient le jour même dans le ciel.

VI.

Quelques jours plus tard, l’autel, dû à la générosité de Nasta et confectionné par les soins d’un ébéniste de Staromila, fut placé dans une des chapelles latérales de la cerkiew, tandis que le tableau de la Madone, entouré d’un brillant cadre doré, était accroché soigneusement à sa place respective par le valet de chambre de M. Sigismond. Admirablement éclairée dans cette petite église vide, la Madone moissonneuse resplendissait d’un éclat vraiment extraordinaire. Elle semblait s’élancer vivante de son cadre et répandait autour d’elle comme une suave atmosphère. La vue de ce tableau, dont le village entier avait jusqu’à présent ignoré l’existence, fit une grande impression, et la cerkiew ne désemplissait pas de fidèles et de curieux. Aussi l’ex-bedeau Makohon, qui avait fait don à l’église d’une serrure et d’une clé, s’était-il de son plein gré préposé aux fonctions de portier et passait sa journée à ouvrir et à refermer dévotement la porte.

Mais c’était surtout le cœur des femmes que la Madone avait conquis.

Elles comprenaient, avec leur subtile flair féminin, que cette vierge moissonneuse était en quelque sorte l’apothéose de leur humble vie laborieuse, et leur âme se remplissait d’une ardente gratitude pour cette vierge qui, elle aussi, avait peiné et souffert. L’admiration des hommes était plus froide, c’est justement ce qui charmait le plus les femmes qui leur causait au contraire une impression pénible. Cette Madone leur paraissait trop humaine, elle était trop leur pareille pour qu’ils éprouvassent vis-à-vis d’elle ce respect intense qu’ils professaient pour leurs images religieuses habituelles.

Rassemblés autour de la vierge sainte, ils se regardaient sournoisement entre eux en hochant la tête, mais sans formuler leur pensée...

Sur ces entrefaites, le célèbre auteur du Grain de sénevé, après avoir signé un contrat avec la commune de Busowiska pour l’entreprise des peintures et des dorures de la cerkiew, arriva. Son entrée fut saluée comme celle d’un souverain. Il portait un costume de « monsieur » de la ville et avait l’air très dédaigneux , il traita de son haut le maire et les membres de la fabrique, et l’on remarqua qu’il ne parlait autrement de lui-même qu’à la troisième personne comme s’il ne s’appartenait déjà plus, mais faisait partie des célébrités de l’histoire contemporaine. Ainsi, il disait : « Kurzanski fait ceci, » — « Kurzanski fait cela, » — « Kurzanski ne cause pas avec tout le monde , Kurzanski a été invité à déjeuner chez le wladyk (évêque uniate). »

Il s’achemina vers la cerkiew en triomphateur. Sous le porche, Makohon, son trousseau de clés à la main, l’attendait le front incliné.

Aussitôt entré, le premier mouvement du peintre fut de se tourner vers l’autel de Nasta, qui se détachait en pleine lumière, mais à peine eut-il jeté les yeux sur la Madone qu’il s’écria avec indignation :

— Qu’est-ce que cela signifie ?.. Que veut dire ce scandale ?..

Et sans s’inquiéter de la sainteté du lieu, ni du respect qu’il devait au comité de la fabrique, il cracha violemment par terre.

Sorok, le sacristain, son beau-frère, qui marchait sur ses talons, en fit immédiatement autant, mais avec plus de colère et plus de mépris encore :

— C’est une saleté !.. entendez-vous ?.. une grande saleté ! — s’écria le peintre d’une voix que la colère rendait tremblante, — Kurzanski vous le dit !.. et ce n’est pas le moins du monde un tableau saint !.. Kurzanski donnera l’ordre de faire jeter cette hérésie à la porte de la cerkiew !.. Entendez-vous ?

— Oui, répétait le dyak Sorok avec conviction, c’est une grande saleté !.. c’est une hérésie !..

Pour le coup, la commune était consternée.

Eh bien ! murmuraient entre eux les hommes, ne l’avions-nous pas dit tout de suite qu’il y avait quelque chose de louche dans ce tableau !.. Kurzanski n’a pas eu besoin de le regarder longtemps !.. il a vu tout de suite ce que c’était !.. et... c’était une hérésie !..

— Ce n’est pas une Madone qui est peinte là !.. c’est une hérésie !.. et le diable sait ce que c’est !..

— La belle affaire que l’autel de Nasta !.. Dire que nous l’avions tous dans l’idée, et sots que nous étions, personne n’osait en parler le premier !..

Kurzanski, posté devant le tableau, continuait à hocher la tête et à faire des gestes de dédaigneuse pitié.

Tout à coup une paysanne se détacha brusquement du groupe des paysans, et, se plaçant hardiment en face de Kurzanski :

— Ce tableau représente notre sainte Madone, la mère du Christ, entendez-vous ! cria-t-elle d’une voix ferme et pleine de reproches.

Tout le monde tourna la tête à cette apostrophe, et l’on reconnut Técla, une paysanne pleine d’expérience et de bon sens, qui par ses manières, son intelligence et sa fortune, appartenait à la société la plus aristocratique du village ; aussi était-elle la seule personne à Busowiska qui osât braver ainsi ouvertement un homme comme Kurzanski.

— Oui, c’est la sainte Madone ! répéta-t-elle en fixant sur le peintre ses yeux clairs.

Mais lui ayant jeté un regard dédaigneux à cette audacieuse :

— Ça !.. la sainte Vierge ? dit-il... Kurzanski n’a jamais vu de sa vie une Madone pareille. Et quelle Madone est-ce donc, s’il vous plaît ? car Kurzanski s’y connaît en icônes !.. — Est-ce la vierge de Pokrova ?.. la vierge Uspenya ?.. sainte Marie l’Égyptienne ?.. Est-ce la Blahowiszczenia ?.. Il les connaît toutes !.. Mais une vierge pareille à celle-ci,.. il n’en a jamais vu !..

— Parce que c’est Notre-Dame des moissons !.. répondit Técla sans se déconcerter :

— Ha ! ha ! ha !.. cria Kurzanski en ricanant... Une vierge, femme de peine !.. une vierge journalière !.. vous voulez dire !.. mais regardez donc vous autres, paysans !.. Vous ne voyez pas seulement comment elle est habillée, votre Madone. Elle a tout à fait l’air d’une femme de chez vous !.. Ha ! ha ! ha !.. elle porte des coraux,.. une veste sans manches... et des galons brodés à sa chemise comme une montagnarde de Busowiska !..

Et, à chacune de ses phrases, il partait d’un grand éclat de rire :

— Eh bien ! quel mal voyez-vous à cela, s’il vous plaît ? demanda résolument Técla.

— Quel mal !.. gémit Kurzanski en levant les bras au ciel avec indignation, mais il ne vous manque plus alors que de faire peindre comme pendant le Christ en touloupe, un chapeau de feutre sur la tête... et une hachette de montagnard à la main !.. Quel mal il y a à cela, bon Dieu ?.. — Non !.. — de sa vie, Kurzanski n’a rencontré une femme aussi bornée !..

— Et moi, s’écria Técla, qui ne se contenait pas de rage, je n’ai jamais rencontré de peintre plus bête !..

Elle se tenait si près de l’artiste qu’il jugea prudent de s’écarter un peu, mais Técla, dont la colère était arrivée à son paroxysme, lui mit sans façon le poing sous le nez :

— Que maître Kurzanski garde son esprit pour lui : Técla sait ce qu’elle dit, et ce n’est pas un imbécile de son espèce qui la fera changer à son âge !.. Le meilleur conseil qu’elle puisse lui donner, c’est de ne pas se mêler de parler, s’il n’a pas de choses plus sensées à dire et de rester plutôt le nez dans ses couleurs !.. Pense-t-il qu’une belle Madone comme celle-là se laissera vaincre par un misérable barbouilleur !.. Et quelle honte y a-t-il donc, je vous prie, à ce que la sainte Vierge porte une chemise à galons ?.. Elle est la reine du ciel et peut s’habiller comme il lui plaît !.. et Kurzanski aussi ! Est-ce que Técla n’a pas vu de ses propres yeux l’empereur lui-même à Sambor porter un uniforme tout pareil à celui de ses soldats ?.. et cependant... chacun savait bien que c’était l’empereur !.. Et puis enfin, avant d’être reine au paradis, la Madone n’a-t-elle pas été une simple femme comme nous toutes... Elle était pauvre !.. Elle travaillait pour vivre !.. Kurzanski ne sait-il pas que la Vierge filait... et si fin que les araignées elles-mêmes en étaient jalouses,.. et quand son fils est mort,.. elle l’a pleuré... comme pleurent les pauvres mères !.. Au reste, Kurzanski ferait beaucoup mieux de ne pas se mettre en peine de sa gloire !.. car elle n’en a vraiment pas besoin, et c’est le meilleur conseil que peut lui donner la vieille Técla.

Pendant tout le temps qu’avait duré ce discours, débité avec une volubilité vertigineuse, Kurzanski, incapable de placer un petit mot, était sur des braises, il étouffait. Quand elle eut enfin terminé, il allait ouvrir la bouche pour lui répondre, mais la clameur assourdissante des voix de femmes, pareille au chœur antique, lui coupa pour la seconde fois la parole.

Le maire, un peu inquiet de la tournure que prenaient les choses, se demandait déjà si, en qualité d’employé de l’Etat, il ne devait pas intervenir et protéger l’auteur du Grain de sénevé, dont les œuvres l’avaient lui-même si profondément impressionné ; mais, au moment où il s’apprêtait à sévir contre la rumeur féminine, on vit entrer dans l’église un nouveau personnage : c’était Klymaszko, le maître charpentier, venu précisément à Busowiska pour terminer quelque détail inachevé et juger encore par lui-même de l’ensemble de son œuvre.

Son entrée fut saluée par un soupir unanime de soulagement.

— Ah ! voilà Klymaszko !.. Qu’il décide entre nous !.. Qu’il soit notre juge !..

— Oui, qu’il soit notre juge, répéta le dyak Sorok avec un sourire de triomphe, c’est un vrai secours providentiel que le bon Dieu envoie là à Kurzanski !..

Le vieux charpentier commença par s’enquérir du sujet de cette grave querelle. Sans se presser, il s’approcha ensuite de l’autel où rayonnait la Madone de Nasta et la regarda attentivement. Mais, tandis qu’il l’examinait, son visage, toujours malicieux, esquissa un léger sourire, ses yeux se mirent à papilloter d’une singulière façon, et il avait l’air de murmurer quelque chose entre ses dents. Le peintre, qui suivait avec intérêt chaque mouvement de sa physionomie, interpréta tout de suite ce sourire à son profit, et s’attendait déjà à prendre une éclatante revanche sur l’impertinente Técla.

— Eh bien ! Klymaszko, demanda-t-il, avez-vous jamais vu une madone pareille ?..

— Pareille à celle-là, dit le vieux charpentier, sans quitter des yeux le tableau. Non, jamais je n’en ai vu de la vie. Et ses paupières se mirent à clignoter encore plus fort.

Si l’auteur du Grain de sénevé avait été plus perspicace, il aurait deviné tout de suite que, sous le fin sourire de Klymaszko, il y avait non point du mépris, mais bien de l’attendrissement. Il semblait lutter avec une émotion profonde qui le remuait jusque dans ses fibres les plus intimes.

Encore une fois il concentra sur le tableau toute son attention, s’en éloigna, s’en rapprocha, afin de bien l’embrasser sous toutes ses faces ; et, plus il le regardait, plus l’attendrissement le gagnait : là, au milieu de ce paysage qui faisait le fond du tableau, cette gracieuse église qui s’élevait, c’était sa cerkiew à lui, celle qui avait été imprimée, celle qu’il avait conçue, créée, son enfant, enfin !.. C’était bien elle : il reconnaissait ses coupoles boursouflées, si légères qu’un souffle les aurait enlevées, ses auvens, pareils à de larges ailes d’oiseau déployées et superposées ;.. et, tandis qu’il regardait, des larmes, de vraies larmes s’échappèrent soudain des yeux du vieux charpentier, et, tout en continuant à marmotter des mots inintelligibles, il se laissa tomber la face contre terre et frappa plusieurs fois respectueusement son front dans la poussière, comme le vendredi saint, devant l’icône.

Entraînée par cet exemple inattendu, toute la population féminine se précipita également aux pieds de la madone, dont le triomphe était à présent indiscutable. Ce que voyant, Kurzanski et son beau-frère prirent le parti le plus sage, qui était de s’esquiver sans être vus.

VII.

Dès le lendemain, les jeunes filles du village se hâtèrent d’apporter des brassées de fleurs pour orner l’autel de la madone, et Técla, qui jusqu’à présent n’avait encore rien offert à l’église, se piqua d’honneur à son tour, et rapporta de la ville deux superbes chandeliers de métal, qui brillaient comme de véritable argent, ornés de gigantesques cierges de cire blanche. Enfin, les mains pieuses de quelques dames en villégiature apportèrent secrètement de la mousseline, des nœuds de ruban, un tapis. En quelques jours, la chapelle fut transformée au point que les paysans décidèrent qu’elle pourrait désormais se passer de dorures.

Nasta ne se contenait pas de joie, et tous les instans qu’elle pouvait dérober au travail, elle les passait en muette contemplation devant sa madone, les mains levées au ciel, les yeux fixes, sans mouvement, dans une pose de fakir.

Une après-midi, le cabriolet jaune de M. Krzespel s’arrêta devant la petite église, et l’on en vit descendre la comtesse, son éternelle canne à pommeau d’or à la main, et accompagnée de sa fidèle demoiselle de compagnie.

Ces dames se rendirent aussitôt à l’église ; mais à peine la comtesse eut-elle jeté les yeux sur le tableau, que des éclairs jaillirent de ses prunelles noires, et se tournant, très rouge vers sa compagne, qui, distraite et ennuyée, étouffait un bâillement derrière elle.

— Mademoiselle Pichet !..

— Madame ?

— Mais regardez donc !.. regardez donc !.. Vous ne voyez pas ?.. C’est elle !..

La demoiselle se rapprocha nonchalamment, allongea son cou maigre.

— Oui, c’est bien elle, en effet, madame la comtesse.

— Non, non !.. ce n’est pas possible,.. je me trompe... Mes yeux voient mal... Sigismond n’a jamais eu une pareille audace !..

Il n’y avait pas à en douter, cependant ; c’était bien elle,.. Valentine,.. sa jolie cousine, qui était représentée sur cette toile. La comtesse reconnaissait l’ovale si délicat de son visage, ses grands yeux violets aux reflets sombres, la lourde tresse de cheveux blonds, d’une teinte si étrange, qu’elle tordait sur le sommet de la tête, et dont elle était si orgueilleuse. Oui !.. c’était elle !.. et ce n’était pas elle, pourtant ! car il y avait dans cette image quelque chose qu’on aurait vainement cherché dans la coquette mondaine ; et, d’abord, la beauté de Valentine n’était point aussi idéale, ses yeux brillaient d’une flamme plus terrestre et ne connaissaient point le rayonnement mystique de ce regard immatériel. Et l’expression voluptueuse de ses lèvres était loin du sourire maternel qui planait sur cette bouche si pure. Le front de la madone était plus élevé, plus sérieux que le sien, il reflétait une âme sereine ; celui de Valentine, au contraire, indiquait le triomphe insolent d’une reine de la mode.

Non,.. ce n’était point elle !.. la comtesse ne voulait pas l’admettre. Il y avait entre ces deux femmes un monde entier, ou plutôt un ciel !.. Et, se tournant encore une fois vers sa demoiselle de compagnie :

— Mademoiselle Pichet !..

— Madame ?

— Non, décidément, ce n’est pas elle !.. La demoiselle s’inclina :

— Vous avez raison ; ce n’est pas elle, en effet, madame la comtesse.

Dans tous les cas, c’était très mal à Sigismond d’avoir osé penser à un amour profane quand il peignait la reine des anges, celle qui est l’essence de la pureté divine. Mais, qui sait, peut-être l’avait-il fait sans le savoir,.. inconsciemment... il s’était souvenu,.. ou plutôt... il n’avait pas pu oublier !.. Dans tous les cas, ce n’était pas honnête. Le mot était peut-être un peu fort ; mettons que c’était bien étourdi !.. Sans doute le pauvre garçon avait voulu peindre une créature fictive, une Valentine telle que son cœur de poète la rêvait ; et, certes, il avait dû se dire maintes fois qu’il était plus facile de créer un idéal que d’essayer de corriger la réalité... Mais, peu importe, il n’aurait pas dû faire cela !.. C’était impie !.. sacrilège, cela offensait la religion. Comment n’avait-il donc pas craint de faire injure à la majesté divine en laissant deviner, sous la transparence de cette image sainte, l’ombre de la femme aimée ! Et les joues de la comtesse s’empourprèrent à la pensée que, sous cette grossière veste de bure, s’esquissaient les contours plastiques des épaules de sa belle cousine.

— Mademoiselle Pichet !

— Madame la comtesse ?..

— Jamais de la vie je ne pourrai prier devant cette madone-là !

— Ni moi non plus, madame.

Et cependant, songeait la comtesse, qui était romantique à ses heures, demande-t-on à la fleur de quel limon elle est éclose ?.. Et ces femmes, qui jadis servirent de modèles aux vierges sublimes de Raphaël, n’étaient-elles point de misérables filles ramassées sur le pavé de Rome ?.. Cette idée était évidemment très désagréable à la fière grande dame, elle eût préféré mille fois que ces madones fussent nées d’extases ou de visions religieuses, comme les vierges de fra Angelico ; mais cependant elle se rappelait qu’à Dresde, en face de la madone sixtine, elle se serait certainement agenouillée si la foule des touristes ne l’eût retenue... Alors, qu’importait que Valentine eût ou non servi d’inspiration au peintre ?.. et comment refuser à Sigismond le droit d’avoir fait naître, des tristes débris de son amour, cette chaste conception, anoblie encore par la touchante prière d’une pauvre mère,.. n’était-il pas cruel de se refuser à ployer le genou devant l’œuvre de cette âme souffrante, qui peut-être bientôt paraîtrait elle-même devant son Créateur ?..

— Mademoiselle Pichet !..

— Madame la comtesse ?..

— Prions pour lui et pour elle.

— Prions, madame la comtesse.

VIII.

A dater du jour où la Madone avait remporté sur ses ennemis un si éclatant succès, un orage grondait sur Busowiska. Le peintre, aidé de son beau-frère et de Makohon, l’ex-bedeau, ne cessait d’exciter secrètement la population contre cette œuvre moderne, qui osait jeter un si insolent défi à toutes les saintes traditions byzantines. Mais ce qui exaspérait surtout l’auteur du Grain de sénevé, et excitait au plus haut point sa jalousie, c’était l’enthousiasme incessant que provoquait la vierge de Nasta, son âme mesquine souffrait de voir acclamer un talent qu’il sentait supérieur au sien.

Peu à peu, la discorde avait également pénétré au sein de la fabrique.

— Que nous importe, disaient les uns, ce que pensent Técla, ou le vieux Klymaszko, ne voyons-nous pas que cette madone est toute différente de celles qu’on voit dans les autres églises, et qu’elle ne ressemble en rien à ces vierges sombres qui se détachent sur un fond incrusté d’argent et couvert d’ex-voto ?

— Du reste, vociférait Sorok, tolérer une toile pareille dans une église est un péché mortel !.. C’est la perte, la mort de vos âmes !

— C’est une honte, une infamie, un crime contre l’intérêt public, ajoutait Kurzanski. La paroisse de Busowiska sera-t-elle un sujet de scandale pour le pays entier ? Il n’y a qu’une chose à faire, c’est de jeter dehors ce tableau profane !

L’agitation finit par gagner le village et trouva même quelques oreilles complaisantes dans le clan des paysannes que l’épithète de « femme de peine » donnée à la madone avait légèrement refroidies et qui surtout étaient jalouses de l’auréole dont le front de cette mendiante de Nasta était désormais entouré.

Le maire, un homme paisible, redoutant surtout le scandale, tâchait de calmer les esprits.

— Comment toucher à un don qui a été signé et accepté ! Jamais, je ne permettrai une chose pareille… du reste, le clergé seul décidera, il faut attendre son jugement.

— Oui, s’écria avec empressement le dyak Sorok ; que le clergé nous prête ses lumières, allons consulter le père Mitrofane !

Cet avis ayant été adopté par la plupart des membres de la fabrique, il fut décidé qu’une députation serait envoyée au couvent de Lavrow pour demander conseil au vénérable religieux, doyen des peintres de l’école byzantine.

Le père Mitrofane était, en effet, un très saint personnage qui dans son temps avait beaucoup pratiqué la peinture. Lui seul donc pouvait trancher sans appel un différend aussi compliqué. C’était un vieillard extrêmement âgé, bien des gens prétendaient même qu’il avait dépassé les cent ans, car les plus vieux cultivateurs du pays ne se rappelaient pas l’avoir connu autrement que grisonnant déjà. Il vivait dans la pénitence et la prière, aimé et vénéré du peuple. Maintenant, il était très cassé et faible comme un enfant, ne sortait presque jamais de sa cellule et ne peignait plus du tout.

La députation le trouva revêtu d’une longue robe toute blanche, sa barbe de neige lui descendait jusqu’à la ceinture et son corps était tremblant, comme le feuillage d’un peuplier.

Aux murailles de sa cellule étaient accrochées une grande quantité de toiles qui prouvaient que le vénérable ascète appartenait à l’antique école purement byzantine du mont Athos. Toutes se distinguaient par leur aspect lugubre. Littéralement, elles donnaient le frisson. Les Christs, loin d’inspirer la pitié, c’eût été un blasphème, éveillaient la terreur, faisaient naître dans l’âme une crainte indicible. Devant ces faces sombres, blafardes, ces chairs morbides. ces membres tordus dans les convulsions de la mort, ces plaies béantes et ces cœurs percés de glaives sanglans, on songeait involontairement à cette ténébreuse figure du Christ de Novogorod, si noire, si terrifiante, et au bas de laquelle se lisent ces mots : « Homme, regarde comme ton Dieu est terriblement Dieu ! »

Avant même d’avoir interrogé le vieillard, les paysans comprenaient que le riant tableau de Nasta, qui ressemblait plutôt à une fenêtre ouverte sur un coin de ciel bleu, était bien loin de ces icônes fantastiquement étranges dont on ne s’approchait qu’avec recueillement, les yeux baissés, en se frappant la poitrine encore et encore...

Décidément, ce n’était pas une vraie icône ! Au reste, toutes les madones byzantines connues étaient réunies dans la cellule : il y avait Notre-Dame du Sommeil étendue sur un drap mortuaire, la Source vive, assise près d’un puits autour duquel se pressait une foule de princes, de monarques, de grands personnages, coiffés de couronnes et de hautes mitres, et puis une Vierge, plus splendide encore que toutes les autres, le front ceint d’un diadème de pierres précieuses, et les épaules enveloppées d’un manteau étincelant de tsarine !.. Mais aucune de ces reines du ciel ne tenait à la main une serpette et n’était revêtue d’une grossière chemise de paysanne.

Le peintre et le sacristain, s’étant approchés du vénérable moine, lui exposèrent, au nom de la députation , le sujet de la discorde, seulement, dans leur fièvre, ils se contredisaient constamment, de sorte que le pauvre vieux ne parvenait qu’à grand’peine à saisir ce qu’ils attendaient de lui. A la fin pourtant, une phrase particulière ayant subitement frappé son oreille, ses yeux reprirent un semblant de vie, une petite flamme pâle jaillit de ses prunelles bleues et, faisant un violent effort pour rassembler ce qui lui restait de mémoire et d’intelligence, il parla ; mais sa voix était bredouillante et sénile, il entremêlait ses discours de termes techniques et de sèches formules auxquelles son auditoire ne comprenait goutte, et souvent il confondait le point principal avec les détails insignifians.

— Non, jamais je n’ai vu de madone semblable à celle dont vous parlez, disait-il en chevrotant, et vous devez faire erreur, vu qu’il n’en existe pas de cette espèce et il ne peut pas en exister, car, comme vous le savez, il y a peinture et peinture, et la meilleure est celle de l’ancien peintre Korsunski, parce qu’il peignait toujours dans le plus pur style byzantin... Moi, dans mon temps, j’ai essayé autant que j’ai pu de l’imiter, et je priais, je pleurais beaucoup, et demandais à Dieu qu’il me permît de faire de bonnes peintures, pas sacrilèges surtout, car vous devez savoir que les peintures peuvent être de grands sacrilèges, et la Vierge dont vous parlez, si elle existe, doit être une grande hérésie et non pas une icône sacrée !..

Lisez le livre d’Hermeneja[1] !.. Voilà une belle étude !.. et qui a été écrite sur la sainte montagne d’Athos... C’est comme la bible de l’artiste !.. Là, chaque chose est à sa place, et quand on peint la sainte Vierge... on sait qu’il faut la peindre comme ceci et non comme cela !.. Et avant tout il faut qu’elle ait la mesure !.. neuf fois la hauteur de la tête !.. en comptant depuis le front jusqu’aux pieds !.. Et chaque tête doit avoir neuf pouces. Pour les couleurs, on fait différens mélanges, ainsi, par exemple, sur le visage de la madone, il faut absolument une rougeur virginale !.. Eh bien... on prend un peu de cinabre !..

Je connais encore les livres de Podlinnyk et de Stohlaw... Voilà de fameux ouvrages !.. on peut y voir toute l’iconographie, tous les modèles possibles de vierges... Mais, ni dans l’un ni dans l’autre, on ne trouvera une madone comme celle dont vous parlez !.. Ne peins pas ton Dieu à la légère, car c’est un péché plus grave que de l’invoquer sans raison, et ne peins pas davantage étourdiment son Fils, ni ses saints, ni ses patriarches, ni ses anachorètes, ni ses prophètes, ni ses martyrs !.. Ne te mets pas au travail avec un cœur orgueilleux, et ne te fie point à ta cervelle vide, car sinon ta peinture sera sacrilège !.. Moi qui vous parle, j’ai toujours tenu le pinceau dans la crainte du Seigneur, dans sa vénération et en faisant pénitence !.. Le malheur, c’est que de l’âme à la toile la route est longue !.. et bien rude !.. l’âme est clairvoyante... mais la main est aveugle !.. Maintenant, je ne peins plus !.. je prie seulement le bon Dieu de miséricorde qu’il me donne le pardon et l’absolution de mes fautes, car... je suis un grand pécheur ! un grand pécheur, mes frères !.. et mes peintures sont misérables !.. Mais cependant... ma vie l’est encore bien davantage !..

Ici, le vieillard s’arrêta, et se mit à pleurer à chaudes larmes, en faisant de nombreux mea culpa. Puis soudain, sans qu’on s’y attendît, sa tête retomba sur sa poitrine, et il s’endormit d’un sommeil paisible de petit enfant, tandis que des larmes continuaient à rouler le long de ses joues creuses.

C’en était fait à présent du sort du tableau !.. Et bien que les membres de la députation n’eussent presque rien saisi des paroles du bon moine, ils comprenaient que la Vierge moissonneuse était condamnée sans retour.

Ils s’en retournèrent à leur village, très occupés de ce qu’ils avaient vu et entendu, essayant de se rappeler les phrases prononcées par l’ascète, mais c’étaient justement les plus obscures qui se présentaient toujours à leur mémoire. Au village, une avalanche de questions les accueillit ! Ils y répondirent avec la dignité grave qui convient à des hommes venant d’assister à une réunion scientifique, et les quelques paroles ronflantes et pleines de mépris qu’ils prononcèrent à tort et à travers achevèrent d’émerveiller l’auditoire.

En conséquence, les menaces contre le tableau se mirent à pleuvoir de toutes parts. Et tandis que les uns voulaient le mettre dehors, Makohon, plus enragé que les autres, criait qu’il le hacherait menu comme de la paille !

La malheureuse Nasta, toujours dans l’attente de quelque catastrophe fatale, passait par des angoisses inouies. Aussi, la voyait-on rôder, les dents serrées, les yeux fous de désespoir, la face haineuse. Quelques-uns assurèrent même qu’elle portait une hache cachée sous ses haillons, et que la nuit elle allait se coucher en travers de la porte de l’église.

Ces rumeurs inquiétèrent le maire, il ordonna tout d’abord de fermer la cerkiew, mit les clés dans sa poche, puis fit appeler Nasta, et persuada à la pauvre femme qu’elle pouvait être tout à fait tranquille, que personne ne se permettrait de molester son tableau, et que, dans le cas où la commission du clergé déciderait son renvoi, non-seulement la madone lui serait rendue, mais encore tout l’argent qu’elle avait versé pour fonder un autel.

Apaisée un peu par cette assurance, la pauvre femme put reprendre avec plus de calme ses occupations ; néanmoins l’idée que son tableau courait un danger ne lui sortait pas de la tête, et un matin qu’elle s’acheminait vers le village de Spas, la pensée lui vint d’aller réclamer la protection du peintre. Certainement le jeune homme parlerait d’elle à la comtesse qui, de son côté, glisserait un petit mot à M. Krzespel, lequel à son tour se hâterait de donner ses ordres aux membres de la fabrique, aux adjoints, au maire, et... qui sait, arriverait peut-être lui-même, dans son cabriolet jaune, coiffé de sa casquette à galons d’or !.. de cette façon tout serait sauvé.

Tandis que Nasta bâtissait ces beaux rêves, tout en foulant la poussière de ses pieds nus, le pope Tarczanin arrivait à Busowiska. Il fut reçu à la porte de l’église par la figure hypocrite et tourmentée du peintre Kurzanski, qui le mit en deux mots au fait de la situation.

Aux premières paroles du peintre, le prêtre qui, lui aussi, avait subi inconsciemment le charme de l’œuvre profane, se sentit légèrement rougir ; puis, tout consterné, il considéra la gracieuse madone, méditant le moyen de la sauver. Comme il y réfléchissait, il se vit brusquement assailli par une troupe de paysans, ceux justement qui étaient allés trouver le père Mitrofane.

Audacieusement, ils entourèrent le prêtre et, au milieu de mille vociférations, le sommèrent d’enlever le tableau.

— Nous ne voulons pas avoir chez nous une image pareille, s’écria Fédysko, l’un des plus acharnés, nous voulons qu’elle soit bajantine !..

— C’est une madone sans cinabre ! ajouta Zaberek, il faut qu’elle ait du cinabre !.. comme celle de Stohlaw !..

Il prenait le fameux livre d’iconographie byzantine pour une paroisse.

— Oh ! comme celle de Podlinye, hurla un troisième qui commettait la même erreur.

— Et sa mesure doit être de neuf têtes !..

— Et chaque tête doit avoir neuf pouces ! cria le menuisier Zubek.

— Nous ne voulons pas une moissonneuse,.. une femme de peine pour madone !..

— Il faut qu’elle soit faite avec du cinabre !..

— Oui... comme sur la sainte montagne !

— Comme à Stohlaw !..

— Neuf têtes !

— Bajantine !..

— A la manière de Kurzanski !..

Leurs cris étaient assourdissans, on eût dit une vraie tour de Babel.

Sentant que la madone n’était plus en sûreté parmi ces enragés, le pope, pour les calmer, prit un parti énergique : il ordonna au sacristain de décrocher le tableau, le fit précieusement déposer dans sa briska, et ayant fouetté ses chevaux, il reprit au grand trot le chemin de son presbytère.

Ce coup d’État fut considéré comme un triomphe par les iconoclastes. Au moment où ils exultaient bruyamment, la Técla, instruite de ce qui venait de se passer, se précipita dans l’église rouge d’indignation ; mais en apercevant l’autel dévasté, elle eut un moment de rage indescriptible ; ses bras se tordirent et elle poussait des cris furieux.

— Vous vous repentirez de ce que vous avez fait, cria-t-elle en arrachant violemment les cierges qu’elle avait offerts, et Dieu vous punira... Oui !.. il vous punira... rappelez-vous mes paroles, il vous punira, car vous avez chassé la mère du Christ !.. Vous avez chassé la Vierge !..

Ces paroles, lancées d’un ton prophétique, sonnèrent comme un glas funèbre dans les consciences des paysans. Tous se regardèrent avec consternation, et même les triomphateurs paraissaient effrayés maintenant de leur victoire.

IX.

A peine arrivée à Spas, Nasta s’était mise en quête de M. Sigismond, mais on lui apprit que la veille le pauvre jeune homme avait été trouvé inanimé au Labyrinthe, et qu’on l’avait transporté chez lui blanc comme un linge. D’abord, on l’avait cru mort, mais après quelques minutes, il avait ouvert les yeux, et essayé de parler, sans y réussir. Enfin la nuit, comme il était plus mal, on avait été obligé d’envoyer chercher des docteurs dans toutes les directions, et même expédié un express à Lemberg. La comtesse était venue s’installer au chevet du jeune homme, et elle pleurait à fendre le cœur, comme si c’était son propre fils.

En écoutant ce récit, Nasta était devenue toute blanche, il lui sembla que ses oreilles bourdonnaient, et de grosses mouches se mirent à danser devant ses yeux ; puis, affolée, elle courut au logis du peintre. Elle ne se demandait point ce qu’elle allait y faire, ni si on la laisserait entrer, son instinct le poussait vers ce pauvre mourant comme le chien fidèle va à son maître. Si on la chassait... eh bien ! elle se coucherait sur le seuil !..

Mais personne ne songea à la mettre dehors, la porte de la maison était grande ouverte et elle put pénétrer librement jusque dans la chambre attenante à celle du malade, et voir tout ce qui s’y passait. M. Sigismond était étendu, immobile, sur une couchette basse, sa figure était pâle comme de la cire et ses grands yeux noirs paraissaient encore plus profonds que de coutume.

La comtesse, assise tout près de lui, les paupières très rouges à force d’avoir pleuré, ne cessait de le regarder, et de temps à autre, elle lui parlait d’une voix basse et très douce, comme on fait à un petit enfant. Mais il ne lui répondait pas et se contentait de regarder devant lui si fixement, que Nasta se sentit envahie par une sueur froide. A la fin, la comtesse, qui faisait tous ses efforts pour paraître calme, se pencha vers lui, et avec un bon sourire, car elle savait sans doute que ce qu’elle allait lui dire le rendrait heureux :

— Voyons, Sigismond, regardez-moi,.. il faut vite vous remettre, entendez-vous... Car nous aurons une visite aujourd’hui !.. Oui !.. une visite qui vous fera plaisir !..

Il tourna vers elle ses prunelles fiévreuses, et sourit tristement.

— Vous ne devinez pas, dit-elle en attachant sur lui son regard pénétrant, vous ne devinez pas qui arrive ce soir ?..

Il poussa un long soupir. Un fugitif éclair de reconnaissance parut un instant dans ses yeux, le sourire de ses lèvres devint plus navrant encore, et d’une voix presque indistincte, il murmura : Valentine.

Puis, tout aussitôt, le pâle sourire s’effaça totalement de ses lèvres, et son visage redevint indifférent.

A ce moment on annonça l’arrivée du docteur de Lemberg, et la comtesse étant allée au-devant de lui, Nasta s’esquiva sur la pointe de ses pieds et alla s’asseoir tristement au seuil de la porte, où, la tête appuyée sur sa main amaigrie, elle attendit, abîmée dans ses noires pensées.

Elle était là depuis une heure environ, quand elle vit soudain sortir le docteur, qui remonta en voiture. Il avait l’air très sombre, la comtesse l’accompagnait, mais elle aussi était toute morne. Un peu plus tard, elle vit passer le curé latin en surplis blanc, suivi du bedeau, qui agitait la sonnette, et de l’organiste Wisnowski.

Il y eut encore beaucoup d’allées et de venues, dans la maison, mais peu à peu, tous s’en allèrent tristement, la maison redevint tranquille, tranquille... et Nasta comprit que c’était la mort... Alors, elle se couvrit le visage de son tablier, et tomba dans une sorte de prostration. Le soir arrivait déjà, quand un coup frappé sur son épaule la réveilla de sa torpeur. Elle ouvrit tout grands ses yeux, et aperçut devant elle une de ses voisines de Busowiska, pauvre et solitaire comme elle : la Kinaszkowa.

— Je suis contente de te trouver, Nasta, dit la vieille, ça fait que je ne devrai pas aller à la recherche de quelqu’un d’autre pour veiller et prier auprès du mort... la comtesse paiera bien...

Nasta la regarda d’un air hébété.

— Allons, viens donc, lui dit l’autre, puisque je te dis que la comtesse paiera !..

Elle se leva pourtant, et machinalement suivit sa voisine.

Elles trouvèrent l’organiste déjà occupé à allumer les cierges, tandis que la demoiselle de compagnie, une corbeille à la main, jonchait le lit de roses fraîches.

La Kinaszkowa était renommée dans tout le village de Busowiska, pour sa grande piété, et elle connaissait ses oraisons aussi bien qu’un clerc de paroisse ! Son premier soin fut donc de s’agenouiller, et elle commença tout aussitôt à marmotter ses prières, qui étaient longues, longues, et toutes différentes les unes des autres, à ce que remarqua Nasta avec admiration.

Mais elle, la pauvre femme, ignorait totalement comment on prie ; aussi, toute confuse, elle se taisait, regardant à la dérobée sa voisine, et quand elle pouvait saisir au vol un mot de prière, prononcé plus distinctement, elle le répétait à satiété dans sa pensée, avec une grande componction.

La nuit entière se passa de la sorte ; cependant, les prières de la Kinaszkowa devenaient de moins en moins distinctes, jusqu’à ce qu’à la fin la vieille cessa tout à fait de remuer les lèvres, et Nasta, que la fatigue et l’émotion avaient brisée, laissa également retomber sa tête sur sa poitrine et s’assoupit.

Les premières lueurs du matin commençaient à peine à rougir le ciel, quand un bruit léger, pareil à un frôlement d’ailes, réveilla en sursaut les deux femmes.

En un instant, elles furent sur leurs pieds, et regardèrent devant elles, les yeux fixes, la peau moite de frayeur.

Là !.. près de la tête pâle du jeune homme, quelque chose avait frémi,.. et maintenant une silhouette très distincte se dessinait. N’osant faire un mouvement, terrifiées d’épouvante, les femmes écarquillèrcnt les yeux, et soudain, dans la triomphale lumière de l’aurore naissante, le visage suave de la Madone moissonneuse leur apparut. Alors, pénétrées d’une respectueuse terreur, elles tombèrent la face contre terre, sans oser ni ouvrir les yeux, ni pousser un cri devant cette vision paradisiaque.

Quand la Kinaszkowa releva enfin la tête, la madone avait disparu, et seuls maintenant les rayons dorés du soleil se jouaient parmi les roses de la couche funèbre. Alors la vieille, abandonnant Nasta, qui ne pouvait revenir de sa stupeur, s’esquiva à la hâte, anxieuse d’être la première à annoncer à Busowiska l’apparition miraculeuse, et à s’agenouiller devant son image.

Nasta ne revint à elle que quand l’organiste et ses aides entrèrent pour monter le catafalque. Et comme elle ne bougeait toujours pas, elle vit également entrer la comtesse accompagnée de sa dame de compagnie. Toutes les deux se mirent à genoux devant le corps et prièrent longtemps.

A la fin, la comtesse, s’étant relevée, se pencha vers la demoiselle et demanda à voix basse, en français :

— Où est Valentine ?

— Elle vient à l’instant de repartir, madame.

— Comment, déjà ?..

Et la comtesse fronça violemment le sourcil. Mlle Pichet lui expliqua alors que Mme Valentine était arrivée au milieu de la nuit et qu’elle avait été si terrifiée, en apprenant la catastrophe, qu’elle avait refusé de se coucher ; qu’enfin, dès l’aube, elle avait voulu aller toute seule voir le pauvre monsieur ; mais que cette vue l’avait tellement bouleversée qu’elle n’avait pas prétendu rester une minute de plus, et, sans déboucler sa valise ni même permettre qu’on réveillât Mme la comtesse, elle était repartie pour Maniow, chez les Lanowski, ajoutant qu’elle reviendrait peut-être pour les funérailles.

La comtesse avait écouté avec une colère mal contenue :

— Elle est à Maniow, dites-vous ?.. Ah ! oui, je comprends, c’est aujourd’hui la fête de Mme Lanowska, on y dansera ce soir !..

Une expression de dégoût envahit son visage, et elle se remit en prières.

X.

Tandis que Nasta se dirigeait lentement vers Busowiska, un profond émoi bouleversait le paisible village. A peine la Kinaszkowa était-elle arrivée, qu’elle avait colporté de maison en maison la nouvelle de l’apparition miraculeuse de la sainte Vierge, et comme c’était une femme très honnête et très véridique, on avait entièrement ajouté foi à ses paroles, et les commentaires avaient été tout de suite leur train.

Sans doute, c’était en reconnaissance de ce qu’il avait peint ce tableau en son honneur que la sainte Vierge était apparue au lit du jeune peintre après sa mort !.. Mais alors, ajoutait un autre, si elle lui était apparue, un miracle, un vrai miracle avait eu lieu, et le tableau miraculeux, la cause de cette faveur céleste, n’était plus là !.. on l’avait chassé de l’église, on avait banni la mère du Christ !..

La surprise du premier moment faisait place, maintenant, à la stupeur, et les paroles prophétiques de Técla revenaient à la mémoire de tous ! Consternés, les membres de la fabrique se regardaient entre eux, tandis que les ennemis les plus acharnés du tableau se hâtaient de disparaître.

Nasta, ignorante du départ de la madone, et encore tout impressionnée par la vision du matin, se hâta, à peine rentrée chez elle, de se diriger aussi vers l’église, afin de se prosterner devant sa précieuse image.

La porte de la cerkiew était toute grande ouverte. Elle se précipita d’un bond vers sa chapelle ; mais, à son horreur, le tableau avait disparu !

De chaque côté de l’autel pendillaient, lamentablement, des lambeaux arrachés de mousseline, des fleurs, des rubans, et il n’y avait plus de trace ni de la madone, ni des cierges, ni des chandeliers !..

Le désespoir suffoqua la malheureuse, et c’est en poussant des cris qui n’avaient plus rien d’humain qu’elle sortit affolée de la cerkiew.

En entendant ces vociférations, le village entier accourut auprès d’elle.

On la trouva tournant comme une hébétée autour de l’église, Elle avait les yeux hors des orbites et criait, sans discontinuer : « Au secours ! Au secours ! A l’aide !.. »

Elle fut aussitôt entourée de la bruyante sollicitude féminine.

Técla prit entre ses bras la pauvre femme, et elle essayait de la calmer en lui caressant le visage, tandis que les autres paysannes continuaient à parler toutes à la fois :

— Oui,.. nous l’avions toujours dit que c’était une vraie sainte Vierge !.. C’est ce satané Kurzanski qui était jaloux... Et la meilleure preuve,.. c’est que tous les étrangers venaient prier devant la madone !.. Il en arrivait, il en arrivait... tout l’été et de tous les côtés... Et ces fleurs,.. ces rubans, ces dentelles,.. venus on ne sait comment !.. Tout cela n’était-il pas déjà signe de quelque chose d’extraordinaire ?..

Ah ! Klymaszko avait eu du flair, lui, quand il s’était jeté à genoux, le front dans la poussière, comme on fait devant la sainte icône,.. et tout le monde savait qu’un homme qui a bâti tant de cerkiews à la gloire du Seigneur doit être dans ses bonnes grâces !

Oser dire que ce n’était pas une vraie madone ! Comme elle avait bien déjoué ses ennemis et prouvé à tout le monde le contraire ! Et le jeune homme qui l’avait peinte l’avait vue sans doute déjà en vision auparavant !.. et qui sait si ce n’était pas à cause de cela qu’il était mort, le pauvre !.. Car un homme qui a reçu une grâce pareille ne peut plus continuer à vivre sur la terre misérable,.. sa place est plus haut, dans le ciel !..

Hélas ! hélas ! qu’avait-on fait,.. et qu’allait-il arriver maintenant ?

Pylipko, le soldat retraité, assis sur la barrière de l’enclos, écoutait avec un sourire ironique ces lamentations. A la fin, il ôta sa pipe de sa bouche ; et, regardant toute l’assemblée avec un grand sang-froid :

— Ce qui arrivera, dit-il dédaigneusement, ce qui arrivera ?.. Mon Dieu, que vous êtes donc bêtes ?.. Que vous êtes donc bêtes, mes gens !.. Ce qui arrivera, ne le devinez-vous pas ? Mais c’est que la paroisse de Tersow possédera un tableau miraculeux... et vous pas !.. Ce qui arrivera, imbéciles que vous êtes,.. c’est que les gens de Hongrie, de Masovie et d’ailleurs accourront tous pour le voir !.. Qu’il y aura tous les ans un pardon à Tersow, et des indulgences.. et des pèlerinages, comme au calvaire de Paclaw, et que vous n’en profiterez pas !.. Ah ! le pope Tarczanin savait bien ce qu’il faisait en emportant votre madone, car un tableau pareil, c’est de l’or en barre !.. une fortune, une grande fortune !.. et pas seulement pour le prêtre, mais pour le bedeau, pour le paysan, enfin pour tout le pays !.. Les gens s’amassent autour de l’autel,.. et l’argent s’amasse avec !.. Ah ! ce Sorok ! il vous a bien joués tous !.. car il est bedeau de Tersow, lui, et pas bedeau de Busowiska !.. Maintenant que le tableau est chez lui, il vous fera la nique à tous !.. et ça sera bien fait !..

Ces paroles si claires, qui ramenaient la question des hauteurs mystiques où elle était montée dans le domaine du positif, produisirent l’effet désiré. Les argumens indiscutables du malin soldat pénétraient comme un acier tranchant dans ces cervelles cupides de paysans et impressionnaient les plus sceptiques et les plus indifférens ! Makohon, l’ex-sacristain de l’église brûlée, qui, enfoncé dans son coin, avait gardé jusqu’à présent le silence d’un coupable, se redressa tout à coup frappé à l’idée que, loin d’être en faute, il était au contraire une dupe !.. Oui, lésé, sacrifié aux intérêts d’ autrui !.. victime de la plus noire trahison !.. Car n’était-il pas, lui, l’unique homme d’église de Busowiska ?.. Qui donc, plus que sa personne dans le village, était volé, pillé, dépouillé de toutes les richesses et prérogatives que lui aurait procurées la garde de cette image miraculeuse !.. Ah ! s’il pouvait tenir en ce moment ce traître de Sorok, avec quelle joie il l’étranglerait de ses mains !

— Si c’est comme ça, cria-t-il, eh bien, il faut aller la reprendre !.. notre madone !

Pylipko éclata d’un mauvais rire :

— Imbécile que tu es !.. il est facile de donner !.. mais plus difficile de reprendre !.. Crois-tu que les gens de Tersow sont aussi sots que nous autres ? Ils ne la lâcheront point !..

— Il faut la reprendre !.. il faut la reprendre, cria la foule d’une seule voix.

— Allons !.. allons, vous autres !.. en route pour Tersow !..

— Oui !.. oui... à Tersow, répétèrent les femmes et même les enfants !

— A Tersow, hurla Nasta, en s’arrachant aux mains qui essayaient de la retenir, et comme une furie, elle s’élança en avant.

La foule s’ébranla aussitôt, ramassant dans son ardeur tout ce qui se trouvait sur sa route, bâtons, pieux, fléaux, et jusqu’à des haches.

Seul, Pylipko, jugeant prudent de ne point s’aventurer dans la bagarre qu’il avait provoquée, prétexta que son caractère militaire lui ordonnait de garder la neutralité, et resta au village. Cependant, avant de laisser partir ses concitoyens, il crut de son devoir de leur donner quelques conseils stratégiques, notamment sur la manière d’attaquer la paroisse, en la surprenant sournoisement par derrière. De cette façon, disait-il, avant que les gens du village se fussent aperçus de rien, l’afîaire serait enlevée ! Tersow n’était situé qu’à deux ou trois kilomètres de Busowiska. La troupe des paysans se trouva donc bientôt sous les murs du presbytère ; mais, tandis qu’elle avançait ainsi, pleine de ses belliqueux projets, le pope Tarczanin s’éloignait de son côté pour aller consulter, au sujet du tableau, le doyen d’une paroisse voisine.

En entendant du bruit, Sorok, le dyak, entre-bâilla doucement la porte, mais devant ce déploiement de forces inusité, il s’apprêtait à la refermer, quand il fut subitement saisi à bras-le-corps par un groupe de forcenés et traîné au dehors :

— Notre madone !.. rends-nous notre madone !.. criaient-ils tout en entourant Sorok qui tremblait de tous ses membres.

— Entends-tu, voleur ! fils de chien !.. rends-la-nous !.. où l’as-tu mise ? réponds !..

Le bedeau indiqua du doigt la porte de la sacristie, car c’était en effet là que le prêtre avait enfermé le tableau.

— Où est la clé ? crièrent les voix, apporte-nous la clé !..

— Lâchez-moi, gémit le rusé sacristain... je vous l’apporterai !... Les paysans ouvrirent leur poigne de fer, mais le traître ne fut pas plus tôt libre qu’il s’élança avec la légèreté d’un cerf à travers le verger et disparut.

On se jeta à sa poursuite, mais déjà il n’y avait pas plus de traces de lui que d’une balle tirée la veille.

Sans doute il avait gagné la grand’route, il ameutait en ce moment les gens du village. Il y eut un instant de désarroi, et des symptômes d’hésitation se peignirent sur le visage de quelques assaillans.

A cette vue, Nasta arracha violemment une hache des mains d’un paysan, et brandissant son arme, elle se précipita vers la porte de la sacristie. Elle était effrayante à voir, la face égarée, les yeux ivres, et sur son front pendaient éparses des mèches de cheveux gris que ne retenait plus son bonnet dénoué.

Entraînés par ce fougueux exemple, les paysans la suivirent, la hache levée, et en moins d’un instant, la porte s’abattit à leurs pieds.

Le premier objet qui frappa leur vue, en pénétrant dans la sacristie, fut la madone.

La foule la salua avec des hurlemens de joie ; mais soudain, au sommet de la grand’route, on vit apparaître les baïonnettes brillantes et les casques étincelans des gendarmes.

C’était une escouade revenant de la ville que Sorok avait rencontrée par hasard, et à laquelle il s’était hâté de demander secours.

La vue menaçante de la force armée ne produisit pas sur les paysans son effet habituel, et, loin de s’enfuir, ils se serrèrent au contraire les uns contre les autres autour du tableau, et attendirent d’un pied ferme, tandis que Nasta, comme une tigresse furieuse, se jetait en avant, la hache levée. Une grêle de pierres, dont s’étaient armés les plus jeunes de la bande, reçut les gendarmes à leur arrivée, puis, sans s’inquiéter davantage d’eux, les paysans chargèrent le tableau sur leurs épaules et se remirent paisiblement en route.

A cette vue, les gendarmes, rendus furieux par la pluie de cailloux qui les avait assaillis, voulurent leur barrer le passage ; mais à ce moment, Nasta, avec une adresse d’Indien, leur lança à la tête sa hache, qui vint raser en sifflant le visage d’un d’entre eux, effleura son casque et tomba à ses pieds. Ce fut le signal du tumulte. Une balle répondit à cette agression, et on entendit le bruit sourd de la chute d’un corps.

C’était Nasta, atteinte par la balle d’un gendarme.

A la vue du sang, les paysans se jetèrent avec rage sur les soldats, qui n’échappèrent à la mort qu’en se sauvant dans le presbytère.

Débarrassés enfin de toute entrave, les vainqueurs reformèrent leurs rangs, et se mirent en marche pour rentrer dans leurs foyers.

Nasta essaya de se soulever, mais en vain. Des bras vigoureux l’enlevèrent aussitôt, tandis que le tableau, porté en triomphe par deux femmes, dominait la foule comme un étendard.

Makohon entonna alors le cantique : « Vierge immaculée, » que tous répétèrent en chœur, et c’est ainsi que le cortège se dirigea comme une procession triomphale vers Busowiska.

A la vue de cette foule recueillie, et en entendant ces hymnes pieuses, les paysans commencèrent à accourir des champs et de l’intérieur des cabanes, et se mêlèrent à la procession, qui finit par prendre des proportions imposantes.

Les cantiques répétés ainsi par des centaines de voix montaient solennellement vers le ciel, et allaient ensuite se répercuter dans les vallées profondes du Dniester.

Arrivée enfin devant l’église de Busowiska, la procession s’arrêta, mais quand on voulut mettre debout la glorieuse fondatorka,.. on s’aperçut qu’elle ne vivait plus...

L. Lozinski.

(Adapté par Mme Marguerite Poradowska.)

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