La Main passe !/Texte entier
PERSONNAGES
MASSENAY, 39 ans | MM. | Noblet. |
CHANAL, 40 ans | Germain. | |
HUBERTIN, 40 ans, gros boulot, râblé, vigoureux ; allure américaine |
Torin. | |
COUSTOUILLU, type de tribun : des épaules, de la prestance ; barbe carrée, cheveux blonds ondulés et rejetés en arrière |
Landrin. | |
PLANTELOUP, commissaire de police prudhommesque, papelard et doucereux |
Victor Henry. | |
BELGENCE, personnage menu, l’ami de la maison qui n’a pas d’importance |
Gorby. | |
GERMAL, 2e commissaire de police |
Lauret. | |
ÉTIENNE, domestique, 45 ans | Gaillard. | |
AUGUSTE, valet de chambre, 28 ans, vif, alerte mais un peu gringalet |
Lorin. | |
LAPIGE, maçon ; rond et jovial | Prosper. | |
FRANCINE CHANAL | Mmes | Carlix. |
SOPHIE MASSENAY | Sandry. | |
MARTHE, la femme de chambre de bonne maison, correcte dans sa tenue et ses façons, mais ayant conservé un fort accent picard |
Gens. | |
MADELEINE, cuisinière, 50 ans | J. Rose. |
La scène est à Paris, de nos jours : Les trois premiers actes au mois de mars, le dernier un an après, au mois de juin.
ACTE PREMIER
ACTE PREMIER
Un salon chez les Chanal. — À gauche deuxième plan, une porte à deux battants, menant aux appartements. Au fond, grande baie vitrée ouvrant sur un vaste hall comme il s’en trouve dans les appartements modernes. — À droite, partant du deuxième plan pour se relier avec le fond, grande baie vitrée en pan coupé donnant sur le cabinet de travail de Chanal. — Ces deux baies sont chacune à quatre vantaux, les deux du milieu mobiles, les deux autres fixes. Aux vitrages des « brise-bise » en guipure. — À droite premier plan, une cheminée surmontée d’une glace à trumeau. — Sur la cheminée, sa garniture ; au pied, des chenets.
Mobilier riche et de bon goût. — À gauche premier plan, à un mètre environ du décor, pour permettre la circulation autour, un piano « quart de queue » dit « crapaud », revêtu de sa housse en étoffe ancienne. — Le clavier est tourné vers le milieu de la scène, perpendiculairement au public ; le côté formant angle droit avec le clavier est donc parallèle à la rampe. — Adossé à ce côté du piano, face au public, un petit canapé à deux personnes ; (coussins). — Contre le mur de gauche, à hauteur du canapé et le regardant, un fauteuil. Contre le même mur, mais au-dessus de la porte, une chaise. — Devant le piano, son tabouret et une chaise volante. À droite de la scène, à quelque distance de la cheminée, une table de salon assez grande (1 m. 20 environ) de forme rectangulaire mais aux angles arrondis, est placée perpendiculairement à la scène, le côté étroit parallèle à la rampe ; sur la table un encrier, un buvard, etc ; à droite de la table un tabouret pour s’asseoir ; à gauche, une chaise pareille au mobilier ; sous la table, un tabouret de pied. — Entre la cheminée et la baie du cabinet de travail, un fauteuil. — Entre les deux baies du fond, une petite table volante dite « Rognon ». — Au milieu de la scène, entre la table rognon et le piano, une chaise volante visiblement hors de sa place habituelle. — Boutons électriques : un, à droite de la cheminée, l’autre, près et au-dessus de la porte de gauche. — Sur le piano un phonographe, le pavillon tourné du côté du public ; deux boîtes de cylindres, l’une pleine, l’autre vide (le cylindre que cette dernière contenait étant déjà en place dans le phonographe au lever du rideau). — Bibelots un peu partout, tableaux, plantes ad libit. — Lustre. — Dans le cabinet de travail, on aperçoit le bureau de Chanal et le fauteuil de bureau placés de telle sorte que, lorsque la porte est ouverte, la personne assise au bureau est vue de dos par le public. — Dans le hall, contre le mur de droite, une grande table profil au public et dont une partie seule est en évidence. — Devant la table ou à côté, suivant la place dont on dispose, un petit fauteuil. — Sur la table, un petit plateau d’argent, un buvard, encrier, etc. — Toutes les entrées par le hall se font de gauche.
NOTA. — Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur placé censément au centre de la salle ; « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signifiera donc qu’un tel sera à droite, qu’un tel sera à gauche du spectateur. Même l’expression « un tel est à gauche d’un tel » indiquera qu’un tel est à gauche de cet un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu’en réalité et par rapport à lui, il sera à sa droite. Cependant, quand les indications, au lieu de « à droite de… à gauche de… » porteront « à la droite de… à la gauche de… », il est évident qu’il s’agira alors de la gauche et de la droite réelles, du personnage désigné.
Scène première
Ma chère sœur !… (Il tousse.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli ! De ce jour, te voilà mariée ! Ce matin t’a faite femme devant la loi ; ce soir te fera femme devant la nature. (Parlé.) Pas mal, ça ! (Reprenant.) Combien cette pensée me trouble, moi, qui sais de quoi il retourne !
Me voilà, moi !
… Et je ne suis pas près de toi, lors d’une pareille épreuve ! Hélas ! un océan nous sépare ; je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère…
Francine, qui pendant ce qui précède, tout en considérant son mari avec un étonnement amusé, est redescendue peu à peu de façon à se trouver au-dessus de l’épaule gauche de Chanal, pouffant de rire. Ah ! Ah !
Nouveau soubresaut de Chanal, même air furieux, même geste impératif.
Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles…
Mais qu’est-ce que tu fabriques ?…
Mais tais-toi donc !
Oh ! oh ! Monsieur est à la grinche !
Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ? Comment veux-tu que je parle au phonographe !
Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote…
Oh !…
… de choisir le salon pour parler dans le phonographe ?
C’est extraordinaire, cette manie de parler ! Tu ne veux pas te taire ?… Voilà un cylindre gâché !
Oh ! bien, un de perdu… !
Non !… non !… pas « dix de retrouvés !… » Les proverbes, ça ne dit que des bêtises !… et toi aussi !
Francine, qui avait déjà entr’ouvert la porte pour sortir, piquée par cette appréciation, laissant retomber le battant de la porte et faisant un pas vers son mari. Quoi ?
Tu vois que je suis en train de parler dans mon instrument…
Oh ! pfutt… Qu’est-ce que tu lui disais, à ton instrument ?
Je lui disais… je lui disais… rien !… Seulement, tu arrives, là… je prononçais le discours que j’ai préparé pour Caroline à l’occasion de son mariage avec son Yankee… tu te mets à jacasser, naturellement le phonographe, ce pauvre appareil, il ne sait pas ! il ne distingue pas ; il enregistre ce qu’il entend…
Elle est bien bonne !… Alors, tout ce que nous avons dit, ça y est ?…
Mais dame !… Tiens, si tu en doutes !…
Ma chère sœur… (Bruit de toux.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli… De ce jour te voilà mariée ! ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature… Pas mal, ça !…
Quoi ?
C’est toi qui le dis !
Combien cette pensée me trouble, moi qui sais de quoi il retourne !… (Voix de Francine.) Me voilà, moi…
Là ! Te voilà, toi !
Et je ne suis pas près de toi lors d’une pareille épreuve ! hélas ! Un océan nous sépare ! Je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère… (Rire.) Ah ! ah !… (Voix de Chanal.) Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… (Voix de Francine.) Mais qu’est-ce que tu fabriques ? (Voix de Chanal.) Mais tais-toi donc !… (Voix de Francine.) Oh ! oh ! Monsieur est à la grinche… (Voix de Chanal.) Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ! comment veux-tu que je parle au phonographe !… (Voix de Francine.) Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote… (Voix de Chanal.) Oh !…
Voilà ! Voilà ton œuvre !
J’ai jamais dit un mot de tout ça.
Oh !
Non !
Non, mais dis tout de suite qu’il ment.
Je n’ai jamais dit du phonographe : « A-t-on idée de cette invention idiote ! », ce qui serait idiot ! J’ai dit : « a-t-on idée de cette invention idiote… (Appuyant.) de choisir le salon pour parler dans le phonographe ! » Il ne faudrait pas me faire dire ce que je n’ai pas dit !
Oui, oh ! ça, c’est un détail. (Indiquant le phonographe.) C’est pas de sa faute à lui, j’avais coupé.
Eh bien, quand on ne sait pas, on se tait !… C’est comme ça qu’on fait les potins.
Je te fais ses excuses, là !
Quant à ton cylindre, eh ! bien, tu le recommenceras ! d’autant que ce ne sera pas un mal, si ça te permet de supprimer ta phrase sur les mers.
Sur les mers ?
Oui : « Je veux que ma voix traverse les mers pour t’en donner les conseils… de mère. » Tu trouves ça spirituel ?
Quoi ? C’est drôle ! C’est une saillie.
Justement ! On n’envoie pas une saillie pour le mariage de sa sœur ! C’est pas le frère que ça regarde !
Oh ! Charmant !
C’est comme ce qui suit.
Quoi ?
« Ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature. » Tu trouves ça convenable à dire à une jeune fille ?
Je lui dis ce qui doit lui arriver.
Eh bien ! elle s’en apercevra bien ! elle n’a pas besoin de toi pour ça ! Vraiment, faire un discours à une jeune mariée pour lui dire des cochonneries…
Cochonneries !
Ah ! non, mais si tu crois que ça fera plaisir au mari, ton initiation ! Tu es bien comme ces spectateurs qui, au théâtre, ont la manie de vous raconter la pièce au fur et à mesure qu’on la joue : « Vous allez voir, il va faire ceci, elle dira cela ! C’est extraordinaire ! » Alors, on s’attend à des choses…! Et rien du tout ! Naturellement, quand les scènes arrivent, rien ne porte ! On a une déception… parce que l’imagination dépasse toujours la réalité… Alors on dit : « Quoi, v’là tout ! » et l’effet est fichu ! Eh bien ! qu’est ce qui te dit que ce n’est pas cette déception que tu ménages à ta sœur ? Et qu’elle aussi ne dira pas : « Quoi, v’là’tout ! » ? Voilà un service à rendre au mari !… Laisse-les donc se débrouiller, ces enfants ! Caroline aura peut-être un moment d’estomaquement ! Elle dira peut-être : « Eh bien !… Eh ben ! quoi donc ? » Mais elle aura du moins l’attrait de la surprise et l’effet n’aura pas été raté.
Ah ! là, de quoi je me mêle ? Tu es étonnante, tu tranches là… ! D’abord, qu’est-ce qui te dit qu’il ratera ?
Qui ça ?
L’effet !
Ah ! le… l’effet ! oui, oui… Mais… la loi des probabilités !
Ah ! laisse-moi donc tranquille, tu n’entends rien à l’art des préparations ! (En ce disant, il est allé à son phonographe ; pendant ce qui suit, il en retire le cylindre abîmé qu’il remet dans sa boîte, et le remplace par l’autre qu’il retire également de sa boîte.) Tiens ! va donc plutôt te mettre à table ! Sonne qu’on te serve ! (Elle va à la cheminée et sonne.) J’ai fini de déjeuner depuis un bon moment et tu n’as pas commencé ! Il n’y a pas de maison possible, si monsieur déjeune à une heure et madame à une autre.
Tu n’avais qu’à m’attendre ! Je n’ai pas pu rentrer plus tôt.
C’est ça ! C’est moi qui suis dans mon tort.
Scène II
Madame voudrait déjeuner.
Bien, monsieur.
Mais enfin, qu’est-ce que tu peux faire dehors ? C’est tous les jours la même chose. Tu es sortie depuis neuf heures.
C’est heureux ! Ça m’a permis de rentrer moins tard…
Vraiment, c’est à se demander… !
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que tu vas encore imaginer ?… Non, mais dis tout de suite que j’ai un amant.
Ma foi…!
Oh !… As-tu l’esprit assez perverti pour voir toujours le mal dans tout !… (Redescendant.) Un amant, j’ai un amant maintenant ! (Chanal hausse les épaules.) Quoi ? (Elle fait le geste de Chanal.) Qu’est-ce que ça veut dire, ce geste ?
Mais non, ma pauvre enfant ! Je sais très bien que tu n’as pas d’amant.
Ah ?
Un amant, toi ? Ah ! je suis bien tranquille.
Et pourquoi ça, je n’aurais pas d’amant ?
Parce que !… Parce que tout en toi démontre le contraire. Parce qu’il y a des femmes qui sont faites pour avoir des amants et d’autres qui ne le sont pas
Oh !
Parce que je n’ai pas vécu cinq ans avec toi sans te connaître à fond. Toi, un amant ? allons donc ! Tu as l’étoffe d’une brave petite femme, d’une bonne mère de famille… (Badin.) à qui il ne manque que des enfants pour l’être tout à fait ; mais ça, ça n’est pas de notre faute. (En ce disant, il l’embrasse joyeusement ; maussade, Francine dégage sa tête.) Enfin… enfin, tu n’as pas de tempérament… Que diable !… je le sais bien !
Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne voulais pas te le dire, mais puisque tu m’y forces, (Frappant du poing sur le piano.) eh bien ! j’ai un amant, là !
Oui dà ?
Parfaitement !… et que j’aime !… et qui m’aime.
Mais… c’est bien, ça !
J’ai un amant, j’ai un amant, j’ai un amant !
Eh bien ! tu lui diras bien des choses de ma part !
Oh !
Ah ! ma pauvre enfant, comme tu t’y prends mal pour me faire peur. Un amant, toi ! laisse-moi donc tranquille !… Tiens ! veux-tu que je te dise ? Tu te vantes.
Moi !
Oui, madame ! C’est très humiliant, mais vous n’êtes qu’une honnête femme !
Ce qu’il faut s’entendre dire !
Avoue que j’ai raison !
Non.
Si.
Non.
Allons donc ! (Brusquement.) Tiens ! Ose donc me le dire en face que tu as un amant !
Oh ! tu m’agaces !
Eh ! tu vois bien ! (Lui donnant une tape amicale sur la joue.) Tiens ! t’es une grosse bête !
Scène III
Monsieur, c’est un monsieur qui demande monsieur.
Hubertin ! Qu’est-ce qu’il me veut ?… Faites entrer.
Qui est ça ?
Un collège du cercle.
M. Hubertin !
Bonjour, mon cher.
Bonjour, cher ami. (À Francine qu’Hubertin salue.) M. {{PersonnageD|Hubertin|c|un camarade du Sporting… (À Hubertin.) Madame Chanal.
Madame, enchanté…
C’est moi, croyez bien…
Si je ne me trompe, madame, il me semble que ce n’est pas la première fois…
Vraiment, monsieur ?
Oui, plus je vous regarde et plus je… Est-ce que vous ne connaissez pas quelqu’un dans ma maison ?
Mon Dieu, monsieur, c’est que j’ignore où vous demeurez.
21, rue du Colisée.
Non !… non, non !… Vous faites erreur, monsieur.
Ah ?
Oui, oui, vous faites erreur, nous ne connaissons personne.
Ah ? ah ?… Pardon ! Erreur n’est pas compte.
… n’est pas compte ; oui, oui.
Et qu’est-ce qui me vaut votre visite ?
Mille grâces, je ne veux pas abuser de vos instants. (Changeant de ton.) Vous ne devinez pas ? Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures, et je suis votre débiteur.
Oh ! il ne fallait pas vous déranger pour ça ! Ce sont là des règles qui sont faites pour les professionnels, mais elles ne sauraient avoir force de loi, entre gens qui se connaissent.
Du tout, du tout ! les bons comptes font les bons amis.
Et puis, vous l’avouerai-je ? J’ai quelques scrupules à considérer la partie que nous avons faite ensemble comme bien régulière. (Confidentiellement et presque à l’oreille.) Il me paraît que nous n’avons pas joué tout à fait à chances égales…
Pourquoi donc ça ?
Chut ! chut ! (Avec beaucoup de gêne.) Je ne sais pas, mais il me semble que…
Ah ! je vous comprends !… parce que j’étais pochard, hein ?
Oh ! je n’ai pas dit…
Laissez donc ! J’ai le courage de mes actes… (À Francine, de la place où il est, et très satisfait.) Oui, madame, j’ai pris l’habitude, tous les jours, à partir de cinq heures… d’avoir ma petite bombe.
Ah ?…
Ce n’est pas du vice chez moi : c’est de l’américanisme !
Ah ! alors !
Oui, j’ai longtemps fait des affaires en Amérique. Or, là-bas, qui dit « affaires », dit « bars » ; tout se traite au whisky ! Qu’est-ce que vous voulez ?… il a bien fallu que je me mette au diapason !… pour mes affaires !… Seulement, voilà où nous sommes en état d’infériorité, nous autres Français : L’Américain, lui : dix whisky… douze whisky… ça ne lui fait rien !… il jouit d’un privilège ! Moi, malheureusement, j’ai la tête française, — c’est de naissance ! — J’ai pu, peu à peu, naturaliser mon estomac ; mais (Se donnant une tape sur le front.) ma sacrée caboche qui était patriote, n’a jamais rien voulu savoir !… de sorte qu’aujourd’hui, il y a antagonisme entre ces deux parties de mon individu. Mon estomac, qui est devenu américain, une fois cinq heures, réclame ses whisky ; ma tête, elle, se rebiffe : d’où conflit ! Et finalement, comme c’est ma tête qui est la plus faible, c’est toujours elle…
… qui faiblit.
Voilà… Mais comme vous voyez, madame, mon cas est tout à fait spécial : on ne peut pas dire que je me pocharde, non, je… je m’américanise !
Oui, oui.
Oh ! c’est tout à fait autre chose.
Tout de même, ça ennuie bien ma femme !
Mon Dieu, monsieur, je n’aurais pas osé… mais du moment que vous le dites : je vous avouerai que… je la comprends un peu.
Bien oui, n’est-ce pas ? Voilà une femme qui vous avale dix, douze whisky à la queue leu leu, ça ne lui fait rien ! c’est une américaine, pas vrai ?… elle jouit du privilège… De quoi ai-je l’air à côté d’elle ?… alors n’est-ce pas ? Ça la vexe de voir que moi, ça me fiche par terre… Ah ! c’est toujours embêtant de se trouver dans un état d’infériorité vis-à-vis de sa femme.
Évidemment, évidemment.
Alors, nous disons que je vous dois trente-cinq louis ? Voici mille francs. Et, pour en revenir à la question de jeu, que votre délicatesse ne se mette pas en émoi ! Je vous assure que quand je suis dans l’état… que vous savez, je suis tout aussi lucide qu’à l’état normal. Je le suis même davantage : je vois double !
Diable ! c’est quelquefois mauvais pour compter les points.
Du tout ! Je le sais, pas vrai ? Alors, rien de plus simple : je divise par deux.
Ah ! En effet ! en effet !…
Mais dame !
Nous disons mille francs. Je vais vous chercher votre monnaie.
Scène IV.
Monsieur Coustouillu !
Coustouillu ? (À Étienne.) Faites entrer.
Quel Coustouillu ?
Mais… lui-même ! le seul ! Coustouillu le député, le leader de l’opposition, le fameux tribun.
Oui ? Oh ! que je serais heureux… ! J’admire tellement son éloquence ! Vous permettez ?
Comment donc !
Entre, mon vieux ! justement on parlait de toi.
Ah ? Aha ? (Profondément troublé, il éprouve on ne sait pourquoi le besoin d’aller fermer la porte par laquelle il vient d’entrer. Mais ses mains sont prises, l’une par sa botte d’asperges, l’autre par son chapeau ; pour en libérer une, il met son chapeau sur la tête ! Au moment où il ferme la porte, Étienne ferme de l’autre côté ; il n’arrive qu’à se faire pincer les doigts.) Oh !
Laisse donc, Étienne fermera
Vi ! Vi ! (Il dépose son chapeau sur la petite table au fond puis, se donnant un air dégagé, il va à Chanal la main tendue.) Ça va bien ?
Mais pas mal, merci.
Ah ?… vivi… (En se retournant pour aller saluer Francine, il donne naturellement dans la chaise qu’il renverse.) Oh !
Naturellement !… Enfin tu devrais la connaître depuis le temps que tu l’accroches chaque fois que tu entres dans ce salon. (En riant, à Hubertin.) Ça finit par avoir l’air d’être de l’adresse.
Coustouillu, qui, pendant ce qui précède, a ramassé la chaise tombée, et ahuri, au lieu de la poser, la conserve pendue à son poignet, très troublé. Hein ? Oui… non… tu sais c’est que c’est le… hein ?
Bon, ça va bien ! Va, ne te trouble pas.
Mais c’est toi qui le troubles toujours ! (À Coustouillu.) Allons ! Monsieur Coustouillu, ne vous occupez pas de ce que vous dit mon mari, et venez me dire bonjour.
Oh ! (Dans sa précipitation, avec le pied de la chaise qu’il tient, il accroche et renverse la chaise volante qui est à côté du tabouret du piano.) Oh !
Chanal, pendant que Coustouillu ramasse comme il peut la chaise tombée, sans déposer celle qu’il a en main et va la replacer un peu au-dessus du piano. Là, v’lan ! Non, ne dirait-on pas qu’il vise ?
Coustouillu, de plus en plus décontenancé, esquisse un rire qui sonne faux et va vers Francine, la main tendue, sans s’apercevoir qu’à son poignet pend toujours la chaise volante. Chère Madame… !
Déposez donc votre chaise, monsieur Coustouillu.
Oh ! pardon !
Quel type !
Madame… ! (Il lui donne une vigoureuse poignée de main. Allant à Chanal et lui baisant la main.) Cher ami…
Non, mon vieux, c’est le contraire.
Non, va, ça va bien ! (Le faisant passer (3) pour le présenter à Hubertin qui, depuis l’entrée de Coustouillu est resté bouche bée devant la scène qui se joue devant lui.) Tiens, je te présente monsieur Hubertin qui désire vivement faire ta connaissance.
Ah ? Aha ?
Certes ! Permettez-moi, monsieur, de me dire un de vos plus fervents admirateurs.
Aha ? Vivi !
Mais dépose donc ça !… De quoi as-tu l’air ?
Hein ? ah ! vivi.
Mais pas à monsieur !
Hein ! oui… C’est des euh ! des… des branches, (Se reprenant.) des… des asperges.
Merci ! Je vois bien, je n’avais pas pris ça pour des cannes à sucre ! En voilà une idée de se promener avec ça !
Vous aimez donc à ce point les asperges, monsieur Coustouillu ?
Non.
Alors quoi ?
Hein ? Euh ! oh ! t’sais c’est… c’est pour… !
Ah ! oui, oui ! pour te donner une contenance.
Voilà !… vi !
Ah ? Mes compliments !… Note que ça te va très bien ! mais c’est égal… ! je sais bien qu’à cette époque-ci, c’est une primeur… (Brusquement.) Enfin tu n’es pas fou ? Tu sais que tu es déjà emprunté dans tes mouvements, et tu vas te coller une botte d’asperges sous le bras pour faire des visites… (Coustouillu rit d’un air gêné.) Mais va donc déposer ça dans l’antichambre.
Vi.
Bravo !
Héhé !
Pauvre garçon !
On n’a pas idée d’être timide comme ça !
J’en suis ahuri ! Devant une assemblée, personne n’est plus à l’aise : c’est un foudre d’éloquence…
… il est là devant nous trois, plus personne.
Oui…! Il est timide au singulier et audacieux au pluriel.
Voilà.
Mais aussi ce n’est pas le moyen de le mettre à son aise que de le taquiner tout le temps.
Ah ! te voilà ? Tu as déposé ta botte ?
Hein ? euh… oui, oui !
Eh ! bien, tu ne te sens pas plus à ton aise comme ça ?
Si !… sisi !
Pour madame.
Pour moi ?
Alphonse Coustouillu !
Oh ! Monsieur Coustouillu !
Pffeu ! oh !
Comment, c’était pour nous ?… Oh ! mon pauvre vieux, et moi qui te blaguais tout à l’heure… parce que tu étais grotesque avec ! C’était pour nous !… Une botte d’asperges au mois de mars ! C’est de la folie, tu sais !… mais c’est très gentil !
Mais non, mais non…
Je vais dire, tout de suite qu’on les fasse pour ce soir et vous viendrez les manger avec nous.
C’est ça ! (À Hubertin.) Moi, pendant ce temps-là, je vais vous chercher votre monnaie.
Scène V.
Vous devez me prendre pour un imbécile, hein ?
Moi !
Si, si, je sais ce que je dis (Faisant demi-tour sur place.) Eh ! bien il est possible que j’aie pu en avoir l’air ; mais vous saurez que je ne le suis pas.
Mais monsieur, jamais, je vous assure !…
Oui, oui ! ça va bien ! (Revenant sur Hubertin.) Eh bien ! je vous montrerai, moi, que je ne suis pas un imbécile… Je voudrais que quelqu’un vienne me le dire en face !… Je lui ferais voir, moi, si je suis un imbécile.
Vous ? mais tout le monde le sait bien !
Quoi ? Que je suis un imbécile ?
Oui… hein ! Mais non ! Qu’est-ce que vous me faites dire !… Un imbécile vous ! Mais qui pourrait penser ça ?
Oui… oh !
Vous qui soutenez un ministère ou le renversez comme un château de cartes…
Coustouillu, qui est arrivé à l’extrême gauche, se retournant brusquement avec un coup de poing sur le coin du couvercle du piano. Oui. Eh ! bien je l’engage à se tenir le Ministère. Ah ! j’ai l’air d’un imbécile ! eh ! bien je lui ferai voir demain au Ministère si je suis un imbécile ! Ah !… ça me soulagera !
Mais qu’est-ce qu’il a ?
Ah ! mais vous ne me connaissez pas ! Je monterai à la Tribune, et savez-vous ce que je dirai la Chambre, eh ! bien je lui dirai mille tonnerres…!
Voilà, c’est fait !…
Euh je… euh ! je… c’est… c’est euh !…
Mais qui est-ce qui criait donc comme ça ? (À Hubertin.) C’est vous, monsieur ?
Non… c’est monsieur.
Vous, monsieur Coustouillu ? Ce n’est pas possible !
Oui. Oh !… Pffu !
Monsieur Coustouillu élevant la voix ! Oh ! je regrette de n’avoir pas vu ça ! pour la rareté du fait…!
Oho !
Quel drôle de personnage !
Scène VI.
Voici, cher monsieur, vos quinze louis…! avec tous mes remerciements.
Comment donc ! C’est moi au contraire…! Allons, au revoir, cher monsieur.
Vous partez ?
Je vous laisse, oui, j’ai des gens à voir pour affaires ; alors, il vaut mieux que je les voie maintenant…
… qu’après cinq heures ?
Vous l’avez dit. (Brusquement à Coustouillu, qui pendant ce qui précède est redescendu peu à peu jusque devant le canapé et dont le regard semble fixé sur Hubertin bien qu’en réalité il erre dans le vague.) Monsieur, très honoré d’avoir fait votre connaissance !
Eh !… Eh ! bien, Coustouillu !
Hé ?
Il faut redescendre, mon vieux. (Indiquant Hubertin.) Monsieur qui est très honoré… et cætera, et cætera.
Oh ! pardon !… (Il s’incline.) Monsieur.
À la bonne heure.
Madame !
Au revoir monsieur.
Là ! Eh ! bien va déjeuner Francine !
J’y vais.
Et puis tiens ! Emmène donc Coustouillu avec toi ! J’ai mon cylindre à faire, ça ne l’amuserait pas.
C’est ça, venez monsieur Coustouillu, je vous emmène.
Ah ?… vi ! vi !
Prends garde à la chaise !
Scène VII.
Chanal, qui, pendant ce qui précède, a réglé son phonographe, le met en mouvement, puis se plaçant face au pavillon, recommence son discours. « Ma chère sœur !… ainsi c’est un fait accompli ! de ce jour te voilà mariée !… Ce soir tu connaîtras le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… »
Monsieur !…
Allez-vous vous taire, nom de nom ?
Monsieur ?
Vous ne voyez pas que je parle ?
À qui ?
Est-ce que ça vous regarde ? Pas à vous en tout cas !… C’est à croire que c’est une gageure, ma parole ! Madame d’abord, vous après ! Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Monsieur, c’est un monsieur qui désire parler à monsieur.
Oui. Eh ! bien je m’en fiche de votre monsieur ! Il m’embête ; qu’est-ce qu’il me veut ?
Voici sa carte.
Et je m’en fiche de sa carte, comme de lui ! Je n’y suis pour personne, vous m’entendez ! Allez lui dire qu’il m’embête.
Je suis vraiment confus, monsieur, de voir que je vous dérange.
Hein ! (Subitement calmé et avec la cordialité la plus grande.) Mais pas du tout, monsieur ! Mais je vous en prie !…
Je vous assure monsieur, si vous êtes occupé, je peux revenir.
Mais du tout ! du tout ! Qu’est-ce qui peut vous faire supposer ?… Comment donc !
On n’est pas plus aimable.
Et qu’y a-t-il pour votre service ?
C’est à monsieur Chanal que j’ai l’honneur de parler ?
Parfaitement.
… Monsieur Chanal propriétaire de cet immeuble ?
Oui, enfin… l’immeuble appartient à ma femme, mais étant chef de la communauté…
… cela revient au même. Eh ! bien, voici monsieur : (Déposant son chapeau à sa gauche, sur la table). j’ai vu que vous aviez l’entresol à louer.
En effet, monsieur.
Je cherche justement un pied-à-terre… Cet appartement me conviendrait.
Ah ?… Vous l’avez visité ?
Non, c’est inutile ! Il me convient comme ça.
Ah ?
Il est de ?…
Il est de… hein ?… euh… trois mille… euh… huit…
Mettons quatre mille en chiffre rond.
Comment ?
Je dis : mettons quatre mille.
Comment « mettons quatre mille ! » ? Vous ne m’avez pas compris, je vous ai dit…
Si, si !… Ça m’est plus commode !… Quatre mille, c’est clair, c’est net ; c’est divisible par quatre, ça fait mille francs par trimestre ; pas de calcul à faire ; on sait toujours ce qu’on a à donner… j’aime mieux ça ! Laissez-moi ça à quatre mille, qu’est-ce que ça vous fait ?
À moi. Oh ! rien du tout ! Va pour quatre mille ! je ne veux pas vous contrarier.
On n’est pas plus aimable !… Maintenant, s’il y a des réparations à faire…
Je m’en charge.
Moi aussi.
Ah ?… Bien !… (À ce moment une réflexion lui vient : il se mord les lèvres, a un hochement de tête comme pour dire : « Je te vois venir mon bonhomme ! » puis, avec beaucoup de ménagement.) Seulement je dois vous avertir d’une chose… À vous voir si arrangeant il m’est permis de supposer qu’une arrière-pensée…
Quoi donc ?…
Eh ! bien voilà… Je comprends très bien qu’un homme jeune… Mon Dieu on n’est pas de bois !… Mais je vous l’ai dit, l’immeuble étant à ma femme, sur la question de moralité… dame !… (Plus nettement.) Enfin, aux termes du bail, vous devez habiter bourgeoisement.
Mais je l’entends bien ainsi.
Ah ?…
Je n’ai aucunement l’intention d’amener des femmes du dehors.
Oh ! mon Dieu, vous savez entre nous… il ne faudrait pas prendre non plus au pied de la lettre… Il viendrait une dame, par hasard…
Mais non, mais non.
Je ne dis pas ça pour vous inciter à mal ! mais enfin vous auriez une relation que le concierge n’a pas à savoir… si c’est votre mère ou votre sœur.
Mais aucune relation ! pas plus avec ma mère qu’avec ma sœur !
Oh ! oh ! croyez bien que je n’ai jamais pensé !…
Je vous certifie que jamais votre concierge ne verra entrer une femme chez moi.
Allons, monsieur, mes compliments ! Je vois que nous nous accorderons sans peine ! Dieu merci, si tous les locataires étaient comme vous, le métier de propriétaire serait plus agréable.
Ah bien vous savez ; tel qu’il est, c’est encore tout de même celui qui trouvera le plus d’amateurs.
Hé ! hé ! hé ! (À part, en remontant vers son cabinet.) Il est drôle. (Haut.) Allons, j’ai des baux tout préparés, désirez-vous que nous signions tout de suite ?
Volontiers.
Si vous voulez me donner votre nom.
Mais… sur ma carte.
Oh ! c’est juste… (Lisant en marchant dans la direction de son cabinet.) « Émile Massenay. » (S’arrêtant étonné.) Tiens ?…
Non !… homonyme !
Oui, oui, je vois, mais non, c’est…
Ah ! C’est qu’on me la fait tout le temps !
« Massenay » ? « Massenay » ? (Brusquement, redescendant de quelques pas dans sa direction.) Vous n’avez pas été élève à Saint-Louis ?
Oui, jusqu’en seconde.
C’est ça ! Mais moi aussi ! Elle est bien bonne !… Chanal ! tu ne te rappelles pas Chanal ?
Chanal ?…
Mais si, voyons… idiot !
Vous dites ?
Oh ! pardon !
Non, non ! Allez donc !… du moment que nous avons été camarades ! Seulement, n’est-ce pas ? Sur le moment !… la passe a été si rapide !! j’ai été pris au dépourvu… Mais un instant ! le temps de réendosser ma tunique de potache et ça va aller tout seul !… (Prenant du champ et lui envoyant à son exemple une formidable tape dans le dos.) Alors, tu disais donc, idiot ?
Aha ! À la bonne heure ! Toujours le même !… vieux copain !… (Bien face à lui, en le prenant par les deux revers de sa jaquette.) Je disais donc : Tu ne te rappelles pas Chanal ?
Attends donc ! C’est pas un petit dont on disait que le père était cocu ?…
Mais non voyons, c’est moi !
Oh ! Oh !… Mais oui que je suis bête ! je le sais bien parbleu, que c’est toi, puisque je suis ici !… Où avais-je la tête ?
À la bonne heure ! Tu me reconnais maintenant. Ah ! vieux copain va !… (Dans un besoin d’expansion, il attire brusquement Massenay à lui en lui faisant un étau de son bras droit passé le long des épaules ; Massenay répond à son élan en lui passant le bras autour de la taille et ainsi, hanche contre hanche, ils arpentent la scène, d’abord vers la droite puis vers la gauche.) Ça me fait plaisir de te revoir…
Mais… moi aussi.
Il n’y a pas, quand on a usé ses culottes ensemble au collège et qu’on se retrouve… eh ! ben tu sais… (S’arrêtant, lâchant Massenay et avec profondeur.) On se crée de nouvelles connaissances dans la vie, mais un camarade d’enfance, ça ne se refait pas !…
Oui… surtout à notre âge !
C’est vrai ! (Sentimental.) Ah ! c’est loin tout ça !… (Changeant de ton.) Mais tiens, assieds-toi donc ! (Il lui indique le canapé, sur lequel ils s’asseyent tous deux, lui (2) Massenay (1). Une fois qu’ils sont bien assis, Chanal, revenant à ses souvenirs de jeunesse, joyeusement.) Ah ! ce bon Massenay ! Dis donc : tu te rappelles Bourrache ?… qui était si rigolo ?…
Oui.
Je le vois quelquefois.
Ah ?
Il n’a pas changé, figure-toi ! toujours aussi rigolo !
Allons donc !
Oui ! Ah ! il porte la joie avec lui cet homme là… Il est huissier.
Ah !… joyeux en effet !
Eh ! bien et Poteau ? Tu te rappelles Poteau ?
Non.
Mais si : qui avait une sœur qui venait le voir au parloir… (Voyant que Massenay n’a pas l’air de se rappeler, cherchant à lui rafraîchir la mémoire.) Une sœur qui nous faisait de l’œil !… Allons ! voyons !… elle louchait ! Même ça lui permettait de faire de l’œil à deux élèves à la fois… (Désappointé.) Tu ne te rappelles pas, Poteau ?
Pas du tout !
C’est drôle !… (Changeant de ton.) Eh ! bien il est mort.
Poteau est mort ?… Oh !… pauvre Poteau !
C’est triste hein ?… à notre âge !
Oh !… Et de quoi ?
Une affection au cœur…
Au cœur !
Oui… pour une actrice… qui avait trop de tempérament !… C’est ça qui l’a tué : un jour après déjeuner… on lui avait pourtant dit que sur la digestion !…
Aie ! aie aie !
Oui je t’en fiche !… Ah ! ça n’a pas traîné : il a été enlevé… V’lan !… sur le coup.
Sur le coup ! (Douloureusement.) Ah !… pauvre Poteau !
Ah ! oui… (Il reste un instant rêveur ; soudain, sa figure change d’expression, il regarde Massenay, puis.) Mais au fait qu’est-ce que tu me chantes ?… t’as pas pu le connaître Poteau : c’est à Henri IV que j’ai été avec lui.
Ah ! à la bonne heure ! je me disais aussi… mais alors je m’en fous !… qu’est-ce que tu veux que ça me fasse qu’il soit mort, Poteau ?
C’est vrai, puisqu’il était à Henri IV.
D’ailleurs je peux dire que du collège, je ne vois plus personne ! Quand on est sur les bancs, on croit qu’on sera amis pour la vie, et puis… chacun va de son côté… Il n’y en a guère qu’un avec qui j’aie conservé des relations… un qui a fait son chemin, celui-là !… D’ailleurs c’est toujours ceux-là qu’on retrouve… ceux-là ou les tapeurs !… Je ne sais pas si tu t’en souviens, c’est le député Coustouillu.
Coustouillu ! Ah ! bien je te crois ! (Remontant légèrement dans la direction de la porte de gauche qu’il indique.) Il est ici !
Ici ?
Oui, en train de tenir compagnie à ma femme. C’est un de mes amis intimes ! Il ne décolle pas de la maison.
Allons donc ! Ah ! bien c’est curieux : moi, je suis très lié avec lui, il ne m’a jamais parlé de toi.
Oh ! bien, cependant…!
Ah ! tu le connais ?… Eh ! bien, hein ? le malheureux ! Crois-tu que son amour le met dans un état ?
Son amour ?… Il a un amour ?
Il ne te l’a pas dit ?
Non !
Comment, mais il ne parle que de ça. Un amour sans espoir.
Ah ! bien par exemple ! Pour qui ?
Ah ! ça ?… Je sais que c’est une femme mariée, mais voilà tout. Coustouillu, c’est la discrétion même : il m’entretient de ses intrigues, mais anonymement.
Il ne m’en a pas ouvert la bouche !… Est-il bête de faire des cachotteries avec moi !… sans compter qu’à lui tout seul il n’arrivera à rien.
C’est bien ce qui l’enrage.
Au moins, moi, j’aurais pu lui être de bon conseil… je lui aurais dis ce qu’il y avait à faire ; je connais la femme !
Tu la connais ?
Je connais la femme… en général ! Enfin, je ne sais pas, j’aurais été le clairon qui sonne la charge ! « Aie donc, là !… en avant marche !… C’est qu’ça donc ! on n’a donc pas de c… cœur au ventre ! » J’aurais même dit la chose plus crûment, mais pour toi, je mets des formes.
Si tu crois que je ne lui ai pas dit tout ce qu’il y avait à dire…
Eh ! bien qu’est-ce qui le gêne ? Le mari ?
D’abord.
La belle affaire ! Quand il y aurait un cocu de plus !…
Écoute, je ne voudrais pas non plus le faire meilleur qu’il n’est… Je crois que le mari n’est que la raison secondaire ; au besoin, il passerait très bien par-dessus… Mais ce sur quoi il ne saurait passer, c’est sa sotte timidité : le malheureux, il n’a pas de chance ! Dès qu’il est amoureux d’une femme, il n’y a plus personne !… Tant qu’il n’est pas arrivé à ses fins, il est comme un idiot, et naturellement, par simple réciproque, tant qu’il est comme un idiot, il n’arrive pas à ses fins… ce qui fait qu’il suffit qu’il soit épris d’une femme, pour être sûr de se brosser.
Pauvre bougre !
À moins !… à moins que, par une de ces coïncidences inespérées, la femme n’en vienne elle-même à faire les avances ou à le prendre de force.
Ce qui est peu probable.
Oui… surtout avec la femme mariée en question… Il paraît qu’elle ne fait pas plus attention à lui que s’il n’existait pas !… et alors lui, il est annihilé, quand elle est là ; il bafouille, il rougit, il n’ose pas ouvrir la bouche, il ne sait pas où se mettre…!
Oh ! ça, tu sais, il est comme ça ici ; alors…!
Ah ! il…?
Eh ! mais, dis donc…!
Non, non !
Si, si ! (Avec jovialité, en se donnant une tape sur la cuisse.) Ah ! bien, elle serait pommée, celle-là…! La femme mariée : c’est peut-être ma femme.
Hein ! Mais non ! mais non ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?… En voilà une idée !… Est-ce que j’aurais été te raconter…? Ah ! bien, j’ai fait un joli coup !… si tu vas te fourrer dans la tête, maintenant…! Ah ! là, là… En voilà une gaffe !
Mais laisse donc ! ça n’a pas d’importance…! Je trouve ça très drôle, au contraire… En somme, quoi ? il est amoureux de ma femme…? eh bien ! où est le mal ?… tant que ça ne va pas plus loin !… et comme ma femme est une femme honnête.
Oh ! oui.
Oui, toi tu n’en sais rien ; tu dis ça, par politesse ; mais moi, je le dis parce que je la connais… Par conséquent, de ce côté, je suis bien tranquille ; d’autre part, Coustouillu : pas dangereux !…
Oh ! non.
Tant que je le verrai bafouiller avec ma femme, je pourrai être tranquille comme Baptiste.
Oh ! comme tous les Baptistes réunis !
Oh ! que c’est drôle. Non, Coustouillu amoureux de ma femme !… Ah !… il faut que je lui dise ça pour la faire rire !… (Passant au-dessus du piano pour gagner la porte par où est sortie Francine et appelant :) Francine !
Quoi ?
Oh ! surtout, eh !… pas un mot de tout ça à Coustouillu ! Il ne me le pardonnerait pas !
Voyons ! ça va sans dire… (Riant.) Le pauvre garçon, il en aurait une congestion !
Comme Poteau.
Oui… (Changeant de ton.) Eh ! là ! hé ! mais préventive, celle-là !
Naturellement !
Eh ! bien Francine !
Mais quoi ?
Eh bien ! viens !
Scène VIII
Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Et pourquoi, mon Dieu ?… (Voyant Massenay qui s’incline.) Monsieur !…
Ah ! oui, c’est vrai !… mon ami Massenay !… Émile Massenay…
Très heureuse, monsieur. Vous portez là un nom…!
Voilà, ça y est !
Est-ce que vous êtes parent du musicien ?
Mon Dieu, non, madame… je n’ai pas cet honneur ! Mon nom s’écrit : A, Y.
Je le regrette pour vous.
Mais moi aussi, madame… Mais c’est la faute à l’A, Y.
Quoi ? quoi ? « A, Y » ? quoi ? C’est Massenay… tu as l’air étonné… Massenay qui sort de Saint-Louis…
Bien oui, tu sais, moi, je n’en sors pas.
Ah ! non, mais tu ne sais pas ce que je viens d’apprendre ?… tiens-toi bien ! (Ménageant bien son effet.) Coustouillu… (Un petit temps.) est amoureux de toi !
Qui est-ce qui t’a dit ça ?
Massenay.
Monsieur ?
Oh ! Permets !… Je n’ai pas pu dire une chose que je ne savais pas ! Je t’ai confié que Coustouillu était tellement amoureux d’une femme mariée que lorsqu’il était en sa présence il en devenait complètement idiot… voilà tout… Alors, toi, tu m’as répondu : « C’est ma femme ! » C’est pas la même chose.
Oui, enfin, ça revient au même !… (À Francine.) Eh bien ! hein ? J’espère qu’en voilà une bonne ? Tu ne t’en serais jamais doutée ?
Moi ?… Je le savais !
Tu savais qu’il était amoureux de toi ?
Mais dame…
C’est pas possible !… Il t’a fait des déclarations ?
Jamais !… C’est bien pour ça ?… on peut douter de l’amour d’un homme qui vous dit : « Je vous aime », mais on peut être certaine de l’amour de celui qui fait tout pour vous le cacher.
Je ne m’étais jamais aperçu de rien.
Oh ! bien toi, tu es un mari !… tu ne peux pas avoir la prétention de voir les choses avant les autres.
Vous êtes caustique, madame.
Elle a un peu raison dans l’espèce. Oh ! mais maintenant à la réflexion, il y a un tas de choses qui m’ouvrent les yeux… Tiens ! tout à l’heure, les asperges !
Les asperges ?
Oui, et l’autre jour, les brugnons… (À Massenay.) Figure-toi, ma femme n’a qu’à jeter un mot en l’air, devant lui, dire : « Ah ! j’ai vu de beaux brugnons chez un tel !… » Ou « tiens, je mangerais bien des asperges !… » Crac, deux heures après, tu vois revenir mon Coustouillu avec une corbeille de brugnons ou une botte d’asperges…
Vraiment ?
Oui, je n’ose plus rien dire.
Et il n’y a pas ! il ne fait ça que pour elle. L’autre jour, j’avais des douleurs dans le ventre, je dis devant lui : « Ah ! j’aimerais bien avoir un cataplasme ! » Eh bien, il n’a pas bronché !… Si ç’avait été ma femme, ah ! là, là !… il l’aurait plutôt posé lui-même.
Tu es bête !
D’ailleurs, tu auras l’occasion de l’observer, maintenant que nous allons nous revoir. (À sa femme.) Car, tu ne sais pas : Massenay… je viens de lui louer l’entresol.
Allons donc !
Au fait, je vais préparer le bail… tu m’attends cinq minutes ?
Je t’en prie !…
Tenez-vous mutuellement compagnie, je reviens dans un instant…
Scène IX
Tu as loué l’entresol ?
Oui.
Ah ! chéri ! chéri ! comme c’est gentil !…
Dis que ce n’est pas une bonne idée ?… Je t’ai vue si troublée hier d’être venue chez moi, rue du Colisée ; si tremblante à penser que peut-être on t’avait aperçue…
Et comme j’avais raison !… Regarde un peu : Juste un ami de mon mari qui demeure dans la maison.
Non ?
Oui !… et qui est venu tout à l’heure… Il m’a vue entrer ou sortir… alors, la fâcheuse gaffe !… heureusement, mon mari n’y a pas fait attention ; mais vois-tu tout de même si…
Ne m’en parle pas ! Oh ! mais maintenant plus rien de tout cela à craindre !… plus de risque d’être vue, d’être compromise ; (Appuyant sur chaque mot souligné.) tu n’auras plus à sortir de chez toi, nous nous aimerons, ici !… dans la maison. C’est bien plus pratique !
Oh ! oui ! Et plus convenable pour mon mari !… Oh ! mon chéri, que je t’aime !
Entrez !
Il est certain qu’aux Galeries Lafayette… le sort des demoiselles de magasin…
Scène X
Heuheu ! je… je suis toujours là…
Ah ! c’est vous, monsieur Coustouillu ?… Entrez !
Pardon…
Bonjour, Coustouillu !
Toi ? toi ? qu’est-ce que tu fais ici ?
Eh bien ! tu vois ; je suis venu rendre visite à mon ancien camarade de collège Chanal…
Ah ?… Ah ?…
Il m’a fait l’honneur de me présenter à madame Chanal.
Ah !… vivi ! (Présentant.) M. Massenay !… Madame Chanal !
Non, je te dis qu’il m’a présenté. C’est fait !
Ah ?… vivi !…
Pourquoi as-tu l’air si troublé ?
Moi… C’est faux !… Je te défends… Qu’est-ce que tu vas croire ?… Ce n’est pas elle !…
Quoi « ce n’est pas elle » ?
Ce n’est pas moi qui quoi ?
Hein, euh ! non ! rien !… rien !
Vous… vous vous apprêtiez à sortir, monsieur Coustouillu ?
Non !… non !…
Ne vous gênez pas pour nous, si vous avez affaire dehors…
Je… je peux remettre.
Qu’est-ce que nous disions donc, monsieur Massenay ?
Ce que nous disions ?… Euh ?… Qu’est-ce que nous pouvions bien dire ? (Regardant Coustouillu et frappé d’une inspiration.) Ah ! oui, vous me disiez, madame, que vous aviez remarqué un melon chez Potel et Chabot et qu’il vous avait fait envie.
Moi !
Si vous le permettez, madame, en sortant d’ici, je cours chez Potel et je vous le rapporte.
Oh ! Monsieur, c’est trop aimable.
Eh ! où allez-vous donc, monsieur Coustouillu ?
Rien ! rien ! je reviens !… je reviens…
Scène XI.
Et voilà ! C’est pas plus malin que cela.
Oh ! comme tu as de l’esprit !
L’amour rend ingénieux.
Je t’aime.
Ma chérie !
Si tu savais comme je suis heureuse depuis vingt-quatre heures !… (Avec une souriante confusion.) depuis que c’est fait. J’ai envie de crier mon bonheur à tout le monde, (Sourire avantageux et reconnaissant de Massenay.) aux passants… aux domestiques… à mon mari…
Massenay, qui, après chacune de ces désignations, les yeux mi-clos pour mieux savourer son bonheur, la bouche souriante, a approuvé d’autant de hochements de tête, approuve encore une fois machinalement, puis brusquement se ravisant. Ah ! non.
Ne crains rien, c’est des envies qu’on a, mais qu’on ne se passe pas !… (Sentimentale.) et pourtant, il y a des moments où ça me brûle de lui raconter ! c’est si lourd à garder un secret ! Et puis, je me dis que ça le rendrait furieux, qu’il me ferait une scène et qu’en me faisant une scène, il serait bien forcé de me parler de toi… Et c’est si bon d’entendre prononcer le nom de celui qu’on aime…
Oui, je ne dis pas, mais c’est égal !…
Oh ! je sais, je n’ai pas le droit : (Tout en remontant jusqu’à mi-scène dans la direction du cabinet de son mari, et les regards dirigés de son côté.) il ne faut pas penser qu’à soi dans la vie, mon mari aurait de la peine, et il ne le mérite pas ; car enfin, le pauvre garçon, ce n’est pas sa faute tout ça ! il n’y est pour rien !
Mais non, il n’y est pour rien.
Ah ! quel dommage qu’on ne puisse pas avoir un amant sans tromper son mari.
Bien oui, mais ça…!
Ça gâte la moitié du plaisir.
Alors, tu as des regrets ?
Des regrets, moi ? Oh ! regarde dans mes yeux si j’ai des regrets…!
Chérie !
Et dire pourtant que je ne voulais pas ! que je faisais des manières… Au fond, tu sais, je n’en pensais pas un mot… (Jouant machinalement avec un des bibelots qui sont sur le piano, pour se donner une contenance.) Mais, n’est-ce pas, on a reçu des principes, on ne peut pas comme ça, dès qu’on vous le demande… Il faut un temps moral… (Lâchant le bibelot et bien face à Massenay.) Heureusement tu as été tenace…
Aha !
Ah ! quand tu veux quelque chose, toi !…
Tiens !
Oh ! C’est moi qui aurais été vexée si tu avais lâché !…
Oh ! mais j’aurais pas lâché !
Oh ! non, n’est-ce pas ?… (Changeant de ton.) D’abord si tu avais lâché, tant pis pour ma pudeur de femme !… Je t’aurai couru après.
Voyez-vous ça !… Si j’avais su !…
Au moins… tu ne me méprises pas ?
Moi ! moi, te mépriser !
Songe que c’est la première fois !…
Oh ! oui, oui c’est ça… Promets-moi… Promets-moi que jamais tu n’as trompé ton mari…
Jamais !…
Promets-moi que tu ne le tromperas jamais !
Je te le promets !… Ah ! je t’aime.
Ah ! tu me rendras fou !
Ah !
L’amour, l’amour, il n’y a que ça !
Les poètes l’ont dit.
Quand nous reverrons-nous, comme hier ?
Eh bien ! quand ?
Ce soir ?
On peut.
À tout hasard je me suis ménagé une sortie… J’ai prévenu mon mari que je dînais chez maman et que j’irais avec elle au théâtre. Donc, jusqu’à une heure du matin…
Parfait ! Ah ! seulement, pour ce soir, il faudra en passer par le 21 de la rue du Colisée…
Bah ! Aujourd’hui que je suis plus aguerrie…
Et puis en amour, comme en amour !
Je t’adore ! (On entend tousser Chanal dont la silhouette apparaît derrière le vitrage de son cabinet.) Oh !
… Il est certain qu’aux Galeries Lafayette… le sort des demoiselles de magasin…
Scène XII.
Dis donc !
Hein ?
Quelle durée, ton bail ?
Quelle durée ?… (Avec tendresse, regardant Francine.) Quatre-vingt dix ans !
Tu es fou !… Veux-tu trois ans ? Veux-tu six ans ?
Oh ! ce n’est pas assez…
Eh ! bien, douze ans ?… renouvelable tous les trois ans à ta volonté seule, ça te va-t-il ?
Soit, pour commencer…
Bon ! Cinq minutes !… Continuez à causer…! (Au moment d’entrer dans son cabinet, avec la grosse malice de l’homme qui croit n’avoir rien à craindre.) Mais faites attention, je vous écoute !
Attention ! mon mari !
Oui !
Eh ! bien, mes enfants, c’est tout ce que vous avez à vous dire ?
Si ! si !
Allez ! Allez ! Vous ne me dérangez pas…
Justement, nous avions peur…
Mais non ! Mais non ! Je suis à vous tout de suite !
Allons, parlez !
Mais quoi ?
N’importe quoi ! (Haut pour donner le change à son mari.) Alors, c’est un beau lycée que le lycée Saint-Louis ?
Oh ! oui, superbe !… Il fut fondé… (Il l’embrasse dans le cou, ce qui coupe son discours.) par Hubert d’Harcourt, d’où son nom primitif, (Baiser.) de lycée d’Harcourt, qu’il ne quitta qu’en dix-huit cent… (Baiser.) vingt-huit, pour prendre celui de lycée Saint-Louis… (Il se hausse un peu tout en parlant pour voir si Chanal ne le voit pas.) qui est son nom actuel…! Dans le grand vestibule d’honneur (Baiser.) deux portes de bois sculpté, portant le nom de ses fon… (Baiser.) dateurs, rappellent à la génération actuelle…
Ah ! ça, qu’est-ce qui te prend d’avoir ce ton élégiaque pour faire l’historique du lycée Saint-Louis ?
Moi… ?
Oui toi ! Tu ne t’entends pas ? Tu dis : (L’imitant.) Dans le grand vestibule d’honneur, deux portes de bois sculpté… portant gravé le nom de ses fon-on-on-dateurs. Tu en as plein la bouche… C’est ridicule.
Oui ?… Je ne m’étais pas aperçu…
Tu l’aimes donc bien notre lycée ?
Mais oui !
Allons, tiens, voilà les baux ; je les ai signés, tu n’as qu’à en faire autant.
Bien ! Tu as une plume ?
Mais non, voyons !… Ah ! tu as une façon de faire les affaires, toi ! Examine ça à tête reposée ; et si nous sommes d’accord, tu n’as qu’à m’en renvoyer un exemplaire avec ta signature.
Comme tu voudras ! (Prenant son chapeau.) Allons, je ne veux pas abuser de ton temps davantage.
Mais tu n’abuses pas ! et tu sais, ravi de t’avoir revu.
Tout comme moi ! (À Francine qui s’est levée.) Madame, très honoré de vous avoir été présenté.
J’espère, Monsieur, puisque nous devons être voisins, que nous ferons plus ample connaissance.
Je l’espère aussi. (Saluant.) Madame !… (À Chanal.) Adieu, toi, à bientôt !
À bientôt. (Il remonte, accompagnant Massenay. — apercevant Étienne dans le hall.) Reconduisez monsieur ! (À Massenay amicalement.) Au revoir.
Très bien, ton ami !
N’est-ce pas ?… (Après un petit temps.) Qu’est-ce que tu penserais d’avoir des relations avec lui ?
Hein ?… (Se reprenant et très Sainte-Nitouche.) Mais… je veux bien, mon ami.
Ça te va ? Eh bien alors, il n’y a plus qu’à marcher.
Il n’y a plus que ça… comme tu dis, mon ami.
Ah ! bien ! tu sais, tu me fais plaisir… Si ! Si ! parce que s’il ne t’avait pas plu… On ne sait jamais avec les femmes… Oui… oui… Je te remercie.
Il n’y a vraiment pas de quoi, mon ami.
Là ! Et maintenant, pour l’amour de Dieu ! laisse-moi finir mon cylindre !
Ah ! bien alors, je te dis adieu, parce que je vais sortir ; et comme je dîne chez maman et que je ne rentrerai pas avant dîner…
Ah ? (Moqueur.) Madame Benoiton ! Allons va ! (Il l’embrasse.) Ne rentre pas trop tard.
Tout de suite après le théâtre ! Maman me remettra chez moi.
Bon, bon ! va.
Scène XIII.
Voyons, où en suis-je avec tout ça…! Tiens, mon cylindre est au bout ! Je n’ai donc pas arrêté le mouvement…? Ah ! je fais du bon travail…! voyons ?
Ma chère sœur, ainsi c’est un fait accompli.
Bien.
De ce jour te voilà mariée.
Oui !
Ce soir tu connaîtras le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… (Voix de Francine.) L’amour, l’amour il n’y a que ça !
Quoi ?
(V. de M.) Les poètes l’ont dit. (V. de F.) Quand nous reverrons-nous comme hier ?
Mais c’est la voix de ma femme !
(V. de M.) Eh bien ! quand ? (V. de F.) Ce soir ? (V. de M.) On peut. (V. de F.) À tout hasard, je me suis ménagé une sortie.
Nom de Dieu !
J’ai prévenu mon mari que je dînais chez Maman…
Oui !… Oui !
Et que j’irais avec elle au théâtre ! Donc, jusqu’à une heure du matin…
Oh ! assez ! assez !
(V. de M.) Parfait ! Ah ! seulement, pour ce soir, il faudra en passer par le 21 de la rue du Colisée…
21 rue du Colisée ! Ah ! c’est le ciel qui les trahit !
(V. de F.) Bah ! aujourd’hui, je suis plus aguerrie…
Assez ! assez !
(V. de M.) Et puis, en amour comme en amour.
Mais assez, nom de Dieu.
Je t’adore !
Ah ! l’infâme ! (Se précipitant vers la porte de gauche et appelant.) Francine !… Francine !… (Descendant entre le piano et le mur.) Elle ne répondra pas, la criminelle !… la récidiviste… ! (Remontant après avoir fait le tour du piano.) Étienne !… Étienne !… Eh ! bien, Étienne !
Monsieur ?
Madame ? Où est madame ?
Madame vient de sortir, Monsieur.
Bon, c’est bien, allez-vous-en ! (Étienne disparaît, littéralement escamoté. — Chanal très agité, arpentant la scène, descend à droite.) Parbleu, partie ! Elle ne tenait plus en place ! (Arrivé à droite, gagnant la gauche.) Elle avait hâte d’aller le retrouver, son amant !… Oh ! si je les tenais tous les deux !… Et lui… lui, quel est-il ?… (s’arrêtant à l’extrême gauche pour réfléchir.) Voyons, voyons dans ceux qui viennent ici ?… (On sonne extérieurement.) Oh ! non !… non ! ce n’est pas possible…! Et pourtant, si !… Ah ! le jésuite !… avec ses timidités de comédie… C’est Coustouillu, parbleu !… Le voilà, le dessous des asperges !… C’est Coustouillu… Ah ! le gredin !…
C’est… c’est moi !
Fous le camp !
Quoi ?
Fous le camp, je te dis.
Mais je t’apporte un melon.
Oui ! Eh bien, voilà ce que j’en fais de ton melon !
Oh !
Je vous demande pardon, je ne l’ai pas fait exprès. (Marchant sur Coustouillu.) Va !… Va ! 21 rue du Colisée.
21 rue du Colisée ?
Oui, oui, où elle t’attend !
Qui ça ?
Mais ma femme, bon apôtre !… Allez consommer l’adultère !…
L’adultère ?
… Ami félon !… traître ! je te chasse, va-t’en !… (Coustouillu veut risquer une explication que Chanal lui coupe en éclatant.) Mais vas-tu foutre le camp, nom de Dieu ! (Il le précipite dehors. — À Étienne qui ahuri est resté là, dans l’extrême fond gauche, à écouter la scène.) Étienne ! vous voyez cet homme… si jamais il remet les pieds ici, flanquez-le dehors à coups de pied quelque part !… Allez ! (Gagnant son cabinet pendant que la toile tombe.) Ah ! ça soulage !
ACTE DEUXIÈME
ACTE DEUXIÈME
La garçonnière de Massenay, rue du Colisée. — Entresol coquet, tendre, féminin. — À gauche premier plan, pan oblique au centre duquel un lit de milieu avec son baldaquin. — Entre le lit et le manteau d’arlequin, petite table ronde à dessus de marbre tenant lieu de table de nuit. — À droite, premier plan, porte donnant dans le cabinet de toilette ; le battant de la porte a été supprimé et remplacé par une portière sans embrasse. — Deuxième plan droit, en pan coupé, une porte à deux vantaux ouvrant en dedans de la scène et donnant directement sur l’escalier de la maison ; à cette porte une serrure praticable. — Deuxième plan gauche, en pan coupé, une cheminée surmontée de sa glace. — Dans le panneau face au public entre les deux pans coupés, une fenêtre à hauteur d’appui, avec sa barre d’appui extérieure. — Rideaux pareils à la portière et dans leur embrasse dès le lever du rideau, pour permettre d’ouvrir la fenêtre plus rapidement, — rideaux de vitrage en tulle brodé. — Dans le petit panneau qui sépare le cabinet de toilette de la porte d’entrée, petit meuble d’appui, sur lequel sont, entre autres objets, une pendule, le chapeau de Francine, un tire-bouton. — Sur la cheminée un bronze, deux potiches avec des fleurs, un bougeoir et des allumettes. À côté du lit, presque au pied, faisant face à la table de nuit, un tabouret en forme d’X. Adossé au pied du lit, un tout petit canapé bas, de la dimension tout au plus d’un très large fauteuil. — Sur ce canapé, l’habit noir complet de Massenay. — De l’autre côté du lit, vers le pied et regardant la tête une chaise volante ; sur cette chaise, le jupon de Francine. — Contre le lit, et au-dessus, un tuyau acoustique le long du mur. — Sur la table de nuit, une veilleuse allumée et une montre. — Sur le lit, en plus des draps et des couvertures, et jeté seulement, de façon à pouvoir s’enlever facilement, un couvre-pied de satin piqué, ouaté. — À droite de la scène un canapé, légèrement de biais au public. — À gauche du canapé, légèrement plus bas en scène une toute petite table sur laquelle est un plateau, une carafe, un verre avec sa cuillère ; un sucrier et une bouteille d’eau de fleur d’oranger. — À gauche de la table et un peu au-dessus, de façon à former presque un coin avec le canapé, un fauteuil. — De chaque côté de la fenêtre du fond, une chaise volante ; sur celle de gauche le manteau, la jupe et le corsage de Francine. — De l’autre côté du lit, contre le mur, un petit tabouret sur lequel est le pyjama de Massenay. — Par terre, du même côté, les pantoufles de Massenay, et celles de Francine, placées de façon à pouvoir les chausser facilement en sortant du lit. — Un peu plus bas vers le pied du lit les souliers de ville de Massenay. — Sur le dossier du canapé de droite, le paletot de Massenay, le foulard par dessus, et par dessus le foulard le chapeau haut de forme, le tout placé de façon à donner dans l’obscurité une vague silhouette humaine. — Sur le tapis, jetées çà et là, des carpettes.
Scène première
Massenay, sous l’action du cauchemar, se dressant sur son séant et les yeux grands ouverts, indiquant dans la chambre un point imaginaire. Là !… là !… le ballon !… Santos Dumont !…
Hein ? quoi ? quoi ? où ça ?
Là ! là ! dans la chambre… il vient sur nous.
Mais voyons… tu as le cauchemar.
Mais si, là !… gare ! gare ! le voilà… !
Émile ! Émile ! voyons, réveille-toi… !
Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Ah ! c’est bête ! tu m’as fait une peur !
Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
Il y a que tu as rêvé tout haut. Ah ! J’en ai des palpitations !
Oh ! c’est vrai ?
Tiens, regarde comme mon cœur bat.
Oh ! pauvre petite, je te demande pardon !… (Il saute hors du lit, enfile ses pantoufles, et tout en allumant le bougeoir qui est sur la cheminée.) Attends, je vais te donner un peu d’eau de fleur d’oranger… ça te remettra.
Ah ! non, tu sais, si tu es somnambule…
Je ne suis pas somnambule, seulement j’ai l’habitude de dormir très peu couvert ; tu as voulu garder la couverture ouatée… Alors moi, ça ne manque pas ! ça me donne le cauchemar.
Oh ! mon pauvre chéri, alors c’est ma faute ? Oh ! je suis désolée…
Mais je t’en prie, ne vas-tu pas me plaindre ?… pour un cauchemar ! en voilà une affaire ; d’abord moi j’adore cauchemarder : ça donne des réveils délicieux !
Ah ! si c’est du raffinement !
Et puis est-ce que ce n’est pas moi qui suis impardonnable d’avoir eu des cauchemars quand je dormais dans tes bras ?… Car nous avons dormi, madame, dans les bras l’un de l’autre.
Oh ! oui, comme un petit mari et une petite femme… Oh ça, ça, je voulais ! ça m’a semblé si bon de m’endormir ainsi… gentiment… après !… avec la satisfaction de l’oubli du devoir accompli.
Oui, hein ?
Ça m’a changée de mon mari.
Ah ! bien dis donc, je l’espère !…
Vois-tu, c’est dans ces moments-là que l’on savoure vraiment son bonheur.
Sûr !
Il s’assied sur le bord du lit et pendant ce qui suit se revêt de son pyjama.
Ces sommeils-là, c’est le meilleur de l’amour. Aussi des amants qui n’ont pas dormi ensemble, c’est pas des amants : c’est des gens qui ont eu des rapports… et ça, c’est ce qu’il y a de moins bon dans l’amour.
Ah ! cependant… !
Ah ! Laisse donc !… Je sais bien que dans tout roman d’amour on ne voit que ça… Mais c’est surfait. Je t’assure qu’à l’user…! la preuve c’est qu’après, on a toujours un petit moment de… de…
D’ « animal triste. »
Comment dis-tu ça ?
Rien, rien, c’est du latin…
Eh ! bien, hein, « tristé » ? ça prouve bien !… C’est pour ça que je dis qu’une bonne fortune qui se réduit à l’indispensable, pffut ! ça me fait l’effet d’un gourmet qui dîne au buffet de la gare entre deux trains ; il s’est nourri, peut-être ; mais il n’a pas dîné.
Oh ! mais dis donc : je crois que pour quelqu’un qui traite les autres de raffinés…!
Francine, se laissant retomber sur le dos, la tête sur l’oreiller, tandis que Massenay s’assied de biais sur le bord du lit. Ah ! Qu’est-ce que tu veux ? je passe par des impressions neuves, je les analyse… Et puis vois-tu, il y a autre chose qui est à considérer : un bon dodo, comme ça, outre la saveur qu’on y trouve, ça donne tout de suite à l’amour une petite allure conjugale qui le relève. Ça efface le côté clandestin et pour une femme honnête c’est beaucoup plus convenable.
Comme j’aime la délicatesse de tes sentiments…
C’est égal, tout de même, c’était écrit que tu devais être mon amant ! Ce sont des choses fatales qui se décident au premier regard !… Au fond, s’il y avait une justice dans ces choses-là, c’est Coustouillu qui devrait être l’élu ; car enfin, il y a longtemps qu’il se dessèche ; il pourrait invoquer les droits de l’ancienneté ; eh ! bien, non, lui, jamais !
Pauvre Coustouillu !
Non mais plains-le !… Tu sais, si tu veux que je…
Ah ! non.
Il va porter le verre à sa place primitive sur la petite table.
Tandis que toi, la première fois que je t’ai vu, je ne te connaissais pas, tu ne me connaissais pas, eh ! bien, du coup, v’lan ! j’ai senti quelque chose en moi qui me disait : « Voilà celui qui ! » et toi aussi, au même moment, tu t’es dit : « Voilà celle que ! »
Moi ?
Oh ! ne dis pas non ! C’est le fluide, ça ; c’est comme au télégraphe : on frappe d’un côté : « pan, pan » ! ça correspond de l’autre. Tu avais beau être à l’orchestre et moi dans une loge, nos regards se sont rencontrés tout de suite, comme si on s’était prévus et c’est sur le champ que mon quelque chose m’a dit…
« Voilà celui qui ! »
Positivement ! (Dans un élan de tendresse.) Ah chéri !
Je t’aime.
Oh ! c’est bon ! Et dire que si nous étions mariés, ça serait tous les jours comme cela.
Mais oui !
Ah ! tu es heureux, toi, tu es libre ! Dis, si j’étais libre moi aussi, tu m’épouserais tout de suite ?…
Sûr !
Ah ! chéri, comme ce serait gentil ! pouvoir savourer son bonheur dans toute sa plénitude, quand on veut et tant qu’on veut ! N’avoir pas à se préoccuper du temps qu’on a, de l’heure qu’il est…
Ah ! oui !… sans compter qu’il faudrait peut-être y songer à l’heure qu’il est… Nous avons fait là un bon somme et il ne faut pas oublier que nous n’avons que la permission de théâtre, or, à vue de nez, il ne doit pas être loin de minuit.
Déjà ! Oh !… et à vue d’œil ?
Eh bien, à vue d’œil il est… (Sursautant.) Quoi ?
Eh bien ?
Voyons ! c’est pas possible ! Elle bat la breloque…
Quoi ? il est plus de minuit ?
Six heures du matin !
Comment six heures du matin ?
Mais oui !
Mais elle ne va pas, voyons ! nous n’avons pas dormi sept heures !
Mais non, évidemment, c’est ce que je me dis ! et pourtant tiens, écoute : tic, tac, tic, tac, elle marche.
Elle marche ! elle marche ! mais elle ne va pas… Enfin, on se rend bien compte à peu près du temps qu’on a dormi… (À ce moment la pendule sur le meuble d’appui se met à sonner.) Attends !…
… Deux… trois… quatre… cinq… six…
… Sept…
Quoi « sept » ? Où ça, sept ? il n’y a que six.
Oui, six… il est bien six heures.
Ah ! bien nous sommes bien !
Nom d’un chien de nom d’un chien !
Eh bien ! je suis dans de jolis draps !
Ah ! Et moi donc !…
Toi, toi… tu n’es pas intéressant !… tu es libre…
Comment je suis libre ! Eh bien ! et ma femme ?
Tu es marié ?
Hein ! moi non ! hein ? quoi ? Ah ! zut ! oui !
Marié ! tu es marié ! mais c’est infâme, mais je ne veux pas. Vous m’aviez dit que vous étiez célibataire.
Eh bien, oui, je l’ai dit… parce que vous, vous ne compreniez pas qu’on s’éprît d’un homme marié !
Il est marié !…
Mon Dieu… qu’est-ce que je vais lui dire, moi, à ma femme !
Eh ! laissez-moi tranquille avec votre femme, vous n’aviez qu’à ne pas vous marier ! Mais moi, moi ? Qu’est-ce que je vais pouvoir dire à mon mari en rentrant ?
C’est fou ! C’est fou !
Ce n’est pas une réponse ça !… (Se lamentant.) C’est fini ! je suis une femme perdue !
Aussi pourquoi avez-vous voulu dormir ?
Eh ! Je n’ai jamais demandé à dormir !… (Après un petit temps.) J’ai demandé à m’endormir, c’est tout autre chose.
N’empêche que, comme résultat, nous sommes dans un joli pétrin… (Se prenant la tête dans les mains.) Qu’est-ce que je vais faire, mon Dieu ?…
Mais enfin vous ne pensez qu’à vous !… vous me voyez mortellement inquiète…
Eh ! Je le suis encore bien plus que vous ! je le suis doublement ! je le suis pour vous et pour moi…
Qu’est-ce qu’on va faire, mon Dieu ? comment sortir de là ?
Ah ! il n’y a pas plusieurs planches de salut ! Je n’en vois qu’une ! Courir chez votre mère où vous êtes censée être. Si nous avons la chance que votre mari ne vous ait pas précédée, vous avouez toute la vérité…
Moi ? moi, oser avouer à ma mère ?… (Avec décision en passant devant lui.) Jamais !
Bah ! une mère est une femme et toute femme a eu plus ou moins dans sa vie…
Maman ! maman ! des amants !
Hein ! Mais non, mais non ! mais qui est-ce qui a dit ça ?… On sait très bien qu’une mère n’a jamais eu d’amants… Seulement elle a pu avoir autour d’elle des amies qui… Enfin une mère a des trésors d’indulgence ! Pour vous sauver, elle se fera votre complice : elle enverra immédiatement quelqu’un chez votre mari pour lui dire que vous vous êtes sentie souffrante chez elle et qu’elle vous a gardée…
Ah ! C’est le ciel qui me punit d’avoir trahi mes devoirs !
Mais non, mais non ! le ciel ne se mêle pas de ces choses-là !… Il n’est même pas levé le ciel !
Enfin, donnez-moi un peigne ! quoi ?… que je me recoiffe !
Tenez, par là…
Ah ! si je m’en tire, je jure bien que je ne prendrai jamais plus d’amant !
Ah ! moi non plus, allez ! moi non plus !…
Scène II
Ffiuitt ! (Parlant dans la direction du lit, croyant être chez lui et s’adresser à sa femme.) It’s me, Gaby, dont be afraid ?… (Il fait un effort pour se mettre en branle, descend jusqu’au souffleur, s’arrête, sourit, puis.) On ne voit rien ici !… (Indiquant sa lanterne dont il s’éclaire l’estomac.) Je ne sais pas ce qu’elle a ma lanterne, elle éclaire à l’envers !… (Perdant légèrement l’équilibre ce qui lui fait faire deux pas en arrière.) Ça me fait marcher à reculons. (Il souffle comme un homme gris, essaie de relever ses paupières alourdies, regarde le public, sourit, puis.) Je suis un peu saoul… pas beaucoup, mais un peu… (Il remonte de deux pas, puis s’arrête.) Qu’est-ce que je voulais dire ?… rien !… Ah ! si !… (Indiquant la porte dont le battant est resté grand ouvert.) la porte ! (Se parlant à lui-même et se répondant.) Hubertin ! — Quoi ? — T’as pas fermé la porte ! — Mais c’est vrai mon vieux !… C’est pas parce qu’on est saoul qu’il faut pas être prudent ! (Il oscille une ou deux fois du haut du corps sans que ses pieds bougent de place, fait un violent effort pour démarrer, puis remonte à reculons comme poussé en arrière par la projection de sa lanterne sur sa poitrine. Arrivé au fond de la scène il s’arrête un instant, vise de l’œil la porte, fait deux pas en avant, recule d’un pas, refait deux pas, recule à nouveau.) Nom d’un chien ! qu’elle est loin ! (Prenant brusquement son élan, la tête en avant, ce qui entraîne le reste de son individu, il va d’une traite à la porte, dont il referme le battant par le seul poids de son corps.) Ouf ! ça y est ! (Parlant à la porte contre laquelle il s’arc-boute de la main gauche pour ne pas tomber, tandis que de la main droite il fouille dans sa poche pour prendre la clé qui va à la serrure.) Attends ! j’ai pas fini… (Brandissant sa clé.) Là ! (Il essaie de l’introduire dans la serrure.) Eh ! bien quoi donc ?… Ah ! ma clé a enflé ! (Nouvel essai infructueux.) Non !… c’est la serrure qui fait son étroite !… (Il rit.) Ah ! ma chère !… (Nouvel essai réussi cette fois.) Aïe ! donc ! Ah ! ça y est ! (Il donne un double tour de clé, puis tout en remettant la clé dans sa poche, redescendant.) Là !… comme ça, on est chez soi ! (Fourrant sa lanterne dans la poche de son gilet.) C’est curieux quand on a sa bombe, il y a des choses qui n’arrivent que dans ces moments-là… C’est vrai !… (Tout en monologuant, il est arrivé à côté du fauteuil près du canapé de droite ; ses regards tombent sur le chapeau et le paletot de Massenay ; afin de se rendre compte de ce qu’il aperçoit, il avance le haut du corps au-dessus du fauteuil, en clignant les yeux pour mieux voir, puis brusquement.) Aoh !… Allô !… (Avec un petit bonjour de la main au personnage imaginaire qu’il croit voir.) Good night ! (Puis sans plus s’en occuper, au public, reprenant le fil de son histoire.) Ainsi je demeure au cinquième… (Un temps.) je n’ai monté qu’un étage… (Un temps.) et je suis chez moi… (Un temps.) Comment expliquez-vous ça ?… C’est des choses qui n’arrivent jamais à l’état normal… (Court moment de silence comme en ont les pochards ; il pousse un soupir de fatigue, puis.) Mon Dieu que j’ai mal à la tête… (Un temps.) J’ai comme un poids !… (Levant son bras droit au-dessus de sa tête de façon à palper le sommet de son chapeau du bout de ses doigts.) C’est là !… On dirait, je ne sais pas ?… comme un petit casque !… (Il retire son chapeau avec précaution, en l’élevant de bas en haut, puis une fois retiré, laisse glisser son bras le long de son corps. — Sur sa tête qu’il n’a pas cessé de tenir bien fixe, on aperçoit planté un porte-allumettes de restaurant. — Il reste ainsi sans bouger et sans parler un bon instant, se contentant de souffler, la paupière lourde, épuisé par la migraine. — Une fois l’effet bien produit, il porte la main comme il a fait une première fois pour le chapeau ; délicatement prend le porte-allumettes en le surplombant du bout des doigts. — Ses yeux expriment l’angoisse.) Oh !… c’est énorme ! (S’apercevant que l’objet est mobile.) Tiens !… ça ne tient pas ! (Il porte le porte-allumettes à portée de ses yeux et se tord de rire.) Crrr !… Un porte-allumettes !… Il m’est poussé un porte-allumettes !… (Brusquement sérieux et sur un ton profond, tout en se recouvrant de son chapeau.) Et bien ! voilà des choses qui n’arrivent jamais à l’état normal… (Tout en parlant il va déposer le porte-allumettes sur la petite table du milieu de la scène. — Apercevant à nouveau le chapeau de Massenay et s’adressant à lui.) C’est pas vrai ?… (Un temps.) Il y a longtemps que t’es là ? (Un temps, puis confidentiellement au public, en indiquant le chapeau.) Il dort ! (Passant à une autre idée.) On ne voit pas clair ici ! où sont mes allumettes-bougies ?… (Il étale sur sa poitrine en le passant sous ses aisselles son pardessus qu’il n’a pas déposé depuis son entrée et qu’il tient toujours la tête en bas. — Puis à tâtons il cherche à la hauteur où il trouverait les poches si le pardessus était dans le bon sens, — ne les trouvant pas.) Eh ! ben ?… (Il regarde et étonné de la forme de son paletot due à ce renversement des choses.) Ah ! sont-ils bêtes !… Ils n’ont pas mis de bras à mon pardessus ! (Se penchant davantage et apercevant les manches ballantes à ses pieds.) Ah !… et ils ont mis des jambes… (En ce disant il fait marcher les deux manches avec ses jambes puis brusquement il envoie son manteau derrière le lit en le jetant par-dessus son épaule.) Mon Dieu, que je suis saoul… (Il enlève son mouchoir de son cou, et s’éponge avec.) Eh bien ! va te coucher !… Quand tu répéteras tout le temps « Dieu que je suis saoul ! » personne te dit le contraire… (Tout en parlant, machinalement, il a bordé la ceinture de son pantalon avec son mouchoir de façon à s’en faire un tablier.) T’as raison ! Vais me déshabiller. (Tout en faisant mine de retirer son habit, il arrive devant le petit canapé du lit, aperçoit l’habit de Massenay et le prenant en mains.) Ah !… mes vêtements !… Faut-il que j’en aie une bombe tout de même ? je me suis déshabillé sans m’en apercevoir !… (Reposant les vêtements où ils étaient.) Eh bien, Hubertin, puisque t’es déshabillé… tu vas pas rester à te promener en bannière pour attraper froid… (En même temps il indique son mouchoir pendu à sa ceinture.) couche-toi ! — T’as raison ! je vais me coucher !… (Tout en grimpant tant bien que mal dans le lit.) It’s me Gaby, dont be afraid ! (Arrivé sur le lit, il se laisse tomber la tête en arrière sans même s’apercevoir qu’il est toujours coiffé de son chapeau. — Mais il a mal pris ses mesures en montant, de sorte qu’il n’a pas la tête à la hauteur des oreillers, mais beaucoup plus bas, et que ses pieds dépassent par-dessus le pied du lit. — Il replie une ou deux fois les jambes et les détend aussitôt dans l’espoir d’arranger les choses mais chaque fois elles viennent butter de la cheville contre le rebord du devant du lit. — Alors bien naïvement.) Tiens ! J’ai grandi !
Scène III
Je vais voir ! il doit être tombé sur le lit !
Aoh ! Gaby, what are you doing !
Ah ! (Se sauvant éperdue.) Émile ! Émile !
Oh ! What is it ? Gaby !… Gaby !
Où ça ? où ça l’homme ?
Là ! dans le lit !
Un homme dans la chambre de ma femme !
Qui êtes-vous, monsieur ?
Je suis cocu !
Qu’est-ce que vous dites ?
Je dis que je suis cocu.
Hein ! Mais c’est mon pantalon ! Mais voulez-vous laisser mes vêtements !
Émile ! Émile !
Mais laissez-moi donc voyons !
Émile ! je vous en supplie !
Ah ! c’est tes vêtements ! eh bien, tu vas voir, tes vêtements… !
Mais voyons ! mais il prend mes vêtements !
Ah ! tu es l’amant de ma femme !
Mais qu’est-ce qu’il fait !
Eh bien, tiens !
Oh !
Émile ! Émile !
Il a jeté mes vêtements dans la rue !
Et maintenant, monsieur, sortez !
Mon Dieu, c’est un fou !
Un fou ! Au secours ! Au secours !
Mais ne criez donc pas ! Vous allez ameuter la maison !
Ah ! Je vous en prie ! Sauvons-nous ! Allons-nous en !
Je ne peux pas m’en aller comme ça.
Eh ! bien monsieur !… j’attends.
Oui ! eh ! bien, attendez un peu ! c’est moi qui vais vous sortir.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Vite, le tuyau acoustique, là ! sifflez le concierge.
Oh ! Oui !… oui !
Et maintenant, à nous deux.
Ehé ! Gaby…
Émile ! Émile ! Il vient sur moi !
N’ayez pas peur. Je suis là !
Oho !
Si vous croyez que c’est ce bonhomme-là qui me fera reculer !
Mon Dieu, mais il ne répond pas le concierge !
Allez, ho ! (Hubertin le regarde en souriant d’un air abruti.) Allez ! allez ! houste ! (Même jeu de scène d’Hubertin. — Massenay se montant.) Mais nom d’un chien !… (Il l’empoigne à bras le corps pour le sortir ; longs efforts infructueux pour déboulonner Hubertin qui semble rivé au sol. — Reprenant haleine sans quitter le bras le corps.) Ouf ! Il est plus lourd que je ne croyais.
Eh ! ben ?
Oh ! Vous êtes étonnante, si vous croyez qu’il se laisse faire ! (Reprise de la lutte ; impossibilité absolue pour Massenay de bouger Hubertin. Avec rage.) Mais faites donc pas le lourd !
Allons ! voyons. (Nouveau baiser.) Ah ! çà, avez-vous fini là-haut !
Enfin ! Qu’est-ce que vous faites ? Sortez-le donc !
Massenay, qui maintenant perd du terrain, poussé par le simple poids d’Hubertin, finit par se caler en appuyant son pied droit contre le bord du petit canapé du pied du lit. Eh ! bien voilà, quoi ? Attendez ! Ça ne va pas être long.
Oh !
Ah ! (Elle traverse la scène, éperdue ; puis, arrivée à l’extrême droite. — Avec anxiété.) C’est lui ?
Mais non !… C’est moi.
Oh !
Oh ! mais ça ne fait rien ! J’ai un autre moyen ! vous allez voir. (Il se précipite le poing en avant sur Hubertin qui, toujours placide, attend les événements.) Tiens ! (Hubertin, froidement, pare son coup de poing, et lui en envoie un sur l’œil.) Oh !
Oh ! nom d’un chien !
Mais qu’est-ce que vous faites, enfin ?
Mais quoi ? quoi ? Je fais ce que je peux ! Allez donc chercher la bougie au lieu de demander… vous voyez bien que je ne vois pas ses coups de poing, alors je les reçois dans la figure !
La bougie ? Oui !… oui !
Massenay, traversant la scène pour aller à Francine et jetant un regard de haine à Hubertin, tout en prenant sa distance au moment où il passe devant lui. Il n’y a pas moyen de se battre dans ces conditions-là.
La bougie !… La bougie !… Attendez !
C’est ça ! la bougie ! On va se battre à la bougie.
Oui, et vous ne perdez rien pour attendre !
C’est ça… c’est ça !…
Voilà la bougie. (Dans son élan, elle a dépassé légèrement Massenay, se trouve nez à nez avec Hubertin, pivote brusquement autour de Massenay, de façon à se coller dos à dos avec lui. Ce mouvement doit durer l’espace d’un clin d’œil — d’une voix étranglée, tout en se dissimulant derrière Massenay.) Dieu ! C’est Hubertin !
Quoi « Hubertin » ?
Un ami de mon mari.
Ah ! bien, c’est un rude chameau !
Ah !
Quoi ?
Je ne suis pas chez moi !…
Hein !
C’est donc pas le cinquième ici ?
Il me demande si ce n’est pas le cinquième !
Mais non, monsieur, c’est l’entresol ! C’est l’entresol !
Mais alors, pourquoi suis-je ici ?…
Quoi ?
Qu’est-ce que vous avez après moi ? je ne vous connais pas.
Non ! mais je vous en prie ! Est-ce que c’est nous qui sommes allés vous chercher ?
Eh bien ! alors, allez-vous-en !
Mais c’est vous, « Allez-vous-en » ! Nous sommes chez nous, entendez-vous ! nous sommes chez nous.
C’est honteux, monsieur, de pénétrer ainsi chez les gens pour se ruer sur eux !
Ah !
Quoi ?
Ma-da-me Cha-nal !
Hein !
Nom d’un chien !
Quelle charmante surprise ! Et vous allez bien, madame Chanal ?
Non, non ! C’est pas moi ! C’est pas moi !
C’est pas elle ! C’est pas elle !
Et monsieur Chanal, comment va-t-il ?
Connais pas ! Connais pas !
Connaissons pas ! Connaissons pas ! Nous ne sommes pas madame Chanal !
Comment ?…
Non, non ! madame est ma femme.
Oh ! Je vous demande pardon, excusez-moi. Quand on est saoul on voit de travers… (Se recoiffant de son chapeau melon — et à Massenay.) Ainsi vous, je vous vois comme ça (Il fait avec le doigt un geste en demi-lune.)… en concombre !
En concombre !
Oui.
Oui, eh ! bien, quand on est saoul, on n’envahit pas le domicile des gens qu’on ne connaît pas.
Si vous n’aviez pas pris ma serrure !…
Moi, j’ai pris votre serrure !…
Bien oui, puisque ma clé allait dedans.
Elle est forte, celle-là !… Ah ! et puis, en voilà assez !
Nous n’allons pas causer comme ça jusqu’à demain…
Ah ! madame Chanal, c’est pas gentil !…
D’abord, je vous défends d’appeler madame, madame Chanal…
Je sais pas son petit nom.
Et puis, vous allez me faire le plaisir d’aller chercher mes vêtements que vous avez flanqués dans la rue.
Tes vêtements ?
Oui, mes vêtements !
Bon ! (Il fait quelques pas comme pour aller les chercher, s’arrêtant brusquement.) Tu y tiens ?
Évidemment que j’y tiens ! Avec quoi voulez-vous que je m’en aille ?…
Bon-bon !
Ah !
Quoi ?
Ils n’y sont plus !
Qui ?
Mes vêtements !… On les a ramassés, parbleu ! sans ça on les verrait, ils n’ont pas pu s’envoler
Ah ! que c’est drôle !
Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ?
Ah !
Quoi ?
J’ai une idée !… Si on faisait un poker !
Ah ! non !…
Ah ! çà, est-ce que ça va durer longtemps, cette plaisanterie-là ? (Sourire béat d’Hubertin.) Allez, fichez-moi le camp !
Ah ! dis donc, toi ! Tâche donc d’être poli ! Il me semble que je suis poli avec toi, moi… espèce de brute !
Écoutez, mon petit ami, la patience a des limites ; je vous ai déjà infligé une correction tout à l’heure ? mais si vous voulez que je recommence !… (Hubertin qui l’a écouté avec un sourire placide, brusquement et sans se démunir de son calme, lui envoie une bonne poussée de l’abdomen dans le ventre qui projette Massenay au loin : — Celui-ci manquant de tomber.) Oh !
Mais allez donc chercher le commissaire ! vous voyez bien qu’il n’y a que ce moyen.
Le Commissaire, mais oui, vous avez raison ! il faut que ça finisse.
Émile ! Émile ! Ne me quittez pas !
Alors, tu ne veux pas faire un poker ?
No-o-on !
Alors… le duel !
Allez vous promener !
Allons, prends ton revolver ; voilà le mien.
Émile ! Émile ! Il a un revolver !
Eh ! là ! Eh ! là !
Au secours, sauvons-nous.
Mon Dieu que je suis saoul !
Ah !… Allons bon, la porte !
Mais, ouvrez-la, voyons ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Mais je ne peux pas ! Elle est fermée à clé !
Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
Et ma clé est dans la rue… dans mon pantalon !
Mais alors, nous sommes à sa merci !
Ah bien, nous sommes bien !
Eh ! bien, y es-tu ?
Non-non ! Non-non !
Francine, gagnant à croupeton jusqu’au canapé, et ne laissant passer que la moitié de la tête au-dessus du dossier — d’une voix suppliante à Hubertin. Monsieur ! Monsieur ! Je vous en supplie. (Hubertin interpellé, se découvre galamment.) Nous avons grand plaisir à être avec vous !… et certainement, une autre fois !… Mais vous voyez j’ai à m’habiller !… je ne suis pas dans une tenue… vous, vous êtes en habit ! mais moi (Indiquant sa matinée.) je suis en chemise.
Eh ! ben ?
Eh ! bien, ça me gêne !…
Elle vous gêne ?… Enlevez-la !
Hein ? Ah ! non !
Si ! Si ! on va se déshabiller !… Moi aussi !… d’abord avant tout il faut être poli… il ne sera pas dit que je resterai couvert devant une femme.
Émile ! Émile ! il se déshabille à présent.
Ah ! non alors ! Ah ! non.
Si ! Si ! on sera plus à l’aise pour jouer au poker.
Voulez-vous !… Voulez-vous ! Ah ! çà voyons ! (Voyant son impuissance à arrêter Hubertin.) Oh !
Enfin, c’est insensé ! est-ce que vous allez tolérer ça longtemps ?
Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
Hubertin, qui a achevé de retirer son pantalon, le jette d’un air détaché par-dessus son épaule, de façon à l’envoyer tomber de l’autre côté du lit. Là !… et maintenant !…
Ah !
Ah ! la ! la ! Ah ! la ! la !
Au secours ! Au secours !
Mon Dieu, que j’ai envie de dormir !
Personne ne viendra donc à notre secours !
Et cette porte ! cette porte qui est fermée !
Oh ! mais il y a des courants d’air…
Eh ! bien qu’est-ce qu’il y a donc en dessous ? Qui est-ce qui tire des coups de revolver ?
Dieu ! C’est le ciel qui l’envoie !
Fermez donc la fenêtre là-bas.
Au nom du ciel, monsieur, au secours ! Prévenez le concierge, dites-lui de monter avec les agents : il y a un fou chez moi !
Un fou ?
Oui, un fou…
Descendez, monsieur, descendez ! qu’on prévienne la police !
Je cours ! je cours !
Ah ! la, la ! mon Dieu !
Eh ! bien, où est-il ?
Où est-il passé ?
Il dort !
Il dort ! C’est le moment de filer.
Mais comment voulez-vous ? la porte est fermée.
Puisque les agents vont venir.
Et puis, je ne peux pas m’en aller en caleçon.
Eh bien, prenez ses vêtements… ils sont là qui ne font rien.
Vous avez raison ! Je ne vois pas pourquoi je me gênerais avec lui.
Vite, dépêchez-vous !… (Tout en parlant, cherchant partout sa jupe.) Ma jupe ?… où est ma jupe ?
Massenay, qui a passé le pantalon d’Hubertin, traversant la scène d’un air empressé. Le pantalon trop court lui va à mi-jambe ; quant à la ceinture, il y a place pour mettre une autre personne comme lui. Sa jupe ? où est sa jupe ? (Il va ainsi, tenant son pantalon d’une main, jusqu’à l’extrémité du canapé droit, puis toujours cherchant revient jusqu’au pied du lit. Une fois là, il s’aperçoit seulement de la taille de son pantalon.) Mon Dieu, que son pantalon est large !
Ah ! bien, qu’est-ce que vous voulez ? Nous ne sommes pas là pour faire du chic !
Oui ! (Cherchant des yeux autour de lui.) Mes souliers ? Où sont mes souliers ?
Eh ! bien, là, voyons ! ils ne sont pas sur les meubles !
Ah ! oui, oui. (Allant s’asseoir pour se chausser sur le petit canapé du pied du lit.) Heureusement qu’il ne les a pas jetés aussi par la fenêtre.
Oui, bon, dépêchez-vous.
Allons bon !… ah ! crés souliers, va !
Quoi ! qu’est-ce que vous avez ?
Je ne peux pas les mettre sans corne.
Eh bien, prenez-en une.
Mais j’en ai pas…
Ah ! vous n’avez jamais rien, vous !…
Oh !
Oh ! là, là, l’imbécile.
Qu’est-ce que c’est encore ?
Massenay, qui n’a toujours pas pu entrer dans ses souliers, se dirigeant tant bien que mal vers l’appareil, obligé qu’il est de marcher avec les talons appuyant sur les contreforts. C’est le concierge, dans le tuyau.
Mais faites-le taire voyons, il va éveiller le pochard.
Mais oui ! Mais tais-toi donc imbécile ! (Arrivé au tuyau, il enlève le sifflet et souffle dans l’appareil, après quoi :) C’est vous ? Eh bien, qu’est-ce que vous attendez, voyons ? On a dû vous dire d’aller chercher les agents ?… hein ? mais oui !… nous sommes enfermés avec un fou !… Dépêchez-vous, que diable !… Quoi ?… Eh bien, courez au commissariat, on vous en donnera… (Il rebouche le cornet ; après quoi, tout en retournant au canapé qu’il a quitté.) Oh ! ce concierge !… quand il se remuera !… Il dit qu’il n’a pas d’agents sous la main… ce n’est pas moi qui peux lui en donner… (S’épuisant en vain à vouloir chausser ses souliers.) Oh ! ces souliers ! Ces souliers !
Eh ! aussi, on n’a pas idée d’avoir des souliers dans des circonstances pareilles.
Eh ! bien, qu’est-ce que vous voulez qu’on ait ?
Eh bien… (Donnant une tape de la main sur sa bottine.) on a des bottines.
Ah ! bien oui, mais…
Ah ! ça m’apprendra à tromper mon mari !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je ne sais pas !
Au nom de la loi, ouvrez !
Le commissaire ! C’est le commissaire.
Nous sommes sauvés !
Voilà ! voilà, monsieur le commissaire.
Ouvrez !
Ah ! diable, je ne peux pas… j’ai pas la clé !…
Eh ! bien, voyons ?…
Je n’ai pas la clé, monsieur le commissaire ! elle est dans la poche de mon pantalon.
Eh bien, prenez-la.
Je ne peux pas !… mon pantalon est dans la rue.
Quoi ? Quoi ?
Si ! Si ! Il dit la vérité.
Allons ! Voulez-vous ouvrir ?
Mais je ne demanderais pas mieux, monsieur le commissaire. (En laissant retomber ses bras le long son corps, sa main vient se cogner contre un corps dur qui est dans la poche du pantalon. Poussant un cri.) Ah ! … dans la poche du pantalon… la clé du pochard !
Mais oui…
Puisqu’elle a ouvert d’un côté, elle doit ouvrir de l’autre. (Ouvrant.) Ca y est ! Venez, monsieur le commissaire. Voilà ce dont il s’agit ! …
Un instant… (S’adressant à quelqu’un qui est à l’extérieur.) Entrez, monsieur !
Francine, qui était en train de se débattre avec son corsage, relevant la tête à cette invite du commissaire et bondissant en voyant entrer Chanal.) Mon mari !
Dieu !
Scène IV
Massenay ! C’était Massenay !
Inutile de vous cacher, madame.
Ce n’était pas Coustouillu !
Vous entendez, madame ?
Monsieur ?
Toi ! Toi, malheureuse !
Quoi ?… Quoi ?… Qu’est-ce que tu vas encore t’imaginer ?
Comment ?
Alors, parce que tu me trouves ici…?
Ah ! non, non, je t’en prie… (Au commissaire.) Monsieur le commissaire, veuillez… !
Francine, qui s’est levée à ce mot, tout en restant au bord du lit, en protégeant ses épaules nues avec les couvertures. Jouant l’indignation. Le commissaire ! (Donnant une légère tape sur l’épaule de Massenay pour en appeler à lui.) C’est ça, il me soupçonne !…
C’est admirable !
C’est bien, monsieur le commissaire, je ne m’abaisserai pas jusqu’à me disculper. Constatez, monsieur, constatez !
Mon Dieu, que c’est embêtant !
Vous reconnaissez madame que vous êtes madame Francine Moustier, femme Chanal ?
Je le reconnais, monsieur.
Et vous, monsieur ?
Moi aussi.
Non ! Votre état civil.
Ah ! mon… ? Émile Massenay.
Massenay ?
Non, non !
Non !… Ça n’est même pas lui !
Trente-sept ans, rentier, demeurant 28, rue de Longchamp.
Et vous reconnaissez avoir été surpris tous les deux en flagrant délit !…
Tout, monsieur le commissaire, tout… et encore davantage. Ça vous suffit-il ?
Mon Dieu, je crois qu’on serait exigeant d’en demander plus que ça. (À Chanal.) N’est-ce pas ?… Geste d’acquiescement de Chanal.
Bon ! eh ! bien, maintenant, monsieur le commissaire, je voudrais bien m’habiller, par conséquent, n’est-ce pas… ?
Comment donc ! nous n’avons plus qu’à nous retirer. Vous voudrez bien seulement, madame… (À Massenay.) et monsieur, passer aujourd’hui à notre commissariat entre une heure et deux pour signer le procès-verbal de constat que je vais faire préparer… (Signe d’assentiment de la part de Massenay et Francine. À Chanal.) Monsieur Chanal, vous avez des instructions à me donner… si vous voulez m’accompagner…
Je vous suis ! (En remontant il est forcé de passer devant Massenay qui s’escrime toujours à chausser ses souliers. Il l’a à peine dépassé qu’il s’arrête et d’un air méprisant par-dessus son épaule.) Vous venez, monsieur ?
Oui monsieur ! Seulement…
Seulement quoi ?
C’est mes souliers… (Relevant la tête seulement à ce moment et bien naïvement.) Vous n’auriez pas une corne ?
Vous dites ?
Non-non ! Non-non !
Je vous assure ! Je n’ai pas voulu…
C’est bien, monsieur ; vous voudrez bien être à une heure au commissariat… (Remontant et trouvant le commissaire qui attend.) Passez, monsieur le commissaire.
Je vous en prie
Je n’en ferai rien !
Vous êtes chez vous.
Hein ?… Mais pas du tout ! mais pas du tout ! je ne suis pas chez moi !
Pardon ! Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Scène V
Francine, qui est allée à leur suite jusqu’à la porte, la refermant avec violence ; puis, sur la place, se retournant vers Massenay effondré sur son canapé. Bien posément, bien amère, en se croisant les bras. Eh ! ben ?…
Eh ! ben ?…
Vous pouvez vous vanter de m’avoir mise dans une jolie situation.
Ma chère amie, je suis désolé !…
Ah ! « je suis désolé » ! Si vous trouvez que ça arrange quelque chose !
Bien oui, je sais bien, mais qu’est-ce que vous voulez ?
Eh ! mon cher, quand un galant homme a en mains l’honneur d’une femme, c’est le moins qu’il lui doive de le sauvegarder.
Mais qu’est-ce que je pouvais faire ?
Ah ! tenez, vous m’agacez !… Mais, finissez donc de mettre vos souliers, voyons !… Si vous n’avez pas de corne, prenez une fourchette…
Mais oui ! C’est une idée !
Mais dame ! Enfin, c’est élémentaire.
Une fourchette ? J’en ai par là !
Ah ! la la, regardez-moi ça. (Massenay est sorti.) Ça veut être un amant et ça ne sait même pas qu’on peut se chausser avec une fourchette.
Mon Dieu qu’on est mal dans ce fauteuil.
Ah ! quelle expiation ! Quelle expiation ! (Elle a ouvert la porte et va s’en aller, quand, s’arrêtant.) Mais enfin qu’est-ce qu’il fait, voyons ? (Laissant le battant ouvert et descendant par l’extrême droite jusqu’à proximité du cabinet de toilette.) Enfin, y êtes-vous ?
Voilà ! voilà !
Ah ! non, mon ami, non ! je descends ; vous me rejoindrez dans l’escalier !
Vous !
Oh ! c’est bête ! vous m’avez fait une peur !
Vous !… vous !…
Eh bien, oui, moi ! Qui vous a dit que j’étais ici ?
Votre mari… il m’avait dit… va !… va la retrouver, 21, rue du Colisée… Alors, à l’instant en bas… il m’a dit : elle est là-haut… avec son… avec son… amant… Oh !
Ah ! non, mon ami, non ! pas de nerfs, j’ai assez des miens !…
Madame !…
Au revoir !
Oh ! Un amant ! elle avait un amant ! Ah ! si je le tenais !… (À ce moment ses yeux tombent sur le lit près du pied duquel il est, et il gagne entre la cheminée et le lit à hauteur du milieu de ce dernier. Avec rage.) Et dire que c’est là !… là !… là !
Oh ! What is it ?
Hubertin ! son amant ! (Il prend du champ et appliquant un soufflet sur la joue d’Hubertin.) Tiens !
Oh !… god damn !
Oh ! là, là ! Oh ! là, là !
Hein ! Il tire encore ! (Nouveau coup de revolver.) Au secours ! au secours ! (Il se sauve en courant, passe devant le canapé, saisit au passage le pardessus et le chapeau qui y sont, remonte toujours courant par le milieu de la scène et gagne la porte en se faisant aussi petit que possible et en s’abritant la nuque avec son chapeau.) Ah ! quelle nuit !
Au rappel, quand le rideau se relève Hubertin est toujours sur le lit, dans la même position de chasseur aux aguets, et quand Francine, Massenay, et Coustouillu viennent saluer le public, il décharge une dernière fois son revolver sur ces personnages qui se sauvent en débandade.
ACTE TROISIÈME
ACTE TROISIÈME
28, rue de Longchamp : Le salon chez les Massenay. Au fond à droite, face au public, porte à deux battants donnant dans le vestibule. — La partie gauche du fond forme un grand pan coupé, au milieu duquel est une large baie vitrée à quatre vantaux, ouvrant de plain-pied sur le balcon, lequel a vue sur la rue de Longchamp. — À droite premier plan, porte donnant sur la chambre de Massenay. Deuxième plan, une cheminée surmontée de sa glace et de sa garniture. Troisième plan, porte donnant sur le service. — À gauche, porte deuxième plan. — Sur le devant de la scène, à droite, une table de salon, le côté étroit face au public ; devant la table, une petite banquette à deux personnes ; à droite et à gauche de la table, une chaise. Près de la cheminée et au-dessus un fauteuil. À gauche de la scène, un canapé de biais ; à droite du canapé, un fauteuil ; derrière le canapé une chaise volante. Au fond entre la porte d’entrée et la baie, un petit canapé cintré ; devant ce canapé grand guéridon rond, à pieds circulaires de façon à permettre à quelqu’un de se glisser dessous ; tapis sur le guéridon. À droite du guéridon une chaise. Sur la cheminée, côté du public, un téléphone portatif. Sur la grande table, une lampe allumée, un annuaire des téléphones, un encrier avec ce qu’il faut pour écrire.
Scène première
Ah ! Une voiture !
Ça, c’est vrai, madame ; je dirais le contraire que je mentirais.
C’est peut-être Monsieur ?
Peut-être bien !
Non, elle passe !
Ça, c’est vrai, madame, elle passe. Je ne peux pas dire le contraire.
Mon Dieu, mon Dieu !
Madame devrait être raisonnable. Madame ne devrait pas se mettre dans un état pareil.
Mais s’il lui est arrivé malheur !
Quand bien même, madame, ça ne le ferait pas revenir.
Ah ! vous êtes bonne ! on voit bien que ça n’est pas votre mari !
Mon Dieu, madame, « pas de nouvelle, bonne nouvelle », comme on dit ; c’est peut-être bon signe.
Quoi ! Vous n’allez pas me dire que je dois me réjouir cependant.
Non, ça c’est vrai, madame ! je dirais le contraire que je mentirais.
Mon Dieu, où pourrais-je encore téléphoner ? Ah ! son cercle !… Il m’a bien parlé d’un grand cercle dont il faisait partie… Comment donc déjà ? Ah ! Oui ! Le Touring-Club ! (Elle va au téléphone, et tout en sonnant nerveusement.) Tenez ! pendant que je sonne, cherchez donc « Touring-Club », dans l’annuaire.
Oui, madame.
Mais, qu’est-ce qu’ils font qu’ils ne répondent pas ?
Ah ! c’est la mauvaise heure, madame ; celle où les hommes s’en vont et où les femmes arrivent.
C’est insupportable !… ils pourraient bien avoir… je ne sais pas, moi, des petits garçons pour cette heure-là.
Ça, c’est vrai, madame ! je dirais le contraire que je mentirais.
Eh bien, trouvez-vous ?
Ça n’y est pas, madame.
Comment, « ça n’y est pas » !… mais vous cherchez « C. H. » ! C’est « Touring-Club », pas « Chouring-Club » !
Ah ? c’est bien possible !
Ah ! vous avez un à-propos sinistre. (S’arrêtant brusquement.) Ecoutez !… un bruit de roues !… C’est une voiture !
Oui, madame.
Monsieur est peut-être dedans ?
Oh ! Je ne crois pas, madame, que monsieur soit dedans ; c’est une voiture de chez Richer.
Ah ! (On entend le carillon du téléphone.) Ah ! enfin ! (Elle court au téléphone, dont elle décroche les récepteurs.) Allô ! (Au moment de parler, — à elle-même.) Mon Dieu, qu’est-ce que je voulais donc ? Je ne sais plus ! (À l’appareil.) Allô ! Je vous demande pardon, monsieur, j’ai la tête perdue, je ne sais plus du tout ! C’est mon mari qui n’est pas rentré, monsieur… (Un temps.) Oui, monsieur, à cette heure-ci ! C’est inconcevable !… Jamais ça ne lui est arrivé, monsieur ! Quand il rentre passé deux heures, c’est une exception… Vous n’auriez pas de ses nouvelles, par hasard ?… Non, naturellement ; je vous demande ça : c’est l’affolement… Excusez-moi… Si j’ai besoin, je vous resonnerai… Merci, monsieur !… (Elle accroche les récepteurs, puis redescendant devant la table.) Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Scène II
Ah ! Auguste… Eh ! bien ?
Eh ! bien… rien, madame.
Rien ?
Non !… J’ai bien fait tout ce que Madame m’a dit : D’abord, la tournée des restaurants ; tous fermés !… Chez Maxim, j’ai trouvé des garçons qui balayaient… et un pochard qu’on balayait… (Sur un mouvement de Sophie — d’un air désolé.) Ce n’était pas monsieur… (Sophie pousse un soupir.) De là, j’ai été, comme madame m’a dit, à la Préfecture ; j’ai fait la déclaration… au bureau des objets perdus…
— redressant une tête effarée.
Comment, des objets perdus ?
Oui, c’est le même bureau aujourd’hui… Pour cause d’économie du gouvernement, on a réuni les deux services ; comme c’est dans le même ordre d’idées…! De là, j’ai été à la morgue…
Ah ?
On n’y avait pas encore vu Monsieur.
Ah ! tant mieux !
Mais enfin, on m’a dit qu’il ne fallait pas désespérer, qu’il était encore de bonne heure !… (Sophie lève les yeux au ciel, en poussant un nouveau soupir — il fait un pas comme pour remonter, puis s’arrêtant dans la position de biais où il est.) Alors, j’ai laissé le signalement de monsieur : taille ordinaire… nez moyen… parlant couramment le français, l’anglais, l’espagnol… (Nouveau pas pour remonter, nouvel arrêt.) J’ai donné le numéro du téléphone, en cas qu’on aurait la chance…
C’est bien ! Merci, mon pauvre Auguste !… (On sonne.) On a sonné !…
C’est peut-être monsieur !
Non, il a sa clé… Ce doit être M. Belgence. Vous le ferez entrer.
Oui, Madame.
Toujours rien, Marthe ?
Rien, madame… Ça, c’est la vérité… je dirais le contraire que je mentirais.
Scène III
Ah ! vous…!
Eh ! bien, quoi donc, ma pauvre amie ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ah ! mon ami, je suis folle d’inquiétude ! Vous me pardonnerez de vous avoir téléphoné à pareille heure…
Mais, comment donc !… Vous savez bien que…
… Mais, je me trouvais tellement désemparée ! tellement seule !… j’ai éprouvé le besoin de sentir un ami près de moi… quelqu’un qui pût m’être un appui, un conseil… Je ne sais plus où donner de la tête ! Mon mari ! Mon mari qui n’est pas rentré à cette heure-ci !
Oui, c’est ce que vous m’avez téléphoné. C’est épouvantable !
Qu’est-ce qu’il a pu devenir, mon Dieu ? Car enfin, ça n’est pas naturel ; ça ne lui est jamais arrivé ; je le disais encore tout à l’heure… à l’homme du téléphone, tenez !… Ah ! il y a un malheur, bien sûr !
Un malheur ! Comme vous y allez ! Un malheur n’arrive pas comme ça !
Ah ! Laissez donc… je ne me fais pas d’illusions maintenant… (Éclatant en sanglots.) Il est mort, mon Dieu, il est mort !
Voyons ! Voyons ! Ah ! là, mon Dieu !
Vous ne voyez toujours rien, Marthe ?
Rien madame.
Là, vous l’entendez ! ce n’est pas moi qui le lui fais dire.
Ça, c’est la vérité : je dirais le contraire que je mentirais !
Allons, voyons, voyons !… On est des hommes que diable ! tout n’est pas perdu ; et tant qu’il y a de l’espoir, on n’a pas le droit de se laisser abattre ! il faut agir !
Mais quoi ? quoi ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
Je ne sais pas, mais il faut !… Tenez, moi, j’ai agi : J’avais à passer devant le commissariat pour venir ici ; je suis entré. Le commissaire est un de mes amis ; je lui ai dit : « Mon cher Planteloup, il faut m’accompagner chez madame Massenay qui a égaré son mari… » Il m’a répondu : « Je vous suis. » Et il va venir. Il n’est pas très fort… mais enfin, il est de la police, il peut nous être utile.
Il est mort, mon Dieu, il est mort !
Ah ! là, mon Dieu ! s’il est permis de se mettre dans un état pareil… (S’asseyant à côté d’elle et s’efforçant de la consoler.) Mon amie, je vous en supplie… ! pour moi ! ça me fait mal de vous voir pleurer comme ça ! Voyons, voyons !… je vous en supplie Sophie !… (S’agenouillant devant elle.) Sophie !… Vous savez que je vous ai toujours aimée.
Quoi ?
Oh ! oui, je vous ai aimée ! Je me suis toujours tu, parce que vous étiez mariée… Mais puisqu’aujourd’hui je puis parler…
Mais c’est horrible ce que vous dites-là !
Quoi ?
Me faire une déclaration en un pareil moment !
Moi ! moi ! j’ai fait une déclaration ?
Ah ! Taisez-vous ! taisez-vous ! Un tel sacrilège !… Mais quelle femme croyez-vous donc que je sois, pour supposer que j’écouterais favorablement une déclaration ?… alors que mon mari n’est plus !
Mais non, mais non ! vous n’avez pas compris !… C’était une façon de vous dire que je vous étais tout dévoué… que vous pouviez user de moi… compter sur moi…
Ah ! c’est ça, c’est ça ! dites-moi ça ! Voyez-vous c’eût été trop mal… vis-à-vis de lui, le pauvre cher homme… (Mélodramatiquement.) Ah ! il vous aimait bien, allez !
Pauvre Émile !
Hier encore il me le disait : « Ce brave Belgence, il n’est pas toujours amusant mais c’est un bon garçon ! » (Belgence ému, s’essuie du bout du doigt une larme qui perle au coin de l’œil.) Qui est-ce qui aurait pu penser, quand il me disait ça hier, qu’aujourd’hui… !
Oui !
On a sonné ! (Appelant en remontant.) Marthe !
Marthe !
Maaarthe ! (Marthe accourt effarée.) On a sonné, voyons !
Oui, madame !
Ça doit être M. Planteloup, le commissaire de police.
Madame, c’est M. Planteloup, commissaire de police.
Vite ! Faites-le entrer !
Scène IV
Entrez, mon cher Planteloup, vous êtes attendu comme le Messie !… Voici madame Massenay dont je vous ai exposé les cruelles perplexités…
En effet, madame ! M. Belgence m’a mis au courant. Croyez que je me félicite de l’heureuse circonstance.
Comment « l’heureuse circonstance » !
Eh ! madame, pour nous autres commissaires, une cause sensationnelle est une aubaine ! C’est souvent l’avancement. Or il faut bien le dire, nous n’avons pas la part égale entre nous : j’ai des confrères, à Belleville, à Charonne, ils sont vraiment trop favorisés ! ils ont des crimes, il n’y a qu’à se baisser !
Oui, monsieur, oui…!
Mais moi, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Nous avons un quartier déplorable : nous manquons d’Apaches !
Oui, c’est bien regrettable, en effet !… mais enfin, monsieur…!
Enfin la veine tournerait-elle de mon côté ? Monsieur Massenay, personnalité honorablement connue… brusque disparition… affaire ténébreuse… ça peut être superbe ! (En parlant il s’est dirigé vers la table de droite, sur laquelle il pose sa serviette et son chapeau. — À son secrétaire.) Tenez, asseyez-vous là, mon ami et préparez-vous à écrire ! (Le secrétaire qui était resté au fond, descend à la table, prend la chaise de gauche qu’il remonte au-dessus de la table de façon à faire face au spectateur. Planteloup s’installe à droite de la table. À Sophie, avec bonne humeur, en se frottant les mains.) Voyons, madame ! Alors nous disons que M. Massenay aurait été assassiné ?
Hein ? (Indignée.) Mais, je ne sais pas, monsieur ! je ne sais pas !
Évidemment ! Ceci est le rôle de la police de l’établir.
Oh !
Vous n’auriez pas par hasard un portrait de monsieur votre mari ?
De ce pauvre Émile.
De ce pauvre Émile, oui !
Je n’en ai qu’un… à l’âge de sept ans.
C’est un peu jeune ! il a dû changer depuis… C’est fâcheux ! très fâcheux !
On a sonné ! On a sonné !
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
On a sonné. (Aux autres.) C’est la sonnerie de la cuisine… Vite, Auguste, courez !… Si c’était au sujet de monsieur… !
Oui, madame !
Je vous demande pardon, monsieur, je suis dans un état de nervosité…
Mais je comprends madame !… On ne perd pas son mari tous les jours.
Hein ?
Voulez-vous me permettre, madame, de vous poser une question assez délicate ?…
Allez, monsieur ! allez !
Est-ce qu’il avait des vices ?
Qui ça ?
Ce pauvre Émile ?
Émile ! Émile, des vices !
Oui, enfin, était-il joueur, alcoolique, érotomane ?
Mais non, monsieur, mais non !
Ah ! c’est dommage ! c’est dommage !
Comment, c’est dommage ?
Hé ! oui, au point de vue de notre enquête.
Ah ! mais je vais le gifler, vous savez.
Non, non ! Faites pas ça !
Scène V
Eh ! bien, qu’est-ce que c’est ?
Madame, c’est un maçon.
Un maçon ?
Qui apporte les vêtements de monsieur.
Hein ?
Comment, les vêtements de monsieur ?
Oui, madame… qu’il a trouvés dans la rue.
Oh !
Dans la rue ?
Les vêtements de monsieur ?
Eh ! bien, et monsieur ? et monsieur ?
Oui ?
Il n’était pas dedans !
Pas dedans !
Voyons ! voyons, ce n’est pas possible !
Dame, autant que j’ai pu comprendre, parce qu’à vrai dire ce maçon…
Quoi ? il ne parle pas français ?
C’est pas ça, mais il aboie.
Hein ?
Alors, c’est un peu disloqué tout ce qu’il dit.
Allez ! Allez ! faites-le entrer, nous verrons bien.
Oui, madame.
C’est ça ! c’est ça.
Ses vêtements ! ses vêtements dans la rue ! Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
On ne peut pourtant pas admettre qu’il se promène tout nu.
Bravo ! ça se corse, ça se corse !
Non, mais regardez-le, il est content, lui ! il est content !
Voyons ! Voyons !
Oh !
Là ! entrez !
C’est vous…? C’est vous qui avez trouvé les vêtements…?
Permettez ! Permettez ! c’est à moi à poser les questions.
Non, mais pardon, je veux lui demander…
Justement ! justement, c’est moi que ça regarde.
C’est trop fort ! Enfin, il me semble que ça m’intéresse plus que vous !
Oh ! je vous en prie, madame, veuillez ne pas empiéter sur mes attributions.
Oh !
Avancez mon ami. (Lapige s’avance.) C’est vous alors qui avez trouvé les vêtements de monsieur Massenay dans la rue ? (Au moment où Lapige va répondre, Planteloup à Sophie.) C’est bien ce que vous vouliez demander, madame ?
Mais oui, monsieur ! mais oui.
Vous voyez que je pouvais le faire aussi bien que vous et au moins vous ne risquez pas de poser une question inconsidérée qui pourrait entraver la marche de notre enquête. (Sophie hausse les épaules. — À Lapige.) Répondez mon ami.
Euh… (Aboyant.) Ouahouah ! ouahouah ! ouahouah !
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a ?
Qu’est-ce qui vous prend ?
C’est ce que j’ai dit à madame.
… Ouahouah ! Ne faites pas attention messieurs, madame, ça me prend comme ça dans les moments d’émotion et puis… (Grognement de chien.) rrrrre… ouah !… Ça passe !
Comme c’est curieux.
Voyons mon ami, ce n’est pas le moment de vous troubler.
Aboyez une bonne fois, et que ce soit fini !
Merci, monsieur, ça va comme ça.
Oui ? Alors dites-nous ce que vous savez.
Eh ! bien voilà, je me rendais ce matin à mon chantier lorsque dans la rue du Colisée…
Rue du Colisée ?
À peu près devant le n° 21.
21, rue du Colisée, notez.
J’ai trouvé ces vêtements que je reconnus devoir appartenir à un M. Massenay, 28 rue de Longchamp, grâce aux papiers que renfermait le portefeuille contenu dans les poches avec d’autres menus objets.
Ah ! voyons ? voyons ?
Le portefeuille ! Oui…! oui, voilà !
Une boîte à cachous.
Une bourse, un trousseau de clés.
Ses gants, son mouchoir.
Une correspondance d’omnibus.
De la menue monnaie.
Oh !
Quoi ?
Un cure-dent ! c’est bête de mettre ça à même la poche !
Un revolver.
Oui, tout ça est bien à lui !
Toutes les cartouches sont intactes ! ceci tendrait à prouver que la victime a été surprise puisqu’elle n’a pas eu à se servir de son arme.
Mon Dieu !
Planteloup, tout en remettant pendant ce qui suit les différents objets dans les poches, à l’exception du revolver qu’il oublie sur la table, — à Lapige. Et comment se trouvaient-ils là ces vêtements, vous ne savez pas ?
Ah ! ça… ? tout ce que je puis dire c’est qu’ils étaient là sur le ouahouah ! ouahouah ! ouahouah !
Allons, bon, voilà que ça le reprend !
Mais voyons, mon ami, puisque c’était fini.
Ça allait si bien !
Ne vous troublez pas mon garçon ! Sur le quoi, voyons ?
Sur le ouahouah ! ouahouah !
Sur le trottoir ?
Rrrrre… ouah ! oui.
Eh ! bien voilà « sur le trottoir » ! Ça n’est pas difficile ! Vous voyez : madame le dit et elle ne se croit pas obligée d’aboyer. Diable ! ça va être commode si à chaque question… Il y a longtemps que ça vous est arrivé ?
Cette nuit.
Non, je parle de votre ouahouah !
Ah !… c’est de naissance !
Ah ?…
C’est ma mère qui a été impressionnée par un lévrier…
Un lévrier ! oui… oui !
Qui lui était grimpé dessus.
Oui, je comprends ! de sorte que vous seriez né de madame votre mère et de ce lévrier ?
Mais non ! Mais non ! c’est pendant que ma mère était dans une position intéressante que ouah-ouah ! ouah-ouah !
Oui-oui, oui-oui ! ne vous donnez pas la peine, j’ai compris. C’est comme qui dirait une envie à l’envers ! une envie dont on n’aurait pas eu envie ! Voilà oui, oui.
Mais enfin, monsieur, nous sortons de la question ! Il s’agit de mon pauvre mari.
Mais madame, je suis bien obligé pour étayer mes recherches… c’est drôle ça ! (À Lapige.) Et en dehors de ces vêtements, vous n’avez rien trouvé ? Aucun indice qui puisse nous mettre sur la voie ?… (Lapige écarte de grands bras en signe d’ignorance.) C’est bien mon ami, allez vous asseoir !… et n’aboyez que quand on vous interrogera.
Écrivez : « Nous, commissaire de police… etc… etc… ayant été avisé de la disparition mystérieuse de M. Massenay… »
Chut !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Écoutez !… il me semble que j’ai entendu un bruit de clé, dans la serrure de la porte du grand escalier.
Hein ?… mais non… mais non.
Si ! si ! on marche !
Scène VI
La bougie ! la bougie ! la bougie !
Ah !
Émile ! Émile ! toi !…
Presque
simultanément |
Belgence.
Mon ami ! Mon ami ! Marthe et Auguste.
Monsieur ! C’est monsieur ! Planteloup, qui s’est levé.
Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? |
C’est moi ! hé ! hé !… vous… vous êtes déjà levés ?
Vivant ! tu es vivant !
Mais oui, tu vois !… Ça… ça va bien ? Il est tard, hein ?
Oh ! tard ! tard ! Est-il possible de me causer des transes pareilles ? À quelle heure rentres-tu, méchant !
Non, mais pardon, monsieur ! Qu’est-ce que vous venez faire ?
Monsieur ?
Mais c’est lui ! c’est mon mari, monsieur ! (À Massenay câline.) Oh ! que je suis heureuse.
C’est son mari.
Mais ça m’est égal !… ça ne se fait pas, ça, monsieur ! Vous êtes disparu, assassiné ; la police est saisie… on n’a pas le droit de revenir comme ça.
Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?
C’est M. le commissaire de police. Tu comprends : on croyait qu’il t’était arrivé malheur…
… alors, n’est-ce pas ? on ouvrait une enquête.
Non ? Ah ! que c’est drôle ! (À Planteloup qui est redescendu.) Eh, bien, monsieur vous voyez ! il n’y a plus qu’à la clore, votre enquête.
Oh ! Mais permettez ! Ça ne peut pas se terminer comme ça ! Nous ne sommes pas des pantins qu’on fait pirouetter à sa guise.
Non, Planteloup, écoutez !
Fichez-moi la paix ! (À Massenay.) Voilà une affaire des plus sensationnelles !… on n’en a pas si souvent !
Mais enfin qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
Oui ? nous voudrions bien le savoir !
Oh ! pardon, monsieur ! si je rends des comptes c’est à ma femme.
Oui va ! va ! Pourquoi rentres-tu à pareille heure et dans un tel accoutrement ?
Ah ? tu… tu as remarqué !
Comment, si j’ai remarqué !
Tout cela est très louche !
Eh ! bien voilà : euh… ! (Changeant de ton et pour gagner du temps.) Si j’éteignais ma bougie, il commence à faire jour.
Il y a trois heures qu’il fait jour.
Merci monsieur.
Eh ! bien, va, va !
Eh ! bien voilà !… D’abord, j’aime autant te le dire tout de suite : ces vêtements ne sont pas à moi !
Allons donc ?
Ça !
Vous ne le croyez pas !
Si ! Si ! Si !
Mais alors ! comment ? pourquoi ?
Ah ! bien voilà ! ça c’est… c’est la faute au chemin de fer.
Au chemin de fer ?
Au chemin de fer !
Oui, mon ami, au chemin de fer ! (À sa femme.) Je m’étais laissé aller à m’endormir, n’est-ce pas ? sans réfléchir qu’il y avait des gens dans le compartiment ! alors qu’est-ce qui est arrivé ? C’est que quand je me suis réveillé : crac ! plus personne ! envolés les gens ! envolés mes vêtements ! Ça sentait le chloroforme ! et j’étais revêtu, moi, de ce costume que tu me vois !… Il ne me va pas, hein ?
Ah ! çà voyons ! qu’est-ce que tu racontes ? quoi ? quel chemin de fer ?
Hein ? « Quel chemin de… » Ah ! c’est vrai, au fait, je ne t’ai pas dit ! (À Belgence.) Je ne lui ai pas dit ! (À sa femme.) Figure-toi !… ça tient du prodige !… j’arrive d’Amiens, tel que tu me vois.
D’Amiens !
D’Amiens !
Oui, mon ami, d’Amiens ! (À sa femme.) Parce qu’il faut te dire que j’étais allé conduire à la gare deux amis pour l’express de Calais.
C’est louche !
Quoi ? quoi « c’est louche » ? Même que j’avais pris un ticket — deux sous ! — donnant accès sur le quai. (À sa femme, subitement radouci.) Alors n’est-ce pas en attendant le départ, histoire de causer, ils me disent : « Montez donc avec nous dans le compartiment. C’est ça ! — oui, oui ! — Yes, yes ! » parce qu’il y en avait un qui ne parlait pas le français : le cadet… comme étant le plus jeune n’est-ce pas… ?
Oui ! Oui !
Mais voilà t’il pas que tout à coup… C’est extraordinaire ! on ne donne plus de signal maintenant… le train s’est mis en marche, là, en sourdine… et vlan ! il m’a emmené !
Il t’a emmené !
Voyez-vous ça !
On n’a pas idée d’une chose pareille.
Et encore j’ai eu de la chance : à Amiens, on a dû stopper pour faire de l’eau ; sans ce besoin providentiel de la machine, j’allais jusqu’à Calais !
Ah ! là-là ! là-là !
Ah ! mon pauvre ami !
Tu devines mon état…! Je me disais tout le temps : « Mon Dieu ! et ma pauvre petite femme qui…! » Naturellement il a fallu revenir ; alors précisément, c’est pendant ce retour que mes vêtements…
Oui, oui.
Je dormais, il y avait des gens….
… Ça sentait le chloroforme.
Ça sentait le… oui ! Comment savez-vous ?
C’est vous qui venez de le dire.
Ah ?… Ah !… eh ! bien vous voyez ? ça concorde bien.
C’est épouvantable !
Épouvantable !
Épouvantable.
Mais oui, épouvantable ! Quoi ?… Il ne croit à rien cet homme-là.
Évidemment ! évidemment ! c’est très palpitant ! Et peut-on vous demander, monsieur…?
Monsieur ?
… par quel mystère, étant donné que l’on vous dépouillait de vos vêtements entre Paris et Calais, on a pu retrouver lesdits vêtements sur le trottoir de la rue du Colisée ?
Diavolo !
Mais oui, au fait ?
Mais oui !
Ah ! on… on a… ?
On a ! oui monsieur.
Sur… sur le… ?
Sur « le », parfaitement !
Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens !
Ça vous la coupe, ça ?
Quoi ? quoi « Ça me la coupe » ?
Soit, monsieur !… veuillez donc m’expliquer… ?
Mais voilà ! voilà ! si vous croyez que ça me gêne ?… ah ! bien !… J’étais dans le train n’est-ce pas ?… Il marchait… et alors le,… il marchait même vite… quand tout à coup n’est-ce pas, le… (Furieux.) ah ! et puis dites donc ! vous m’embêtez, vous à la fin !
Aha !
Mais absolument, quoi !
Voyons Émile, pas de colère !
C’est vrai ça ! il est là à m’asticoter.
Monsieur !
Émile ! Émile !
Est-ce que je sais moi, comment mes vêtements sont allés échouer rue du Colisée ? Puisque je n’étais pas avec eux !
Evidemment !
D’abord qui est-ce qui les a trouvés mes vêtements ?
C’est cet homme !
Oui !
Ah ! c’est vous ? Eh ! bien alors vous pouvez dire : est-ce que j’étais avec eux ?
Euh… ouah-ouah ! ouah-ouah !
Quoi ?
Ouah-ouah ! ouah-ouah !
Qu’est-ce que vous avez à faire le chien ? Je vous demande si j’étais avec eux ?
Rrrre ! ouah ! non…
Là, « Non » ; vous l’entendez ! Eh ! bien, du moment qu’on n’est plus ensemble, on n’est pas responsable les uns des autres ! Et puis enfin, est-ce que ça me regarde tout ça ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je ne suis pas de la police, moi ! c’est votre affaire à vous.
Comment donc ! vous ne croyez pas si bien dire ! Voilà une affaire que nous allons instruire sans tarder.
Eh ! bien, c’est ça, si ça vous intéresse ! (Passant devant Belgence pour aller à Planteloup.) Pour moi, du moment qu’on a retrouvé mes vêtements intacts…
Oh ! pardon, veuillez laisser ça !
Comment ! mais c’est à moi !
Du tout ! du tout ! désormais, c’est une pièce à conviction ! Cela appartient à la justice.
Ah ! mais dites donc vous à la fin… !
Voulez-vous !… Voulez-vous… !
Ensemble
|
Sophie, retenant Massenay par les épaules.
Émile ! Émile ! Belgence, qui est entre Planteloup et Massenay, au-dessus d’eux, cherchant à les séparer.
Mon ami ! Mon ami !… Planteloup, voyons ! |
Mais enfin c’est trop fort ! Non seulement il se mêle de ce qui ne le regarde pas, mais encore il me chauffe mes effets.
Qu’est-ce que c’est ?
Ami ! Ami !
Fiche-moi la paix toi !
Veuillez ne pas oublier que je représente la loi, ici !
Planteloup ! mon ami !
Allez vous promener !
Non, mais quel est l’animal qui m’a amené ce commissaire-là ?
Hein ?
C’est moi, mon ami.
Eh ! bien je te félicite ! tu peux le rapporter où tu l’as pris.
Vous dites ?
Je parle à monsieur !
Oui, eh ! bien moi je vous parle et je vous dis que votre conduite dans tout cela est très équivoque.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! je vous en prie, Belgence, arrangez cela.
Planteloup ! Mon ami !
Du tout ! du tout ! il n’y a plus d’ami maintenant ; il y a un magistrat qui instrumente ! (À Lapige.) Suivez-moi, le maçon ! (Lapige quitte sa place et redescend de façon à être placé pour suivre Planteloup quand il s’en ira.) Et pour commencer, vous voudrez bien vous tenir à notre disposition.
Voyons, Planteloup !
Non ! non !… inutile ! (Se retournant, ne sachant pas Lapige derrière lui.) Venez, vous ! (Il se cogne dans Lapige qui n’a pas prévu sa volte, et lui marche sur le pied.) Oh !
Ahuhu ! ahuhu ! ahuhu ! ahuhu !
Oh ! pardon je vous ai marché sur la patte… sur le pied… je ne l’ai pas fait exprès.
Ahuhu ! ahuhu !
Ah ! et puis zut, là, l’aboyeur !… donnez-lui une boulette !
Scène VII
Ah ! non, quelle brute ! quelle brute ! quelle brute !
Bah ! qu’est-ce ça fait ? l’important : c’est que tu sois là, que tu me sois rendu.
Ma chérie !
Monsieur n’a plus besoin de nous ?
Hein ? non !… si !… apportez-moi mon vêtement d’intérieur… Et vous, Marthe, du thé bien chaud… avec du rhum.
Oui, monsieur.
Sophie, qui pendant ce qui précède a de nouveau traversé la scène, et un genou sur le canapé, l’avant-bras sur le bois du dossier, dévore son mari des yeux. Ah ! mon chéri ! mon chéri ! j’ai cru que je devenais folle ! je ne pouvais pas supposer ce voyage, n’est-ce pas ?
Évidemment ! évidemment !
Oh ! mais maintenant je ne regrette pas les moments d’angoisse que je viens de traverser ! Au contraire ! je ne sais pas si ça n’est pas salutaire ces émotions-là ! il me semble que ça retrempe l’amour ! qu’on savoure mieux son bonheur après ! (Sur un ton profond.) Vois-tu, il faut vraiment perdre son mari pour comprendre combien on l’aime !
Diable ! c’est cher !
Le vêtement de monsieur.
Ah ! merci.
Le thé de monsieur !
C’est bien ! posez ça là !
Oui, monsieur !
Voyez donc, Auguste ! on sonne au téléphone.
Oui, madame ! (Il décroche le récepteur, puis.) Allo ! Allo ! Eh ! ben ?… hein ?… Ah ! parfaitement.
Qu’est-ce que c’est ?
C’est de la morgue, monsieur !
Comment de la morgue ?
Oui, monsieur… (Reprenant sa communication.) Allo !… hein ! qu’est-ce que vous dites ?… Comment « on l’a repêché » ?
Quoi ? qu’est-ce qu’on a repêché ?
C’est pour avertir qu’on a repêché le corps de monsieur…
Comment on a repêché… ?
… dans un état de décomposition avancé.
Oh ! mon pauvre chéri !
Mais non, mais non ! mais c’est pas vrai ! ils sont fous !
Qu’est-ce qu’il faut répondre ?…
Mais dites qu’ils sont fous ! que ça n’est pas !… Attendez ! (Complètement rhabillé, il va au téléphone et prend le récepteur des mains d’Auguste, qui, dès lors, va ramasser les vêtements que Massenay vient de quitter.) Allo !… Bonjour monsieur ! mon domestique me dit… il y a sûrement une erreur… quoi ? Mais je vous assure !… c’est lui-même qui vous parle !… hein ? Si vous pouvez en disposer ? Mais je crois bien ! disposez ! disposez !… Comment ?… du tout, du tout, il n’y a pas de mal !… Je vous remercie, vous êtes bien aimable. (Il raccroche le récepteur, puis descendant et gagnant la gauche pendant qu’Auguste emporte les vêtements dans la chambre de droite.) Ils sont très obligeants à la morgue ! Ils me disent : « Tout à votre service à une autre occasion. »
Tu vois tout de même, ton équipée ?
Eh ! oui, elle a remué le monde mon équipée ! (S’étalant avec délice.) Ah ! ça fait tout de même du bien de se sentir tranquille chez soi… après tant de tribulations ! on respire.
Qu’est-ce que c’est que ça ?…
Au secours ! au secours ! voulez-vous me laisser…
Mais c’est la voix de Marthe.
Allons voyons bébé !
Mon Dieu ! est-ce que je rêve ?…
Aïe !… ah ! mais dites donc, impudent personnage…
Émile ! qu’est-ce c’est encore ?
Je ne sais pas !
Au secours ! Monsieur !… un ivrogne ! il y a un ivrogne !
Un ivrogne ?…
Dieu !
Oui, madame… qui est lubrique sur moi !…
Qu’est-ce que vous dites ?
Il m’a pris le fond, madame !
Oh !
Oui, madame, c’est la vérité ! je dirais le contraire que je mentirais.
Hubertin ! Hubertin encore ! Ah ! non, ça ne va pas recommencer !
Émile je t’en prie va voir ! mets-le à la porte.
Oui, par exemple ! ça ne va pas traîner.
Non, non, n’y va pas seul. (Allant jusqu’à la porte de droite et appelant.) Auguste ! Auguste !
Madame !
Vite ! il y a un ivrogne qui s’est introduit dans l’appartement.
Un ivrogne !
Allez avec Monsieur !
C’est ça venez avec moi.
Ah ! bien par exemple, celui-là !…
Ah ! quelle journée, mon Dieu, je m’en souviendrai !
Ça c’est la vérité, madame, je dirais l… (Poussant un cri en apercevant Hubertin qui entre par la porte droite, deuxième plan.) Ah !
Ah !
Scène VIII
Hubertin, il est dans la tenue du second acte, c’est-à-dire complètement dévêtu, recouvert simplement de son grand pardessus ; il a son chapeau claque sur la tête. N’ayez donc pas peur, mes poulettes ! C’est moi ! Hubertin !… C’est peureux, les femmes ! (Il va s’asseoir à droite de la table — apercevant le service à thé.) Tiens, du thé… c’est gentil d’y avoir pensé !… Après une nuit de bombe, une tasse de thé, ça remonte. (Tout en parlant, il vide le flacon de rhum dans la tasse sans y verser, bien entendu, la moindre goutte de thé ; il prend le sucrier comme quelqu’un qui va se servir, puis, le remettant en place.) Non, merci ! jamais de sucre dans mon thé. (Buvant sa tasse d’un trait.) Ah ! ça fait du bien ! (Après réflexion.) Un peu froid !
Là ! monsieur, là ! il est là !
Où ça ? où ça ? (Courant à Hubertin.) Ah ! par exemple vous allez me fiche le camp, vous ! et un peu vite !
Ah ! Émile, tu sais ! faut pas me parler comme ça.
Oui, attendez ! je vais mettre des gants !… Allez ! allez ! ou je vous fais sortir par mon domestique.
Émile !
Et puis, il n’y a pas d’Émile ! Je vous défends de m’appeler « Émile » ! vous ne me connaissez pas…
Ah ! maman… !
Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
Écoute !
Non.
Je voudrais poser une question !
Rien du tout…
Une question, et je pars.
Oh !… Eh bien ! quoi ? dépêchez-vous !
Pourquoi as-tu pris mes vêtements ?
Hein ?
Moi ! moi j’ai… !
Évidemment, puisqu’on ne les a pas retrouvés dans la chambre.
Comment, alors les vêtements que monsieur avait, c’était… ?
Quoi ? quoi ? de quoi vous mêlez-vous ? Qu’est-ce que vous allez vous imaginer ? Puisqu’ils viennent d’Amiens mes vêtements.
Moi, tu sais, ce que j’en fais, c’est pas pour moi ! C’est Gaby qui m’a flanqué à la porte, en me disant : « Tu ne rentreras que quand tu auras retrouvé tes vêtements ! »
Oui, bon ! ça va bien ! Je vais vous en faire donner des vêtements ; mais à une condition : c’est que vous ficherez le camp après. (Signe d’acquiescement d’Hubertin.) C’est juré ?
Hubertin, tendant le bras devant lui comme pour prêter serment, et envoyant un jet de salive dans le visage de Massenay toujours arc-bouté contre lui. Tthue !… c’est juré !
Oh !… cochon.
Oh ! Eh ! ben quoi, on se quitte ?
Oh ! non, non ! mais qui est-ce qui a donné mon adresse à cet homme-là ?
Chut, là ! eh !… c’est notre concierge ! chut.
Notre c… ! Ah ! bien ! celui-là, quand je le verrai !
Scène IX
Eh ! bien ? il est parti ?
Allons bon ! ma femme !…
Ah ! madame, croyez bien que…
Lui !
Assez ! taisez-vous !
Hein ?
Mon Dieu ! et tu es là tout seul avec lui ? Il ne t’a pas fait de mal ?
Non, non ! il est très raisonnable, va, va ! ne reste pas là !
Jamais de la vie, je ne veux pas te laisser seul…
Oh ! mais à quoi est-ce que je pense ? Je suis là avec mon chapeau et mon pardessus… !
Allons, bon !
Dans un salon, c’est parfaitement incorrect.
Mais non, mais non ! Voulez-vous garder ça !
Du tout ! Du tout ! les convenances avant tout !
Ah !
Mon Dieu ! Mon Dieu !
Il n’a pas de vêtements !
Oui, oui, tu sais : il a l’ivresse impudique.
Valet de pied ! mon chapeau, mon paletot au vestiaire !
Hein ?
Va, va ! tu ne peux pas rester ici. (Allant à Hubertin.) Vous n’avez pas honte ? devant ma femme !
Où ça, ta femme ?
Mais là ! madame !
Ah ! non, mon vieux ! ta femme, tu me l’as déjà présentée cette nuit !
Quoi ?
Ou alors, t’es bigame !
Ouh ! l’animal !
Comment ? qu’est-ce qu’il raconte ? quoi, « tu lui as présenté ta femme cette nuit » ?
Mais non ! mais non ! tu ne vas pas croire maintenant à toutes les stupidités qui germent dans le cerveau de ce pochard ! est-ce qu’il sait ce qu’il dit ? (À Hubertin.) Allez ! allez ! ivrogne, soulard, rebut de l’humanité ! vous ne rougissez pas de votre turpitude !
Oh ! tu parles comme ma femme !
Eh ! bien, elle a raison votre femme, si elle vous parle ainsi.
Oui, oui, c’est ça ! fais-moi honte ! tu m’en diras jamais autant que je le mérite ! (Pleurant.) Je ne suis pas digne de décrotter la boue de tes souliers.
Absolument.
Car je ne suis pas seulement un ignoble pochard ! je suis un grand criminel ! un assassin.
Hein ?
Ciel !
J’ai tué un homme.
Ah ! mon Dieu !
Vous !
Un homme !
Et pas de la petite bière ! Un député ! un nommé Coustouillu.
Il a tué Coustouillu !
Mais non ! Mais non !
Mais si ! mais si ! et toi aussi je t’ai tué !
Moi ?
Oui, oui ! tu ne peux pas le dire pour ne pas me faire de la peine, mais je le sais bien que tu es mort ! Ah ! mon pauvre vieux !
Allons ! Allons ! (À part.) Ah ! non ! la période larmoyante ! non !
Si, si… j’étais dans le lit, quand il m’a giflé ! alors pan ! (Ce disant, comme il a trouvé sous sa main droite le revolver de Massenay oublié par Planteloup, tout naturellement, en parlant, il tire un coup de revolver.) Et puis pan !… et pan !… et pan !… et pan !
Ah ! là, là ! Ah ! là, là !
Prenez garde ! sauvez-vous !
Au secours ! Au secours !
Qui est-ce qui tire ? qui est-ce qui… ?
Et pan !
Ah ! là là ! Ah ! là là !
Ah ! je suis la honte de l’humanité !
Fini ?… il a fini de tirer ?
Ah ! monsieur, qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
Ah ! je n’en sais rien ! il sera cause de ma mort.
Mais il ne peut pas rester là ! C’est un danger pour la société ! il faut le chasser !
Évidemment ! mais comment ?
Oh ! le revolver ! il l’a lâché !
Quelle idée ! passez-le-moi ! (Auguste gagne en rampant jusqu’au revolver et s’en empare ; il le passe à Massenay pendant qu’Hubertin continue à sangloter.) Et maintenant ça ne va pas traîner ! (Se levant et allant secouer Hubertin.) Allons ! Allons !… assez sangloté comme ça !
Laisse-moi ! je veux pleurer ici jusqu’à ma mort.
Vous irez pleurer jusqu’à votre mort où vous voudrez, mais hors de chez moi ! Allez, filez ! ou gare à vous !
C’est ça, insulte-moi ! brutalise-moi ! je l’ai mérité !
Prenez garde ! c’est moi qui ai le revolver, maintenant ! Filez ! ou je tire !
Tire, va ! tire ! je suis prêt à mourir.
Je ne ris pas, vous savez ! prenez garde !
Va, va ! tu peux tirer ! D’abord, je ne crains pas les balles ! Quand je suis saoul, je suis blindé !
Oh ! c’est trop fort… ! Mais sapristi ! Je ne peux pourtant pas le tuer !
Mais parfaitement.
Eh ! bien, va ! qu’est-ce que tu attends ?
Ah ! et puis dites donc ! je tirerai si ça me plaît ! je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous !…
Alors fais donc pas tout ce chichi ?… Valet de pied ! J’ai soif !… apportez-moi un brandy soda.
Allons ! Allons ! en voilà assez ! puisque la diplomatie ne sert à rien, il faut employer les grands moyens ! (Brusquement, à Auguste le faisant passer au 2.) Allez ! prenez-moi cet homme-là et jetez-le dehors !
Moi, monsieur !
Oui vous !
Mais je ne pourrai jamais ! il est trop lourd !
Mais si ! allez ! à nous deux !… Moi je vais le prendre par les genoux ; vous par les aisselles !
Je veux bien essayer… mais j’ai bien peur… !
Si, si ; vous allez voir !…
Bien monsieur !
Eh ! ben !… Eh ! ben, quoi donc ?
Ne vous occupez pas, vous ! (À Auguste.) Vous voyez, ça va tout seul ; il ne pèse rien !
Peut-être sous les genoux ! Mais sous les aisselles ! ouf ! il doit peser ses cent kilos.
Cent huit !
Qu’est-ce que je disais ! (Brusquement, avec angoisse.) Monsieur ! monsieur ! je lâche, je ne peux plus !
Mais si ! Mais si ! Un peu de courage.
Je ne peux plus ! je ne peux plus !
Ah ! ça allait si bien !
C’est fini, les montagnes russes ?
Zut !
Eh ! bien ?
Eh ! bien, voilà ! nous sommes en train de le sortir.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Ce n’est pas encore terminé ?…
Si tu crois que c’est commode.
Pas d’accident, au moins ? pas de blessés ?
Non ! non ! (À Auguste.) Qu’est-ce que vous voulez, Auguste ? il n’y a qu’un moyen : il faut envoyer chercher des déménageurs.
Oui monsieur, je ne vois que ça !
Eh ! bien, garçon ! mon brandy-soda.
Oh ! quelle idée ! Monsieur veut-il me permettre ?
Quoi ?… faites !
Oui, monsieur ! (Faisant le tour de la table de façon à descendre à droite et très correctement.) Le brandy-soda de monsieur est servi !
Mon brandy-soda !
Oh !… dire qu’à nous deux nous n’avons pas pu le remuer, et qu’à lui tout seul… !
Où ça ? Où ça, mon brandy-soda ?
Par ici monsieur !
All right ! un brandy-soda, un !
Boum ! servi !
Ah !
Et voilà ! c’est pas plus malin que ça !
Bravo ! Et maintenant, habillez-le prestement et faites le filer par l’escalier de service.
Oui, Monsieur.
Scène X
Ah ! là-là, là-là, là-là, là-là !
Oh ! non, mon ami, c’est trop de secousses pour un seul jour !
À qui le dis-tu !
On a sonné.
Allons bon ! quelle nouvelle tuile encore ?
Ah ! non, non, assez comme ça !
Y a… y a plus de danger ?
Non ! Quoi ?
Ah ! ben vrai ! c’est pas pour dire… !
Oui, bon ! Qu’est-ce que c’est ?
C’est monsieur Coustouillu !
Nom d’un chien ! qu’est-ce qu’il vient faire ?
Oh ! bien, lui, faites-le entrer.
Hein ! non, non !
Pourquoi pas ?
Hein ! non… oui… je ne sais pas. (À Marthe.) Je dis bien : faites-le entrer.
Si monsieur veut entrer !
Mon Dieu, est-ce qu’il saurait quelque chose ?
Toi ! il faut que je te parle !
À moi ?
Ah ! mon pauvre ami, pourquoi cet air à l’envers ?
Rien ! rien ! bonjour chère madame ! (Sophie lui serre la main.) Je vous demande pardon, je suis un peu…
Ah ! bien mon ami pas plus que nous ! si vous saviez par quelles émotions nous venons de passer : une espèce de pochard… !
Oui, madame, oui. (À Massenay.) Mon ami ! j’ai besoin de toi ! je me bats.
Toi ?
Vous ?
Oui ! je ne peux pas encore dire pourquoi ; plus tard peut-être… si le scandale éclate !… Mais jusque-là… ! C’est un nommé Hubertin !…
Hubertin ? c’est Hubertin ?
Tu le connais ?
Pas du tout !
Non ! « Hubertin », c’est la première fois que nous entendons ce nom-là !
Oui ! ah ! bien, c’est un joli monsieur !
Non mais figurez-vous que tout à l’heure un affreux ivrogne… !
Oh ! mais j’aurai sa peau !
Allons voyons ! calme-toi !
Scène XI.
C’est fait monsieur ! je suis arrivé à l’habiller !
Auguste ! oh ! nom d’un chien ! (Vivement et bas.) Chut !
Il m’a dit son nom, monsieur ! Il s’appelle Hubertin !
Hum ! Hum !
Qu’est-ce qu’il a dit ?
Mais monsieur ! mais monsieur !
Hubertin ? Vous avez dit Hubertin ?
Hein ! Mais non, mais non… ! Qu’est-ce que tu vas entendre avec ton Hubertin ?… Il te poursuit en rêve, ma parole ! Il a dit Vertin ! ça n’a aucun rapport !
Vertin ? il a dit Vertin ?
Hein ?… Oui Monsieur.
Ah ?… c’est drôle !… Qu’est-ce que c’est que ce Vertin ?…
Rien !… Quoi ? C’est un mendiant !… un pauvre vieux mendiant à qui je fais donner des vêtements. Tu n’as jamais vu de mendiants à domicile ? Tiens ! veux-tu lui donner quelque chose ?
Non !
Eh ! bien alors, laisse-nous tranquille !
Oui, enfin… !
Allez Auguste ! allez expédier votre pauvre homme (Plus bas.) Et quand ce sera fini vous me préviendrez…
Mais monsieur il ne veut s’en aller qu’après avoir fait un poker…
Eh ! bien mon ami, qu’est-ce que vous voulez ? Faites un poker !
Mais je ne sais pas y jouer…
Eh ! qu’est-ce que ça fait ? Vous savez la manille !… eh ! bien, qu’il joue le poker et vous la manille… il est saoul ; il ne s’en apercevra pas. Allez !
Ah ?… (Avec un soupir.) Oui, monsieur !
Allons bon, encore la sonnette !
Alors mon ami, pour en revenir…
Oui, tout de suite. (Il va au fond d’où l’on entend un bruit de voix, il entr’ouvre la porte qu’il referme vivement.) Oh ! nom d’un chien, les Chanal !
… Voici ce que…
Oui, mon ami, tout à l’heure… Voilà des personnes qu’il faut que je reçoive tout de suite.
Qu’est-ce que c’est ?
Rien ! des personnes avec qui j’ai rendez-vous. Veux-tu emmener Coustouillu par là… (À Coustouillu.) le temps de les expédier, je suis à toi dans cinq minutes.
Soit !
Tenez, si vous voulez venir avec moi, mon cher Coustouillu ?
C’est ça ! mais fais vite.
Oui ! (Vivement, et bas à sa femme.) et surtout pas un mot du pochard.
Sois tranquille ! j’ai compris ! (À Coustouillu.) Par ici.
Oh ! cette journée ! Cette journée !
Scène XII
Je te dérange ?
Hein ?… Du tout ! du tout !
Entre, Francine !
Madame !…
Oh !… appelle-la Francine ! (Tête de Massenay.) Si je n’étais pas là, tu l’appellerais Francine ?… Eh bien, ne te gêne donc pas pour moi !
Écoutez, mon cher !… Je comprends l’ironie de vos paroles… je conçois que vous m’en vouliez, et je suis prêt…
Moi, t’en vouloir ? Et pourquoi, mon Dieu ? (Comme si la chose lui revenait mais très lointaine.) Ah ! parce que ma femme et toi, vous avez… ? Mais voyons !… en voilà une affaire ! Qu’est-ce que ça prouve ? que ma femme t’a plu. Eh bien, mon vieux ! pourquoi ne t’aurait-elle pas plu ?… Elle m’a bien plu à moi…
Je ne te dis pas, mais…
Laisse donc ! Il faut être philosophe !… surtout devant ce qu’on ne peut pas empêcher. (Tout en parlant et bien comme chez lui, il est allé prendre le fauteuil qui est à droite du canapé, et l’a planté au beau milieu du théâtre face au public, — du ton le plus naturel.) Tiens ! assieds-toi, ma chérie !
Écoute, mon cher ! je ne sais pas… mais tu me stupéfies !…
Chanal, qui est allé, comme pour le fauteuil, chercher la chaise volante qui est derrière le canapé, et la plantant au niveau et tout près du fauteuil où est Francine, mais de profil au public, de façon que lorsqu’il s’assiéra, ses genoux seront presque contre les jambes de sa femme. Laisse donc !… Ah ! je ne dis pas que sur le moment, dame… ! oui, j’ai vu rouge ! Vous été là, je vous aurais tués tous les deux… Seulement, vous n’y étiez pas ! Vous m’avouerez que c’était difficile à exécuter en votre absence ! Alors, ma foi, ça m’a permis de réfléchir. Je me suis dit : « Mon vieux, tu l’es ! »
Ensemble dans un même sentiment de pudeur
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Massenay.
Chanal ! Francine.
Mon ami ! |
Laissez ! il faut savoir appeler les choses par leur nom !… (Reprenant.) « Ça y est… Ça y est !… tout ce que tu diras ou rien ! Donc le mieux est de faire contre fortune bon cœur. »
Ah !
« Au fond, ces enfants ! ils n’ont pas fait ça pour t’embêter !… »
Oh ! non.
Eh ! je le sais bien, mes pauvres petits. Mais alors si vous ne l’avez pas fait pour m’embêter, c’est donc que vous vous aimez ? (Tous deux lèvent les yeux au ciel.) Et j’irais moi, me mettre en travers pour vous en empêcher ? Allons donc !
Oh !… Chanal !
Alors, voici ce que j’ai décidé !… (Changeant de ton.) Tiens ! assieds-toi donc ! (Massenay avec une obéissance empressée, prend la chaise qui est près de lui, et la descend au niveau et près du fauteuil de Francine, de façon à faire face à Chanal. Une fois Massenay assis, Chanal reprenant son discours.) Je fais constater le flagrant délit…
Ah ? tu… ?
Ah ! oui mon gros ! ça, c’est entendu ! parce qu’enfin j’ai ma situation à régulariser…
C’est trop juste.
Mais tout ça, sans bruit, sans trompette !… pas d’éclat !… un petit flagrant délit de rien du tout… tout ce qu’il y a de plus modeste.
Le flagrant délit des pauvres !
C’est ça ! de façon à ce que ça passe tout à fait inaperçu… On retiendra le nom de Francine, parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement… mais le tien ne sera pas prononcé ; on poursuivra contre inconnu : Madame Chanal contre trois étoiles.
Oh ! mon ami, tu es d’une délicatesse.
Mais, voyons ! Ce n’est pas parce que j’ai éprouvé un déboire conjugal que je vais obéir à de vils sentiments de représailles… Ah ! bien !… ce serait d’une jolie nature ! (Se levant, et tout en tenant le dossier de sa chaise comme un homme qui se dispose à rapporter celle-ci où il l’a prise.) Non, il ne s’agit plus de moi maintenant ! il s’agit de toi ! il s’agit de ton bonheur ! (Remontant avec la chaise pour la rapporter à sa place.) Il s’agit de celui de ta femme.
Il pense même à ma femme.
J’irais briser l’avenir de deux êtres qui ont tout pour être heureux ?… Jamais !
Écoute, tu es sublime ! (À Francine, en se courbant légèrement pour lui parler.) Il est sublime !
Sublime !
Mais non, il faut être comme ça !… (La main sur le dossier du fauteuil de sa femme.) J’estime que le mariage est comme une partie de baccara ! Tant que vous avez la veine, vous gardez la main… Après une série plus ou moins heureuse, arrive un monsieur plus veinard qui prend les cartes contre vous ; il gagne le coup ?… La main passe !… Eh bien, c’est ainsi que j’entends qu’il en soit : J’ai perdu le coup ; il y a une suite : À toi les cartes ! La main passe !
Massenay, qui a écouté toute cette profession de foi en ponctuant chaque phrase d’une approbation de la tête — après un petit temps, frappé tout à coup par le dernier mot de Chanal. La main ?… Quelle main ?
Eh bien, celle de ma femme, parbleu ! (Tout en parlant, il a sorti la main de Francine de son manchon, et la lui présentant en la tenant par le poignet.) Elle est à toi… Je te la donne !
Hein ?
Moi ! Moi ! Épouser ta femme ! Tu es fou ? Tu plaisantes ?
Pourquoi ça ?
Mais est-ce que je peux, voyons ? Mais je suis marié, moi !
Tu es marié !
Mais dame !
Ah ! diable ! (Un temps, — se mord les lèvres, en hochant la tête, comme un homme qui ne s’attendait pas à cette révélation, puis.) C’est embêtant ça !
Ah !
Chanal, un temps ; semble réfléchir en hochant toujours la tête, puis à Francine, lui donnant une petite tape sur l’épaule, comme pour la consulter. C’est embêtant !
Dame ! sans ça… !
Ah ! tu es marié !
Mais oui, mon pauvre vieux !
Oui, oui, oui ! (Changeant de ton.) Eh ! bien, je ne te dis pas, mais qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
Hein ?
Ça ne me regarde pas ! (L’abdomen appuyé contre le dossier du fauteuil de sa femme, de façon, dans la discussion, à déborder au-dessus de la tête de Francine.) T’étais bien marié déjà, quand avec ma femme tu… ? oui… ? Eh bien, mon vieux, tant pis pour toi ; il fallait y réfléchir avant.
Massenay, de l’autre côté du fauteuil et au même niveau que Chanal, discutant presque nez à nez avec ce dernier, au-dessus de Francine. — Croisant les bras dans un geste d’indignation. Ah ! bien, elle est forte celle-là ! Je ne peux pourtant pas devenir bigame !
Eh ! bien… divorce !
Mais c’est fou ! mais tu es fou ! Mais il est fou ! (En appelant en désespoir de cause, à Francine.) Enfin, voyons ?…
Oh ! moi, vous savez… !
Je ne connais qu’une chose : quand un homme a été la cause du divorce d’une femme mariée, il lui doit de l’épouser.
Mais quand je le voudrais, nom d’un chien ! mais il y a ma femme ! Qu’est-ce que tu veux que j’aille lui dire ?
Tu n’as qu’à lui dire ce qui s’est passé !… je t’assure que ça simplifiera tout.
Ah ! non !
Si ça te gêne, veux-tu que je m’en charge ?
Non !… non, merci !
Enfin, mon ami, il n’y a pas ! Choisis : ou tu épouses !… ou alors, — tant pis pour toi — je t’ai pincé, les tribunaux !… Dans les deux cas, nous arrivons au même résultat ; seulement, au lieu de pouvoir te dire : « Je me suis conduit en galant homme ! », tu as sur la conscience d’avoir agi comme un pignouf.
Mais enfin, c’est du chantage !
C’est tout ce que tu voudras… mais il faut choisir.
Scène XIII
Monsieur… ?
Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ?
Ce sont des commissionnaires avec des malles.
Comment « des malles » ?
Ah ! oui, je sais ! (À Marthe.) Qu’ils entrent ! (Marthe sort. À Massenay du ton le plus naturel.) Ce sont les malles de ma femme.
Hein ?
Là ! tu vois, on apporte ses malles. Allons ! décide-toi, voyons !… Quelle chambre lui donnes-tu ?
Mais jamais de la vie ! Mais aucune chambre ! (Bondissant et se précipitant en voyant entrer trois commissionnaires[11] traînant chacun une malle.) Voulez-vous emporter ça ! vous autres ! Voulez-vous emporter ça !
Du tout ! du tout ! n’écoutez pas !
Mais pas du tout ! je vous dis d’emporter ça !
Allez ! Allez ! C’est bien ! Allez-vous-en !
Ah ! mais tu sais, Chanal… !
Oh ! pardon, n’est-ce pas ?…
Il n’y a pas de « n’est-ce pas » !
Scène XIV
Mais qu’est-ce qu’il y a donc ? pourquoi cries-tu ?
Ma femme !
Oh ! pardon !
Monsieur Chanal, ma femme ! (À Francine.) Ma femme ! Madame Chanal ! (Échange de salutations. Souriant bêtement pour cacher son trouble.)}} Voilà !… c’est ça ! c’est ça !
Mais qu’est-ce que c’est que ces malles ?
C’est pas des malles !
Comment, c’est pas des malles ?
Euh !… Si, si, c’est des malles !
Ce sont les malles de ma femme.
Nom d’un chien !
Ses malles ?
Oui !… oui-oui !
Dis donc ! veux-tu que je lui dise ?
Non-non !
Alors, dis-lui, que diable !
Mais qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
Eh bien, voilà, c’est… Oh ! tu sais, c’est très peu de chose…
Oui, eh ! bien, va !
Eh ! bien, voilà… (Ne sachant que dire et tout en regardant Chanal duquel il se rapproche en parlant.) C’est… mon ami Chanal. (Lui serrant la main tout en ayant envie de le mordre.) Mon vieil ami Chanal ! Mon vieux camarade de collège. (Tout en parlant il lui donne dans le dos une bonne tape comme on fait à un bon camarade, puis à part et entre les dents, en le quittant pour aller à sa femme.) Salaud, va ! (Haut.) Alors il est venu passer quelques temps à Paris, avec… avec ses malles…
Mais non ! Qu’est-ce que tu dis ?
Mais si, mais si !
Mais pas du tout…
Mais si, voyons ! Je te dis que si !
Mais non, mais non ! (À Francine.) Voici madame…
Ah ! et puis en voilà assez !
Qu’est-ce que tu dis ?
Il n’y a pas de « qu’est-ce que tu dis ? » !
Ah ! mais pardon !
Oh ! pardon toi-même.
Messieurs ! messieurs !
Mais dites donc ? on m’oublie.
Ah ! non, toi, assez ! fiche-nous la paix ! Merci ! j’ai assez d’eux !… (Le poussant par les épaules, et le faisant pivoter chaque fois qu’il se retourne pour lui parler.) Tiens ! va par là ! va par là.
Oh ! Mad… euh !… Chan… Chan… al…
Oui, c’est bon ! tiens, va par là ! (Une fois Coustouillu disparu, il traverse la scène à grands pas.) Ah ! non, non, on me rendra fou aujourd’hui.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ah ! mon Dieu, je l’ai fourré avec Hubertin !
Ah !
Ah ! là là là ! Assez ! Au secours !
Chameau ! Canaille ! Vendu ! (L’envoyant d’un coup de poing s’effondrer sur la chaise gauche de la table.) Député ! (Il lui enfonce d’un dernier coup de poing son chapeau jusqu’aux yeux, tandis que Coustouillu n’a cessé de crier « assez ! ») Vous m’en rendrez raison !
Ah ! mon pauvre Coustouillu !
Ah ! mes amis !… mes amis !… Qu’est-ce que c’est que cet énergumène ?
Calmez-vous ! Calmez-vous !
Ah ! c’est pis qu’à la Chambre !
Monsieur Planteloup !
Encore lui !
Qu’est-ce qu’il vient faire ?
Monsieur Massenay ! vous vous êtes moqué de moi… !
Hein ?
Votre voyage à Calais n’est qu’une balançoire !… Vous avez été bel et bien surpris cette nuit, rue du Colisée, en flagrant délit d’adultère avec l’épouse d’un monsieur Chanal… !
Hein ! C’était lui !
Qu’est-ce que vous dites ?
Eh bien, oui, quoi ? tout le monde le sait !
Tu as été surpris, toi ! Ah ! misérable !
Oh !
C’est bien, monsieur ! n’attendez de moi ni colère ni violence… ! tout est fini entre nous…
Sophie !
Tout ! (À Planteloup.) Suivez-moi ! monsieur le commissaire.
Je suis à vos ordres.
Oh ! (Allant à Coustouillu, comme pour en appeler à lui.) Enfin, voyons… !
L’amant, c’était vous !
Quoi ?
Tiens !
Oh ! (Se rebiffant aussitôt). Ah ! toi par exemple… !
Vous recevrez mes témoins !
Et vous les miens !
Eh bien, tu vois, mon vieux… la main passe !
ACTE QUATRIÈME
ACTE QUATRIÈME
Même décor qu’au premier acte. Quelques modifications seulement dans la disposition des meubles. La petite table-rognon, qui était au fond du théâtre, se trouve au lever du rideau devant et à droite du canapé de gauche. La table de salon, qui était posée perpendiculairement au public, est toujours à la même place mais en biais, le sommet de l’angle vers le public, le côté étroit dans la direction de la cheminée, le côté large dans la direction du piano. À droite de l’angle de la table un fauteuil, devant le côté large, le siège tabouret ; sous la table, le petit tabouret de pied. Le fauteuil qui était au-dessus de la cheminée, de même que celui qui était à l’extrême gauche, ne sont plus sur la scène. En revanche un peu au-dessus et à gauche de la table de droite est une large bergère n’appartenant pas au mobilier. Au pied de la bergère, un coussin est tombé. Sur la grande table, des journaux illustrés. Sur le piano, dans un vase, des fleurs de saison indiquant qu’on est au mois de mai ou de juin.
Scène première
Qu’est-ce qu’elle fait là, celle-là ? c’est pas sa place ! (Il prend la petite table, puis, tout en la portant au fond :) Ah ! là là, là là !
C’est monsieur qui a sonné ?
C’est moi, oui ! (Après un petit temps.) Vous êtes bien sûr que madame doit rentrer ?
Oh ! sûr, monsieur… pour déjeuner. D’ailleurs, madame m’a bien recommandé pour monsieur ; elle m’a dit : « Monsieur mon ancien mari doit venir vers une heure, vous le ferez attendre. »
« Vous » le ferez attendre ? Ou « Je » le ferai attendre ?
« Vous » le ferez attendre.
Deux heures un quart !… Je m’étais pourtant dis : « J’écris que je viendrai à une heure ; en arrivant à une heure et demi, j’ai des chances que… » (S’asseyant sur le tabouret du piano, dos au clavier.) eh ! bien, non ! Il n’y a pas moyen d’être en retard avec madame. Je trouve encore moyen de poser trois quarts d’heure.
Monsieur sait, même du temps de monsieur, madame pour l’heure… !
Oh !
Ça a exaspéré plus d’une fois monsieur !
Moi ?
Non !… Monsieur actuel.
Ah !
Oh !
Oui, eh ! bien, je ne suis pas fâché qu’un autre voie un peu ce que c’est ! (À ce moment, Étienne s’étant baissé pour ramasser le coussin tombé à terre, laisse par sa position apercevoir le sommet de son crâne à Chanal.) Eh ! mais, dites-moi donc, Étienne ; il me semble que vous vous déplumez !
Monsieur est bien bon… (Avec une philosophie douce.) C’est les cheveux qui tombent !
Oui. (Considérant la bergère qu’Étienne a prise par les deux bras et transporte, près et au-dessus de la cheminée.) Tiens ! Qu’est-ce que c’est que cette bergère ?… qu’est-ce qu’elle fait ici ? Elle est du petit salon !
C’est madame qui l’a mise là !
C’est drôle, cette manie de ne jamais laisser les choses à leur place !
Ah ! monsieur, ce qu’on dit ça de fois, nous autres, à l’office ! (Avec amertume.) Mais c’est des choses qu’on est forcé de se dire à soi-même.
Enfin voilà une bergère qui appartient au petit salon… ! (Se levant et traversant la scène.) Ah ! et puis, au fond, je ne sais pas de quoi je me mêle ; ça ne me regarde pas !… Je ne suis pas chez moi ici ! (Il s’est assis sur le tabouret à gauche de la table, le bras gauche appuyé sur celle-ci. Voyant Étienne tout près de lui, pris d’un besoin de lui tirer les vers du nez.) Et… dites-moi !
Monsieur ?
À part ça ; ça… ça va ici ?
Mais… comme ça, monsieur !
Ah ?
J’ai ma femme qui m’a donné un garçon.
Ah ?… aha ? enchanté… Non, je parlais de madame.
Ah ? (Avec indifférence.) Pas mal, monsieur !
Aha ?… tant mieux.
Je peux dire qu’elle a eu une grossesse très dure.
Qui ?
Ma femme.
Ah ! votre… ! bon, bon ! oui, oui !
Un enfant qui est venu avant terme… à cinq mois !
Vraiment ? Oh ! mon pauvre Étienne ! Tant de souffrances pour rien !
Comment, pour rien ! mais il est superbe, monsieur !… Il pesait onze livres en venant au monde.
À… à cinq mois ?
Oui, môssieur ! C’est un cas très rare ! Le médecin a même dit que c’était très heureux qu’il soit né à cette époque ! sans ça, il aurait été trop gros, on n’aurait pas pu l’avoir.
Allons, voyons ! à cinq mois ? vous devez vous tromper.
Oh ! monsieur, impossible !… les dates sont là : ma femme a été pendant dix mois dans le Midi et elle n’est revenu qu’il y a six mois ; ainsi…
Ah !… Ah !… En effet !
Elle était chez ses maîtres, à Montpellier, alors !…
Oui, oui, c’est évident ! si elle était… Qu’est-ce qu’ils font, ses maîtres ?
Il est officier de la remonte.
Aha ?… oui, oui, oui !
Il me ressemble beaucoup.
L’officier !…
Non !… le petit.
Ah ! le petit !… Eh ! bien, mais… c’est bien ça ! c’est une attention ! car enfin… rien ne l’y forçait.
Évidemment ! (Très reconnaissant.) Monsieur est bien bon de s’intéresser à moi.
Oh ! bien, vous savez… en attendant madame !
Ah ! justement, voici madame.
Scène II
Oh ! mon cher, je vous demande pardon. (Décrivant une courbe dans sa marche pour parler à Étienne et sans transition.) Étienne, je meurs ! apportez-moi n’importe quoi sur un plateau, je mangerai ici.
Oui, madame.
Mon pauvre ami, je te… (Elle sourit avec un geste d’excuse, puis se reprenant.) je vous fais toutes mes excuses ! Il y a longtemps que vous êtes là ?
Trois quarts d’heure.
Ah ! tant mieux ! Je craignais de vous avoir fait attendre. (Chanal a un geste des bras et une expression de physionomie comme pour dire : « c’est exquis ! » — Francine tout en se regardant dans la glace.) C’est que avez mal choisi votre jour. Votre lettre m’est arrivée ce matin, et juste, j’avais deux essayages !… et un enterrement… que je n’ai pas pu remettre.
L’enterrement surtout.
Comme vous dites ! (Ayant fini d’arranger ses cheveux, elle s’assied sur le fauteuil à droite de la table, lequel est tourné de façon à faire presque face à Chanal.) Les Duchaumel, vous savez.
Tous ?
Oh ! non pas tous ! vous êtes gourmand, vous !… non, la vieille !… c’est déjà suffisant ! Dix-huit millions qui tombent !
Chanal, avec un geste de la tête de droite à gauche en manière de protestation et un sifflement de la langue contre les dents, mais tout cela de bonne humeur. Ssse !… Cochons, va !… Et c’était beau ?
Ah ! mon cher, à faire rêver !… Trop même ! Ca avait quelque chose d’indécent… dans la joie ; ce n’était plus un enterrement, c’était un gala ! une orgie de fleurs, de musique, de lumière !… il y avait même des feux de bengale à l’église !… verts, oui ! dans des torchères. Vous voyez ça ?
Pas de chandelles romaines ?
Non.
Eh ! eh ! cependant… bénies par le pape !
Oh ! ma foi !
Enfin, quoi ? Il ne manquait que le bouquet.
Absolument. (S’enfonçant bien dans son fauteuil, le corps rejeté en arrière, les coudes au corps, les avants bras sur les manchettes du siège, les mains crispées sur les poignées et avec un mouvement douillet des épaules contre le dossier… regardant Chanal avec un tendre sentiment de bonne affection.) Ah ! mon ami, ça me fait plaisir de vous voir.
Moi aussi.
On a beau dire, voyez-vous : quand on a été mari et femme !… eh ! bien… ça crée des liens.
Comment, si ça en crée ?… mais indissolubles !… la loi a beau rompre, la nature est là qui crie : « C’est pas vrai ! »
Oui.
Mais, au fond, il n’y a que le premier mari qui compte.
Oh ! Taisez-vous ! Si mon mari vous entendait !
S’il m’entendait je ne le dirais pas. (Se levant et sur un ton de plaidoirie, appuyant ses arguments par la suite, de tapes de la main sur la table, il arrivera ainsi à remonter jusqu’au dessus de celle-ci.) Mais la preuve qu’il reste toujours quelque chose, c’est que je suis ici ! Est-ce que c’est ma place ? Est-ce que je devrais y être ? moi, l’ex-époux de la femme remariée !… Car enfin, qu’est-ce que je viens faire ? Vous demander votre signature pour ces titres que nous n’avons pu négocier au moment de notre divorce, et que nous avons laissés indivis jusqu’à aujourd’hui… Évidemment c’est un bon prétexte, mais ça n’est qu’un prétexte ! et ce n’est pas moi qui aurais dû… c’est mon avoué. Eh bien, oui, je sais bien ! Mais je n’ai pas pu résister. Il y a trois jours que je suis à Paris, je me suis dit : il faut que j’en profite pour aller les voir.
Mon bon Alcide.
C’est parfaitement incorrect, contraire à tous les usages, mais bah ! du moment que ni la femme, ni le premier mari, ni le second ne le trouvent mauvais… au diable ceux qui s’en choqueront ! Quant à moi, (Il est redescendu jusque derrière le fauteuil de sa femme ; prenant affectueusement les épaules de celle-ci entre ses deux mains). si ça me fait plaisir de revoir celle qui fut ma femme ! ah ! mais !… de la revoir en bon camarade !
Ah ! mon petit vieux, tu es toujours gentil, toi !
Eh ! là… Eh ! là… eh ! ben ?
Ah ! qu’est-ce que tu veux ? l’habitude !…
Soit ! mais alors il faudrait peut-être demander à Massenay si…
Oh ! bien, tant pis pour lui s’il n’est pas content !… Est-ce qu’il t’a demandé la permission à toi, autrefois, pour… ? hein ?
Ah ! oui, ça !
Et c’était bien plus grave !
Si ça l’était !
Eh bien, alors ?
Mais tu as mille fois raison ! Tutoyons-nous donc !
Ah ! mon pauvre chéri, je regrette bien qu’il ne t’ait pas demandé la permission alors !… parce que tu aurais dit non, évidemment !
Évidemment !
Et je serais encore ta femme à l’heure qu’il est !
Mais oui.
Ah ! Je n’ai pas su t’apprécier, vois-tu… (Appuyant chaque partie de son argument d’autant de tapes sur l’épaule de Chanal.) Si les maris pouvaient laisser leurs femmes avoir un ou deux amants pour leur permettre de comparer, il y aurait beaucoup plus de femmes fidèles !… (Quittant Chanal, elle va jusqu’au canapé puis se retournant.) beaucoup plus !
Bien oui ! ce serait la sagesse, mais tant que le monde sera monde… ! (Allant s’asseoir près d’elle, sur le bras droit du canapé.) Ah ! ça, voyons, mais ça ne va donc pas ici ?
C’est pas drôle tous les jours.
Quoi ? Massenay… ?
Insupportable ! Tout le temps des scènes !… (Sur un ton d’amère ironie, la voix un peu en fausset.) Lui qui était si large d’idées quand c’était toi qui étais en jeu, ah ! bien !… il faut le voir, maintenant qu’il y est pour son compte : ombrageux, jaloux, voyant le mal dans tout !… et sans raison naturellement, comme toujours !… Car enfin, je le suis, fidèle, (Chanal qui écoute avec beaucoup de sérieux, approuve de la tête.) je ne le trompe pas… (Même jeu pour Chanal. Francine croyant lire un doute qui n’existe pas dans les yeux de Chanal.) Je te le dirais, n’est-ce pas ? Je ne me gênerais pas avec toi.
Merci.
Eh bien, je t’avoue qu’il y a des moments, quand il m’a bien poussée à bout, où il me prend des envies de me jeter dans les bras du premier homme que je rencontrerais ! (Se levant et passant.) qu’au moins il soit jaloux pour quelque chose !
Voyons, voyons, Francine !
Et il est bête avec ça ! ici, il ne reçoit plus un ami, parce que c’est des hommes ! (Nerveuse elle remonte, déplace sans motif un objet sur le piano, puis gagne jusqu’à la cheminée, tout cela, en parlant.) comme si ça avait jamais empêché quelque chose quand une femme a ça dans la tête !… tout au plus Coustouillu, parce qu’il n’est pas dangereux.
Ah ! vraiment, Coustouillu… ?
Oui ; après s’être battus ensemble, ils se sont réconciliés à l’occasion de mon mariage ; et comme Coustouillu bafouille plus que jamais, il est tranquille ; (Tout en s’arrangeant machinalement les cheveux devant la glace.) mais vraiment, comme distraction !… (Se retournant à demi, vers Chanal.) Au fait, comment se fait-il que tu n’aies pas vu Émile ? il était donc déjà sorti ?
Je ne sais pas ! Étienne m’a dit qu’il n’était pas là. (Revenant au sujet qui l’intéresse davantage, tandis que Francine, pour occuper ses nerfs, range machinalement sur la cheminée.) Ah ! alors, ça ne va pas !
Tu dis ça comme si ça te faisait plaisir.
Non, non !
Oh !
Et puis au fond, pourquoi mentir ?… Évidemment, je suis chagriné pour toi !… et à côté de ça, je serais tout de même très vexé, si tu venais me dire : Ah ! mon ami ! comme je suis plus heureuse que de ton temps.
Égoïste !
Qu’est-ce que tu veux ? On est un homme !
Scène III
Francine, à Étienne qui se dirige vers la grande table, lui indiquant de la tête, mais sans regarder d’abord, la place près du canapé où était la petite table au lever du rideau.
Non, tenez… mettez-ça sur la table… (S’apercevant que la table n’est plus à la même place.) tiens, où est-elle ?
Quoi donc ?
Ah !… On l’a remise là au fond.
Tiens ?
Ah ! oui, c’est moi !… l’habitude de la voir là.
Toujours maniaque, alors ?
J’ai l’horreur du désordre.
Où est donc monsieur ?
Monsieur a attendu madame pour se mettre à table ; puis comme madame ne venait pas il a pris son chapeau et il est parti sans déjeuner, en disant « Nous allons un peu voir ce que ça signifie ! »
Aha ?… (Rictus amer, puis.) bien !
Monsieur n’avait pas l’air content.
Bon, bon, ça va bien. (changeant de ton.) Eh ! bien, Étienne, vous avez vu Mmonsieur ?…
Oh ! oui, madame.
Chanal, qui toujours sur son tabouret était en train de jeter les yeux sur un journal illustré, relevant la tête en entendant qu’il est question de lui. Comment donc ! nous avons même eu le temps de causer.
Oui, madame ! Ah ! ce que nous avons été heureux de savoir monsieur là !
Merci, Étienne !… Qui, « nous » ?
Mais nous, monsieur ! moi et la cuisinière : Madeleine !
Ah ! Tu as toujours cette bonne Madeleine ?
Toujours.
Oh ! elle serait si contente si elle pouvait voir monsieur !
Mais qu’elle vienne ! (À Francine.) Tu permets ?
Oui, oui !
Ah ! bien, c’est ça qui va lui faire plaisir ! (Parlant à la cantonade, direction gauche.) Venez, Madeleine !… Oui, oui ! vous pouvez ! madame permet. (À Chanal en redescendant un peu et sur un ton d’indulgence.) Elle n’était pas loin ! elle s’était mise là pour si monsieur sortait…
Bonjour, monsieur.
Entrez, ma bonne Madeleine.
Monsieur est bien bon ! Et monsieur va toujours bien ?
Mais comme vous voyez, Madeleine !… et vous ?
Oh ! ça va, monsieur ! Dame, c’est pas comme du temps de monsieur ! (Regardant Francine.) Oh ! c’est pas que monsieur ne soit pas un bon maître ! (À Chanal, avec de la tendresse dans la voix.) Mais c’est égal ! c’est tout de même pas monsieur !… il n’est pas attentionné comme monsieur pour les domestiques ! Monsieur était beaucoup plus gâteux !
Quoi ?
Ça, c’est vrai, monsieur.
Ah !… Vous voulez dire, n’est-ce pas, que je vous gâtais davantage.
Oh ! oui, monsieur !
Oui, oui ! Évidemment ! C’est la même chose ! c’est la même chose !
Allons, c’est bon, Madeleine, maintenant que vous avez vu monsieur !…
Oui, madame.
C’est que je la connais celle-là, si on la laisse bavarder… !
Ah ! bien, madame sait ben… ! On n’a pas si souvent… !
Voulez-vous aller à votre cuisine !
Oui, madame, oui ! (Se retournant vers Chanal.) Au revoir, monsieur.
Au revoir.
Ah !… et dites à Marie…
Marie est sortie, Madame.
Ah ! C’est vrai… Eh ! bien, allez dans ma chambre et apportez-moi ici ma robe que j’avais hier… allez !
Oui madame.
J’ai hâte de quitter cette robe… pour choses tristes !
Scène IV
Ah ! voici monsieur !
Massenay, descendant à demi en scène ; il a son chapeau sur la tête et paraît d’humeur massacrante. Apercevant sa femme, il la regarde par-dessus son épaule puis d’un ton sec. Ah ?… enfin !… (À Étienne lui tendant son chapeau.) vous m’apporterez un peu de viande froide sur un plateau, Étienne !
Oui, monsieur.
Massenay, tout en retirant nerveusement ses gants — il descend vers Chanal comme s’il en appelait à lui et continue son mouvement en courbe de façon à ce que Francine reçoive la fin de son observation. Je n’ai pas encore déjeuné, moi, à l’heure qu’il est !
Eh bien, Massenay ! c’est comme ça qu’on me dit bonjour ?
Bonjour, Chanal. (Revenant à ses moutons.) Je ne sais pas si c’était ainsi de ton temps, mon cher ? mais voilà à quelle heure on peut se mettre à table, avec madame !
Tu n’avais qu’à te mettre à table sans moi.
On n’est pas marié pour prendre ses repas chacun de son côté !
En tout cas, si tu avais été là, il y a assez longtemps que je suis rentrée.
C’est faux ! il y a un quart d’heure ; le concierge me l’a dit.
Ah ! si tu interroges le concierge !
Enfin, où as-tu été ?
Demande au concierge.
Francine !
Quoi ?
Oh !
Allons ! Allons !… Allons, mes enfants ! (se levant.) Vous n’allez pas choisir le jour où je viens, pour vous disputer !
Oh ! il ne choisit pas !
Tu vas me dire, comme toujours, que tu as déjeuné chez ta mère ? (Francine qui a continué de descendre entre la table et la cheminée, hausse les épaules.) Eh ! bien, non ! car je viens, moi, de chez ta mère ! J’ai voulu en avoir le cœur net… et tu n’y as pas déjeuné depuis samedi.
C’est pour m’apprendre ça que tu es sorti ? Tu pouvais aussi bien rester chez toi… Je te ferai remarquer que j’ai déjeuné tous les jours ici ; comme j’ai l’habitude de ne déjeuner qu’une fois… !
Oui, oh !…
Quant à aujourd’hui : voilà un plateau qui m’attend ; si tu avais pris la peine de regarder avant de parler… !
Bon, soit ! C’est possible ! déjeuner ou pas déjeuner, cela importe peu dans l’espèce. Tout ça ne m’explique pas ce que tu peux faire dehors tous les jours jusqu’à des heures indues ?
Oh !
Écoutez, mes enfants !…
Non, pardon !
Je vais chez mon amant, là ! Es-tu content ?
Je commence à le croire.
Quoi ?
Après tout, ce ne serait pas le premier.
Qu’est-ce que tu dis ?
Parfaitement !
Oh !
Moi ? moi, j’ai eu des amants ?
Oui, toi !
Qui ? qui ? nomme m’en un !
Mais… moi !
Oh !
- Elle gagne nerveusement l’extrême gauche, suivie de Chanal qui s’efforce à la calmer.
C’est lui ! lui qui me le reproche !
Il ne s’agit pas de rep… (L’arrivée d’Étienne qui entre avec un plateau servi, lui coupe la parole. — Silence général mais on sent tout le monde tendu. Massenay, les deux mains derrière le dos, arpente la scène jusqu’au fond puis redescend. — Apercevant Étienne pivotant à droite puis à gauche, pour trouver une table où poser son plateau, — avec humeur.) Eh ! bien, c’est fini ! Quand vous aurez fini de valser… posez ça là !
Oui, monsieur. (Sans se rendre compte qu’il est de trop, et que Massenay bout littéralement, il met bien tranquillement de l’ordre sur le plateau, puis :) J’ai mis du sel, de la moutarde…
Bon, bon ! ça va bien !…
Oui, monsieur.
Massenay, qui est remonté derrière Étienne avec des envies de le pousser dehors, redescendant vivement dès qu’il est hors de vue, — reprenant sur le diapason qu’il a quitté. … Il ne s’agit pas de reproches ! Mais je dis que ce que tu as fait pour moi, tu as bien pu le faire pour d’autres.
Voilà ! voilà ! tu l’entends !
Massenay, comment peux-tu… !
Oh ! mon ami, c’est très joli de le faire au beau sentiment ! mais n’empêche qu’on raisonne !… qu’on se dit qu’on n’est pas mieux qu’un autre… et que si une femme a pu une fois… !
Oh !
Parfaitement ! et surtout quand on la voit sortir tous les jours…
Tu sais, mon ami, c’était déjà comme ça de mon temps, alors… !
Ah ! ah ! Elle est bien bonne ! Si tu crois me tranquilliser en me disant cela !… on sait ce qui se passait pendant ce temps-là, n’est-ce pas ? Je peux en parler ; et tu ne t’en doutais pas !… Eh bien, qui me dit qu’il ne s’en passe pas autant sans que je m’en doute ?… Ce n’est pas elle qui viendra me le raconter, bien sûr !
Oh !… (Allant jusqu’à Chanal qui tient le milieu de la scène.) Et voilà comme il me récompense de tout ce que j’ai fait pour lui ! (L’avant-bras gauche sur l’épaule de Chanal.) Quand je pense que j’étais la femme d’un honnête homme, (Du revers de la main droite elle frappe sur la poitrine de Chanal pour l’indiquer.) que pour cet être, j’ai foulé aux pieds le bonheur de cet honnête homme ! (Nouvelle tape dans l’estomac de Chanal.) Je l’ai trompé ! (Id.) Oui, oui ! (Id.) trompé !
Ecoutez, si on ne parlait pas de moi !
Et pourquoi l’as-tu trompé ?
Pourquoi ? Parce que je t’aimais.
Tu m’aimais ?
Oui, je t’aimais !
Oh ! tu m’aimais ! (À Chanal lui indiquant sa femme avec un nouveau haussement d’épaules.) Elle m’aimait !
Oh ! que je goûte peu cette conversation !
Francine, qui dans le même état de nerfs que Massenay a arpenté jusqu’à l’extrême gauche, pivotant pour remonter d’un pas saccadé jusqu’au fond, tandis que son mari, assis sur le tabouret, tournant le dos à sa femme, le coude gauche sur la table et la tête dans sa main, l’écoute les yeux au plafond, la jambe droite agitée d’un mouvement nerveux. Malheureusement je t’aimais ! Je le paye assez cher aujourd’hui. (Descendant entre la cheminée et la table et prenant cette dernière comme tribune.) Le grand tort que nous avons nous autres femmes, c’est, pour amant, de chercher toujours un homme que nous aimons ; alors que la vérité serait d’en chercher un qui nous aime !
Ou de n’en pas chercher du tout.
Ce n’est pas toi que j’aurais dû choisir, c’est Coustouillu ! Coustouillu qui m’aimait ! (En appelant à Chanal.) n’est-ce pas ? (Moue de Chanal.) Qui se rongeait pour moi, lui ! et qui ne m’aurait jamais reproché… lui !… Oh ! non !
Mais va donc le chercher, ton Coustouillu ! mais il est encore temps ! Il est toujours là, tu sais ! tu peux le prendre !
Francine, comme si elle allait sauter à la figure de Massenay, fonçant sur le fauteuil de Chanal et écrasant les épaules de ce dernier sous sa poitrine pour défier son mari de plus près. D’abord, mets-toi bien en tête que je le prendrai si je veux !
Tu l’entends, hein ? Tu l’entends, ta femme !
Oui, et puis, tiens ! je te préviens charitablement : tu joues là un jeu dangereux, mon ami ! (Massenay hausse les épaules, se lève et gagne la gauche avec un air persifleur. Mais Francine qui ne lâche pas prise ainsi, fait par en dessus, le tour de la table pour redescendre aussitôt vers son mari.) À force de corner sans cesse aux oreilles d’une femme qu’elle doit avoir un amant, il arrive qu’elle finit par se familiariser avec cette idée. Et prends garde, quand une femme a ça dans la tête !…
Mais dis donc : « quand elle a ça dans le sang ! »
C’est pour moi que tu dis ça ?
Oui, c’est pour toi ! oui, c’est pour toi !… Courtisane !
Quoi ?
Ah ! (Du plat de la main il donne un violent coup sur la table, traverse la scène en quatre massives enjambées et, arrivé à Massenay, d’un coup sec de la main droite il ramène le revers droit de sa jaquette, de la main gauche le revers gauche, se boutonne d’un air de défi, puis.) En voilà assez !
Massenay, qui sur le coup de poing donné sur la table par Chanal, prévoyant l’altercation, a fait quelques pas vers la droite de façon à se trouver au moment de la provocation près et à droite du piano, toisant Chanal. Quoi ?
Je ne permettrai pas qu’on parle à ma… (Se reprenant.) à ta femme comme ça devant moi.
Oh ! mais pardon, mon petit, hein ? Tant qu’elle a été ta femme et qu’elle a eu des amants, je ne m’en suis pas mêlé.
Comment des amants ?
Je n’en ai eu qu’un.
Qu’un !
C’est un de trop !
Oh !
En tout cas, je t’en prie, maintenant, laisse-moi diriger mon ménage comme je l’entends.
Chanal, obsédé par cette discussion, remonte jusqu’au fond, en se prenant la tête dans les deux mains ; puis, de là, après un gros soupir, avec énergie. Voyons, mes enfants, je vous en supplie !
Ah ! Et puis tiens, tu as raison ! je ne sais pas pourquoi je m’abaisse à discuter !
Mais oui, comment donc !
Comme si vous ne feriez pas mieux de déjeuner !
Absolument !
De manger votre viande, là… tant qu’elle est froide.
C’est vrai ça !… Quand je me serai rendue malade… !
Ce sera une occasion pour dire que c’est de ma faute.
Allons, voyons ! As-tu fini, toi ?
Moi ? Mais qu’est-ce que je fais ? Est-ce que j’ai dit quelque chose ?
Non ! c’est le chat !
C’est elle qui tout de suite s’emporte parce que je me suis permis de demander timidement…
Oh ! timidement !
Si on ne peut plus poser une question maintenant… !
Ah ! mes enfants ! Mes enfants !… Quand on pense que la vie est si courte, et que vous vous la gâchez à plaisir !… (Tous deux, la fourchette d’une main, le couteau de l’autre, lèvent les bras et les yeux au ciel.) Et tout ça pour rien ! (Geste de protestation de part et d’autre ; Chanal répétant avec énergie.) Pour rien ! Si vous pouviez prendre l’habitude de vous expliquer simplement, au lieu de partir tout de suite en guerre…
Ah ! combien de fois je l’ai dit !
Mais à commencer par toi ! (Changeant de ton.) Si tu lui avais demandé simplement : « où as-tu été ? »
C’est ce que j’ai dit : « Où as-tu été ? »
Oh ! pardon ! tu as dit : (Ton bourru.) « Où as-tu été ? » Tandis que si tu avais dit : (Voix sucrée.) Où as-tu été, ma chérie pour rentrer déjeuner, (Appuyant sur le trois.) à trois heures de l’après-midi ?… » Elle t’aurait répondu : « Mon chéri !… » Là, comme deux amours — « J’ai été à l’enterrement des Duchaumel. »
L’en… l’enterrement des Duchaumel ?
Mais oui.
C’était aujourd’hui ?
Mais dame !
Diable ! Je l’ai complètement oublié !
Ha !
Tu… tu m’as inscrit ?
Naturellement, je t’ai inscrit !
C’est bête, ça !…
Eh bien, tu vois… hein ? (Allant à lui et le prenant par la manche de son veston.) Allons, lève-toi !
Comment !
Allons ! Allons !
Mais je n’ai pas fini !
Allez hop ! (Massenay, tout en ronchonnant, obéit ; Chanal pose le plateau sur le piano, puis revenant à Massenay.) Et maintenant vous allez faire la paix.
Ah ! non !
Veux-tu bien ! (Bon gré mal gré, il entraîne Massenay qui a conservé sa serviette dans la main gauche, jusqu’à proximité du canapé ; là, il le lâche pour aller chercher Francine — À Francine.) À toi, maintenant ! (Francine fait un peu de résistance, tout en maugréant la bouche pleine.) Allons, voyons !
Oui, oh ! mais je l’en préviens : un jour ou l’autre ça lui jouera un mauvais tour.
Allons ! fini, hein ? (Il leur met la main dans la main.) Là ! (Les rapprochant l’un de l’autre en les prenant simultanément par la nuque.) Embrassez-vous !
Quand il m’aura poussée à quelque coup de tête, il sera bien avancé !
Là, tu l’entends !
Je le regretterai peut-être après, mais il sera trop tard.
Allons, allons !
Massenay, tout en ronchonnant, enfonçant nerveusement sa serviette qu’il prend pour un mouchoir, dans la poche ad hoc de sa jaquette. Oui, oh ! mais je suis prévenu : j’aurai l’œil.
Oui, oh ! « tu auras l’œil » : juste assez pour n’y voir que du feu !… comme tous les maris ! Il n’y a qu’à voir quand ça arrive : c’est toujours celui-là qu’ils soupçonnent le moins… (Touchant Chanal pour en appeler à lui.) N’est-ce pas, Alcide ?
Oh ! non, je vous en prie, laissez-moi en dehors !
Ah ! la, la, la, la !
Oh ! oui ! Ah ! la, la, la, la.
Scène V.
Qu’est-ce qu’il y a, Madeleine ?
C’est la robe que Madame m’a demandée !
Ah !
Elle n’était pas dans l’armoire, Marie l’avait mise à la lingerie pour la brosser.
Comment, ta robe ? Tu ne vas pas t’habiller ici, je suppose ?
Pourquoi pas ? Il n’y a personne.
Comment, « personne » ? Eh bien, et lui ?
Oh ! lui, il me connaît !
Je ne compte pas, moi.
Tu ne comptes pas ! Tu ne comptes pas !
Monsieur a été assez longtemps le mari de madame !
Ah ! je ne vous demande pas votre avis, à vous !
Ça n’a aucune importance. Allez !
C’est bien ! C’est très bien ! Si tu trouves que c’est convenable !
Tu es jaloux de moi ?
Du tout ! du tout !… Je trouve seulement que dans le salon… ! Enfin, ça va bien, n’en parlons plus ! (Il arpente la scène au fond de long en large, jetant de temps en temps des regards rageurs sur les trois personnages qui ne font pas plus attention à lui que s’il n’existait pas. Madeleine au n°(1), près du piano, aide Francine à se dévêtir. Celle-ci (2), retire tranquillement sa jupe que Madeleine va porter sur le canapé où elle prendra en échange la nouvelle jupe. — Chanal planté toujours à la même place considère cet habillage en badaud et sans la moindre malice. Mais cela suffit à exaspérer Massenay ; une ou deux fois il semble près d’intervenir mais il se retient. Enfin n’y tenant plus, il fait en lui-même : « oh ! non, non ! » puis prenant un brusque parti, il descend au (4)derrière Chanal, le prend par les deux épaules et lui fait faire demi-tour sur place ; cependant ne voulant pas que son acte puisse être mis sur le compte de la jalousie, il prend un air dégagé tandis que Chanal interloqué roule des yeux ahuris.) Et à part ça, mon cher Chanal… ?
— À part, avec un sourire ironique.
Ah ?… bon !
Quoi de neuf ?
Gros malin, va ! (Haut.) Mais… rien !
Ahâ ? (Chanal n’ayant rien d’autre à dire tourne la tête du côté de Francine ; Massenay qui a passé son bras sur l’épaule de Chanal, de façon à ouvrir la main en regard de son cou, lui retourne vivement la tête de son côté d’une pression brusque de la main contre la nuque.) Y a… y a longtemps qu’on ne s’est vu.
Un an !
Eh ! oui ! (Chanal tourne de nouveau la tête, Massenay la lui tourne de la même façon.) Un an !… Moi aussi.
Naturellement.
Naturellement, oui, oui !
Ah ! non je t’en prie, écoute ! laisse ma tête tranquille !
Oh ! pardon.
C’est vrai, ça !
Là, agrafez-moi, Madeleine.
C’est que j’ai peur, madame ; les doigts d’une cuisinière, c’est toujours un peu gras. (À Massenay.) Si monsieur voulait…
Moi ? (À Chanal afin qu’il ne se retourne pas.) Bouge pas !
Oh ! non, lui, il est trop maladroit !
Ah ! bon !… bien, bien !
Tiens, Alcide, veux-tu… ?
Moi ? volontiers.
Oh ! non, non… ! (Il se précipite sur Chanal qu’il fait pirouetter et passer au 4.) Allons ! en voilà assez !
Hein !
Ah ! ça, tu deviens fou ?
Allez ! allez ! mets ton caraco !
Ah ! mais à la fin…!
Allez ! Allez !
Et vous, allez, filez ! emportez tout ça et qu’on ne vous voie plus !
Madeleine, détalant prudemment en emportant les effets retirés par Francine.}} Oui, monsieur, oui !
Ah ! nous allons voir si on va se moquer longtemps de moi ici !
En tous cas, tu fais bien tout ce qu’il faut pour ça.
C’est possible ! Mais je t’ai épousée et tu m’obéiras !
Prends garde ! ne me pousse pas à bout !
Parce que ?
Parce que j’en ai assez ! j’en ai assez ! j’en ai assez !
Oh ! moi aussi, j’en ai assez !
Ah ! C’est comme ça ! Eh ! bien c’est toi qui l’auras voulu !
Oui ! je connais le refrain : tu prendras un amant ! Eh ! bien prends-le donc cet amant, puisque tu en meurs d’envie ! Prends-le une bonne fois et que je te pince ! c’est tout ce que je demande !
C’est bien, tu n’auras pas à me le dire deux fois.
À ton aise !
Mais tu es fou ! On ne défie pas une femme !
Fiche-moi la paix !
Oh !… Mais quel bâton de poulailler !… (Entrant dans le cabinet.) Massenay !… voyons ! Massenay !
Oh ! non, il n’aura pas à me le dire deux fois !… l’imbécile ! l’imbécile ! l’imbécile !
Voici justement madame, monsieur !
Scène VI.
Coustouillu ! Ah ! c’est le ciel qui l’envoie !
Oh ! oh ! Mad… euh !… non… Je… euh ! pardon !
Venez, vous ! j’ai à vous parler.
Hein ? Moi euh… je… quoi ?…
Vous m’aimez, n’est-ce pas ?
Hein ! moi ?… non, non !
Comment, « non, non » ?
Hein ! Euh ! oui ! non ! Je ne sais pas !
C’est bien ! je suis à vous ! faites de moi ce qu’il vous plaira.
Qu’est-ce que vous dites ?
Allez ! Allez ! c’est le moment psychologique : profitez-en !
Eh bien ! quoi donc ? (Pivotant sur les genoux de Coustouillu et le voyant dans cet état.) Ah ! non, mon ami, non ! vous n’allez pas vous trouver mal ? ce n’est pas le moment !
Non… non… Ah ! Francine… Francine ! est-ce possible !
Mais oui ! mais oui !
Ah !
C’est ça ! Allez ! Allez !
Oui.
Allez, allez, c’est ça !
On a sonné ! vite, venez !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Du monde ! venez par là ! nous avons à causer !
Oui ! oui, ah ! Francine. (Dans son emballement, il ne regarde pas où il marche et ses pieds vont rencontrer une chaise qu’il renverse.) Oh !
Mais venez donc voyons ! vous ramasserez cette chaise plus tard !
Oui ! oui ! Ah ! Francine ! Francine !
Viens, toi ! Viens !
Mais quoi ? Quoi ?
Quand je te disais tout à l’heure qu’on ne défie pas une femme !
Oh ! non, mon ami, non je t’en prie ! Si c’est pour me reparler de ma femme… !
Mais voyons !…
Non !… non !
Oh !
Eh ! le voilà !
Belgence !… Ah ! mon ami, entre ! Entre !
Enfin, Massenay, je t’en conjure… !
Oh ! non, mon ami, non ! Tu vois, j’ai un ami à recevoir, ainsi… !
Mais sapristi, quand je te répète que ta femme… !
Oui ? Eh ! bien, je m’en fiche, de ma femme, je te dis ! J’en ai assez ! j’en ai par-dessus la tête !
Mais justement ! Il s’agit de ta tête !
Eh bien, tant mieux ! ne t’occupe pas de ma tête ! et va par là.
Oh !
Massenay, allant à Belgence les mains tendues, et tout en parlant, le ramenant ainsi, les mains dans les mains, en marchant à reculons jusque devant la table de droite, de façon à ce que Belgence vienne s’asseoir sur le tabouret et Massenay sur le fauteuil. Ah ! mon bon Belgence ! Tu m’apparais comme le rayon de soleil ! Mais qu’est-ce que tu es devenu, depuis un an ? M’as-tu assez lâché !
Bien, tu sais, dans la vie… !
Et ma première femme, tu la vois toujours ? Qu’est-ce qu’elle devient ?
Eh bien, mais… !
Massenay, d’affilée et comme un homme qui a tant de choses à dire qu’il ne sait par quel bout commencer, passant d’une idée à l’autre, sans se donner presque le temps de respirer. Ah ! quelle boulette j’ai fait de la quitter ! car enfin nous étions si heureux ! Ah ! Quelle différence jadis et aujourd’hui !… et elle aussi, tu sais, elle a fait une boulette ! elle est bien avancée maintenant, seule dans la vie ! Enfin, ne parlons pas de tout ça ! Le passé est le passé… tout ce que nous dirons ou rien… ! (Sur un tout autre ton.) et qu’est-ce qui t’amène ?
Eh ! bien, voilà : justement, je venais t’annoncer… j’ai l’intention de me marier.
Oh ! mon ami, prends garde !… tu ne sais pas à quel danger tu t’exposes !… si tu tombes mal !… regarde, moi !
Oh ! Mais je ne tombe pas mal.
Oui ! Oh ! ça, mon pauvre vieux, on croit toujours… avant ; et puis quand une fois ça y est !… Connais-tu seulement bien la femme que tu épouses ?
Oh ! oui !
Oho !
Je t’assure !… C’est ta femme !
Hein !
Sophie, ta première femme !
Tu veux épouser ma femme, toi ?
Mais oui, quoi ?
Ah ! ça tu es fou ! et c’est pour m’apprendre ça que tu viens ici ? Mais qu’est-ce qu’il te faut encore ? Tu ne veux pas que je te serve de garçon d’honneur ? Désolé, mon cher, j’ai passé l’âge !
Mais qu’est-ce que tu as ? On dirait que ça te vexe ?
Moi ?… Moi, vexé !
Mais oui !… Tu ne peux cependant pas exiger de Sophie qu’elle se voue éternellement au célibat ?
Mais allez ! allez ! Mariez-vous. Je m’en fiche, moi ! Qu’est-ce que ça me fait ? Vous êtes libres !
Bien oui, je sais bien !… seulement, c’est Sophie… elle a tenu absolument à ce que je vienne te demander ton consentement.
Comment, mon consentement ?
Oui.
Ah ! ça, est-ce qu’elle perd la tête ? Est-ce que je suis son père ? Est-ce que je suis sa mère ? Est-ce que ça me regarde ?
C’est ce que je lui ai dit ; mais c’est sa condition sine qua non.
Sa condition… !
Bien oui, n’est-ce pas ? Comme nous sommes liés tous les deux, elle ne veut pas avoir l’air de t’enlever tes amis.
Non, c’est extraordinaire !
Voyons, ça t’est égal… ! du moment qu’elle n’est plus à toi… que ce soit moi ou un autre ?…
Soit, c’est entendu, là ! Je t’enverrai un papier ! je te donnerai un certificat.
Ah ! c’est ça !… Je vais aller lui dire ça tout de suite ; elle m’attend, en bas, dans une voiture.
Ah ?… (Sur un ton qu’il s’efforce de rendre plus indifférent, en voyant que Belgence s’est retourné à son « ah ».) Ah ! elle est… ?
Oui ! pour ne pas perdre de temps n’est-ce pas… ? Oh ! si au lieu d’écrire… ça ne t’ennuyait pas de descendre deux étages… !
Moi ? Ah ! non, par exemple ! pourquoi donc ? est-ce qu’elle est montée, elle ?
Oh !… elle n’aurait pas osé…
Pourquoi donc ?
Mais… à cause de ta femme.
Francine ? Ah ! ben !… non, mais est-ce qu’elle se gêne, elle, pour m’amener ses maris ?… (Indiquant de la main le cabinet de travail.) J’en ai un ici, tiens, en ce moment.
Ah ? Alors, ça n’aurait pas… ?
Mais, voyons ! quand vous venez en fiancés !
Oh ! si j’avais su…
Écoute, si ça peut t’obliger : veux-tu que je lui fasse demander de ta part… ?
Oh ! ce serait gentil !
Mais voyons ! c’est facile !
C’est tout à fait gentil ! (Le faisant descendre et sur un ton confidentiel.) Et puis, dis donc, écoute : quand elle sera là, si, sans avoir l’air de rien, tu pouvais un peu me faire valoir… citer mes qualités… j’en ai, tu sais !
Ah ? Lesquelles ?
Oh ! t’es rosse !… Tu comprends, c’est des choses que je ne peux pas faire moi-même ; tandis que venant de toi, ça aurait tout de suite un poids… !
Bon, bon, je ferai valoir la marchandise.
Scène VII
Monsieur a sonné ?
Oui… téléphonez au concierge qu’il y a en bas une dame dans une voiture : qu’il la prie de la part de M. Belgence d’avoir la complaisance de monter.
Bien, Monsieur.
Pardon… !
Oh ! non, mon ami, non ! si c’est encore pour me parler de ma femme !
Eh ! non, puisque tu ne veux pas. (Levant la main comme les écoliers.) Un mot… rien qu’un mot !
Eh bien, quoi ? Dis vite.
Eh bien, voilà…
Ah ! (Présentant Chanal (3) à Belgence (1).) M. Chanal !… l’ancien mari de ma femme.
Monsieur !
M. Belgence !… le futur mari de la mienne.
Je vous félicite.
Moi de même.
Et maintenant, quoi ? Qu’est-ce que tu voulais ?
Peu de chose : Je suis là tout seul…
Eh bien, prends un journal ! lis !
C’est ce que je fais, mais quand je lis, j’aime bien fumer… tu n’as rien par là ?… J’ai oublié mes cigarettes…
Mais tu sais bien que je ne fume pas !… Ah ! attends ! dans la crédence, tu sais ! il doit y avoir encore des cigares… même qui viennent de toi.
Ah ! parfait ! merci ! ne vous dérangez pas ! (À Belgence.) Monsieur, tous mes vœux !
Tous mes compliments !
Je te demande pardon, mon cher Belgence…
Comment, c’est moi, au contraire !… (Lui mettant une main sur l’épaule, et de l’autre main lui serrant la main.) Tu sais, je suis profondément touché.
Mais voyons…
Si, si ! je sens bien l’effort que tu t’imposes pour me rendre service ! (Quittant Massenay et descendant un peu.) Car enfin, tu en veux toujours à Sophie.
Moi ? Oh !
Si, si… Et sincèrement ce n’est pas juste… Au fond, Sophie a toujours eu pour toi beaucoup d’affection.
Elle ne l’a pas prouvé.
Bien oui ! on fait souvent des choses dans la vie… ! Tu sais, elle était bien jeune… et puis, on donne un tas d’idées fausses aux jeunes filles dans les familles : on leur parle de la fidélité conjugale… alors, elles s’imaginent que c’est fait pour le mari.
C’est absurde !
Absurde ! (Se levant.) En tout cas, je puis te certifier une chose… c’est que bien des fois elle a regretté devant moi d’avoir été aussi intransigeante avec toi.
Ah !… Oui ?
Bien des fois !
Non, c’est vrai ?
Oui-oui !
Scène VIII.
C’est ici, madame !
Ah !
Vous ! C’est vous !
Le concierge m’a dit…
Oh ! dites-moi ! dites-moi ! est-ce vrai ce que me dit Belgence ? Que vous regrettez… ! que si ç’avait été aujourd’hui… !
Quoi ? Quoi ? De quoi me parlez-vous ?
Belgence… Belgence vient de m’affirmer…
Oui, c’est moi. Je sentais que Massenay avait conservé de l’animosité contre vous… alors, j’ai pensé… je lui ai dit combien souvent vous aviez regretté devant moi votre sévérité d’autrefois.
Hein ?… Mais pourquoi avez-vous dit… ?
Est-ce vrai, voyons ?… Est-ce vrai ?
Mais je ne sais pas !… En tous cas, je ne l’avais pas chargé… !
Oh ! mais alors, pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait ? Pourquoi avoir été si inflexible ?
Hein ?
Pourquoi !
Oui, pourquoi ? Car enfin, est-ce que je méritais tant de rigueur ?… Pour une folie d’un moment ! pour rien !… et cela sans vous demander si je n’allais pas être très malheureux.
Eh ! là, Massenay ! Eh ! là !
Chut ! assez toi ! (À Sophie.) Car enfin vous saviez que je vous aimais.
Oh !
Oh ! vous m’aimiez !
Oui, je vous aimais ! (Nouveau sourire d’incrédulité de la part de Sophie.) Oui, je t’aimais !
Ah ! mais dis donc ! mais je suis là, moi.
Mais tais-toi donc, toi !
Ah ! mais… !
Tu m’aimais ! pas assez pour t’empêcher de chercher des diversions ailleurs.
Eh ! qu’est-ce que ça prouve ?
Oh ! naturellement, pour vous autres hommes, ça ne prouve jamais rien ! Moi, oui ! moi je t’aimais !
Oh !
Pas si profondément, puisque tu as su t’en guérir.
Moi ?
Eh ! oui, puisque ça ne t’empêche pas d’épouser Belgence.
Ah ! mais à la fin.
Belgence ! Mais qu’est-ce que ça prouve ?… Il le sait bien Belgence !… J’ai beaucoup d’affection pour lui, mais… je ne l’aime pas.
C’est vrai ! (Avec une superbe conviction.) Mais alors, tu n’as pas le droit de l’épouser !
Comment, « elle n’a pas le droit » ?
Non, elle n’a pas le droit !
Oh ! mais dis donc, ça n’est pas pour lui dire ça que je t’ai prié de la faire monter !
Ça m’est égal ! (Avec une éloquence persuasive.) En ce moment, c’est ton bonheur que je défends.
Tu appelles ça mon bonheur ?
Oui, ton bonheur !… Et c’est même une chance pour toi que cette explication ait eu lieu aujourd’hui ! (Passant au (2) et allant serrer Sophie contre sa poitrine.) Ça nous a permis de voir que nous nous aimons toujours.
Oh !
Émile !
Oui, nous nous aimons toujours. Et tu sais, quand deux êtres s’aiment, fatalement un jour les rejette dans les bras l’un de l’autre ! et pouvons-nous faire cette peine à un ami comme toi ?
Mais…
Tais-toi !… Évidemment, tu vas être très malheureux !
Oui…
Mais oui ! mais oui ! (Changeant de ton.) Mais nous te devons ça ! (Sur un ton sentencieux.) Mieux vaut te savoir malheureux une bonne fois tout de suite, que de t’exposer à le devenir plus tard.
Non, pardon, mon cher…
Oh ! parbleu ! s’il ne s’agissait que de me sacrifier pour toi, ce serait un plaisir. Mais nous n’avons pas le droit de ne penser qu’à nous ! Nous devons penser, elle à moi ! moi à elle ! Nous n’avons pas le droit d’être égoïstes.
Oh !
N’est-ce pas, ma Sophie ?
Ah ! Émile, pourquoi n’es-tu pas libre !
Oh ! Mais je me ferai libre ! Je t’aime, tu m’aimes, nous nous aimons : je divorce et nous nous remarions.
Ah ! mon Émile !
Ah ! non ! non ! non !
Vous dites ?
Je dis non… non, j’aime mieux m’en aller.
Oh ! mais allez-vous en, mon ami !
Oui.
Personne ne t’a demandé de venir.
Ah ! si j’avais su… !
Ah ! bien merci ?… Je ne vous soupçonnais pas ce caractère.
Comment ?
Autoritaire, jaloux… ? Ah ! bien !… non mais regardez Émile, est-ce qu’il est jaloux, lui ?
Moi ?… Ah ! ben… !
Un mari jaloux ! ah ! non, merci !
Mais enfin, tu me prends ma femme !
Ah ! non, tu es superbe ! Mais c’est toi qui me prends ma femme… et non pas moi qui te prends la tienne. J’étais son mari avant toi !
Absolument.
Quand je pense que tout à l’heure je me dévouais pour son bonheur ! maintenant qu’il s’agit du nôtre, monsieur pense à lui !
Oh ! moi qui vous croyais tant de qualités !
Je vous demande pardon.
Oh ! je ne vous en veux pas : c’est votre caractère !… Seulement je suis heureuse d’avoir appris à vous connaître… (Changeant de ton.) Allons, au revoir, Émile !
Au revoir, Sophie !… À bientôt ?
Oui. (Elle remonte puis se retournant, d’un ton hautain à Belgence.) Vous me reconduisez ?
Ah ?… Je peux tout de même… ?
Mais oui, vous êtes toujours… notre ami.
Ah ? bon…
Allons, au revoir, toi.
Ah !… non !
Non ?… Eh ! mon vieux… à ton aise.
Ah ! non, tu sais… ! tu aurais mieux fait de me dire cela tout de suite !
Ingrat ! (Courant au cabinet où est Chanal et appelant.) Chanal ! Chanal !
Scène IX
Quoi ?
Ah ! mon ami, tu vois un homme éperdument amoureux de sa femme !
De Francine ?
Eh ! non, pas de Francine ! Qu’est-ce que tu me chantes avec Francine ? (Avec ardeur.) Non, de Sophie, de ma première femme !
Hein ?
Ah ! non, merci, Francine ! celle-là, quand je pourrai divorcer… !
Ah ! bien, du train dont vont les choses… !
Quoi, « du train » quel train ?
Quel train ? (Le prenant par la main et le faisant descendre.) Pas plus tard qu’il y a dix minutes, ta femme… là !… avec Coustouillu !
Ah ! là !… Qu’est-ce que tu chantes ? « Coustouillu » ?
Parfaitement ! Il l’étreignait dans ses bras, il la couvrait de baisers.
Coustouillu ? (Riant.) Ah ! tiens tu me fais rire.
Oui, ris, ris, nous verrons bien.
Ah ! et puis tant mieux, après tout, si cela est ! Qu’est-ce que je cherche ? Le divorce : Eh bien, comme ça, ça fera le bonheur de tout le monde. Francine regrettait son Coustouillu, elle pourra l’épouser. (Avec amour.) Et moi, je répouse ma femme.
Hein !… mais tu n’en as pas le droit.
Parce que ?
Eh bien, tant pis pour la loi, si la loi le défend ! C’est elle qui commet une monstruosité en empêchant deux égarés d’un moment de réparer leur erreur ! Au-dessus des lois sociales, il y a les lois de la nature ! et foin de ceux qui s’en choqueront ! nous nous aimerons quand même ! nous serons des époux illégitimes, et voilà tout ! (Apercevant Francine qui arrive de gauche, à mi-voix à Chanal.) Oh ! ma femme ! chut !
Scène X
Eh ! bien, voilà !… j’ai choisi un amant !
Ah ?
Tu as fait tout ce qu’il fallait pour ça ; tu m’as bien poussée à bout… tu n’auras à t’en prendre qu’à toi-même ! Demain, ce sera chose accomplie.
Ah ? c’est demain ?… Tu es bien aimable de me prévenir.
Oui, tu n’en crois pas un mot.
Mais si… mais si !…
Et pourtant, c’est l’exacte vérité !…
Parfait ! Parfait ! Et… quel est celui qui ?
Oh ! Ça c’est mon secret ! Tu ne penses pas que je vais aller te le dire !
Oh ! pardon ! pardon !
Parbleu ! C’est bien ça : c’est Coustouillu !
Ah ! ouat, Coustouillu !
Bien ! bien ! N’empêche que si tu le voyais entrer ne bafouillant plus… et parlant comme tout le monde… !
Monsieur Coustouillu !
Allez, Étienne ! inutile de m’annoncer. (Sans transition tout en descendant vers Massenay et Chanal qui coude à coude l’un contre l’autre le regardent bouche bée.) Bonjour, mon cher Massenay ! Comment ça va aujourd’hui ? Quel temps, hein ! Un soleil radieux ! Je passais devant tes fenêtres, je me suis dit : « Je vais monter lui serrer la main ! » Tu as bonne mine tu sais ! C’est vrai, il a bonne mine.
Il parle !
Tiens, Chanal !… Ah ! bien !… un revenant alors !
Tu parles !
Coustouillu, allant à Francine qui, ayant fait le tour du piano pendant ce qui précède, est redescendue peu à peu à l’angle droit du piano et du canapé. Quant à vous, madame, je vous gardais pour la bonne bouche : la dernière !… Vous allez bien depuis hier ?
Mais faites donc attention, voyons ! vous ne bafouillez plus !…
Ah ! oui ! (Haut et essayant maladroitement de bafouiller.) Hein ? euh ! je… je… parce que le le…
Oui, oui, oui !
Alors, mon cher, euh… !
… Massenay !
Massenay… oui, euh !…
Et puis, je ne sais pas pourquoi tu te remets à bafouiller ? tout à l’heure, quand tu es entré, il semblait que tu étais guéri.
Hein ? euh !… Je vais te dire : depuis quelque temps, je suis un traitement pour ça, et ça va beaucoup mieux ; tiens, tu vois.
Oui, oui, oui !
Mon Dieu, les pauvres !
Mais ce n’est pas tout ça ! Voici ce qui m’amène : je voulais te faire part d’une idée que j’ai eue et savoir si elle t’agrée…
Vraiment ?… Et quoi donc ?
Eh bien voilà : je trouve qu’amis comme nous le sommes, nous demeurons bien loin les uns des autres…
Hein ?
Tu as un entresol à louer… Qu’est-ce que tu dirais de m’avoir pour locataire ?
Toi ?
L’imprudent !
Mais à la bonne heure ! Toi ! Toi ! mais je crois bien ! un ami comme toi ! Parle-moi de ça !
Brave ami !
Non, quel rôle joue-je, mon Dieu ? Quel rôle joue-je ?
Quand veux-tu ça ?
Mais tout de suite… j’emménage demain et je couche après demain.
Et tu couches après demain !… Parfait, parfait !… (Affectant l’air contrarié.) Ah ! diable ! c’est qu’après-demain je ne serai pas là !… (Avec perfidie.) je passe toute la journée jusqu’au lendemain à Rouen.
Ah !
Mais au fait, tu n’as pas besoin de moi ! le concierge sera là pour t’installer.
Oui, oui, ne t’inquiète pas !
Je vais m’occuper de ça tout de suite.
Merci.
Ah ! le malheureux !
Mercredi soir alors ?
Soit !
Qu’est-ce que tu écris là ?
Tiens, lis !
C’est mon bail ?
Oui, oui ! c’est ton bail.
C’est mon bail.
« Monsieur le Procureur de la République !… »
Chut ! Tais-toi !
Mais qu’est-ce que tu comptes faire ?
Tu le demandes ? mais exactement ce que tu as fait pour moi.
Le flagrant délit ?
Ah ! mon cher, je suis de ton école : « le mariage est une partie de baccara… ? » (Désignant Coustouillu.) À lui les cartes ! la main passe !
La main passe ?
La main passe.
Ah !… non, non, ça n’est plus une main !… c’est une muscade !
- ↑ Note : Cette indication n’est mise que pour se conformer à la réalité ; mais de fait, à la scène, comme il pourrait arriver que le dit diaphragme enregistreur ne puisse graver d’une façon distincte les paroles prononcées, il est préférable d’avoir des cylindres gravés d’avance ; dès lors c’est le diaphragme répétiteur que l’on adapte dès le lever du rideau, en s’arrangeant de manière à ne pas le laisser porter sur le cylindre en mouvement, dans les moments où le phonographe est censé enregistrer et au contraire en établissant le contact lorsqu’il s’agira de faire parler l’instrument ; c’est à l’artiste seulement à donner aux moments voulus l’illusion qu’il opère le changement de diaphragme alors qu’en réalité c’est toujours le même qui sert. Il est très important de répéter le plus longtemps possible avec le phonographe qui servira à la représentation afin que le comédien qui a à jouer avec, en possède l’usage absolu, de façon à pouvoir obvier à toute surprise et à tout dérangement.
- ↑ Ne pas se préoccuper du phonographe qui continue à marcher jusqu’à ce qu’il s’arrête de lui-même.
- ↑ Si par hasard le diaphragme était mal placé, et si le phonographe n’attaquait pas tout de suite ou trop avant dans le discours, l’artiste ne devrait pas se démonter, il ajouterait quelques répliques telles que « allons bon qu’est-ce qu’il a ?… » « Eh ! bien, quoi ? il est rouillé ? » ou bien « je le reconnais bien, il n’est jamais pressé ! attends un peu ! » et il irait froidement arranger l’instrument.
- ↑ Il est important, pour donner bien le caractère du rôle, de marquer la distance qui existe entre l’ivresse de l’homme du monde qui est celle d’Hubertin et l’ivresse vulgaire. Hubertin ne doit pas tituber, mais seulement osciller en marchant ; de temps en temps un pied s’accroche dans l’autre mais l’homme reprend tout de suite son équilibre : l’ivresse est surtout dans la tête ; la paupière est lourde, mais le parler est net, jamais traînard, s’embarrasse quelquefois sans tomber jamais dans le pâteux.
- ↑ (Ces trois dernières répliques ne sont là que pour permettre à Hubertin son jeu de scène, sans que Massenay s’y interpose ; par conséquent Hubertin devra enchaîner la réplique suivante avec la précédente sans tenir compte de ce qui se dit pendant ce temps-là.)
- ↑ Avis : pour qu’on entende le bruit du coup de poing, à chaque coup porté par Hubertin le souffleur en donnera le son en se frappant le plat de la main gauche d’un coup de poing de l’autre main.
- ↑ Pour obtenir l’effet plus comique il est bon d’avoir placé là avant le lever du rideau un pantalon beaucoup plus large de ceinture et plus court de jambes que celui d’Hubertin. C’est ce pantalon que Massenay revêtira comme si c’était réellement celui d’Hubertin.
- ↑ Belgence 1 ; Sophie 2 ; Lapige 3 ; Auguste 4, un peu au-dessus ; Planteloup 5 ; Marthe au fond ; le secrétaire à la table.
- ↑ Au fond Lapige (1), Marthe (2), Auguste (3). Sur le devant de la scène, Sophie (1), Massenay (2), Belgence (3), Planteloup (4). Le secrétaire toujours à la même place.
- ↑ Aug. I — M. 2 — H. 3.
- ↑ Les commissionnaires placent successivement les trois malles au fond et un peu en zig-zag, le côté étroit face au public. Massenay se précipite sur la première comme s’il allait l’enlever. Chanal se précipite également pour défendre les malles ; il pousse la seconde contre la première de sorte que Massenay se trouvera emprisonné dans l’angle des deux malles.