La Maison à vapeur/Deuxième partie/1

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 205-213).

LA MAISON À VAPEUR

L’emplacement a été judicieusement choisi. (Page 210.)
DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER

notre sanitarium

« Les incommensurables de la création ! » cette expression superbe, dont le minéralogiste Haüy s’est servi pour qualifier les Andes américaines, ne serait-elle pas plus juste, si on l’appliquait à l’ensemble de cette chaîne de l’Himalaya, que l’homme est encore impuissant à mesurer avec une précision mathématique ?

Tel est le sentiment que j’éprouve à l’aspect de cette région incomparable, au milieu de laquelle le colonel Munro, le capitaine Hod, Banks et moi nous allons séjourner pendant quelques semaines.

« Non seulement ces monts sont incommensurables, nous dit l’ingénieur, mais leur cime doit être regardée comme inaccessible, puisque l’organisme humain ne peut fonctionner à de telles hauteurs, où l’air n’est plus assez dense pour suffire aux besoins de la respiration ! »

Une barrière de roches primitives, granit, gneiss, micaschiste, longue de deux mille cinq cents kilomètres, qui se dresse depuis le soixante-douzième méridien jusqu’au quatre-vingt-quinzième, en couvrant deux présidences, Agra et Calcutta, deux royaumes, le Bouthan et le Népaul ; — une chaîne, dont la hauteur moyenne, supérieure d’un tiers à la cime du Mont-Blanc, comprend trois zones distinctes, la première, haute de cinq mille pieds, plus tempérée que la plaine inférieure, donnant une moisson de blé pendant l’hiver, une moisson de riz pendant l’été ; la deuxième, de cinq à neuf mille pieds, dont la neige fond au retour du printemps ; la troisième, de neuf mille pieds à vingt-cinq mille, couverte d’épaisses glaces, qui, même en la saison chaude, défient les rayons solaires ; — à travers cette grandiose tumescence du globe, onze passes, dont quelques-unes trouent la montagne à vingt mille pieds d’altitude, et qui, incessamment menacées par les avalanches, ravinées par les torrents, envahies par les glaciers, ne permettent d’aller de l’Inde au Thibet qu’au prix de difficultés extrêmes ; — au-dessus de cette crête, tantôt arrondie en larges coupoles, tantôt rase comme la Table du cap de Bonne-Espérance, sept à huit pics aigus, quelques-uns volcaniques, dominant les sources de la Cogra, de la Djumna et du Gange, le Doukia et le Kinchinjunga, qui s’élèvent au delà de sept mille mètres, le Dhiodounga à huit mille, le Dawaghaliri à huit mille cinq cents, le Tchamoulari à huit mille sept cents, le mont Everest, dressant à neuf mille mètres son pic du haut duquel l’œil d’un observateur parcourrait une périphérie égale à celle de la France entière ; — un entassement de montagnes, enfin, que les Alpes sur les Alpes, les Pyrénées sur les Andes, ne dépasseraient pas dans l’échelle des hauteurs terrestres, tel est ce soulèvement colossal, dont le pied des plus hardis ascensionnistes ne foulera peut-être jamais les dernières cimes, et qui s’appelle les monts Himalaya !

Les premiers gradins de ces propylées gigantesques sont largement et fortement boisés. On y trouve encore divers représentants de cette riche famille des palmiers, qui, dans une zone supérieure, vont céder la place aux vastes forêts de chênes, de cyprès et de pins, aux opulents massifs de bambous et de plantes herbacées.

Banks, qui nous donne ces détails, nous apprend aussi que, si la ligne inférieure des neiges descend à quatre mille mètres sur le versant indou de la chaîne, elle se relève à six mille sur le versant thibétain. Cela tient à ce que les vapeurs, amenées par les vents du sud, sont arrêtées par l’énorme barrière. C’est pourquoi, sur l’autre côté, des villages ont pu s’établir jusqu’à une altitude de quinze mille pieds, au milieu de champs d’orge et de prairies magnifiques. À en croire les indigènes, il suffit d’une nuit pour qu’une moisson d’herbe tapisse ces pâturages !

Dans la zone moyenne, paons, perdrix, faisans, outardes, cailles, représentent la gent ailée. Les chèvres y abondent, les moutons y foisonnent. Sur la haute zone, on ne rencontre plus que le sanglier, le chamois, le chat sauvage, et l’aigle est seul à planer au-dessus de rares végétaux, qui ne sont plus que les humbles échantillons d’une flore arctique.

Mais ce n’était pas là de quoi tenter le capitaine Hod. Pourquoi ce Nemrod serait-il venu dans la région himalayenne, s’il ne s’était agi que de continuer son métier de chasseur au gibier domestique ? Très heureusement pour lui, les grands carnassiers, dignes de son Enfield et de ses balles explosives, ne devaient pas faire défaut.

En effet, au pied des premières rampes de la chaîne, s’étend une zone inférieure, que les Indous appellent la ceinture du Tarryani. C’est une longue plaine déclive, large de sept à huit kilomètres, humide, chaude, à végétation sombre, couverte de forêts épaisses, dans lesquelles les fauves cherchent volontiers refuge. Cet Eden du chasseur qui aime les fortes émotions de la lutte, notre campement ne le dominait que de quinze cents mètres. Il était donc facile de redescendre sur ce terrain réservé, qui se gardait tout seul.

Ainsi, il était probable que le capitaine Hod visiterait les gradins inférieurs de l’Himalaya plus volontiers que les zones supérieures. Là, pourtant, même après le plus humoriste des voyageurs, Victor Jacquemont, il reste encore à faire d’importantes découvertes géographiques.

« On ne connaît donc que très imparfaitement cette énorme chaîne ? demandai-je à Banks.

– Très imparfaitement, répondit l’ingénieur. L’Himalaya, c’est comme une sorte de petite planète, qui s’est collée à notre globe, et qui garde ses secrets.

– On l’a parcourue, cependant, répondis-je, on l’a fouillée autant que cela a été possible !

– Oh ! les voyageurs himalayens n’ont pas manqué ! répondit Banks. Les frères Gérard de Webb, les officiers Kirpatrik et Fraser, Hogdson, Herbert, Lloyd, Hooker, Cunningham, Strabing, Skinner, Johnson, Moorcroft, Thomson Griffith, Vigne, Hügel, les missionnaires Huc et Gabet, et plus récemment les frères Schlagintweit, le colonel Wangh, les lieutenants Reuillier et Montgomery, à la suite de travaux considérables, ont fait connaître dans une large mesure la disposition orographique de ce soulèvement. Néanmoins, mes amis, bien des desiderata restent à réaliser. La hauteur exacte des principaux pics a donné lieu à des rectifications sans nombre. Ainsi, autrefois, le Dwalaghiri était le roi de toute la chaîne ; puis, après de nouvelles mesures, il a dû céder la place au Kintchindjinga, qui paraît être détrôné maintenant par le mont Everest. Jusqu’ici, ce dernier l’emporte sur tous ses rivaux. Cependant, au dire des Chinois, le Kouin-Lun, — auquel, il est vrai, les méthodes précises des géomètres européens n’ont pas encore été appliquées, — dépasserait quelque peu le mont Everest, et ce ne serait plus dans l’Himalaya qu’il faudrait chercher le point le plus élevé de notre globe. Mais, en réalité, ces mesures ne pourront être considérées comme mathématiques que le jour où on les aura obtenues barométriquement, et avec toutes les précautions que comporte cette détermination directe. Et comment les obtenir, sans emporter un baromètre à la pointe extrême de ces pics presque inaccessibles ? Or, c’est ce qui n’a encore pu être fait.

— Cela se fera, répondit le capitaine Hod, comme se feront, un jour, les voyages au pôle sud et au pôle nord !

— Évidemment !

— Le voyage jusque dans les dernières profondeurs de l’Océan !

— Sans aucun doute !

— Le voyage au centre de la terre !

— Bravo, Hod !

— Comme tout se fera ! ajoutai-je.

— Même un voyage dans chacune des planètes du monde solaire ! répondit le capitaine Hod, que rien n’arrêtait plus.

— Non, capitaine, répondis-je. L’homme, simple habitant de la terre, ne saurait en franchir les bornes ! Mais s’il est rivé à son écorce, il peut en pénétrer tous les secrets.

— Il le peut, il le doit ! reprit Banks. Tout ce qui est dans la limite du possible doit être et sera accompli. Puis, lorsque l’homme n’aura plus rien à connaître du globe qu’il habite…

— Il disparaîtra avec le sphéroïde qui n’aura plus de mystères pour lui, répondit le capitaine Hod.

— Non pas ! reprit Banks. Il en jouira en maître, alors, et il en tirera un meilleur parti. Mais, ami Hod, puisque nous sommes dans la contrée himalayenne, je vais vous indiquer à faire, entre autres, une curieuse découverte qui vous intéressera certainement.

— De quoi s’agit-il, Banks ?

— Dans le récit de ses voyages, le missionnaire Huc parle d’un arbre singulier, que l’on appelle au Thibet « l’arbre aux dix mille images ». Suivant la légende indoue, Tong Kabac, le réformateur de la religion bouddhiste, aurait été changé en arbre, quelque mille ans après que la même aventure fut arrivée à Philémon, à Baucis, à Daphné, ces curieux êtres végétaux de la flore mythologique. La chevelure de Tong Kabac serait devenue le feuillage de cet arbre sacré, et, sur ces feuilles, le missionnaire affirme avoir vu, — de ses yeux vu, — des caractères thibétains, distinctement formés par les traits de leurs nervures.

— Un arbre qui produit des feuilles imprimées ! m’écriai-je.

— Et sur lesquelles on lit des sentences de la plus pure morale, répondit l’ingénieur.

— Cela vaut la peine d’être vérifié, dis-je en riant.

— Vérifiez-le donc, mes amis, répondit Banks. S’il existe de ces arbres dans la partie méridionale du Thibet, il doit s’en trouver aussi dans la zone supérieure, sur le versant sud de l’Himalaya. Donc, pendant vos excursions, cherchez ce… comment dirai-je ?… ce « sentencier »…

— Ma foi non ! répondit le capitaine Hod. Je suis ici pour chasser, et je n’ai rien à gagner au métier d’ascensionniste !

— Bon, ami Hod ! reprit Banks. Un audacieux grimpeur tel que vous fera bien quelque ascension dans la chaîne ?

— Jamais ! s’écria le capitaine.

— Pourquoi donc ?

— J’ai renoncé aux ascensions !

— Et depuis quand ?…

— Depuis le jour où, après y avoir vingt fois risqué ma vie, répondit le capitaine Hod, je suis parvenu à atteindre le sommet du Vrigel, dans le royaume de Bouthan. On affirmait que jamais être humain n’avait foulé du pied la cime de ce pic ! J’y mettais donc quelque amour-propre ! Enfin, après mille dangers, j’arrive au faîte, et que vois-je ? ces mots gravés sur une roche : « Durand, dentiste, 14, rue Caumartin, Paris ! » Depuis lors, je ne grimpe plus ! »…

Brave capitaine ! Il faut pourtant avouer qu’en nous racontant cette déconvenue, Hod faisait une si plaisante grimace, qu’il était impossible de ne pas rire de bon cœur !

J’ai parlé plusieurs fois des « sanitariums » de la péninsule. Ces stations, situées dans la montagne, sont très fréquentées, pendant l’été, par les rentiers, les fonctionnaires, les négociants de l’Inde, que dévore l’ardente canicule de la plaine.

Au premier rang, il faut nommer Simla, située sur le trente et unième parallèle et à l’ouest du soixante-quinzième méridien. C’est un petit coin de la Suisse, avec ses torrents, ses ruisseaux, ses chalets agréablement disposés sous l’ombrage des cèdres et des pins, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Après Simla, je citerai Dorjiling, aux maisons blanches, que domine le Kinchinjinga, à cinq cents kilomètres au nord de Calcutta, et à deux mille trois cent mètres d’altitude, près du quatre-vingt-sixième degré de longitude et du vingt-septième degré de latitude, — une situation ravissante dans le plus beau pays du monde.

D’autres sanitariums se sont aussi fondés en divers points de la chaîne himalayenne.

Et maintenant, à ces stations fraîches et saines, que rend indispensables ce brûlant climat de l’Inde, il convient d’ajouter notre Steam-House. Mais celle-là nous appartient. Elle offre tout le confort des plus luxueuses habitations de la péninsule. Nous y trouverons, dans une zone heureuse, avec les exigences de la vie moderne, un calme que l’on chercherait vainement à Simla ou à Dorjiling, où les Anglo-Indiens abondent.

L’emplacement a été judicieusement choisi. La route, qui dessert la portion inférieure de la montagne, se bifurque à cette hauteur pour relier quelques bourgades éparses dans l’est et dans l’ouest. Le plus rapproché de ces villages est à cinq milles de Steam-House. Il est occupé par une race hospitalière de montagnards, éleveurs de chèvres et de moutons, cultivateurs de riches champs de blé et d’orge.

Grâce au concours de notre personnel, sous la direction de Banks, il n’a fallu que quelques heures pour organiser un campement, dans lequel nous devons séjourner pendant six ou sept semaines.

Un des contreforts, détaché de ces capricieux chaînons qui contreboutent l’énorme charpente de l’Himalaya, nous a offert un plateau doucement ondulé, long d’un mille environ sur un demi-mille de largeur. Le tapis de verdure qui le recouvre est une épaisse moquette d’une herbe courte, serrée, plucheuse, pourrait-on dire, et pointillée d’un semis de violettes. Des touffes de rhododendrons arborescents, grands comme de petits chênes, des corbeilles naturelles de camélias, y forment une centaine de houppes d’un effet charmant. La nature n’a pas eu besoin des ouvriers d’Ispahan ou de Smyrne pour fabriquer ce tapis de haute laine végétale. Quelques milliers de graines, apportées par le vent du midi sur ce terrain fécond, un peu d’eau, un peu de soleil, ont suffi à faire ce tissu moelleux et inusable.

Une douzaine de groupes d’arbres magnifiques se développent sur ce plateau. On dirait qu’ils se sont détachés, comme des irréguliers, de l’immense forêt qui hérisse les flancs du contrefort, en remontant sur les chaînons voisins, à une hauteur de six cents mètres. Cèdres, chênes, pendanus à longues feuilles, hêtres, érables, se mêlent aux bananiers, aux bambous, aux magnolias, aux caroubiers, aux figuiers du Japon. Quelques-uns de ces géants étendent leurs dernières branches à plus de cent pieds au-dessus du sol. Ils semblent avoir été disposés en cet endroit pour ombrager quelque habitation forestière. Steam-House, venue à point, a complété le paysage. Les toits arrondis de ses deux pagodes se marient heureusement à toute cette ramure variée, branches raides ou flexibles, feuilles petites et frêles comme des ailes de papillons, larges et longues comme des pagaies polynésiennes. Le train des voitures a disparu sous un massif de verdure et de fleurs. Rien ne décèle la maison mobile, et il n’y a plus là qu’une habitation sédentaire, fixée au sol, faite pour n’en plus bouger.

En arrière, un torrent, dont on peut suivre le lacet argenté jusqu’à plusieurs mille pieds de hauteur, coule à droite du tableau sur le flanc du contrefort, et se précipite dans un bassin naturel qu’ombrage un bouquet de beaux arbres.

De ce bassin, le trop-plein s’échappe en ruisseau, court à travers la prairie, et finit en une cascade bruyante, qui tombe dans un gouffre dont la profondeur échappe au regard.

Voici comment Steam-House a été disposée pour la plus grande commodité de la vie commune et le plus parfait agrément des yeux.

Si l’on se porte à la crête antérieure du plateau, on le voit dominer d’autres croupes moins importantes du soubassement de l’Himalaya, qui descendent en gigantesques gradins jusqu’à la plaine. Le recul est suffisant pour permettre au regard de l’embrasser dans tout son ensemble.

À droite, la première maison de Steam-House est placée obliquement, de telle sorte que la vue de l’horizon du sud est ménagée aussi bien au balcon de la vérandah qu’aux fenêtres latérales du salon, de la salle à manger et des cabines de gauche. De grands cèdres planent au-dessus et se découpent vigoureusement en noir sur le fond éloigné de la grande chaîne, que tapisse une neige éternelle.

À gauche, la seconde maison est adossée au flanc d’un énorme rocher de granit, doré par le soleil. Ce rocher, autant par sa forme bizarre que par sa couleur chaude, rappelle ces gigantesques « plum-puddings » de pierre, dont parle M. Russell-Killough dans le récit de son voyage à travers l’Inde méridionale. De cette habitation, réservée au sergent Mac Neil et à ses compagnons du personnel, on ne voit que le flanc. Elle est placée à vingt pas de l’habitation principale, comme une annexe de quelque pagode plus importante. À l’extrémité de l’un des toits qui la couronnent, un petit filet de fumée bleuâtre s’échappe du laboratoire culinaire de monsieur Parazard. Plus à gauche, un groupe d’arbres, à peine détachés de la forêt, remonte sur l’épaulement de l’ouest, et forme le plan latéral de ce paysage.

Au fond, entre les deux habitations, se dresse un gigantesque mastodonte. C’est notre Géant d’Acier. Il a été remisé sous un berceau de grands pendanus. Avec sa trompe relevée, on dirait qu’il en « broute » les branches supérieures. Mais il est stationnaire. Il se repose, bien qu’il n’ait nul besoin de repos. Maintenant, inébranlable gardien de Steam-House, comme un énorme animal antédiluvien, il en défend l’entrée, à l’amorce de cette route par laquelle il a remorqué tout ce hameau mobile.

Par exemple, si colossal que soit notre éléphant, — à moins de le détacher par la pensée de la chaîne qui se dresse à six mille mètres au-dessus du plateau, — il ne paraît plus rien avoir de ce géant artificiel dont la main de Banks a doté la faune indoue.

« Une mouche sur la façade d’une cathédrale ! » dit le capitaine Hod, non sans un certain dépit.

Et rien n’est plus vrai. Il y a, en arrière, un bloc de granit, dans lequel on taillerait aisément mille éléphants de la grandeur du nôtre, et ce bloc n’est qu’un simple gradin, une des cent marches de cet escalier qui monte jusqu’à la crête de la chaîne et que le Dwalaghiri domine de son pic aigu.

Parfois, le ciel de ce tableau s’abaisse à l’œil de l’observateur. Non seulement les hautes cimes, mais la crête moyenne de la chaîne, disparaissent un instant. Ce sont d’épaisses vapeurs qui courent sur la zone moyenne de l’Himalaya et embrument toute sa partie supérieure. Le paysage se rapetisse, et, alors, par un effet d’optique, on dirait que les habitations, les arbres, les croupes voisines, et le Géant d’Acier lui-même, reprennent leur grandeur réelle.

Il arrive aussi que, poussés par certains vents humides, les nuages, moins élevés encore, se déroulent au-dessous du plateau. L’œil ne voit plus alors qu’une mer moutonnante de nuées, et le soleil provoque à leur surface d’étonnants jeux de lumière. En haut, comme en bas, l’horizon a disparu, et il semble que nous soyons transportés dans quelque région aérienne, en dehors des limites de la terre.

Mais le vent change, une brise du nord, se précipitant par les brèches de la chaîne, vient balayer tout ce brouillard, la mer de vapeurs se condense presque instantanément, la plaine remonte à l’horizon du sud, les sublimes projections de l’Himalaya se profilent à nouveau sur le fond nettoyé du ciel, le cadre du tableau retrouve sa grandeur normale, et le regard, dont rien ne limite plus la portée, saisit tous les détails d’une vue panoramique sur un horizon de soixante milles.