La Maison à vapeur/Deuxième partie/13

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 385-392).

CHAPITRE XIII

géant d’acier !


Au bruit de cette détonation, lady Munro était tombée évanouie dans les bras de son mari.

Sans perdre un instant, le colonel s’élança à travers l’esplanade, suivi de Goûmi. L’Indou, armé de son large couteau, eut en un instant raison du gardien ahuri que la détonation avait remis sur ses pieds. Puis, tous deux se jetèrent dans l’étroit sentier qui conduisait au chemin de Ripore.

Sir Edward Munro et Goûmi avaient à peine franchi la poterne que la troupe de Nana Sahib, brusquement réveillée, envahissait le plateau.

Il y eut là, parmi les Indous, un moment d’hésitation qui pouvait être favorable aux fugitifs.

En effet, Nana Sahib passait rarement la nuit entière dans la forteresse. La veille, après avoir fait attacher le colonel Munro à la bouche du canon, il était allé rejoindre quelques chefs de tribus du Goundwana, qu’il ne visitait jamais au grand jour. Mais c’était l’heure à laquelle il rentrait ordinairement, et il ne pouvait tarder à reparaître.

Kâlagani, Nassim, les Indous, les Dacoits, plus de cent hommes, étaient prêts à se lancer à la poursuite du prisonnier. Une pensée les retenait encore. Ce qui s’était passé, ils l’ignoraient absolument. Le cadavre de l’Indou, qui avait été préposé à la garde du colonel, ne pouvait rien leur apprendre.

Or, de toutes les probabilités, il devait résulter ceci pour eux : c’est que, par une circonstance fortuite, le feu avait été mis au canon, avant l’heure fixée pour le supplice, et que du prisonnier il ne restait plus maintenant que d’informes débris !

La fureur de Kâlagani et des autres se manifesta par un concert de malédictions. Ni Nana Sahib ni aucun d’eux n’auraient donc cette joie d’assister aux derniers moments du colonel Munro !

Mais le nabab n’était pas loin. Il avait dû entendre la détonation. Il allait revenir en toute hâte à la forteresse. Que lui répondrait-on, lorsqu’il demanderait compte du prisonnier qu’il y avait laissé ?

De là, chez tous, une hésitation, qui avait donné aux fugitifs le temps de prendre quelque avance, avant d’avoir été aperçus.

Aussi, sir Edward Munro et Goûmi, pleins d’espoir, après cette miraculeuse délivrance, descendaient-ils rapidement le sinueux sentier. Lady Munro, bien qu’évanouie, ne pesait guère aux bras vigoureux du colonel. Son serviteur était là, d’ailleurs, pour lui venir en aide.

Cinq minutes après avoir passé la poterne, tous deux étaient à moitié chemin du plateau et de la vallée. Mais le jour commençait à se faire, et les premières blancheurs de l’aube pénétraient déjà jusqu’au fond de l’étroite gorge.

De violents cris éclatèrent alors au-dessus de leur tête.

Penché au-dessus du parapet, Kâlagani venait d’apercevoir vaguement la silhouette des deux hommes qui fuyaient. L’un de ces hommes ne pouvait être que le prisonnier de Nana Sahib !

« Munro ! C’est Munro ! » cria Kâlagani, ivre de fureur.

Et, franchissant la poterne, il se jeta à sa poursuite, suivi de toute sa bande.

« Nous avons été aperçus ! dit le colonel, sans ralentir son pas.

— J’arrêterai les premiers ! répondit Goûmi. Ils me tueront, mais cela vous donnera peut-être le temps de gagner la route !

— Ils nous tueront tous les deux, ou nous leur échapperons ensemble ! » s’écria Munro.

Le colonel et Goûmi avaient hâté leur marche. Arrivés sur la partie inférieure du sentier, déjà moins raide, ils pouvaient courir. Il ne s’en fallait plus que d’une quarantaine de pas qu’ils eussent atteint le chemin de Ripore, qui aboutissait à la grande route, et sur lequel la fuite leur deviendrait plus facile.

Mais, plus facile aussi serait la poursuite. Chercher un refuge, c’était inutile. Tous deux auraient été bientôt découverts. Donc, nécessité de distancer les Indous, et, en outre, de sortir avant eux du dernier défilé des Vindhyas.

La résolution du colonel Munro fut aussitôt prise. Il ne retomberait pas vivant aux mains de Nana Sahib. Celle qui venait de lui être rendue, il la frapperait du poignard de Goûmi, plutôt que de la livrer au nabab, et de ce poignard il se frapperait ensuite !

Tous deux avaient alors une avance de près de cinq minutes. Au moment où les premiers Indous franchissaient la poterne, le colonel Munro et Goûmi entrevoyaient déjà le chemin auquel se reliait le sentier, et la grande route n’était qu’à un quart de mille.

« Hardi, maître ! disait Goûmi, prêt à faire au colonel un rempart de son corps. Avant cinq minutes, nous serons sur la route de Jubbulpore !

— Dieu fasse que nous y trouvions du secours ! » murmura le colonel Munro.

Les clameurs des Indous devenaient de plus en plus distinctes. Au moment où les fugitifs débouchaient sur le chemin, deux hommes, qui marchaient rapidement, arrivaient au bas du sentier. Il faisait assez jour alors pour que l’on pût se reconnaître, et deux noms, comme deux cris de haine, se répondirent à la fois :

« Munro !

– Nana Sahib ! »

Le nabab, au bruit de la détonation, était accouru et remontait en toute hâte à la forteresse. Il ne pouvait comprendre pourquoi ses ordres avaient été exécutés avant l’heure.

Un Indou l’accompagnait, mais, avant que cet Indou n’eût pu faire ni un pas ni même un geste, il tombait aux pieds de Goûmi, mortellement frappé de ce couteau qui avait coupé les liens du colonel.

« À moi ! cria Nana Sahib, appelant toute la troupe qui descendait le sentier.

— Oui, à toi ! » répondit Goûmi.

Et, plus prompt que l’éclair, il se jeta sur le nabab. Son intention avait été, — du moins s’il ne parvenait pas à le tuer du premier coup, — de lutter du moins avec lui, de manière à donner au colonel Munro le temps de gagner la route ; mais la main de fer du nabab avait arrêté la sienne, et son couteau venait de lui échapper.

Furieux de se sentir désarmé, Goûmi saisit alors son adversaire à la ceinture, et, le serrant sur sa poitrine, il l’emporta dans ses bras vigoureux, décidé à se précipiter avec lui dans le premier abîme qu’il rencontrerait.

Cependant, Kâlagani et ses compagnons, se rapprochant, allaient atteindre l’extrémité inférieure du sentier, et alors plus d’espérance de pouvoir leur échapper !

« Encore un effort ! répéta Goûmi. Je tiendrai bon pendant quelques minutes, en me faisant un bouclier de leur nabab ! Fuyez, maître, fuyez sans moi ! »

Mais trois minutes à peine séparaient maintenant les fugitifs de ceux qui les poursuivaient, et le nabab appelait Kâlagani d’une voix étouffée.

Tout à coup, à vingt pas en avant, des cris retentirent.

« Munro ! Munro ! »

Banks était là, sur le chemin de Ripore, avec le capitaine Hod, Maucler, le sergent Mac Neil, Fox, Parazard, et, à cent pas d’eux, sur la grande route, le Géant d’Acier, lançant des tourbillons de fumée, les attendait avec Storr et Kâlouth !

Après la destruction de la dernière maison de Steam-House, l’ingénieur et ses compagnons n’avaient plus qu’un parti à prendre : utiliser comme véhicule l’éléphant que la bande des Dacoits n’avait pu détruire. Donc, juchés sur le Géant d’Acier, ils avaient aussitôt quitté le lac Puturia et remonté la route de Jubbulpore. Mais, au moment où ils passaient devant le chemin qui menait à la forteresse, une formidable détonation avait retenti au-dessus de leurs têtes, et ils s’étaient arrêtés.

Un pressentiment, un instinct, si l’on veut, les avait poussés à se lancer sur ce chemin. Qu’espéraient-ils ? Ils n’auraient pu le dire.

Toujours est-il que, quelques minutes après, le colonel était devant eux, qui leur criait :

« Sauvez lady Munro !

— Et tenez bon Nana Sahib, le vrai ! » s’écria Goûmi.

Il avait, dans un dernier effort de furie, jeté à terre le nabab, à demi suffoqué, dont se saisirent le capitaine Hod, Mac Neil et Fox.

Puis, sans demander aucune explication, Banks et les siens rejoignirent le Géant d’Acier sur la route.

Par ordre du colonel, qui voulait le livrer à la justice anglaise, Nana Sahib fut attaché sur le cou de l’éléphant. Quant à lady Munro, on la déposa dans la tourelle, et son mari prit place à ses côtés. Tout à sa femme, qui commençait à reprendre ses sens, il épiait en elle quelque lueur de raison. L’ingénieur et ses compagnons s’étaient hissés rapidement sur le dos du Géant d’Acier.

« À toute vitesse ! » cria Banks.

Il faisait jour alors. Un premier groupe d’Indous apparaissait déjà à une centaine de pas en arrière. À tout prix il fallait atteindre, avant eux, le poste avancé du cantonnement militaire de Jubbulpore, qui commande le dernier défilé des Vindhyas.

Le Géant d’Acier avait abondamment eau, combustible, tout ce qui était nécessaire pour le maintenir en pression et lui donner son maximum de vitesse. Mais, sur cette route aux tournants brusques, il ne pouvait se lancer en aveugle.

Les cris des Indous redoublaient alors, et toute la troupe gagnait visiblement sur lui.

« Il faudra se défendre, dit le sergent Mac Neil.

– Nous nous défendrons ! » répondit le capitaine Hod.

Il restait encore une douzaine de coups à tirer. Donc, nécessité de ne pas perdre une seule balle, car les Indous étaient armés, et il importait de les tenir à distance.

Le capitaine Hod et Fox, leur carabine à la main, se postèrent sur la croupe de l’éléphant, un peu en arrière de la tourelle. Goûmi, en avant, le fusil à l’épaule, se tenait de manière à pouvoir tirer obliquement. Mac Neil, près de Nana Sahib, un revolver d’une main, un poignard de l’autre, était prêt à le frapper, si les Indous arrivaient jusqu’à lui. Kâlouth et Parazard, devant le foyer, le chargeaient de combustible. Banks et Storr dirigeaient la marche du Géant d’Acier. La poursuite durait déjà depuis dix minutes. Deux cents pas, au plus, séparaient les Indous, Banks et les siens. Si ceux-là allaient plus vite, l’éléphant artificiel pouvait aller plus longtemps qu’eux. Toute la tactique consistait donc à les empêcher de gagner de l’avant.

En ce moment, une dizaine de coups de feu éclatèrent.

Les balles passèrent en sifflant au-dessus du Géant d’Acier, sauf une, qui le frappa à l’extrémité de sa trompe.

« Ne tirez pas ! Il ne faut tirer qu’à coup sûr ! cria le capitaine Hod. Ménageons nos balles ! Ils sont encore trop loin ! »

Banks, voyant alors devant lui un mille de route qui se développait presque en ligne droite, ouvrit largement le régulateur, et le Géant d’Acier, accroissant sa vitesse, laissa la bande de plusieurs centaines de pas en arrière.

« Hurrah ! hurrah pour notre Géant ! s’écria le capitaine Hod, qui ne pouvait se contenir ! Ah ! les canailles ! Ils ne l’auront pas ! »

Mais, à l’extrémité de cette partie rectiligne de la route, une sorte de défilé montant et sinueux, dernier col du revers méridional des Vindhyas, allait nécessairement retarder la marche de Banks et de ses compagnons. Kâlagani et les autres, le sachant bien, n’abandonnèrent pas leur poursuite.

Le Géant d’Acier eut rapidement atteint cet étranglement du chemin, qui se glissait entre deux hauts talus rocheux.

Il fallut alors ralentir la vitesse et ne plus avancer qu’avec une extrême précaution. Par suite de ce retard, les Indous regagnèrent tout le terrain perdu. S’ils n’avaient plus l’espoir de sauver Nana Sahib, qui était à la merci d’un coup de poignard, du moins ils vengeraient sa mort.

Bientôt, de nouvelles détonations éclatèrent, mais sans atteindre aucun de ceux qu’emportait le Géant d’Acier.

« Cela va devenir sérieux ! dit le capitaine Hod, en épaulant sa carabine. Attention ! »

Goûmi et lui firent feu, simultanément. Deux des Indous les plus rapprochés, frappés en pleine poitrine, tombèrent sur le sol.

« Deux de moins ! dit Goûmi, en rechargeant son arme.

– Deux pour cent ! s’écria le capitaine Hod. Ce n’est pas assez ! Il faut leur prendre plus cher que cela ! »

Et les carabines du capitaine et de Goûmi, auxquelles se joignit le fusil de Fox, atteignirent mortellement trois autres Indous.

Mais, à s’avancer à travers ce sinueux défilé, on n’allait pas vite. En même temps qu’elle se rétrécissait, la route, on le sait, offrait une rampe très prononcée. Pourtant, encore un demi-mille, et la dernière rampe des Vindhyas serait franchie, et le Géant d’Acier déboucherait à cent pas d’un poste, presque en vue de la station de Jubbulpore !

Les Indous n’étaient pas gens à reculer devant le feu du capitaine Hod et de ses compagnons. Leur vie ne comptait plus quand il s’agissait de sauver ou de venger Nana Sahib ! Dix, vingt d’entre eux tomberaient sous les balles, mais quatre-vingts seraient encore là pour se jeter sur le Géant d’Acier et avoir raison de la petite troupe, à laquelle il servait de citadelle roulante ! Aussi redoublèrent-ils d’efforts afin de rejoindre ceux qu’ils poursuivaient.

Kâlagani n’ignorait pas, d’ailleurs, que le capitaine Hod et les siens devaient en être à leurs dernières cartouches, et que bientôt fusils et carabines ne seraient plus que des armes inutiles entre leurs mains.

En effet, les fugitifs avaient épuisé la moitié des munitions qui leur restaient, et ils allaient être dans l’impossibilité de se défendre.

Cependant, quatre coups de feu retentirent encore, et quatre Indous tombèrent.

Il ne restait plus au capitaine Hod et à Fox que deux coups à tirer.

À ce moment, Kâlagani, qui s’était ménagé jusque-là, se porta en avant plus que la prudence ne le voulait.

« Ah ! toi ! je te tiens ! » s’écria le capitaine Hod, en le visant avec le plus grand calme.

La balle ne quitta la carabine du capitaine que pour aller frapper le traître au milieu du front. Ses mains s’agitèrent un instant, il tourna sur lui-même et tomba.

À cet instant, l’extrémité sud du défilé apparut. Le Géant d’Acier fit un suprême effort. Une dernière fois, la carabine de Fox se fit entendre. Un dernier Indou roula à terre.

Mais les Indous s’aperçurent presque aussitôt que le feu avait cessé, et ils se lancèrent à l’assaut de l’éléphant, dont ils n’étaient plus qu’à cinquante pas.

« À terre ! à terre ! » cria Banks.

Oui ! En l’état des choses, mieux valait abandonner le Géant d’Acier, et courir vers le poste qui n’était plus éloigné.

Le colonel Munro, emportant sa femme dans ses bras, prit pied sur la route.

Le capitaine Hod, Maucler, le sergent et les autres avaient immédiatement sauté à terre.

Seul, Banks était resté dans la tourelle.

« Et ce gueux ! » s’écria le capitaine Hod, en montrant Nana Sahib, attaché au cou de l’éléphant.

— Laisse-moi faire, mon capitaine ! » répondit Banks d’un ton singulier.

Puis, donnant un dernier tour au régulateur, il descendit à son tour.

Tous s’enfuirent alors, le poignard à la main, prêts à vendre chèrement leur vie.

Cependant, sous la poussée de la vapeur, le Géant d’Acier, bien qu’abandonné à lui-même, continuait à remonter la rampe ; mais, n’étant plus dirigé, il vint buter contre le talus gauche du chemin, comme un bélier qui veut faire tête, et, s’arrêtant brusquement, il barra presque entièrement la route.

Banks et les siens en étaient déjà à une trentaine de pas, lorsque les Indous se jetèrent en masse sur le Géant d’Acier, afin de délivrer Nana Sahib.

Soudain, un fracas épouvantable, égal aux plus violents coups de tonnerre, secoua les couches d’air avec une indescriptible violence.

Banks, avant de quitter la tourelle, avait lourdement chargé les soupapes de l’appareil. La vapeur atteignit donc une tension extrême, et, lorsque le Géant d’Acier buta contre la paroi de roc, cette vapeur, ne trouvant plus d’issue par les cylindres, fit éclater la chaudière, dont les débris se dispersèrent en toutes directions.

« Pauvre Géant ! s’écria le capitaine Hod, mort pour nous sauver ! »