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La Maison Tellier (recueil, Conard 1908)/Ma Femme

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La Maison TellierLouis Conard, libraire-éditeur (p. 265-276).


MA FEMME.



’était à la fin d’un dîner d’hommes, d’hommes mariés, anciens amis, qui se réunissaient quelquefois sans leurs femmes, en garçons, comme jadis. On mangeait longtemps, on buvait beaucoup ; on parlait de tout, on remuait des souvenirs vieux et joyeux, ces souvenirs chauds qui font, malgré soi, sourire les lèvres et frémir le cœur. On disait :

— Te rappelles-tu, Georges, notre excursion à Saint-Germain avec ces deux fillettes de Montmartre ?

— Parbleu ! si je me le rappelle.

Et on retrouvait des détails, et ceci et cela, mille petites choses, qui faisaient plaisir encore aujourd’hui.

On vint à parler du mariage, et chacun dit avec un air sincère : « Oh ! si c’était à recommencer !… » Georges Duportin ajouta : « C’est extraordinaire comme on tombe là dedans facilement. On était bien décidé à ne jamais prendre femme ; et puis, au printemps on part pour la campagne ; il fait chaud ; l’été se présente bien ; l’herbe est fleurie ; on rencontre une jeune fille chez des amis… vlan ! c’est fait. On revient marié. »

Pierre Létoile s’écria : « Juste ! c’est mon histoire, seulement j’ai des détails particuliers… »

Son ami l’interrompit : « Quant à toi ne te plains pas. Tu as bien la plus charmante femme du monde, jolie, aimable, parfaite ; tu es, certes, le plus heureux de nous. »

L’autre reprit :

— Ce n’est pas ma faute.

— Comment ça ?

— C’est vrai que j’ai une femme parfaite ; mais je l’ai bien épousée malgré moi.

— Allons donc !

— Oui… Voici l’aventure. J’avais trente-cinq ans, et je ne pensais pas plus à me marier qu’à me pendre. Les jeunes filles me semblaient insipides et j’adorais le plaisir.

Je fus invité, au mois de mai, à la noce de mon cousin Simon d’Erabel, en Normandie. Ce fut une vraie noce normande. On se mit à table à cinq heures du soir ; à onze heures on mangeait encore. On m’avait accouplé, pour la circonstance, avec une demoiselle Dumoulin, fille d’un colonel en retraite, jeune personne blonde et militaire, bien en forme, hardie et verbeuse. Elle m’accapara complètement pendant toute la journée, m’entraîna dans le parc, me fit danser bon gré mal gré, m’assomma.

Je me disais : « Passe pour aujourd’hui, mais demain je file. Ça suffit. »

Vers onze heures du soir les femmes se retirèrent dans leurs chambres ; les hommes restèrent à fumer en buvant, ou à boire en fumant, si vous aimez mieux.

Par la fenêtre ouverte on apercevait le bal champêtre. Rustres et rustaudes sautaient en rond, en hurlant un air de danse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violonistes et une clarinette placés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments ; et la frêle musique, déchirée par les voix déchaînées, semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de notes éparpillées.

Deux grandes barriques, entourées de torches flambantes, versaient à boire à la foule. Deux hommes étaient occupés à rincer les verres ou les bols dans un baquet pour les tendre immédiatement sous les robinets d’où coulaient le filet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur ; et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ils préféraient. Sur une table on trouvait du pain, du beurre, des fromages et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps à autre ; et sous le champ de feu des étoiles, cette fête saine et violente faisait plaisir à voir, donnait envie de boire aussi au ventre de ces grosses futailles et de manger du pain ferme avec du beurre et un oignon cru.

Un désir fou me saisit de prendre part à ces réjouissances, et j’abandonnai mes compagnons.

J’étais peut-être un peu gris, je dois l’avouer ; mais je le fus bientôt tout à fait.

J’avais saisi la main d’une forte paysanne essoufflée, et je la fis sauter éperdument jusqu’à la limite de mon haleine.

Et puis je bus un coup de vin et je saisis une autre gaillarde. Pour me rafraîchir ensuite, j’avalai un plein bol de cidre et je me remis à bondir comme un possédé.

J’étais souple ; les gars, ravis, me contemplaient en cherchant à m’imiter ; les filles voulaient toutes danser avec moi et sautaient lourdement avec des élégances de vaches.

Enfin, de ronde en ronde, de verre de vin en verre de cidre, je me trouvai, vers deux heures du matin, pochard à ne plus tenir debout.

J’eus conscience de mon état et je voulus gagner ma chambre. Le château dormait, silencieux et sombre.

Je n’avais pas d’allumettes et tout le monde était couché. Dès que je fus dans le vestibule, des étourdissements me prirent ; j’eus beaucoup de mal à trouver la rampe ; enfin, je la rencontrai par hasard, à tâtons, et je m’assis sur la première marche de l’escalier pour tâcher de classer un peu mes idées.

Ma chambre se trouvait au second étage, la troisième porte à gauche. C’était heureux que je n’eusse pas oublié cela. Fort de ce souvenir, je me relevai, non sans peine, et je commençai l’ascension, marche à marche, les mains soudées aux barreaux de fer pour ne point choir, avec l’idée fixe de ne pas faire de bruit.

Trois ou quatre fois seulement mon pied manqua les degrés et je m’abattis sur les genoux ; mais, grâce à l’énergie de mes bras et à la tension de ma volonté, j’évitai une dégnngolade complète.

Enfin, j’atteignis le second étage et je m’aventurai dans le corridor, en tâtant les murailles. Voici une porte ; je comptais : « Une » ; mais un vertige subit me détacha du mur et me fit accomplir un circuit singulier qui me jeta sur l’autre cloison. Je voulus revenir en ligne droite. La traversée fut longue et pénible. Enfin je rencontrai la côte que je me mis à longer de nouveau avec prudence et je trouvai une autre porte. Pour être sûr de ne pas me tromper, je comptai encore tout haut : « Deux » ; et je me remis en marche. Je finis par trouver la troisième. Je dis : « Trois, c’est moi » et je tournai la clef dans la serrure. La porte s’ouvrit. Je pensai, malgré mon trouble : « Puisque ça s’ouvre c’est bien chez moi. » Et je m’avançai dans l’ombre après avoir refermé doucement.

Je heurtai quelque chose de mou : ma chaise longue. Je m’étendis aussitôt dessus.

Dans ma situation, je ne devais pas m’obstiner à chercher ma table de nuit, mon bougeoir, mes allumettes. J’en aurais eu pour deux heures au moins. Il m’aurait fallu autant de temps pour me dévêtir ; et peut-être n’y serais-je pas parvenu. J’y renonçai.

J’enlevai seulement mes bottines ; je déboutonnai mon gilet qui m’étranglait, je desserrai mon pantalon, et je m’endormis d’un invincible sommeil.

Cela dura longtemps, sans doute. Je fus brusquement réveillé par une voix vibrante qui disait, tout près de moi : « Comment, paresseuse, encore couchée ? Il est dix heures, sais-tu ?

Une voix de femme répondit : « Déjà ! J’étais si fatiguée d’hier. »

Je me demandais avec stupéfaction ce que voulait dire ce dialogue.

Où étais-je ? Qu’avais-je fait ?

Mon esprit flottait, encore enveloppé d’un nuage épais.

La première voix reprit : « Je vais ouvrir tes rideaux. »

Et j’entendis des pas qui s’approchaient de moi. Je m’assis tout à fait éperdu. Alors une main se posa sur ma tête. Je fis un brusque mouvement. La voix demanda avec force : « Qui est là ? » Je me gardai bien de répondre. Deux poignets furieux me saisirent. À mon tour j’enlaçai quelqu’un et une lutte effroyable commença. Nous nous roulions, renversant les meubles, heurtant les murs.

La voix de femme criait effroyablement : « Au secours, au secours ! »

Des domestiques accoururent, des voisins, des dames affolées. On ouvrit les volets, on tira les rideaux. Je me colletais avec le colonel Dumoulin !

J’avais dormi auprès du lit de sa fille.


Quand on nous eut séparés, je m’enfuis dans ma chambre, abruti d’étonnement. Je m’enfermai à clef et je m’assis, les pieds sur une chaise, car mes bottines étaient demeurées chez la jeune personne.

J’entendais une grande rumeur dans tout le château, des portes ouvertes et fermées, des chuchotements, des pas rapides.

Au bout d’une demi-heure on frappa chez moi. Je criai : « Qui est là ? » C’était mon oncle, le père du marié de la veille. J’ouvris.

Il était paie et furieux et il me traita durement : « Tu t’es conduit chez moi comme un manant, entends-tu ? » Puis il ajouta d’un ton plus doux : « Comment, bougre d’imbécile, tu te laisses surprendre à dix heures du matin ! Tu vas t’endormir comme une bûche dans cette chambre au lieu de t’en aller aussitôt… aussitôt après. »

Je m’écriai : « Mais mon oncle, je vous assure qu’il ne s’est rien passé… Je me suis trompé de porte, étant gris. »

Il haussa les épaules : « Allons ne dis pas de bétises. » Je levai la main : « Je vous le jure sur mon honneur. » Mon oncle reprit : « Oui, c’est bien. C’est ton devoir de dire cela. »

À mon tour, je me fâchai, et je lui racontai toute ma mésaventure. Il me regardait avec des yeux ébahis, ne sachant pas ce qu’il devait croire.

Puis il sortit conférer avec le colonel.

J’appris qu’on avait formé aussi une espèce de tribunal de mères, auquel étaient soumises les différentes phases de la situation.

Il revint une heure plus tard, s’assit avec des allures de juge, et commença : « Quoi qu’il en soit, je ne vois pour toi qu’un moyen de te tirer d’affaires, c’est d’épouser Mlle Dumoulin. »

Je fis un bond d’épouvante :

— Quant à ça, jamais par exemple !

Il demanda gravement : « Que comptes-tu donc faire ? »

Je répondis avec simplicité : « Mais… m’en aller, quand on m’aura rendu mes bottines. »

Mon oncle reprit : « Ne plaisantons pas, s’il te plaît. Le colonel est résolu à te brûler la cervelle dès qu’il t’apercevra. Et tu peux être sûr qu’il ne menace pas en vain. J’ai parlé d’un duel, il a répondu : « Non, je vous dis que je lui brûlerai la cervelle. »

« Examinons maintenant la question à un autre point de vue.

« Ou bien tu as séduit cette enfant et, alors, c’est tant pis pour toi, mon garçon, on ne s’adresse pas aux jeunes filles.

« Ou bien tu t’es trompé étant gris, comme tu le dis. Alors c’est encore tant pis pour toi. On ne se met pas dans des situations aussi sottes. De toute façon, la pauvre fille est perdue de réputation, car on ne croira jamais à des explications d’ivrogne. La vraie victime, la seule victime là dedans, c’est elle. Réfléchis. »

Et il s’en alla pendant que je lui criais dans le dos : — « Dites tout ce que vous voudrez. Je n’épouserai pas. »

Je restai seul encore une heure.

Ce fut ma tante qui vint à son tour. Elle pleurait. Elle usa de tous les raisonnements. Personne ne croyait à mon erreur. On ne pouvait admettre que cette jeune fille eût oublié de fermer sa porte à clef dans une maison pleine de monde. Le colonel l’avait frappée. Elle sanglotait depuis le matin. C’était un scandale terrible, ineffaçable.

Et ma bonne tante ajoutait : « Demande-la toujours en mariage ; on trouvera peut-être moven de te tirer d’affaires en discutant les conditions du contrat. »

Cette perspective me soulagea. Et je consentis à écrire ma demande. Une heure après je repartais pour Paris.

Je fus avisé le lendemain que ma demande était agréée.

Alors, en trois semaines, sans que j’aie pu trouver une ruse, une défaite, les bans furent publiés, les lettres de faire part envoyées, le contrat signé, et je me trouvai, un lundi matin, dans le chœur d’une église illuminée, à côté d’une jeune fille qui pleurait, après avoir déclaré au maire que je consentais à la prendre pour compagne… jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.

Je ne l’avais pas revue, et je la regardais de côté avec un certain étonnement malveillant. Cependant, elle n’était pas laide, mais pas du tout. Je me disais : « En voilà une qui ne rira pas tous les jours. »

Elle ne me regarda point une fois jusqu’au soir, et ne me dit pas un mot.

Vers le milieu de la nuit, j’entrai dans la chambre nuptiale avec l’intention de lui faire connaître mes résolutions, car j’étais le maître maintenant.

Je la trouvai, assise dans un fauteuil, vêtue comme dans le jour, avec les yeux rouges et le teint pâle. Elle se leva dès que j’entrai et vint à moi gravement :

« Monsieur, me dit-elle, je suis prête à faire ce que vous ordonnerez. Je me tuerai si vous le désirez. »

Elle était jolie comme tout dans ce rôle héroïque, la fille du colonel. Je l’embrassai, c’était mon droit.

Et je m’aperçus bientôt que je n’étais pas volé.

Voilà cinq ans que je suis marié. Je ne le regrette nullement encore.


Pierre Létoile se tut. Ses compagnons riaient. L’un d’eux dit : « Le mariage est une loterie ; il ne faut jamais choisir les numéros, ceux de hasard sont les meilleurs. »

Et un autre ajouta pour conclure : « Oui, mais n’oubliez pas que le dieu des ivrognes avait choisi pour Pierre. »

Maufrigneuse.


Ma Femme a paru dans le Gil Blas du 5 décembre 1882.