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La Maison aux phlox/1/6

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 46-51).


Romance et réalité

Après cette rencontre, Gabrielle, amusée, mais regrettant les chimères de son adolescence, s’est remémoré ce soir du passé où elle avait entendu pour la première fois ce nom : Gilbert Longpré.

Au fond de sa mémoire elle a revu nettement la chambre bleue de ses cousines et le coucher de soleil coulant ses rayons au-dessus des toits et des cheminées, jusqu’à cette grande fenêtre du quatrième, près de laquelle elle s’était assise.

Elle avait alors quinze ans. Elle portait encore l’uniforme noir à rabat blanc des élèves de couvent. Une fois par semaine, elle soupait chez ses cousines qui habitaient près de l’Université. Elles se rendaient au cours ensemble, et c’était plus commode.

Les cousines avaient aux yeux de Gabrielle un grand prestige ; elles sortaient avec des jeunes gens, elles allaient au bal ; la guerre battait son plein et elles étaient marraines de soldats. Elles lisaient à Gabrielle les lettres de leurs héroïques filleuls.

Ce soir là, elles rangeaient des paperasses, de vieux portraits. Gabrielle examina une photo qui ressemblait à un tableau : une tête de jeune fille si belle, si touchante, qu’elle l’admira un long moment.

— Ah ! tiens, dit une des cousines, je ne savais pas que nous avions un portrait d’Anne. Pauvre petite Anne.

— Pourquoi pauvre petite Anne ?

— Elle est morte, alors qu’elle était fiancée et heureuse. Tu la trouves belle sur cette photo ? Elle l’était en réalité beaucoup plus.

Les cousines, rappelant leurs souvenirs, racontèrent l’idylle, sans deviner l’émoi que soulevait en Gabrielle leur récit. Jamais, depuis qu’à treize ans, elle avait lu la Main de velours et le Missel de grand-mère, Gabrielle n’avait été aussi attendrie. Son imagination amplifiait tout. Elle en avait les larmes aux yeux. Cette histoire n’était pas une histoire inventée : elle avait été vécue et elle finissait tristement. Jamais mort plus cruelle n’avait anéanti pareil bonheur.

Anne avait connu son fiancé sur le paquebot, au retour d’un voyage d’Europe. Peut-on trouver un cadre plus propice à la naissance d’un amour ? Tout de suite, Gabrielle réentendit ces vers d’une chanson qu’elle se chantait souvent en songeant à l’avenir :

Toi que j’ai rencontrée au bord des flots amers,
Inconnue,
Toi qui pour te bercer au rythme de mes vers,
M’es venue,
Voici que je t’adore… etc.

Cette chanson avait donc été vécue ?

Le fiancé d’Anne aurait pu l’écrire lui-même, car, perfection suprême, il était poète.

— Est-il beau, demanda Gabrielle.

— Je ne l’ai vu que de loin. Il est grand et brun.

Gabrielle ordonnait à mesure les matériaux du roman : très grand, très brun, poète, revenant d’Europe. Elle le voyait, le visage bronzé, lisse, une moustache fine, des lèvres rouges, des dents blanches ; délicat, galant, le sourire tendre et souvent grave, cependant ; car il était un peu plus âgé que la jolie jeune fille, afin d’être gentiment paternel avec elle. Dieu ! quelle idylle parfaite. Gabrielle aimait et pleurait les deux héros que la mort avait séparés.

— L’hiver, nous les voyions patiner ensemble. Lui devait d’abord s’établir à Québec ; à son retour de Paris, il avait modifié ses plans. À cause d’elle, il était venu à Montréal.

Gabrielle enregistrait chaque détail. Elle écoutait la voix de sa cousine et en elle, la voix de son âge émerveillé en disait plus long encore, nuançait, poétisait. Elle les voyait patiner la main dans la main ; elle voyait le sourire heureux de la belle jeune fille ; ses cheveux blonds moussaient sous un béret de velours noir, elle levait tendrement les yeux vers son prince charmant. Lui se penchait vers elle. Deux visages enchantés devant l’avenir ouvert devant eux comme un coffre magique contenant des joies inépuisables. Gabrielle les imaginait encore marchant serrés l’un contre l’autre, dans un beau paysage de neige et sous un lumineux clair de lune ; elle voyait leurs silhouettes dressées en noir sur un couchant rouge.

Un couchant rouge comme celui dont les rayons passaient par-dessus le gris des toits et entraient dans la chambre bleue…

Pourquoi l’enfance était-elle une route si ennuyeuse et si longue ? pensait Gabrielle en calculant le temps que durerait encore son âge ingrat.

La petite Anne allait franchir, au bras de son prince charmant, le seuil de la maison du bonheur, quand, ô pitié, elle était morte.

— Elle est morte en un mois. Il allait la voir tous les jours ; il lui apportait les plus belles fleurs. On dit qu’il est inconsolable.

— Inconsolable, répétait Gabrielle.

Elle regardait toujours le petit portrait.

Le roman était fini.

— Comment s’appelle-t-il, lui ?

— Gilbert Longpré.

— Quel beau nom !

Le soleil s’était couché. Sa cousine tourna le commutateur, la chambre bleue sembla toute différente. Gabrielle fut tirée brusquement du rêve d’amour.


Et ce soir, en sortant de l’église, elle demandait à son mari sans attacher d’importance à la réponse :

— Quel est donc ce pauvre homme si défraîchi que je vois toujours dans le banc devant nous ?

Il n’a pas hésité. Il savait de qui il s’agissait, il a dit :

— Mais c’est Longpré, Gilbert Longpré.

Gabrielle échappa son manchon, les bras lui tombèrent le long du corps et elle s’exclama :

— Ah ! mon Dieu !

Grand. Brun. Être grand et brun, c’était être beau, avait-elle pensé. Elle se mit à rire :

— Non, mais tout de même…

Elle interrogea de nouveau son mari. Elle apprit que Gilbert Longpré était marié, qu’il avait des enfants. Son aîné était justement le meilleur ami de leur Jean.

Gabrielle ne revenait pas de sa surprise. Elle n’était plus la jeune fille romanesque d’autrefois, elle comprenait fort bien qu’un fiancé inconsolable puisse se marier un jour. Mais elle s’amusait au souvenir du beau jeune homme qu’elle avait inventé de toutes pièces : grand, brun, poète, les yeux noirs, les joues bronzées, la moustache irrésistible ! tandis qu’elle trouvait un monsieur chauve, râpé, mité, les yeux pochés, sans moustache, la bouche laide et l’air de s’ennuyer et d’ennuyer les autres ! Et s’il était encore poète, il ne chantait plus à personne ses chansons, sûrement, avec une tête pareille.

Alors, Gabrielle loua les desseins mystérieux de la Providence :

— La belle petite fiancée a bien fait de mourir…

Mais il est vrai, pensa-t-elle ensuite, qu’elle serait aujourd’hui, comme moi sans doute, un peu popote, un peu boulotte… Ah ! la vie, ce qu’elle dépoétise !