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La Maison aux phlox/2/1

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 69-72).


Beaux après midi du dimanche

L’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche. —
Marcel Proust

Ces deux petites filles, en vérité, pouvaient passer pour sottes. Sur la véranda d’une grande maison, en haut de la colline rocheuse que l’on atteignait du village par un trottoir coupé de degrés, elles avaient tourné le dos au paysage, à la nature, et placé leurs chaises pour ne plus voir que le mur beige qui sentait le soleil.

L’une était en blanc, l’autre en jaune ; ou l’une en rose, l’autre en bleu, car l’une était blonde, l’autre brune. Amies, cousines, elles se disaient jumelles, ayant vu le jour la même année. Elles avaient quinze ans, cet été-là, si je me souviens bien, peut-être un peu moins.

Et ces dimanches après-midi, c’était bien entendu, il n’y avait rien à faire. On ne les troublerait pas. Les vêpres n’étaient que le soir. Le repas de midi achevé, elles tournaient avec délices le dos au monde et à ses pompes, au ciel bleu, aux arbres verts, qu’elles aimaient pourtant comme des êtres, et à la rivière qui coulait charmante, poétique et azurée…

L’une à côté de l’autre, les pieds sur le mur beige, enfoncées dans leurs grandes chaises, elles partaient, s’envolaient comme sur un chariot ailé, à des distances infinies…

Je les ai vues s’émouvoir, se passionner des aventures d’Arsène Lupin ; je les ai vues se pâmer à cette brise si touchante qui passe dans Les Bouffons de Zamacoïs. Je les ai vues, cruelles parce qu’elles étaient si jeunes, se réjouir que dans Seule, la petite fille de seize ans, enlève à l’amoureuse de vingt-six, un fiancé d’abord retrouvé. Je les ai vues dévorer littéralement Mon cousin Guy, se figurer avec exaltation qu’elles étaient elles-mêmes Arlette ; que leur robe blanche flottait au vent ; qu’elles couraient sur les rochers de Biarritz ; qu’une mer de rêve grondait à leurs pieds.

Leur cœur battait plus vite. Leur peau rosissait davantage aux joues ; leurs lèvres s’entr’ouvraient sur leurs dents si blanches et encore si neuves.

Je les ai vues se lisant tout bas les vers de l’Aiglon, de Cyrano, de la Princesse lointaine ; ou rêvant à la musique tendre des Vaines tendresses. Tout cela était si beau. La vie contiendrait tout cela, leur donnerait autrement tout cela. Un jour, elles seraient pour quelqu’un des princesses lointaines. Pas tout de suite. Ce temps était reculé. Mieux valait. C’était si bon d’attendre, d’espérer. C’était la Porte d’or, au loin, à l’horizon. Jusqu’à cette porte s’allongeait une avenue où elles s’avançaient en rêvant, en riant, l’enthousiasme, l’ardeur, illuminant leurs yeux.




Et les beaux après-midi du dimanche passaient. Soudain, un enfant sortait de la maison en criant : « Souper ! »

Elles répondaient : « Va-t-en donc ! », incrédules, certaines qu’il voulait les mystifier.

Leurs yeux qui n’avaient pas quitté les petites lignes noires de leurs livres de tout l’après-midi, s’écarquillaient. Elles voyaient jaune, gris ; des rondelles lumineuses bougeaient drôlement sur les choses. Puis elles retrouvaient la véritable couleur du temps. Ce n’était plus celle de midi, c’était la fin du grand jour ; six heures.

Si elles n’avaient pas terminé leur roman, elles protestaient mais se consolaient vite en se communiquant leurs impressions sur la fin heureuse ou malheureuse des différentes idylles.

Deux vieilles demoiselles montaient, revenant de l’église, les degrés du trottoir, à l’assaut de la colline. Tous les jours, fidèles comme l’horloge, elles sonnaient ainsi à leur façon l’heure du souper.

L’une des petites disait :

— Il est bien six heures. Voilà la betterave.

La betterave, parce qu’elle avait toujours le même chapeau rouge foncé.

— Et elle monte toujours les marches du même pied, disait l’autre.

Et elles se moquaient tout en replaçant leurs chaises.

Le soir, quand la lampe était allumée, nos jouvencelles chantaient de toute leur âme :

Ô doux printemps d’autrefois,
Vertes prairies,
Vous avez fui pour toujours,
En emportant mon bonheur…

Leur grand’mère grommelait :

— Vous ne trouverez peut-être pas cela si drôle, quand ce sera vrai, mes petites.

Mais les petites n’écoutaient que d’une oreille et chantaient du même cœur heureux, les mêmes paroles tristes…

Elles étaient sûres que c’était vrai pour tout le monde, mais que pour elles, le printemps serait éternel.

Hélas ! ô beaux dimanches du passé…