La Maison aux phlox/4/4

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 210-212).


Souhait

Je voudrais habiter la campagne, — une maison aux larges fenêtres à espagnolettes, qu’on ouvre à deux battants, pour recevoir tout le vent du matin, tout l’air de la nuit ; pour voir sous un ciel très bleu, matinal, les ramures des arbres dressées, toutes couvertes de givre, brillantes comme de géants candélabres en cristal.

Je voudrais être très tranquille ; je voudrais, mes soucis endormis ou en allés, n’avoir plus qu’à lire, qu’à écrire.

Ma table de travail serait près d’une fenêtre d’où je verrais une rue blanche, une rue de village calme, dominée, bénite, — et moi avec ! — par un clocher.

Personne ou à peu près ne dérangerait de son ombre mouvante cette rue ensommeillée. Rien ne distrairait l’inspiration. À deux mains, je puiserais dans le trésor amassé en moi par la vie ; trésor toujours vivant, coloré, de paysages, de lieux, de foyers, de figures. Trésor où se sont accumulés tous les temps, tous les vents, tous les sentiments ; toutes les sortes de joies, d’extases, d’enthousiasmes ; toutes les sortes de peines et de désespoirs, dont seule la Foi consolait ; toutes les couleurs de jours : jours brumeux, jours ensoleillés, jours de mer, jours de montagnes, jours noirs où le front se colle aux vitres froides, où la mort semblerait douce ; jours lumineux et d’or, où soudain l’on ne souffre plus de rien, où l’on savoure l’air à grands coups, la beauté du soleil, le ciel bleu, où l’on glisse en skis sur les collines, comme volent les anges avec leurs ailes… Jours intellectuels, où, au soleil du salon ou de sa lampe, on déguste un livre, la main tendue vers un autre livre qui tout à l’heure à son tour charmera. On peut dire le délice des choses de l’esprit, ou ressusciter, ou revivre, ou bien créer à leur image, — tant de personnages, tant de visages passés, connus, aimés…

Maintenant que le monde et la vie m’ont donné tous leurs trésors de bonheurs ou d’épreuves, de soucis et de contentement, de laideurs et de beautés ; maintenant que j’ai vu tant de lâcheté, de turpitude, de duplicité ; tant de légèreté, d’insouciance, d’inconséquence, d’audace mauvaise ; et par ailleurs tant d’amitié, de douceur, de bienveillance, de saine tendresse ; maintenant que j’ai connu le grand souffle de l’amour maternel, qui vous dévore de peur. Ah ! ces petits, qu’ils n’appuient jamais leur front sur les vitres froides, les yeux brûlés de larmes…

Maintenant que je sais tout, il me semble, il faudrait l’écrire ; écrire tout puisque, pour moi, c’est une façon de servir Dieu. Le dégager du chaos des désordres humains. Le montrer. Si nos vies, si toutes les vies se réglaient sur ses lois, le monde ne serait-il pas bien meilleur ?

Ah ! méditer, à la campagne, dans une maison aux larges fenêtres à espagnolettes, qu’on ouvre à deux battants, pour recevoir tout le vent du jour matinal…

Et incliner ensuite son front lavé d’air pur au-dessus de la petite table où vous invite le papier encore blanc…

 FIN