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La Maison aux phlox/Texte entier

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Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 4-212).
LA MAISON
AUX PHLOX
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La plus belle chose du monde, roman
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Le livre des mystères, nouvelles
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Âmes et paysages, nouvelles, épuisé.
Tous droits réservés,
Ottawa 1941.
MICHELLE LE NORMAND
LA MAISON
AUX PHLOX


Délice, tourment d’écrire

Tous croient que vous n’écrivez que pour vous amuser ; que c’est un passe-temps agréable pour les jours d’ennui, mais qu’en somme ce goût, ce n’est rien dans une existence.

Et personne ne sait la vérité, personne ne l’imagine, personne ne comprend que pour vous, écrire est la question primordiale, celle qui règle la joie de vos jours, celle qui, à tout instant, tinte en vous, — comme un reproche, si les soirs achèvent des journées vides, — comme un joyeux son de cloche, si les dernières pages noircies sont bonnes, nombreuses…

Pour tout le monde, les heures les plus belles sont celles qui passent gaiement, les heures faciles et douces. Pour vous, les heures sont parfaites si vous avez travaillé. Autrement un remords secret vous ronge. Le temps que sans écrire vous laissez fuir, toujours vous le regrettez.

Les autres peuvent rire, chanter, danser tant qu’ils le veulent. Pour vous seul importe le délice, le tourment d’écrire.

Pourtant que malgré cette constante préoccupation vous produisez peu ! Les grands rêves, les beaux projets demeurent irréalisés, et les manuscrits, inachevés. Des idées qui paraissaient splendides cessent soudain de vous inspirer. Tous les jours des circonstances contraires surgissent ; travaux manuels indispensables, vie familiale, vie sociale.

Mais il subsiste en dépit de tout votre perpétuel désir d’écrire. Il subsiste, l’espoir caché de frapper un jour l’œuvre que vous réussirez. En dehors des tendresses qui vous entourent, rien ne vous tient plus à cœur que cet espoir. En échange, vous refuseriez tout l’or du monde.

Plutôt que de le sacrifier, vous refuseriez tout. Car pour vous rien ne vaut ce tourment, ce délice d’écrire, qui vous gâte parfois les plaisirs ordinaires du monde, mais qui vous remplit plus souvent d’une joie unique, d’une joie que les autres ne connaissent pas. Peu d’heures dépassent en richesse les heures d’enthousiasme, les heures où les paysages, les pensées, naissent sous votre plume qui court, alerte, rapide, plus lente encore cependant que votre esprit subitement plus prompt que l’éclair.

Délice de créer, de voir pousser les phrases comme des fleurs dans un magique jardin, de les voir pousser et à votre insu se ranger, s’agencer, compléter votre idée, l’éclairer d’une lumière que tout d’abord vous n’aviez pas soupçonnée…

Délice, tourment d’écrire. Bien qui console des douleurs, du temps qui passe, des pauvretés, des injustices, bien qui console de tout.

I

NOUVELLES


La maison aux phlox

C’était une toute petite maison en retrait, à côté du dos nu, blanchi à la chaux, d’un hangar de couvent. Une toute petite maison qui regardait la rue avec des yeux cernés de vert ; la rue où il ne passait rien ni personne.

La petite maison, d’ailleurs, à cœur de jour semblait dormir. Pour découvrir sa vie, ses habitudes, ses habitants, il fallait un peu plus loin pousser la porte de la cour, aller en arrière où s’ouvrait, accueillante, la cuisine au plancher jaune, brillant comme un lac de soleil traversé par des ponts de catalogne pâle.

Mais avant de pousser la porte de la cour, toujours Lise se penchait au-dessus de la grille à claire-voie du parterre et mettait son visage dans les phlox parfumés et vivants, qui décoraient l’abord de cette façade trop propre et trop immobile.

Parfois, la tentation étant forte, Lise arrachait une tige, mais alors elle n’entrait pas ensuite dans la cuisine, et elle s’en allait plus loin effeuiller et respirer à son goût la grappe de corolles satinées et blanches qu’elle avait volée.

Il serait toujours temps de revenir voir Mar­raine. Marraine qui n’était pas sa marraine, mais celle d’un autre enfant. Marraine et Parrain. Tout le monde appelait ainsi ces rentiers d’un beau village où les gens étaient naturellement distingués et de race pure.

Ce couple, qui avait grand air, menait une vie simple, modeste, paisible. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une impolitesse, une impatience, même si leurs filleuls improvisés dérangeaient leurs meubles si bien rangés, ou marquaient de boue leurs planchers si bien vernis.

Lise, du fond des années enfuies, revoit surtout Parrain avec son haut de forme, sa canne, sa redingote des jours de grand’messe. Il était beau avec ses cheveux blancs, mais Lise aurait juré qu’il était aussi vieux que le bonhomme Hiver. Marraine était grande, élé­gante et belle aussi, sans un seul fil gris dans sa lourde chevelure. Lise la voit encore avec ses matinées de soie noire, ses jupes de taffetas ou de moire, ou dans une robe gris pâle, à col baleiné. Marraine devait être très jeune, mais Lise la croyait vieille, également.

Elle ne l’était pas. Aujourd’hui, elle dépasse à peine soixante ans, et c’est il y a tant d’années que Lise volait à la bordure de son parterre, des phlox dont elle suçait le cœur sucré.

Jamais, presque, Lise n’avait revu Marraine. Elle n’avait donc jamais compris que Marraine n’était qu’une jeune femme quand elle-même était petite.

Lise la croyait si loin d’elle, si passée, et soudain elle l’a vue, bien vivante auprès de sa mère dormant son dernier sommeil. Marraine avec elle pleurait la morte. Une espèce de parenté surgit alors des années reculées, les bras de Marraine se refermèrent sur Lise qui sentit soudain que Marraine seule connaissait tout, que Marraine était bien plus importante et réelle et proche de son âme que toutes les autres qui défilaient, lui parlaient, l’aimaient aussi.

Lise la retrouvait pareille à l’image nette de ses souvenirs. Marraine pouvait penser avec regret à l’enfant que Lise avait été, mais Lise n’évoquait rien de différent, sauf la robe, le manteau.

Lise avait autrefois cru Marraine très vieille. Aujourd’hui, elle ne la trouvait même pas vieillie, et elle l’aimait tout à coup aussi tendrement. Inconsciemment, Lise chérissait en cette femme son enfance revenue au moment où, justement, elle cessait d’être ici-bas l’enfant de quelqu’un, à l’heure où brusquement elle se rendait compte que, dans l’esprit de ses jeunes fils, déjà sans doute, elle passait elle-même pour une vieille femme.

Marraine, pourtant, du passé survivant se dressait et l’appelait encore : « Ma pauvre petite », comme autrefois, quand Lise se faisait mal, quand elle s’était fendu le front en tombant de son tricycle. Dans la buée de larmes qui brouillait ses yeux, Lise voyait se lever son village natal, et sous un ciel tout bleu, près des saules, près de la rivière azurée, dans la rue paisible, la petite maison aux phlox.

La petite maison aux phlox, blanche et verte, au parterre odorant, ordonné, la maison si calme, si muette, telle que si longtemps Lise l’avait vue tous les matins, par la fenêtre de sa chambre ouverte sur l’été.

De la façade muette s’échappait, coloré, un long ruban de souvenirs, qui revêtait Lise de ses robes à carreaux roses, de ses chapeaux ridicules, trop grands, trop fleuris ; qui ressuscitait sa petite tête brune aux cheveux coupés en garçon.

Quand son fils vint l’embrasser, Lise vit mieux ensuite à quel point il lui ressemblait. C’était l’incarnation de Lise, le jour où, pour satisfaire un caprice, on l’avait habillée d’un costume de ses frères. Marraine seule se souvenait sans doute. Ce matin-là, Lise avait poussé la grille du parterre sans s’arrêter aux phlox, et troublant la façade somnolente, elle avait audacieusement sonné à la porte d’en avant.

Hélas ! de tout cela, seule était maintenant intacte et retrouvable la frêle odeur des phlox.


Le piano

Demain il partira.

Demain. Depuis des années, elle voulait le vendre. Elle ne l’ouvrait plus, il embarrassait inutilement le salon. Ce pan qu’il occupait, elle rêvait de le couvrir de rayons de livres.

Demain, il partait. Elle pourrait réaliser ce rêve.

Mais voilà. Maintenant que la chose est décidée, maintenant qu’elle ne peut plus reprendre sa parole, maintenant qu’il lui faudra demain laisser les camionneurs emporter le vieil instrument, elle se sent bouleversée, le cœur étreint de regrets, la gorge serrée.

Elle s’abreuve même de reproches. Il lui semble à présent criminel de couper ainsi volontairement un des rares liens qui la retiennent encore à son passé. Tout à coup, c’est comme si sa mère et sa vieille sœur mouraient pour la seconde fois. Et cette fois-ci, par sa faute, parce que, prosaïque femme moderne, elle a cessé de jouer du piano, et n’a personne à qui l’enseigner, et trouve inutile de garder plus longtemps un meuble sans usage.

Un meuble sans usage. Elle le regarde. Elle le regarde et l’aime soudain beaucoup parce qu’il s’en va. Elle savait bien qu’il était beau, qu’il avait de la ligne, que les sculptures qui l’ornaient étaient délicates et parfaites, que le temps n’avait fait qu’embellir la couleur chaude de son beau noyer sans éraflures. Elle savait tout cela mais n’y pensait jamais. Et voilà qu’elle y pense, et qu’en plus elle constate à quel point il est à sa place, dans ce coin, bien appuyé au mur vert. Il n’embarrasse véritablement pas. Si seulement il servait, elle l’aurait gardé.

Mais toujours il reste muet. La dernière fois qu’elle l’a ouvert, c’est qu’elle avait failli le vendre. Poussée par la crainte de le voir partir, elle avait pris ses cahiers de Beethoven, de Bach, de Mozart et tenté de jouer de nouveau les choses qu’elle savait autrefois.

Hélas ! ses doigts ne couraient plus très vite.

Des parties plus faciles lui revenaient à la mémoire, mais quand il lui fallait déchiffrer, si une note était trop au-dessus, ou trop en-dessous de la portée, elle butait. Elle devait compter comme une commençante : première, deuxième, troisième, quatrième ligne au-dessus de la portée ; premier espace, deuxième, troisième, quatrième espace en dessous ! Elle s’amusa du jeu une demi-heure, puis elle abandonna l’instrument, prit un livre.

Puis, il fut décidé qu’elle gardait son piano. Alors, elle n’eut plus du tout envie d’en jouer. Il se tut définitivement.

Cette fois, tout de même, il s’en va demain. Et ce soir, même s’il reste fermé, muet, elle réentend d’anciens airs qui lui gonflent le cœur, lui mouillent les yeux. Sournoisement, il reprend une énorme valeur sentimentale.

Sa mère et sa vieille sœur lui avaient dit : « C’est ton piano, tu l’emporteras ». Puis la mort avait frappé deux fois à la maison paternelle, qui s’était ensuite à jamais close.

C’était elle qui avait eu le piano.

Sa mère, sa vieille sœur avaient espéré jusqu’à la fin que sa petite fille, plus tard, deviendrait une enfant comme les autres, et commencerait à son tour un bon matin à jouer do, ré, mi, fa, à faire des gammes, du Czerny.

Hélas, les années coulaient rapides, nombreuses, depuis le deuil. La petite fille n’avait pas guéri.

Elle ne jouait même pas avec la poupée que sa mère lui avait apportée du lointain de sa propre enfance ; elle ne jouerait pas du piano que sa grand’mère et sa tante lui destinaient.

Le spécialiste avait pourtant dit : « Ces enfants-là sont très sensibles à la musique ».

Mais le piano, s’il restait, demeurerait éternellement muet.

Ce soir, pourtant, il lui parle de toute sa vie.

Depuis ce premier matin où, juchée sur le tabouret monté le plus haut possible, on lui avait montré à mettre son petit doigt sur le do du milieu ; et jusqu’aux longs jours de son adolescence où, à chaque retour de classe, elle s’enfermait avec ce piano et jouait des heures et des heures.

Chez ; elle et chez les voisins, on disait qu’elle était musicienne.

Elle, savait fort bien qu’elle ne l’était pas, en dépit de ces diplômes qu’elle accumulait d’année en année, et qui représentaient tant d’émotion, tant d’énervement, et tant de dépenses pour ses parents, tant de fierté, aussi, pour eux, heureusement.

Aucune fierté pour elle. Elle sentait trop que son talent n’était que de la facilité, du travail, de l’intelligence.

Et quand, plus tard, à dix-huit ans, elle s’était mis en tête d’étudier autre chose, qu’elle avait négligé le vieil instrument, elle avait laissé dire autour d’elle, — non par les siens, jamais ils ne lui avaient rien reproché, — mais par les parents, les amis, les voisins :

— Tout ce temps perdu, et elle ne veut même plus jouer une note pour nous.

— Ni pour vous, ni pour moi, disait-elle.

Elle riait. Elle était si jeune et avec des joues si rondes, si fraîches et creusées de fossettes, qu’on lui pardonnait. Elle aurait d’ailleurs pu se défendre. Ses yeux brillaient de rêves, de résolutions, et déjà elle savait que ses études musicales n’avaient été ni du temps perdu, ni même de l’argent perdu.

Le piano aurait pu le dire. Le piano savait ce qu’il avait été pour elle. C’était pendant les heures qu’elle avait passées dans la solitude du salon, à jouer et rejouer inlassablement, qu’elle avait formé son intelligence et son cœur à cette vie intérieure qui peu à peu mûrissait son âme, la préparait à cette autre vocation qu’elle allait ensuite se découvrir, et poursuivre avec une ténacité qui tiendrait jusqu’à sa mort, elle en était sûre.

Au lieu de ne songer comme les autres qu’à s’amuser, elle demeurait des heures toute seule, devant son piano, et devant ses problèmes et les problèmes des autres. Les soucis parsemaient déjà sa route. Elle soupçonna tout de suite les pièges, les cruautés de l’existence terrestre, et comprit qu’il fallait de la volonté pour sortir de l’ornière facile de la banalité, de la médiocrité ; et qu’il fallait ordonner sa pensée comme un jardin, la sarcler, la nourrir, lui donner de l’air, du soleil.

Tout cela pendant que ses doigts allaient sur le clavier. C’est cette vélocité qu’elle atteignit qui fit croire au premier abord qu’elle était musicienne. Quand elle regarde à présent ces impétueuses tarentelles, qu’elle pouvait jouer sans s’accrocher une seule fois, elle se demande comment elle a pu faire. Tant de notes, et si rapides…

Et dire qu’elle les apprenait tout en faisant par cœur, dans sa tête, des pages et des pages de composition française.

— Faites-nous voir, demandait le professeur, la vérité de cette phrase d’Amiel : Un paysage est un état d’âme.

— Racontez ; l’histoire d’un livre.

— Donnez-nous les impressions d’un homme qui s’étant endormi au commencement du xixe siècle, se réveillerait maintenant.

Et sa tête bouillonnait en cadence avec les notes des tarentelles.

Ou elle jouait avec désespoir la Sonate à la lune, si le professeur avait demandé d’écrire une lettre comme si l’on était Jean Racine, ou Boileau, ou Voiture, ou LaFontaine. Elle jouait alors et ne trouvait rien.

Tandis qu’autrement, elle trouvait tout ; et Mozart, ou Chopin auraient été bien étonnés des idées qu’ils aidaient à naître…

Non, ses études musicales n’avaient pas servi la musique, mais elles n’avaient été ni du temps, ni de l’argent perdus. Son adolescence s’était enrichie, avait été sauvegardée, était entrée définitivement dans le royaume des joies spirituelles.

Et puis, toutes ces heures diverses, vécues dans cette solitude ; des heures de félicité secrète et indéfinissable, qu’il fallait cacher à tout le monde, puisqu’elle ne pouvait pas les expliquer ; des moments profonds et sonores comme la musique ; des grands rêves fous, des chimères qui soudain la possédaient tout entière, volaient autour d’elle, aussi réelles que ces grands oiseaux qui se poursuivaient, sur la frise de la tapisserie du salon où elle était alors enfermée.

À d’autres jours, il y avait des déceptions, des chagrins fantastiques, des inquiétudes, des angoisses cruelles et violentes. Tant de choses, dans ce monde, menacent la sécurité même d’une toute jeune vie. La jeune vie est censée ne rien voir, ne rien entendre, ne rien souffrir. On veille bien à ce qu’elle ne devine aucune des peines maternelles, qu’elle ne connaisse pas les revers, qu’elle ne soupçonne pas la gravité des maladies.

Mais l’adolescente qui semblait avec froideur et vélocité ne pratiquer que les fugues de Bach, l’adolescente n’allumant pas la lampe, martelait de plus en plus fougueusement les touches de bel ivoire et, à l’abri de ce rempart de notes, les larmes coulaient, coulaient comme une source. Si un sanglot s’échappait, personne ne l’entendrait. Elle préparait son « lauréat ». La consigne était sévère. Personne ne devait la déranger pendant ses heures d’étude. Elle avait deux heures pour pleurer.

Et les soirs où, au contraire, elle était trop heureuse, c’était encore la même chose.

Deux heures bien à elle pour laisser éclater sa joie, pour sa transfiguration !

Personne ne l’épierait, personne ne la dérangerait. Personne, voyant ses yeux trop éclairés, ne lui dirait :

— Mais, dans le monde, qu’est-ce que tu as ? Pourquoi parais-tu si contente ?

Le piano, c’est tout cela qu’il emportera demain ? Tout cela et tant d’autres choses.

Rien d’étonnant, si soudain le départ du vieil instrument lui fait tant de peine.

Elle ne regrette amèrement rien, Dieu merci. Elle ne regrette rien. Ce qui est fait est fait. C’est autant de pas accomplis dans la route qui la mène à l’éternité.

Elle ne regrette rien, mais peut-elle être tout à fait insensible, en coupant volontairement un pareil lien ? quand elle s’aperçoit à quel point elle est attachée à ce meuble qui s’en va ?

— Je suis sentimentale, c’est ridicule, se dit-elle. Si, encore, maman et ma vieille sœur m’avaient recommandé de le conserver.

Mais non. Elles l’avaient vue ne plus jamais toucher au clavier, elles pressentaient que l’avenir chambarderait les anciennes coutumes, et qu’un piano, meuble autrefois indispensable, devenait un meuble inutile.

— Si ta petite n’apprend pas, ce sera au moins toi qui le vendras. Il t’appartient.

Alors, c’est tout. Elle le vend. Il s’en va. Plus de piano dans sa vie. Dans sa vie dont il ne lui reste plus que le tiers à vivre, si elle n’atteint que l’âge qu’elle veut atteindre.

Car elle dit à qui veut l’entendre :

— Je ne veux pas vivre vieille. Je ne veux pas être malade, impotente.

Elle dit : je ne veux pas. Et nul ne sait pourtant mieux qu’elle, à quel point c’est la vie qui décide tout. C’est Dieu plutôt. Et il faut rester souriant, accepter, offrir.

— Ainsi pour la petite enfant qui ne guérira pas.

Elle accepte. Elle offre. Mais, hélas ! son sourire n’est plus celui qu’elle arborait, pour attendre à la porte de la vie, en jouant de belles ballades et des nocturnes émouvants. Les fossettes, les joues rondes sont l’apanage de la jeunesse, du bonheur.

Même si elle gardait son piano, elle ne retrouverait ni l’un ni l’autre.

Le piano s’en va. Et la vie aussi, peu à peu.


Le bouquet d’iris

À tout instant, Monique distraite cesse de lire. Son livre, sans doute, n’est guère passionnant. Ses yeux le quittent et se posent plutôt sur cette superbe gerbe d’iris, bien en lumière devant une grande glace. Monique se réjouit de cette illusion de posséder deux bouquets.

— Nos iris, se dit-elle. Nos iris. Les iris de notre jardin. Les premiers qui soient vraiment à nous, à nous avant leur naissance, comme nos enfants !

Ce sont de beaux iris presque violets et très grands. Toutes les amies de Monique ont déclaré :

— On dirait de véritables orchidées.

Aussi, ne se lasse-t-elle pas de les admirer, et d’admirer comment elle a su les disposer. Et tout bas elle se répète ce vers que les Anglais citent si volontiers :

A thing of beauty is a joy for ever…

Ce qui est vrai, consolant, pense Monique. Dans un monde trop souvent triste ou laid, toujours, avec de la volonté et des yeux, on découvre a thing of beauty. La disposition de ces iris, leur couleur, celle du vase qui les contient, leur réflexion dans la glace, n’est-ce pas une joie ? Les yeux sont ravis, l’âme touchée et reconnaissante. L’intellectuelle Monique jongle un long moment avec ces idées. Elle aime bien s’écouter penser.

Après les premières années trop remplies qui se sont écoulées depuis son mariage, Monique vient seulement de se ressaisir. Devenir épouse, devenir mère, vous transforme tellement que d’abord vous ne retrouvez ; presque rien en vous de la jeune fille que vous étiez ; auparavant. Aussi, se ressaisissant enfin, Monique apprécie-t-elle la vie comme jamais autrefois elle n’avait su l’apprécier. Jeune fille, elle désirait trop de choses. Elle espérait mers et mondes. Les plus belles poésies lui semblaient intégralement vraies. Sa jeunesse, elle la croyait la porte ouvrant sur une félicité unique, qu’on lui devait. C’était une fatigante course au bonheur, à un bonheur qui reculait toujours.

Aujourd’hui le bonheur est plus simple. Il a rétréci et elle n’en souffre pas trop. Elle commence à pouvoir prendre de la vie une mesure plus exacte ; à en envisager plus froidement les déceptions. Elle se console en espérant voir ressusciter, plus tard, dans l’éternité en préparation, ses beaux rêves parfaits.

Pour ici-bas, elle s’est résignée. Elle n’attend plus rien de fulgurant. Du bonheur, elle s’en compose d’un mot gentil, d’un geste de ses enfants, de la douceur de leurs fines petites mains, de leurs yeux si lumineux, si francs, si tendres. Et pourvu que son mari soit heureux, elle est heureuse.

Cela ne peut pas être tous les jours. Mais le bonheur, c’est aussi de savoir couvrir ses inquiétudes, ses ennuis, de savoir les diminuer avec la joie qu’elle ressent par exemple, à regarder ses iris au miroir. Le livre repris tombe de nouveau. Monique songe à ce miroir. Tout ce qu’elle y reverrait s’il devenait magique. Il a réfléchi tant de chambres, tant de figures et d’expressions différentes.

Elle l’apporta en se mariant du foyer paternel. Quand Monique était petite, elle montait sur une chaise pour s’y voir, y lisser ses boucles, ou grimacer, se tirer la langue. À seize ans, à dix-sept, elle s’y regarda plus sérieusement. Ressemblait-elle à une héroïne de roman ? Ses cils étaient-ils assez longs ? Le soir, elle les enduisit quelque temps de vaseline ou de beurre de cacao. Mais les lendemains, elle avait beau s’examiner, elle ne découvrait pas qu’ils avaient poussé pour la peine.

Elle rit bien, maintenant, en se souvenant du soir où, après d’infinies hésitations, elle s’était décidée à entrer dans une pharmacie et à demander un produit recommandé dans un courrier féminin. Le produit se vendait un dollar. Elle n’avait que cinquante sous. Sur la petite boîte, elle eut le temps de lire en toutes lettres : « Pour faire pousser cils et sourcils ». Impossible de faire croire au commis qu’elle avait demandé un remède pour son grand-père ou pour son frère. Rougissante, penaude, elle marmotta n’importe quoi et sortit précipitamment. Longtemps ensuite, elle ne retourna plus à cette pharmacie. Et aujourd’hui, tout ce que l’on achète sans rougir, sans blêmir…

Monique se lève, s’approche des iris, plonge sa figure dans leur calice au parfum sucré. En même temps, dans la glace elle s’aperçoit. Mais se voit-elle réellement ? telle qu’elle est ? Pourquoi voit-on les iris tels qu’ils sont, et pourquoi ne voit-on pas sa propre figure avec la même lucidité ? Monique est maigre, mais elle sait qu’elle ne se trouve pas aussi maigre qu’on le dit. Elle vieillit et elle est sûre de ne pas savoir jusqu’à quel point elle a vieilli. C’est si imperceptiblement qu’un visage change. Sera-t-elle exactement comme sa mère, un jour ? Parfois ses cousines lui disent :

— C’est extraordinaire, Monique, comme tu te mets à ressembler à ma tante.

— Heureusement, maman a beaucoup de charme, soupire Monique, mais que la vie passe…

Et elle voit qu’une des fleurs du bouquet d’iris s’est déjà à demi fanée. Les autres se sont au contraire épanouies et cachent la vieillesse de leur sœur. Monique reprend son livre, se réinstalle. Mais avant de se rapprocher de ces gens plus ou moins sympathiques que les romanciers contemporains sortent de l’ombre, elle jette un nouveau regard de complaisance sur ses fleurs, sur son salon. Tout lui parait agréable. Ce n’est pas riche, mais il y a de l’atmosphère. Aujourd’hui, quand on a dit qu’il y a de l’atmosphère, on a tout dit. Monique, de ce fait, est satisfaite et heureuse. Satisfaite et heureuse, parce qu’elle a de beaux iris, une glace presque magique, — son enfance, sa jeunesse ne sont-elles pas restées derrière le tain ? — et un salon où il y a de l’atmosphère.

Ses amies le lui ont répété, comme elles lui ont répété que ses iris ressemblaient à des orchidées.

Monique, heureuse, baignée de consolantes réflexions personnelles, puériles et importantes à la fois, se replonge dans son livre, avec l’espoir d’apprendre le secret d’autres âmes, d’autres pays…


Les Xixtes

Un peu anglais, un peu jersiais, un peu irlandais, mais surtout bohèmes, les Xixtes mènent la vie la plus heureuse, la plus insouciante, la plus libre du monde. Nul tracas ne vient jamais obscurcir leur ciel.

Pourtant, ils ont dix enfants, — achetés en dix ans de ménage. Leur maison est décolorée et leurs champs sont en désordre, mais ils possèdent aussi une vache, un cheval et une auto. Les couleurs de cette dernière sont peu brillantes, comme celles de la maison. Elle marche tout de même facilement, puisque l’aîné des garçons la démarre chaque fois que bon lui semble. À toute heure, il y monte, se met crânement à la roue, empile derrière lui cinq ou six de ses frères ou sœurs, et les promène sur le terrain tortueux, où nul chemin n’est tracé. On entend des éclats de rire pendant qu’il avance, recule, tourne, en dépit de la pente assez raide du champ. Et, l’heureux enfant ! Jamais ni son père, ni sa mère ne sortent pour s’opposer à ses jeux avec un jouet si coûteux et si dangereux. Beau temps, mauvais temps, l’auto d’ailleurs est dehors ; jamais elle n’entre dans la grange. Ainsi est évité l’inutile effort de l’en sortir.

Mais nulle enfance ne sera plus pittoresque, nulle ne sera plus douce que celle de ces petits. Du matin au soir, ensemble, ils jouent, chantent et s’amusent. Ils plantent des choux en français, dansent des rondes en anglais, manient la hache, la scie, la charrue, ce qu’ils veulent, et leur mère qui va et vient, le dernier-né sur les bras, passe, toujours souriante, jamais criarde, ni fâchée.

Naturellement, au village, les gens d’ordre trouvent à redire. Sur la terre des Xixtes, tout est cassé, paraît-il. Et le ménage n’est pas fait et les enfants sont vêtus à la diable ; la culotte de l’un est le lendemain celle de l’autre, les robes déteintes, trouées.

Mais la bonne humeur est le plus grand des biens et il faut avoir les défauts de ses qualités. Si madame Xixtes raccommodait bien le linge, lavait les planchers chaque fois qu’ils sont sales, comment pourrait-elle, quand son mari va sur les Caps faire les foins, tout laisser là et monter avec sa famille entière pour l’aider ? Tout le monde profite de l’événement. On ramasse des framboises. On dîne en plein champ. Le soir, pendant deux, trois jours de suite, on rentre en chantant, le père, la mère, les dix rejetons et autant de seaux de framboises dans la même voiture. Le cheval — le plus rapide et le plus joyeux de la paroisse, — traîne cette charge à fond de train, ayant aussi l’air de s’amuser, de rire.

Parfois, c’est en auto qu’au moindre prétexte, la famille va passer l’après-midi au bois. Pour les Xixtes, la vie est un continuel pique-nique. Quand ils reviennent, la Ford est décorée de feuillages, et elle résonne des chants nationaux de deux ou trois races !

Le souper au retour est une improvisation. Chacun s’en mêle. Une petite fille court au jardin potager, arracher quelques légumes. Un petit garçon descend au bout du champ, traire la vache dans un pot à eau. Ce pot à eau vous intrigue. Vous croyez que la vache ne donne pas assez de lait pour qu’on se serve d’un seau. C’est autre chose. Cette vache est stylée pour la maison, où la glace fait défaut, où tout le monde d’ailleurs adore le lait chaud. À n’importe quelle heure, au besoin, quelqu’un repart avec le même broc, et la bonne bête docile donne ce qu’on lui demande.

Les critiques ne manquent pas pour juger sévèrement une manière de vivre aussi discutable. Ils n’ont pas tort. Toutefois, si le bonheur consiste dans le contentement, la paix la joie continuelle ; si vous cherchez la chemise d’un homme heureux, allez chez les Xixtes. Elle y est.

Mais, une fois lavée peut-être perdrait-elle sa vertu !


Thé au rhum

Christine entr’ouvre le lourd battant de la porte cochère et sort. Dans la petite rue de Fleurus, tout est gris : les hautes maisons, le pavé, le ciel. Chaque fois qu’ainsi Christine se retrouve dehors, elle est quand même envahie de bonheur.

— Moi, je suis à Paris, se dit-elle ; moi, Christine, je suis à Paris. À Paris !

Paris : rêve de son enfance, et puis, rêve de sa jeunesse. Paris ! La France ! Au couvent, ses compagnes nourrissaient comme elle pour la France un sentiment exalté joint à une admiration sans borne pour ce langage de là-bas, plus doux que le leur, plus riche que le français du Canada souvent archaïque et provincial.

Aussi, bien avant de savoir qu’elle viendrait à Paris, Christine s’y faisait des amies. Dès l’âge de douze ans, elle écrivit à des abonnées de la Semaine de Suzette, des enfants, qui lui répondirent de longues lettres mal orthographiées. Mais Christine les excusait et les admirait encore plus. Quand on prononçait les « ais » si fermés, on était bien excusable de confondre le passé défini avec l’imparfait. C’était un charme de plus. Christine imaginait ses correspondantes parlant leurs épitres, et disant, comme elles l’écrivaient : j’été pour j’étais, j’allai pour j’allais… Ses compagnes de classe se moquaient, à la fin, de son enthousiasme, pendant qu’elle leur lisait les lettres qu’elle recevait. (Elle n’aurait pu garder pour elle une joie aussi débordante.) Un jour, une petite Bordelaise lui racontant sa semaine avait écrit : « Le jeudi et le mercredi, je vais à mon cours », et Christine entendait encore aujourd’hui son amie Jacqueline lui rétorquer, taquine :

— Tu diras à ta correspondante qu’au Canada le mercredi est avant le jeudi !

Maintenant, Christine traversait le beau jardin du Luxembourg ; elle s’en allait, un peu tremblante, finir l’après-midi chez une de ces correspondantes du passé, dont elle était restée sans nouvelles de nombreuses années.

Isabelle avait pourtant été l’une de ses amies de France qu’elle avait le plus aimées. Vers l’âge de seize ans, elles lisaient, malgré l’Atlantique, les mêmes livres, elles étudiaient les mêmes pièces de piano, elles échangeaient leurs impressions, elles discutaient avec verve tous les problèmes de la vie, que ni l’une ni l’autre ne connaissaient encore. Et puis, soudain, Isabelle avait rencontré un jeune homme et s’était fiancée. Dans les lettres qui suivirent, elle ne parla plus que d’amour, de bonheur, de Pierre ; Christine s’attiédit peu à peu. Elle n’aimait, elle, personne, et ne songeait pas, si jeune, à se marier. Elle cessa un jour de répondre.

Mais depuis qu’elle était à Paris, elle se souvenait souvent d’Isabelle. Quelques jours auparavant, elle lui avait adressé une carte postale. La carte avait atteint Isabelle, qui avait changé de nom et de domicile. Elle avait répondu qu’elle était depuis longtemps mariée et mère de deux petits enfants, et qu’elle serait bien heureuse si Christine venait goûter chez elle le samedi.

Le samedi était arrivé. Christine allait voir Isabelle. Comment la trouverait-elle ? Ressemblerait-elle encore aux portraits qu’elle lui avait envoyés ?

Christine passe devant le Panthéon et s’engage bientôt dans la rue des Ursulines. Une concierge comme toutes les concierges lui dit de monter au cinquième. Malgré sa jeunesse, Christine n’aime pas tous ces étages. Au Canada, les maisons sont rarement si hautes. Lorsqu’elles le sont, il y a l’ascenseur, le lift, comme on dit à Paris.

Elle l’atteint tout de même, ce cinquième, et sonne, le cœur battant. C’est Isabelle qui ouvre. Une Isabelle vieillie, mais dont la chevelure brun roux est toujours belle. Une Isabelle très grande. Une Isabelle émue. Elles s’embrassent, se sentent à la fois étrangères et amies. Isabelle invite Christine à la suivre dans la salle à manger. Le salon en hiver est trop froid. On ne peut y rester que pendant les heures ensoleillées. Or, il n’y a pas eu de soleil depuis un mois.

Dans la salle à manger, leur timidité tout de suite rompue, les amies causent à l’aise, quand survient le mari, tenant la main de sa petite fille.

La petite est exquise. Christine le déclare avec enthousiasme, mais une gêne en même temps la glace. Ce mari apporte en entrant elle ne sait quelle hostilité. Tous les maris sont gênants, c’est entendu, pour les amies de leurs femmes restées jeunes filles. Mais celui-ci l’est plus que les autres. On dirait qu’il traîne avec lui le grand froid du salon.

Il parle, et au bout de chaque phrase il dit :

— Vous savez ; comment est Isabelle, n’est-ce pas ?

Et suivant ce qu’il raconte, cela veut dire : « Vous savez ; qu’elle est folle, timorée, qu’elle est exaltée, qu’elle prend mal les choses ; vous savez ; ceci, vous savez ; cela… » Tout le temps le ton et le sens restent péjoratifs.

Christine est de plus en plus mal à l’aise.

Isabelle se lève et va chercher le thé. Isabelle veut ensuite mettre du lait dans le thé de Christine, mais Pierre s’interpose. Un thé au rhum est bien meilleur, allons ; que pense donc Isabelle d’offrir du lait ? Il faut un thé au rhum…

Christine prend un thé au rhum : il l’empêchera de voir à quel point son amie doit être malheureuse. Le feu a besoin d’être alimenté. Pierre commande durement à Isabelle. Un enfant crie dans la pièce voisine. Pierre le reproche durement à Isabelle. Christine sirote son thé au rhum, mange des tartines, et essaie de lier la chèvre et le chou ! essaie d’effacer à mesure les mauvaises impressions, s’efforce surtout d’avoir l’air de ne s’apercevoir de rien. D’ailleurs, Pierre est aimable pour elle ; Pierre semble bien convaincu que, du premier coup d’œil, elle admet avec lui qu’Isabelle est comme ceci, comme cela, qu’Isabelle est impossible, qu’Isabelle est romanesque et sotte ; il prend pour acquis que Christine est tout de suite son alliée, qu’elle lui aidera à réformer Isabelle.

Quand Isabelle peut à son tour parler, Christine apprend que le bébé fait de la température, que la bonne, qui fracasse la vaisselle dans la cuisine, ne sait rien faire, vient d’arriver et ne restera sans doute pas. Elle apprend qu’Isabelle est désolée de laisser dormir son piano ; elle l’aimait tant ! de ne plus pouvoir lire, faute de loisirs et de tranquillité.

Le thé au rhum réchauffe Christine. Elle prend la parole. Au Canada, c’est ceci, c’est cela. Au Canada, en décembre, il y a de la neige, mais il y a aussi du soleil, beaucoup de soleil ; les couchers de soleil de décembre et de janvier sont des merveilles. Christine est poète. Christine décrit le fleuve glacé, les montagnes blanches piquées de sapins sombres, les grandes bandes orangées du ciel…

Pendant qu’elle raconte, le gredin de Pierre au moins ne peut pas dire un mot. Il va regretter d’avoir mis tant de rhum dans le thé. Christine décrit sa traversée, sa joie, à Calais, de se dire : « Je suis en France. » Et puis, ses premières courses dans Paris, un grand plan dans sa poche, qu’elle dépliait en entier au coin des rues, si soudain elle se croyait perdue.

A-t-elle été enchantée de Paris, en arrivant ?

Pas autant qu’elle l’espérait d’abord, mais maintenant, elle l’est. Au début, tout ressemblait trop aux cartes postales qu’Isabelle lui avait si souvent adressées, trop à ce qu’elle en avait vu au cinéma. Elle se reconnaissait partout sans guide. Mais Christine avoua qu’elle était un peu ennuyée de se faire rabrouer chaque fois qu’elle demandait un renseignement. Les fonctionnaires n’étaient ni polis, ni galants. Pourtant, au Canada, on disait encore d’un homme poli qu’il avait hérité de la galanterie française de ses ancêtres ! Christine était également ahurie, parce qu’on tenait absolument à ce qu’elle aimât mieux parler l’anglais que le français ; on tenait même à ce qu’elle fût un peu anglaise.

Mais c’était en français qu’au Canada elle avait fait ses études ! Sa mère ne parlait même pas d’autre langue ! Christine avait de l’accent, elle employait des expressions désuètes, elle l’admettait ; mais elle n’était pas sûre que ses compagnes de pension eussent raison de dire, lorsqu’elle demandait :

— Quel quantième est-ce aujourd’hui ?

— Vous parlez comme nos grand’mères ! Elles, disaient pourtant :

— Le combien, aujourd’hui ?

À choisir entre quantième et combien, quantième était sûrement plus juste.

Le thé au rhum avait fait envoler toute timidité chez Christine. Elle interrogeait Isabelle. Pierre pouvait à peine contredire et recommencer à critiquer…

Tout de même, l’heure arriva de rentrer à la pension, de dire adieu. Le mari se tenait là comme une sentinelle, obstinément. Il faisait les honneurs du salon froid, qu’il tenait à faire visiter. Christine aurait bien voulu dire un mot à Isabelle toute seule. Mais nenni. Elle n’en put trouver l’occasion. Sur le seuil de la porte, Pierre décocha quelques autres « Vous savez ; comment est Isabelle… »

Christine s’en alla sur ce refrain.

Ce refrain ! La rue noire reçut une Christine désillusionnée. La fumée du rhum se dissipait. Le plaisir qu’elle avait eu à parler à cœur ouvert, brusquement s’évanouissait. Elle aperçut cette large marge qui s’étalait entre le passé et le présent. Le dernier passé qu’elle avait connu d’Isabelle était ces longues lettres, où celle-ci ne parlait que de la tendresse de Pierre, de la bonté de Pierre, de la délicatesse de cœur de Pierre, de l’intelligence de Pierre, de l’union parfaite des esprits, des goûts chez Pierre et chez Isabelle, du délice pour Isabelle de partager l’ambition, l’idéal de Pierre…

Après quatre ans, le héros de roman n’était plus qu’un homme ordinaire, désagréable, ironique, grognon, méchant même ; il ne paraissait pas intelligent. Il ne devait pas l’être, pour s’être montré si grossier envers sa femme, devant une personne qu’il voyait pour la première fois…

Pierre n’était qu’un monstre, et, quatre ans plus tôt, il avait été pour Isabelle toute douceur et tout amour, le bonheur…

La vie était-elle souvent ainsi ?

Le lendemain, un petit bleu de son amie lui disait de revenir bientôt, de revenir souvent, n’importe quel autre jour que le samedi et le dimanche ; elles seraient alors seules et pourraient causer plus gentiment. Isabelle avouait :

— Car vous avez dû vous rendre compte que je ne suis pas heureuse.

Christine s’arrange donc désormais pour ne plus jamais revoir Pierre. Mais elle revoit souvent Isabelle, la retrouve telle que dans ses lettres, charmante, douce, intelligente, et bien émouvante dans son malheur…

Pierre fait des scènes, boude des mois entiers. Il s’enferme à clé dans le salon, s’y fait servir ses repas par la bonne, qui doit jurer qu’elle les a cuits elle-même. Mais Isabelle a pitié de lui, trouve que pour nourrir ses humeurs noires il lui faut au moins de bons mets. Elle ne le laisse pas empoisonner par l’art douteux de la servante, quoiqu’elle doive souvent en avoir envie. Elle se dévoue dans l’ombre.

Avec Christine, elle retrouve le courage de rire, même des faits et gestes de Pierre, si cocasses d’enfantillage.

Elles rient ensemble, en buvant du thé — mais du thé sans rhum.


Romance et réalité

Après cette rencontre, Gabrielle, amusée, mais regrettant les chimères de son adolescence, s’est remémoré ce soir du passé où elle avait entendu pour la première fois ce nom : Gilbert Longpré.

Au fond de sa mémoire elle a revu nettement la chambre bleue de ses cousines et le coucher de soleil coulant ses rayons au-dessus des toits et des cheminées, jusqu’à cette grande fenêtre du quatrième, près de laquelle elle s’était assise.

Elle avait alors quinze ans. Elle portait encore l’uniforme noir à rabat blanc des élèves de couvent. Une fois par semaine, elle soupait chez ses cousines qui habitaient près de l’Université. Elles se rendaient au cours ensemble, et c’était plus commode.

Les cousines avaient aux yeux de Gabrielle un grand prestige ; elles sortaient avec des jeunes gens, elles allaient au bal ; la guerre battait son plein et elles étaient marraines de soldats. Elles lisaient à Gabrielle les lettres de leurs héroïques filleuls.

Ce soir là, elles rangeaient des paperasses, de vieux portraits. Gabrielle examina une photo qui ressemblait à un tableau : une tête de jeune fille si belle, si touchante, qu’elle l’admira un long moment.

— Ah ! tiens, dit une des cousines, je ne savais pas que nous avions un portrait d’Anne. Pauvre petite Anne.

— Pourquoi pauvre petite Anne ?

— Elle est morte, alors qu’elle était fiancée et heureuse. Tu la trouves belle sur cette photo ? Elle l’était en réalité beaucoup plus.

Les cousines, rappelant leurs souvenirs, racontèrent l’idylle, sans deviner l’émoi que soulevait en Gabrielle leur récit. Jamais, depuis qu’à treize ans, elle avait lu la Main de velours et le Missel de grand-mère, Gabrielle n’avait été aussi attendrie. Son imagination amplifiait tout. Elle en avait les larmes aux yeux. Cette histoire n’était pas une histoire inventée : elle avait été vécue et elle finissait tristement. Jamais mort plus cruelle n’avait anéanti pareil bonheur.

Anne avait connu son fiancé sur le paquebot, au retour d’un voyage d’Europe. Peut-on trouver un cadre plus propice à la naissance d’un amour ? Tout de suite, Gabrielle réentendit ces vers d’une chanson qu’elle se chantait souvent en songeant à l’avenir :

Toi que j’ai rencontrée au bord des flots amers,
Inconnue,
Toi qui pour te bercer au rythme de mes vers,
M’es venue,
Voici que je t’adore… etc.

Cette chanson avait donc été vécue ?

Le fiancé d’Anne aurait pu l’écrire lui-même, car, perfection suprême, il était poète.

— Est-il beau, demanda Gabrielle.

— Je ne l’ai vu que de loin. Il est grand et brun.

Gabrielle ordonnait à mesure les matériaux du roman : très grand, très brun, poète, revenant d’Europe. Elle le voyait, le visage bronzé, lisse, une moustache fine, des lèvres rouges, des dents blanches ; délicat, galant, le sourire tendre et souvent grave, cependant ; car il était un peu plus âgé que la jolie jeune fille, afin d’être gentiment paternel avec elle. Dieu ! quelle idylle parfaite. Gabrielle aimait et pleurait les deux héros que la mort avait séparés.

— L’hiver, nous les voyions patiner ensemble. Lui devait d’abord s’établir à Québec ; à son retour de Paris, il avait modifié ses plans. À cause d’elle, il était venu à Montréal.

Gabrielle enregistrait chaque détail. Elle écoutait la voix de sa cousine et en elle, la voix de son âge émerveillé en disait plus long encore, nuançait, poétisait. Elle les voyait patiner la main dans la main ; elle voyait le sourire heureux de la belle jeune fille ; ses cheveux blonds moussaient sous un béret de velours noir, elle levait tendrement les yeux vers son prince charmant. Lui se penchait vers elle. Deux visages enchantés devant l’avenir ouvert devant eux comme un coffre magique contenant des joies inépuisables. Gabrielle les imaginait encore marchant serrés l’un contre l’autre, dans un beau paysage de neige et sous un lumineux clair de lune ; elle voyait leurs silhouettes dressées en noir sur un couchant rouge.

Un couchant rouge comme celui dont les rayons passaient par-dessus le gris des toits et entraient dans la chambre bleue…

Pourquoi l’enfance était-elle une route si ennuyeuse et si longue ? pensait Gabrielle en calculant le temps que durerait encore son âge ingrat.

La petite Anne allait franchir, au bras de son prince charmant, le seuil de la maison du bonheur, quand, ô pitié, elle était morte.

— Elle est morte en un mois. Il allait la voir tous les jours ; il lui apportait les plus belles fleurs. On dit qu’il est inconsolable.

— Inconsolable, répétait Gabrielle.

Elle regardait toujours le petit portrait.

Le roman était fini.

— Comment s’appelle-t-il, lui ?

— Gilbert Longpré.

— Quel beau nom !

Le soleil s’était couché. Sa cousine tourna le commutateur, la chambre bleue sembla toute différente. Gabrielle fut tirée brusquement du rêve d’amour.


Et ce soir, en sortant de l’église, elle demandait à son mari sans attacher d’importance à la réponse :

— Quel est donc ce pauvre homme si défraîchi que je vois toujours dans le banc devant nous ?

Il n’a pas hésité. Il savait de qui il s’agissait, il a dit :

— Mais c’est Longpré, Gilbert Longpré.

Gabrielle échappa son manchon, les bras lui tombèrent le long du corps et elle s’exclama :

— Ah ! mon Dieu !

Grand. Brun. Être grand et brun, c’était être beau, avait-elle pensé. Elle se mit à rire :

— Non, mais tout de même…

Elle interrogea de nouveau son mari. Elle apprit que Gilbert Longpré était marié, qu’il avait des enfants. Son aîné était justement le meilleur ami de leur Jean.

Gabrielle ne revenait pas de sa surprise. Elle n’était plus la jeune fille romanesque d’autrefois, elle comprenait fort bien qu’un fiancé inconsolable puisse se marier un jour. Mais elle s’amusait au souvenir du beau jeune homme qu’elle avait inventé de toutes pièces : grand, brun, poète, les yeux noirs, les joues bronzées, la moustache irrésistible ! tandis qu’elle trouvait un monsieur chauve, râpé, mité, les yeux pochés, sans moustache, la bouche laide et l’air de s’ennuyer et d’ennuyer les autres ! Et s’il était encore poète, il ne chantait plus à personne ses chansons, sûrement, avec une tête pareille.

Alors, Gabrielle loua les desseins mystérieux de la Providence :

— La belle petite fiancée a bien fait de mourir…

Mais il est vrai, pensa-t-elle ensuite, qu’elle serait aujourd’hui, comme moi sans doute, un peu popote, un peu boulotte… Ah ! la vie, ce qu’elle dépoétise !


La poupée

Elle dormait depuis des années, avec du linge, dans un coffre. Enroulée d’une vieille toile comme une momie, elle pouvait se croire morte ; croire que jamais plus elle ne reverrait la lumière, que c’en était fini des joies, du soleil. Qui aurait pu, dans ce néant, lui apprendre qu’elle possédait encore ses yeux clairs, ses joues roses, ses dents d’émail et que ses cheveux mieux bouclés pourraient redevenir beaux ?

Parfois, on secouait bien les chiffons qui l’entouraient, mais toujours le lourd couvercle du coffre retombait sur elle. Nul espoir d’ailleurs ne l’agitait plus. Elle s’était habituée à ce sommeil dans l’ombre.

Un midi des éclats de voix la réveillèrent pourtant. Étonnée, elle crut reconnaître la voix qui l’avait autrefois bercée, elle crut aussi s’entendre appeler. Cette voix s’exclamait :

— Ma poupée, ma poupée ! Je n’y pensais plus.

À l’instant le coffre s’ouvrait, les chiffons s’écartaient, la vieille toile était déroulée ; mais la poupée serrée dans des bras tendres ne reconnut pas sa maman des jours enfuis. Non, ce n’était pas elle, ce visage de femme, et cet homme qui la regardait aussi, que faisait-il là ? Qui était-il ? La poupée ne comprit pas malgré la même voix qui répétait :

— Je l’aime toujours, crois-le si tu veux, mais je l’aime toujours cette poupée !

Deux baisers sonores s’appliquèrent sur les joues de porcelaine.

Comme en rêve, la poupée s’attendit à être emmaillottée de nouveau et rejetée au fond du coffre après ces démonstrations. Mais on la transporta dans une chambre baignée de soleil, on lui retira sa robe jaunie, on lui mit de la mousseline fraîche, et même des chaussettes de laine, les plus coquettes du monde.

Et alors commença pour la poupée une existence incompréhensible, après l’abandon prolongé, une existence de poupée riche, choyée, heureuse, que chaque jour on habille de neuf et qui du matin au soir est fêtée, admirée. Jamais dans ses plus beaux jours elle n’avait connu tant d’attentions, suscité pareil enthousiasme. Un matin, on la revêtait des pieds à la tête de broderie, le lendemain, on la couchait dans le plus mignon des lits roulants. Sous la douillette rose, elle fut promenée de pièce en pièce. Puis un jour, ce fut une apothéose. Elle vit déballer tout un trousseau enrubanné, une robe longue, une cape brodée de grosses fleurs de soie, un bonnet, des châles. Et tout cela était pour elle ! On la vêtit et pour qu’elle parût mieux, on l’étendit sur le grand lit…

Elle se crut vraiment ressuscitée, elle crut le bonheur revenu. Quand on lui enleva, le soir, tous ces beaux vêtements, nulle inquiétude ne la tourmenta. Tôt ou tard, on les lui remettrait. Sous la douillette rose, elle se rendormit.

Lorsqu’elle s’éveilla, personne ne se penchait plus sur elle. La maison était silencieuse et abandonnée. Les stores baissés ne laissaient plus pénétrer le soleil. Ce n’était plus l’affreux oubli du coffre noir, mais une solitude à la longue plus angoissante. Qu’était donc devenue son attentive maman ?

Des jours passèrent, dans ce silence. Elle attendit, comprenant de moins en moins. Puis, un soir, ce fut le bruit des portes ouvertes, elle réentendit soudain la voix, parmi d’autres voix. Elle eut un grand mouvement de bonheur ; on se précipitait tout de suite vers son lit.

Hélas ! c’était pour l’en déloger et la jeter négligemment dans un fauteuil. Et elle vit entrer une autre poupée, brillante des beaux vêtements qu’on lui avait un jour essayés, une autre poupée que tout un cortège suivait, une poupée qui remuait et vagissait.

Alors, la vieille poupée comprit. Elle n’avait servi que de mannequin. Toutes les faveurs qu’elle avait reçues n’étaient que des apprêts pour ce nouveau-né. Qu’allait-elle devenir ? Retournerait-elle pour toujours dans le coffre noir ?

Saisie du seul espoir qui restait encore possible, elle se rendormit en se disant :

— Peut-être est-ce une petite fille, et demain elle sera ma nouvelle maman.


La robe du Jour de l’An

Depuis qu’elle était petite fille, toujours Colette avait eu sa robe du Jour de l’An. Cette année, elle n’en aurait pas. Se reprochant d’être futile, elle en avait tout de même du chagrin. Deux jours restaient encore de l’année mourante. Elle irait à la messe de minuit à Notre-Dame avec Pierre, et ensuite, réveillonner chez son amie Lucile.

Elle repassait en ce moment la robe qu’elle mettrait. Hélas, ce ne serait pas une robe du Jour de l’An ! Une tradition de sa jeune vie serait rompue, et pendant que son fer allait à l’envers du tissu de soie, elle se mit à revoir ses robes du temps passé.

La première dont elle gardait le souvenir précis était en cachemire rose garni de satin blanc. C’était sûrement une horreur. Ils demeuraient à la campagne. Elle pouvait avoir sept ans. Elle se trouvait bien belle cependant quand elle l’arborait cette robe. Elle se souvenait même que, l’été suivant, lorsque le dimanche elle la mettait, elle marchait en imitant une grande du couvent qui se tenait la tête droite comme une altesse. Un matin, une petite fille avait crié sur son passage :

— Non, mais regardez-moi donc le paon !

Elle riait bien de cette réminiscence. Devait-elle être assez ridicule ? Sans compter qu’elle était laide à cet âge. On le lui avait assez répété !

Sur les confortables que sa mère n’avait jamais cessé de coudre avec des retailles d’étoffe, quand elle reconnaissait les triangles de cachemire rose, elle se disait :

— Tiens, ma robe de paon !

Elle aurait pu les énumérer toutes, et les décrire, ces robes qui avaient marqué les années. Le souvenir de quelques-unes l’attendrissait encore : une bleu pâle, par exemple, en flanelle très fine, à pois plus foncés. Celle-là, c’était un chef-d’œuvre. Ils n’habitaient plus la campagne. Déjà sa mère développait son goût naturel à regarder les étalages, et devenait plus habile.

Aujourd’hui, Colette confectionnait elle-même ses vêtements.

Elle soupira, pensant à la robe 1931 qu’elle n’aurait pas.

Elle avait fini de repasser. Elle replaça la planche, le fer, s’en alla tenant à bout de bras, par les épaulettes, cette robe qui n’était plus neuve, qui avait été allongée ; la mince ligne de l’ancien ourlet se voyait un peu.

Mais elle n’avait pas les moyens, ni le temps non plus maintenant, d’en avoir une autre. Elle portait aussi cet hiver son vieux manteau, faisait durer ses gants, ses bas… C’est que l’automne avait été marqué par une catastrophe. Un malheur avait frappé la fortune de son frère aîné, qu’elle aimait de toute son âme. Il en avait été malade, cachant à tous l’approche d’une échéance désastreuse. Colette l’avait surpris un soir, si sombre, si affaissé, qu’elle l’avait interrogé, et qu’enfin il s’était confié. Il pleurait en parlant, lui d’ordinaire si fort. Sa douleur assombrit le cœur de Colette. Elle se serait volontiers offerte en holocauste. Une immense tendresse, c’était tout ce qu’elle avait d’abord pu donner. Il venait de lui avouer qu’il lui faudrait vendre sa maison, et que sa femme et ses enfants n’en savaient rien. Et quel acheteur trouver, dans ces mauvais jours ?

Leur maison ! Leur petite maison charmante comme un rêve de bonheur dans son cadre fleuri ! Colette était revenue chez elle tremblante, les larmes aux yeux, et tout de suite avait averti et imploré son père. Il fallait à tout prix secourir Jean. Elle avait été d’une ingéniosité incroyable pour lui suggérer une transaction possible. Puis elle avait ajouté :

— Le manteau de fourrures que je devais commander, je n’en veux plus. Cela fera deux cents dollars. Additionne aussi le prix de mon cadeau du jour de l’an. Et ne me donne plus, pendant quelque temps, la rente que tu me sers d’habitude pour m’habiller. Je referai mes vieilles robes.

Et elle refaisait ses vieilles robes ! Et c’était ainsi qu’elle n’avait rien de neuf cette année. Mais se rappelant la joie de son frère sauvé, elle cessait de le regretter quand, raccrochant la robe repassée, elle aperçut, suspendue parmi les autres, une robe de bal en beau velours noir, si démodée qu’elle n’était malheureusement plus mettable.

Comme l’inspiration illumine tout à coup le cerveau d’un artiste, elle revit soudain un modèle du Vogue qu’elle avait admiré, et dont le haut était un empiècement. Penchée sur la rampe, elle demanda à sa mère :

— Maman, tu n’aurais pas, par hasard, un morceau de dentelle noire dans tes trésors ?

— Il me semble que oui. Pas tout à fait de la dentelle, du filet de soie…

— Oh ! bonheur ! Le dernier cri !

Et Colette en tourbillon descendit l’escalier, sa vieille robe de velours à la main.

Cinq minutes plus tard, elle la décousait fébrilement. Une heure après, elle la rebâtissait. D’une draperie qui l’avait ornée à gauche, ô miracle, elle tirait des godets pour la jupe. Elle avait un peu maigri. Elle la retailla toute, et l’empiècement de dentelle l’allongea des six pouces nécessaires. Et que c’était joli, le contraste de ce noir avec le blanc des bras et du cou.

Un grand enthousiasme anima Colette. Heureuse, elle chantait en travaillant ; puis, essayant sa création, elle allait en riant se montrer à sa mère. Le bonheur est parfois bien facile. Comme c’était amusant de réussir. Elle ferait croire à Pierre…


Mais elle ne savait pas mentir. Elle le laissa constater qu’elle avait une nouvelle robe.

— Ma foi Colette, elle vous va encore mieux que celle que vous aviez au dernier jour de l’an, quand je vous ai vue pour la première fois.

Était-ce le secret de l’attachement superstitieux de Colette aux robes du jour de l’an ?

Pierre semblait l’aimer depuis ce temps. Trois, quatre fois même, chaque semaine il trouvait des prétextes pour la voir. Dans cette grande ville de Montréal, n’y a-t-il pas toujours quelque conférence que l’on peut aller entendre à deux ?

— Vous l’aimez mieux, vraiment ?

— Je l’aime mieux. Ou bien c’est vous que j’aime mieux et je crois que c’est la robe.

— L’autre coûtait beaucoup plus cher…

— Le prix n’y fait rien.

— Mais celle-là vaut beaucoup plus…

Et Colette attendrie raconta à son ami Pierre ce qu’elle ne lui avait pas encore dit :

— Vous savez, quand j’étais triste un soir, sans entrain, et que je n’ai pas voulu vous dire ce qui me tourmentait…

Les confidences d’abord émues, finirent par le récit de la composition laborieuse de cette belle robe…

Pierre adorait déjà Colette, mais sensé, pratique, prudent, il l’avait parfois redoutée. Elle était toujours si élégante. Il la croyait enfant gâtée. Il trouvait sage d’attendre pour lui proposer d’être sa femme que sa situation fût plus brillante.

Mais lorsqu’elle eut achevé son récit, se penchant vers elle et riant, d’un rire complexe et tendre où passait un peu du souffle qui animait, paraît-il, les hommes de l’âge de pierre, il lui dit :

— Colette, je veux qu’à Pâques nous soyons mariés !…


Portrait : une femme forte

Pourquoi ne plait-elle qu’aux hommes ? Nous, les femmes, ne la trouvons pas jolie. Nous reconnaissons bien qu’elle a du chic, mais nous n’aimons pas ses cheveux toujours trop soignés ; ce sourire choisi parmi d’autres devant son miroir ; ce tiré à quatre épingles qui exclut tout mouvement naturel, tout enthousiasme, toute spontanéité ; cet ensemble étudié, poseur. Et surtout, nous n’aimons pas qu’elle ne fasse jamais de frais pour nous, qu’elle nous écoute avec cet air distrait.

Et pourtant, cet air distrait, c’est une inexplicable pose. Car elle nous écoute, elle nous écoute très bien, si jamais elle ne se mêle aux discussions, et paraît avec nous, sans aucune idée. Elle enregistre bien, nous en avons eu maintes fois la preuve. Quand elle nous quitte ensuite, et même sans nous avoir quittées, si un homme survient, son attitude change. Elle s’anime, elle retrouve son sourire plus vivant et sa langue miraculeusement se délie. Lorsqu’elle n’entraine pas son interlocuteur trop loin, nous la voyons adroitement amorcer la conversation, l’incliner vers le sujet que nous avons discuté et, ingénument, servir le meilleur de nos opinions. S’il s’agit de livres, bien fin serait celui qui découvrirait ses pas hardis, sa témérité en terrain inconnu. Elle n’a pas lu ceux dont elle parle. Elle ne les a pas lus, mais qu’importe, puisque les autres les ont lus et en ont parlé devant elle ? Elle enregistre si bien que nous sommes forcées de reconnaitre que tout y est : l’accent de conviction, le goût personnel, les boutades…

Plus encore : nous, les femmes, nous ne la trouvons pas intelligente ; mais de nouveau nous avons tort. Elle l’est plus que nous, à sa façon. Nous avons vu de ses lettres ; elle écrit bien, très bien, et c’est beaucoup plus spirituel que ce que chacune de nous peut produire ; comme dans la conversation, elle utilise les mots entendus… Pour les relier, les bien présenter, nulle jamais ne la surpassera ; on dirait qu’ils sont tous d’elle.

C’est un charme ; elle est captivante, et nous comprenons que les hommes volontiers courent à elle avant de nous rechercher. Cultivée, spirituelle, élégante, originale, que faut-il de plus ? Et puis, quand elle parle à un homme, elle semble toujours le chérir. Son sourire n’est plus immobile. Elle laisse voir avec art celles de ses dents qui sont éclatantes. Elle a une manière angélique et osée à la fois de regarder cet homme ; évidemment, elle déborde de confiance en lui ; une espèce de tendresse, qu’elle paraît vouloir contenir, passe malgré elle, dirait-on, dans le gris étrange de ses yeux. Et ce n’est pas elle qui cause le plus. Elle ménage ses disques. Il faudra qu’ils servent ailleurs. Alors, elle interroge avec une sollicitude et un intérêt d’une grande finesse. Cet homme ne se savait pas digne de tant d’attention : le voilà flatté, conquis.

Quelquefois, elle dispense ses grâces à un pauvre hère modeste et insignifiant, s’il est le seul homme en vue. Elle accapare toujours le mâle quand il y en a un, quelle que soit son infime valeur. Alors cet homme, surpris et heureux, croit voir enfin la femme de ses rêves timides, et il l’adore. Il la poursuivra peut-être plus tard, et pendant longtemps, s’il a le malheur de la rencontrer seul, il se croira payé de retour. Il s’enthousiasmera. Il ébauchera des projets d’avenir qu’elle accueillera d’un badinage coquet. Si, ensuite, il la revoit parmi d’autres hommes, et qu’à peine elle le salue, il en concevra de la jalousie, mais l’aimera déjà trop pour soupçonner la vérité. Elle peut ainsi se vanter de sa légion d’admirateurs.

Et cette légion existe. Elle est belle, cette femme. Elle semble bonne ; ses sentiments sont toujours beaux, — ils sont sur le disque, — rien n’est plus tendre, plus éloquent que son sourire ; c’est tout un monde qui nous étonne, nous, les femmes, quand nous le surprenons. Comment pourrait-il ne pas conquérir ? Si elle en avait usé avec nous, sans doute nous plairait-elle aussi ?

Mais elle ne fait jamais tourner ses beaux disques pour nous, et c’est ce qui est vexant. Elle est figée et muette en notre seule présence, et parait tant s’ennuyer sous son sourire au beau fixe. Et les mots drôles qu’elle apprécie, qu’elle récolte, toujours elle les laisse passer sans en rire.

Nous nous vengeons. Entre nous nous l’appelons la Belle et la Bête. Mais nous perdons encore. Nous avons l’air d’être envieuses. Car, en somme, comment douter de son intelligence et de sa haute culture ?

II

LA CLOCHE D’OR DU PASSÉ


Beaux après midi du dimanche

L’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche. —
Marcel Proust

Ces deux petites filles, en vérité, pouvaient passer pour sottes. Sur la véranda d’une grande maison, en haut de la colline rocheuse que l’on atteignait du village par un trottoir coupé de degrés, elles avaient tourné le dos au paysage, à la nature, et placé leurs chaises pour ne plus voir que le mur beige qui sentait le soleil.

L’une était en blanc, l’autre en jaune ; ou l’une en rose, l’autre en bleu, car l’une était blonde, l’autre brune. Amies, cousines, elles se disaient jumelles, ayant vu le jour la même année. Elles avaient quinze ans, cet été-là, si je me souviens bien, peut-être un peu moins.

Et ces dimanches après-midi, c’était bien entendu, il n’y avait rien à faire. On ne les troublerait pas. Les vêpres n’étaient que le soir. Le repas de midi achevé, elles tournaient avec délices le dos au monde et à ses pompes, au ciel bleu, aux arbres verts, qu’elles aimaient pourtant comme des êtres, et à la rivière qui coulait charmante, poétique et azurée…

L’une à côté de l’autre, les pieds sur le mur beige, enfoncées dans leurs grandes chaises, elles partaient, s’envolaient comme sur un chariot ailé, à des distances infinies…

Je les ai vues s’émouvoir, se passionner des aventures d’Arsène Lupin ; je les ai vues se pâmer à cette brise si touchante qui passe dans Les Bouffons de Zamacoïs. Je les ai vues, cruelles parce qu’elles étaient si jeunes, se réjouir que dans Seule, la petite fille de seize ans, enlève à l’amoureuse de vingt-six, un fiancé d’abord retrouvé. Je les ai vues dévorer littéralement Mon cousin Guy, se figurer avec exaltation qu’elles étaient elles-mêmes Arlette ; que leur robe blanche flottait au vent ; qu’elles couraient sur les rochers de Biarritz ; qu’une mer de rêve grondait à leurs pieds.

Leur cœur battait plus vite. Leur peau rosissait davantage aux joues ; leurs lèvres s’entr’ouvraient sur leurs dents si blanches et encore si neuves.

Je les ai vues se lisant tout bas les vers de l’Aiglon, de Cyrano, de la Princesse lointaine ; ou rêvant à la musique tendre des Vaines tendresses. Tout cela était si beau. La vie contiendrait tout cela, leur donnerait autrement tout cela. Un jour, elles seraient pour quelqu’un des princesses lointaines. Pas tout de suite. Ce temps était reculé. Mieux valait. C’était si bon d’attendre, d’espérer. C’était la Porte d’or, au loin, à l’horizon. Jusqu’à cette porte s’allongeait une avenue où elles s’avançaient en rêvant, en riant, l’enthousiasme, l’ardeur, illuminant leurs yeux.




Et les beaux après-midi du dimanche passaient. Soudain, un enfant sortait de la maison en criant : « Souper ! »

Elles répondaient : « Va-t-en donc ! », incrédules, certaines qu’il voulait les mystifier.

Leurs yeux qui n’avaient pas quitté les petites lignes noires de leurs livres de tout l’après-midi, s’écarquillaient. Elles voyaient jaune, gris ; des rondelles lumineuses bougeaient drôlement sur les choses. Puis elles retrouvaient la véritable couleur du temps. Ce n’était plus celle de midi, c’était la fin du grand jour ; six heures.

Si elles n’avaient pas terminé leur roman, elles protestaient mais se consolaient vite en se communiquant leurs impressions sur la fin heureuse ou malheureuse des différentes idylles.

Deux vieilles demoiselles montaient, revenant de l’église, les degrés du trottoir, à l’assaut de la colline. Tous les jours, fidèles comme l’horloge, elles sonnaient ainsi à leur façon l’heure du souper.

L’une des petites disait :

— Il est bien six heures. Voilà la betterave.

La betterave, parce qu’elle avait toujours le même chapeau rouge foncé.

— Et elle monte toujours les marches du même pied, disait l’autre.

Et elles se moquaient tout en replaçant leurs chaises.

Le soir, quand la lampe était allumée, nos jouvencelles chantaient de toute leur âme :

Ô doux printemps d’autrefois,
Vertes prairies,
Vous avez fui pour toujours,
En emportant mon bonheur…

Leur grand’mère grommelait :

— Vous ne trouverez peut-être pas cela si drôle, quand ce sera vrai, mes petites.

Mais les petites n’écoutaient que d’une oreille et chantaient du même cœur heureux, les mêmes paroles tristes…

Elles étaient sûres que c’était vrai pour tout le monde, mais que pour elles, le printemps serait éternel.

Hélas ! ô beaux dimanches du passé…


D’un air de violon

La pièce n’était plus éclairée que par une lampe. Beaucoup d’ombre enveloppait le silence où la pure musique s’élevait. Pour les autres, ce n’était que du Saint-Saëns, merveilleusement joué. Seule, la limpidité des notes suppliantes et tendres les touchait.

Pour moi, tous les fantômes de ma jeunesse brusquement surgissaient. Dans mon imagination tout de suite attendrie reparaissaient un salon, un foyer de marbre blanc avec une grande glace au-dessus, des murs ornés de reproductions de Greuze, et quatre hautes fenêtres devant lesquelles, chaque jour, tout Sorel défilait.

C’était l’été. Il faisait chaud. Dehors, la nuit couvrait tout. Une faible brise agitait parfois les longs rideaux légers. La rumeur de la ville ou le cri d’une barge pénétrait dans la maison et ajoutait à l’intimité de l’heure, le cadre qui l’entourait : l’image des rues, l’image des quais, de l’eau noire, l’image des bateaux blancs ou sombres, leur mâture, le perpétuel clapotis des douces vagues ; tout cela que nous aimions tant. Sur le velours rouge des fauteuils anciens, nous étions toujours beaucoup de jeunes filles en mousseline fraîche, rose, bleue, mauve, jaune. Chacune avait sa couleur. Chacune y restait fidèle car elle l’avait choisie pour un teint qu’il n’était pas encore de mode de refaire à son gré.

Nous étions silencieuses, une broderie ou un livre à la main, écoutant celle qui parmi nous était violoniste. À côté du beau piano où sa mère l’accompagnait, elle se tenait recueillie et lointaine, au-dessus de nous, emportée par cette musique qui la prenait tout entière. Elle n’avait pas d’autre amour. Elle n’en voulait point. Elle méprisait la réalité et tout ce qui fait ordinairement les délices de la jeunesse : réunions, amusements, mondanités, sports. Seule, la plus grande sonorité, la plus grande pureté des notes qu’elle pourrait tirer de son bel instrument, importait. Seul ce travail importait. Tout le jour nous l’avions entendu marteler du pied des exercices qu’elle étudiait. Le soir, c’était l’heure du concert, elle jouait alors pour son plaisir et pour le nôtre.

Et la musique berçait les rêves que nous cachions sous nos paupières baissées pour la méditation…

Aussi, pendant que continuait maintenant ce disque de Saint-Saëns, à mesure que pour moi son chant remontait du passé, ce que je revoyais le mieux de la vaste pièce où autrefois je l’entendais, c’était le grand tapis de Bruxelles bien bleu et la couleur de ses bouquets.

Mais bientôt le disque fut terminé, les lumières rallumées et tous recommencèrent à parler.

Je ne disais plus grand’chose. Le passé avait surgi trop vivant. Il ne me quittait plus. Les longs rideaux du salon disparu battaient devant mes yeux. Je revoyais ma cousine et son violon, et le mouvement de sa tête, et cet air toujours lointain qu’elle avait quand elle jouait. Elle était mince, gracile et blonde, et seule auprès du long piano à queue et seule aussi en elle-même.

Le salon était pourtant un salon heureux et gai. La maison était une maison remplie d’enfants, et la maison du bon Dieu, car jamais nous n’étions trop nombreux autour de la table hospitalière et si joyeuse. Tout cela était-ce le bonheur ?

La violoniste jouait si bien. Elle nous emportait si loin de cette réalité qu’elle méprisait.

Depuis, la réalité s’est vengée de ce mépris, l’amour aussi, ils ont repris leurs droits. Mais rien ne peut effacer le souvenir de ces heures, rien ne peut l’abolir.

Tout cela devait être le bonheur.

Aujourd’hui, il est vrai, nous ne repensons plus à ce qui, déjà à cette époque, nous faisait souffrir, à la vie qui s’avançait avec ses joies, mais déjà nous touchait de ses tourments.

Aujourd’hui, nous ne retrouvons avec les notes de la musique réentendue, que la jeunesse reparue avec ses grands rêves, sa confiance toute neuve, la jeunesse transfigurée par l’auréole du passé perdu.

Du passé envolé plutôt. Il n’est pas perdu puisqu’il suffit d’un air, d’une chanson pour qu’il revienne, net, précis, avec toute sa saveur, ramenant jusqu’à l’odeur d’eau d’une petite ville maritime…


Autre temps

Que pensait sa tante, quand de son balcon elle la voyait déboucher de la rue Saint-Hubert, et d’un pas ferme traverser en biais, son bagage sous le bras ? Pensait-elle :

— C’est bien ma sœur Hélène, laisser voyager seule une enfant de huit ans, c’est bien ma sœur Hélène, ne pas même nous prévenir de la rencontrer à la gare. C’est bien ma sœur Hélène…

La filleule arrivait chez sa marraine vêtue d’une robe de mousseline suisse, ou d’une robe de fil à carreaux roses. La filleule avait les cheveux coupés en garçon, au lieu d’avoir la tête ornée de jolies boucles comme sa cousine Estelle. La filleule portait des bas longs, un chapeau ridicule et un nom d’impératrice : Marie-Thérèse.

Mais le voyage ne l’embarrassait guère.

Deux fois chaque semaine, ne parcourait-elle pas ce trajet avec sa mère, lorsqu’elle était encore trop petite pour fréquenter la classe ? Dans le minuscule train de son père, jusqu’à L’Épiphanie, d’ailleurs, elle était d’abord bien en sûreté, même assise sur le marche-pied du wagon, les jambes pendantes, aspirant les odeurs des champs de trèfle et du bois des écoliers, se penchant vers les coulées que de petits ponts traversaient…

À L’Épiphanie, son père était censé l’installer dans le rapide du Pacifique, mais le plus souvent elle s’y installait allègrement toute seule. Elle n’avait pas de billet ; inutile aussi de la recommander au contrôleur. Quand ce contrôleur survenait, elle levait le nez en souriant. Elle était la vivante réplique de son père. Celui-ci jouissait d’un « laissez-passer » de famille sur le Pacifique. Gracieuseté, entre confrères d’inégales grosseurs !

Du reste, la filleule n’était pas plus haute qu’une botte.

Sans être certaine d’être à l’aise et heureuse chez sa marraine, la filleule aimait pourtant y aller. Si Estelle y séjournait aussi, ensemble elles s’amusaient beaucoup. Si Estelle n’y était pas, Marie-Thérèse suivait les grandes cousines avec la conscience bien définie d’être pour elles un embarras. Sa marraine, grand’mère une multitude de fois, était un peu blasée sur les charmes de l’enfance. Des filleules, elle en possédait trop pour pouvoir les aimer passionnément. Celle-ci passait avec les autres.

Mais l’oncle Michel était intéressant. Il cousait des robes de dames. Le boudoir se remplissait de visiteuses élégantes venues uniquement pour lui. Il connaissait le monde entier ; il habillait les femmes des plus hauts magistrats ; il était célèbre. Il racontait avec une inimitable mimique des tas d’histoires, dont quelques-unes n’étaient pas pour les enfants. Il pétillait d’esprit.

Un jour, une dame lui apportait une robe de soie à refaire. Elle essayait de le convaincre qu’il pourrait en créer une merveille ; elle s’extasiait sur la couleur, la force, le fini de cette soie un jour payée très cher. L’oncle examinait l’article avec moins d’enthousiasme. À la fin impatienté de l’éloge interminable et trop chaleureux, il interrompit sa cliente.

— Elle est belle, elle est belle, je veux bien, madame, mais j’étais beau moi aussi, quand j’étais jeune…

La soie était trop vieille. Il n’en tira qu’une blouse, une « matinée », comme il disait.

L’oncle Michel fascinait Marie-Thérèse. Il avait une tête de Bonhomme Hiver, de Père Noël ; de gros sourcils et de gros favoris blancs ; de gros yeux doux derrière des lunettes qu’il glissait sur son nez quand il parlait. Et un homme portant un tablier et poussant une aiguille, c’était tout de même merveilleux.

Mais l’oncle disparut vers ce temps où Marie-Thérèse commençait de voyager seule. Il mourut. Il ne resta plus bientôt que son souvenir dans ce petit boudoir rouge donnant sur le balcon. Son souvenir, sa machine à coudre et la grande armoire dans laquelle il serrait son ouvrage. Peu à peu elle se remplit d’autres choses, mais elle ne cessa jamais de s’appeler « l’armoire de l’oncle Michel ». Le balcon aussi séduisait la filleule. À la campagne, jamais on ne regardait le monde d’aussi haut. Elle admirait l’école Montcalm, la rampe de pierre en pente sur laquelle glissaient à cœur de jour quelques gamins qu’elle enviait. Elle voyait passer les voitures, écoutait claquer les sabots des chevaux sur le pavé.

Quand Estelle était là, on leur permettait de descendre sur le trottoir. Bien qu’il n’y eût guère d’autos, on leur défendait de traverser la rue. Elles la traversaient tout de même quelquefois. Elles longeaient l’hospice de la Providence, ou la clôture allant vers l’église Saint-Jacques ; ou bien, elles s’aventuraient rue Sainte-Catherine. Elles connaissaient bien leur route. Elles achetaient chez Dupuis avec leurs mères. Leurs chaussures venaient toujours de chez Blanchard ; des chaussures toujours pareilles : bottines lacées l’hiver, souliers découverts, l’été. Heureux temps où, pour leur monde, les étrangers n’existaient pas.

Dans la rue Sainte-Catherine elles possédaient aussi un cousin tenant une mercerie. Mais leur cousine les intimidant, elles ne s’y rendaient que sur invitation spéciale. C’était pourtant bien agréable ; l’appartement se trouvait en haut de la Librairie Saint-Louis, d’où sortaient les livres de la Bibliothèque Rose.

Par les beaux après-midi d’été, on amenait Estelle et Marie-Thérèse à la montagne. Il fallait monter successivement dans deux tramways ; de petits tramways ouverts et balançants, aux longues banquettes en bois se faisant vis-à-vis. Un jour, on leur avait acheté un sac de pralines. Estelle et Marie-Thérèse croquaient à qui mieux mieux. Une des cousines leur suggéra d’en offrir à une enfant qui les regardait avec envie. L’enfant n’oublia pas de dire merci, mais elle prit et garda tout le sac. La grande cousine les consola :

— Je vous en achèterai d’autres.

Mais ce jour-là le festin fut fini.

Ce qui était encore ravissant, c’était l’été, de descendre jouer devant la maison après le souper. Le signal pour remonter c’était l’allumage des réverbères. Elles suivaient l’allumeur qui de sa mèche faisait jaillir dans le globe, le gaz palpitant. Un soir, insoumises ou distraites, elles le suivirent jusqu’à la côte de la rue Saint-Hubert. Elles se crurent perdues.

Quand elle était au lit, Marie-Thérèse se délectait à entendre le bruit qui continuait ; le roulement des tramways, des voitures, tout cela offrait à la petite campagnarde la saveur d’un jour continué. Elle oubliait qu’elle embarrassait probablement ses cousines et décidait de demeurer en ville longtemps.

Mais un matin, sa mère débouchait à son tour de la rue Saint-Hubert. La marraine disait :

— Eh bien, Hélène, ta fille est ici. Le savais-tu ?

Pour sûr, qu’Hélène le savait puisqu’elle venait la chercher. Et aux remontrances de sa sœur aînée qui la taxait d’imprudence, Hélène répondait :

— Mais elle a un ange gardien, cette enfant-là. A-t-elle oui ou non un ange gardien ?

On ne pouvait pas dire qu’elle n’en avait pas. Et Hélène était imprudente, mais priait beaucoup. Alors les anges manifestaient envers elle et sa progéniture une condescendance particulière. Les anges accomplissaient pour elle ce qu’ils n’auraient fait pour personne.

La journée d’Hélène s’avérait un triomphe pour sa fille. Toute la bande des cousines l’accompagnait dans les magasins. Chez Letendre, chez Dupuis, chez Vallières, Hélène était presque aussi bien considérée par les commis que par les anges. Et puis, avec Hélène, on arrêtait toujours chez Defoi, boire de la Ginger Ale, et manger des gâteaux plats, parfumés, délicieusement croquants.

Hélène achetait ensuite quelques paniers de fruits. Et le retour, le soir, couronnait une journée glorieuse.

Assise sur le marchepied du train de son père, Marie-Thérèse mangeait des cerises de France, lançait au vol les noyaux en se disant :

— Plus tard, croîtront ici des cerisiers.

Sa mère ne l’empêchait pas non plus de rester les pieds pendants dans les herbes, quand le train marchait. Lorsqu’on s’est toujours tenu ainsi, sans jamais tomber, depuis l’âge le plus tendre, pourquoi, tout à coup, sera-ce dangereux ?


Souvenir de cirque

« Les éléphants suivaient la maison à vapeur. D’abord, ils furent dix, puis quinze, puis vingt, et jusqu’à cent ensuite. » (la Maison à vapeur, Jules Verne.)

Je continue à lire pour mes fils, mais j’ai ma propre théorie d’éléphants vivants à revoir ; à quatre heures du matin, ils descendent la rue Saint-Urbain, depuis la gare du Mile End, jusqu’au terrain de l’Exposition, boulevard Saint-Joseph. C’est maintenant de l’histoire ancienne, une carte à mettre aux archives, ce terrain…

Ils descendent la rue sous le ciel embrumé, entre les petites maisons grises, ou rouges, ou jaunes, et les terrains vagues. C’est l’été, mais il fait frais si tôt, et je ne sais vraiment pas comment nous sommes là, tous les trois, à les suivre, bien éveillés, enthousiasmés, sous la garde d’une cousine de vingt ans, en plein chagrin d’amour.

À cause de ce chagrin d’amour, il était entendu qu’elle ne dormait pas. C’était elle qui nous avait éveillés. Cette arrivée du cirque devait servir de stupéfiant à sa douleur. Mais je revois son visage pâle, et son attitude un peu théâtrale, son affaissement réel, et la conscience qu’elle avait tout de même d’être devenue intéressante. Figurez-vous qu’il ne répondait plus à ses lettres et qu’ils avaient été fiancés. C’était tout ce que nous en savions.

Les éléphants défilaient. Nous n’étions pas seuls à les suivre. Mais je revois tout cela comme un film silencieux et impressionnant, à cause de la nuit encore vivante. Il me semble qu’ils étaient aussi cent, parce que mes yeux d’enfant voyaient grand ; en réalité, je ne sais plus ; le chagrin d’amour de ma cousine, et le sommeil brouillaient ma vue. Les hommes qui conduisaient ce troupeau gigantesque nous faisaient bien peur. Nous savions qu’ils étaient bohémiens et, nous avait-on dit, voleurs d’enfants. Nos têtes brunes et blondes étaient farcies de cette peur ; celles de nos mères, un peu aussi.

Sans la cousine, nous n’aurions pas arpenté notre rue aussi matin ; mais il est également vrai que nous étions des enfants gâtés.

De la rue Saint-Viateur à la rue Saint-Louis, nous les suivîmes, passant en étrangers devant nos propres fenêtres. Le chemin me parut long, quoique je sache aujourd’hui qu’il est court. Les maisons étaient alors très espacées, et tous ces champs de cenelliers et d’orties paraissaient immenses et mystérieux, encore remplis des spectres de la nuit. Je les revois un peu comme je revois les champs de bataille vus en France, étendues semi-vertes, et semi-lunaires, terre bossuée où rouillaient des ferrailles.

Deux par deux descendaient les pachydermes que je n’imaginai réels, que lorsque, rue Saint-Louis, on les eut rangés, le dos au trottoir, devant la buanderie Crevier. On leur donnait à boire, en attendant que, sur leur terrain, leur quartier fût prêt. Il était difficile, nous étions derrière eux, de bien voir avec quoi ils buvaient. Je m’approchai, je m’approchai et fus distraite de ma première intention, en apercevant, si près de mes yeux, leur peau étrange et laide, ce tissu ardoise, fripé, rugueux, qui paraissait si rude que les dents me grinçaient…

À ce moment précis, mon éléphant recula ; je n’eus pas peur, mais on raconta longtemps que j’avais failli être renversée et écrasée. En réalité, la cousine sortant des décombres de son rêve d’amour brisé, nous enjoignait de revenir à la maison.

Cette journée devait être encore plus mémorable. Après le déjeuner, nous retournâmes errer autour du champ d’exploit. C’était voisin. Après le dîner, à une heure, nous disparaissions de nouveau ; cette fois, nous n’allâmes plus ensemble, mais dispersés avec les amis de nos âges divers.


À trois heures, pour le goûter, ma sœur Marie ne parut pas. Elle était blonde, élancée alors pour ses neuf ans, et fine à voir. Elle avait ce jour-là une petite robe bleue comme ses yeux qui la rendait plus jolie encore. C’était une proie tentante, n’est-ce pas, pour des Bohémiens ? On la chercha en haut, on la chercha en bas ; on l’appela en ouvrant la porte du grand salon assombri par les volets bien clos pour éloigner la chaleur ; on ressortit à sa recherche.

Quelques voisins prétendirent d’abord l’avoir vue aux abords du cirque, puis suivie par un monsieur louche. Cette histoire s’allongea jusqu’à ce qu’un petit garçon vînt assurer à mes parents qu’on avait vu un des cornacs la tirer de force dans une tente. La police fut alors avertie et une grande désolation envahit la maison. Nous ne sortions plus. Nous attendions. Dieu seul connaît le martyre de pareilles attentes, la folie de l’imagination, la noirceur des visions qui s’offrent l’une après l’autre. J’allai de haut en bas, de la galerie d’avant à celle d’arrière, du jardin au perron, puis je rentrai. Il était six heures. Chacun se taisait pour ne pas effrayer l’autre. Les pires choses allaient arriver.

Sentant venir mes larmes et cherchant pour les répandre un endroit solitaire, j’entrai dans le grand salon, mais son obscurité me fit peur. Du pouce, j’allumai la lumière, et je poussai un grand cri de joie qui ne l’éveilla même pas, elle, ma sœur, tant elle reprenait consciencieusement sa nuit manquée !

Sur le grand sofa de noyer sculpté, sur la fraîcheur du crin, dans sa petite robe bleue, ses bas courts chiffonnés, rabattus sur ses souliers, Marie rêvait à un cirque bien plus beau que le réel et ne se décidait pas à s’éveiller.

Elle avait dormi là, en paix, depuis le dîner. Elle veilla tard ce soir-là, héroïne heureuse d’un conte terriblement triste qu’elle n’avait pas vécu.


Randonnée

Notre amie ne semble pas remarquer à quel point nous la trouvons heureuse de posséder pour elle seule cette belle voiture, d’avaler les routes avec un tel élan. Veut-elle voir aujourd’hui le lac Simon ? ou demain le lac Meach ? ou encore Kingsmere ? Elle est prête, toujours, rien ne l’arrête ; et doucement, celles qui ont des chaînes, les secouent, font de tendres adieux et montent aussi dans le char ailé…

L’été est si beau dans les montagnes ! Les arbres ont des feuillages si verts et l’odeur des pins est si enivrante. Les rubans des routes montent, bouclent, s’allongent, zigzaguent. Par-ci, par-là, un pont rouge enjambe l’eau claire d’une rivière. À mesure que l’on s’élève, l’air se fait plus léger. Nous avons laissé à la ville l’humidité collante et lourde, qui tranquillement, rongeait notre bonne humeur comme une rouille. Et soudain, nous sommes si gaies que nous chantons.

Pourtant, Dieu sait si nous ne chantons plus jamais, si les airs d’aujourd’hui nous sont étrangers. Et alors, riant, nous sortons des tiroirs oubliés de notre mémoire, toutes ces folles chansons de Chaminade qui enchantèrent les brèves heures romanesques de notre vie.

Nous chantons :

Tes doux baisers sont des oiseaux,
Qui voltigent fous sur mes lèvres…

Nous chantons :

Toi que j’ai rencontré au bord des flots amers, inconnue,
Toi qui pour te bercer au rythme de mes vers, m’es venue,
Voici que je t’adore et je ne sais pourquoi, et je rêve,
De t’avoir quelque jour, assise auprès de moi, sur la grève…
Je voudrais te parler d’amour sur un rocher solitaire, etc.

Nous chantons. Mais nous n’avons plus la gravité de nos dix-huit ans ; nous mettons des accents exagérés, nous laissons filtrer de l’ironie, dans les notes les plus longues, les plus savantes. Et quand la chanson s’achève, nos éclats de rire forment comme la finale de l’accompagnement.

— En savons-nous d’autres ?

— Mais oui. Si mes vers avaient des ailes ! Ou encore : Veux-tu des diamants, de l’or, que faut-il faire pour te plaire ? J’irais jusqu’au cercle polaire, pour y découvrir un trésor, et te l’offrir en diadème, car je t’aime !

Non. C’est incroyable. Étions-nous assez enfants et illusionnés de chanter cela sans rire, autrefois ? Est-ce assez drôle, assez fou ? Il y aurait une histoire des sentiments humains à faire, en comparant les chansons d’aujourd’hui à celles qui étaient en vogue il y a vingt ans…

Et tout à coup, cela nous frappe. Nos chansons, il y a vingt ans que nous les chantions surtout. Et nous, amies d’assez fraîche date, nous les savons toutes par cœur. Nous portons donc l’étiquette d’une même génération. Et ces chansons eurent une vogue universelle, car l’une de nous vient de France, a passé sa jeunesse en Pologne, et sait comme nous par cœur tout le chansonnier de l’époque Chaminade et tout ce que publiait Musica.

Autour de nous, les montagnes grandissent, se multiplient et nous chantons encore :

Ô doux printemps d’autrefois,
Vertes prairies,
Vous avez fui
Pour toujours…

Et cette fois, c’est vrai. Le doux printemps de notre folle jeunesse a fui. Comme nous commentons ce triste fait, l’une de nous restée célibataire, entonne d’une voix tragique :

Pourquoi tarde-t-il à venir,
Quand je suis à l’attendre,
Craint-il, hélas, mon regard tendre
Et mon premier sourire ?…

Jusqu’au bout, elle chante sans rire, les vers ridicules et si pleins, dans les circonstances, d’un humour qu’ils ne contiennent pas. Sa voix pleure, implore, soupire et finit, larmoyante :

Puisque là-haut on aime mieux,
Je veux, je veux monter aux cieux !

Le lac est là, au pied d’une dernière descente : tout bleu, festonné de vert, écaillé d’or… Dans cinq minutes nous agiterons son eau limpide d’un crawl savant et rapide.

Après tout, nous ne sommes pas tellement vieilles. Le serons-nous jamais ?


Suite de notre répertoire

Une lampe éclairait la pièce où nous chantions, une lampe à pétrole, suspendue. Nous avions, mes cousines et moi, des robes blanches en broderie anglaise. Mes cousines avaient brodé les leurs, maman avait brodé la mienne. Mes cousines avaient également brodé des ombrelles de la même broderie, copiant des patrons de la « Femme chez elle »…

Les carêmes étaient longs et sérieux dans ce temps-là. Mais je ne jeûnais pas encore, et au lieu de broder, je lisais. Ma majorité me semblait d’ailleurs très loin, et les personnes de vingt et un ans, bien mûres et bien à plaindre.

Mais les ombrelles étaient fermées et le soleil couché, quand nous nous mettions à chanter. Nous étions à la campagne. Lorsque le vent de la rivière fraîchissant avec la nuit, nous poussait vers la maison, le piano, — qui vivait alors ses belles années, ses jours de gloire et d’utilité, — le piano s’ouvrait, les notes s’envolaient et nous chantions.

Nous chantions :

J’ai tant de choses à vous dire,
Qu’on en ferait un livre entier,
S’il me fallait vous les écrire,
J’y sécherais tout l’encrier…
J’ai le cœur plein de villanelles,
Car ce matin j’ai rencontré,
Les deux premières hirondelles,
Réparant leur nid délabré…
L’air est pur, il fait bon de vivre.
Avril, ainsi qu’un renouveau,
Trouble mes regards et m’enivre,
J’ai des rêves plein le cerveau,
Je me sens heureux d’être au monde,
Et de voir l’azur dans tes yeux…

Nous chantions :

Trois anges sont venus ce soir,
M’apporter de bien belles choses,
L’un d’eux avait un encensoir,
L’autre avait un chapeau de roses…

Nous chantions :

Vous aurez beau dire et beau faire,
Seule elle peut mon mal guérir…

Nous chantions avec une telle langueur et une telle flamme à la fois ! Nous n’étions pas plus heureuses que nous le sommes aujourd’hui. Loin de là, peut-être. Cette avidité, cette fièvre, cette hâte de la jeunesse à avancer nous dévoraient. Nous aurions voulu piétiner ce présent trop calme, trop vide, nous voulions voir ensuite. Et puis, même au temps où le piano et les leçons de chant étaient à la mode, la vie comme celle d’aujourd’hui offrait un tissu bien mêlé de joies et de peines ; les épreuves existaient, les catastrophes aussi. Mais dans nos jeunes cœurs fervents et téméraires, un jour viendrait pour nous où tout serait comme aboli, où une seule lumière nous éclairerait et transformerait en douce ivresse, les pires heures !

Et nous chantions en attendant. Nous chantions :

Je voudrais pleurer par les soirs d’automne,
Pour mêler ma voix aux sanglots du vent…
Puisque la douleur n’épargne personne,
Et qu’il faut gémir et pleurer souvent…

La chanson s’achevait sur veuvage, automne, voix monotone… Dans notre imagination passaient des rafales furieuses qui emportaient toutes les feuilles de l’été, courbaient les arbres sous une pluie cinglante. Nous jouïons à trouver cela triste. Nous n’étions pas sincères. Rien ne nous enchantait plus que l’automne, les feuilles mortes et la pluie et le vent. Sous de petites capes à capuchons qui furent à la mode à partir de l’année 1910, nous courions même dans la boue, dans les rigoles et redevenions ce que nous étions encore, des enfants, quand un bel orage rompait la monotonie de l’été. Mais le soir, les envolées poétiques et vocales nous vieillissaient. Et nous chantions :

Ô Magali, ma bien-aimée,
ou — Étoile, ma sœur aimée,
Laissons monter dans l’air pur,
Notre flamme rallumée…

Ou allègrement, comme un conte :

Dans mon jeune temps, me disait grand-mère, tout était bien mieux qu’au temps d’aujourd’hui…

Mais marraine, du coin où elle tricotait, nous jetait un œil moqueur, et quoique grand’mère, ne s’endormait pas à la fin, comme le disait la chanson. Alors, nous entonnions avec vigueur :

Au pays bleu, au pays d’or, dont j’ai perdu le nom lointain, au pays bleu de mon matin…

Bleu. Or. Soleil. Mer. Lointain. Tout y était, et l’exotisme savoureux, irrésistible, nous obligeait à rêver tout haut, les yeux ouverts, brillants, illuminés.

Grand’mère murmurait et disait :

— Elles croient, les petites malheureuses qu’elles pourront faire tout cela, voir tout…

Mais elle était indulgente, jeune pour une aïeule. Elle ne nous rabrouait pas.

Et nous arrivions ensuite à cette bluette :

Trois petits garçons, trois petites filles,
Parmi les buissons et sous les charmilles…

S’en allaient gaîment,
Tout en devisant,
Des choses futures… etc.

Ces choses futures, ce qu’elles seraient ! Grande dame, princesse, grand capitaine…

Mais cela finissait :

Que sont devenues garçons et fillettes ?
La première est veuve, l’autre est sans mari, la troisième est morte,
Et nos trois garçons sont dans le quartier,
Trois petits rentiers…

Marraine marmottait :

— C’est si bien ce qui arrive…

Nous étions convaincues qu’elle ne le savait pas, que nous, nous ferions autre chose. Voulant être grand capitaine, nous serions grand capitaine.

Et dans la coulisse, quelqu’un nous dira, j’ai bien peur :

— Et tu l’es grand capitaine…

Mais ce n’est pas ainsi que nous auraient parlé les héros qui dans le passé, devaient vivre pour nous adorer. Non. Cette lampe à pétrole, suspendue, qui jetait un grand rond d’or au centre du salon, et des coins sombres autour où cacher nos visages enchantés, cette lampe éclairait des rêves plus grands que tous les rêves, des rêves parfaits à côté desquels sont pauvres, nos pauvres petits bonheurs fugaces…


Le capitaine de bois

Le toit s’arrondissait, comme la maison, pour tourner le coin, et il était là, sur le comble, le petit capitaine de bois. Sa culotte était blanche, son gilet rouge, et son chapeau noir ressemblait à celui de Napoléon. Mais, au temps dont je parle, je ne connaissais pas Napoléon.

Dès que je pus me tenir sur mes jambes et me promener le long de la toute petite rue, ce soldat de bois enchanta mes regards. Chaque bout de cette très courte rue qui traversait le col étroit de la presqu’île de L’Assomption, touchait à la rivière. À une extrémité, il y avait le Coin rond, à l’autre, l’hôtel de Jimmy Wright, comme disaient nos pères et mères. C’était sur le toit de cet hôtel qu’était juché notre capitaine, en plein ciel. Les oiseaux familiers nichaient dans son chapeau et virevoltaient en criant autour de lui.

Il y a déjà bien longtemps que le Coin rond a été démoli. Pour quelle prosaïque raison ? Je me le demande. L’hôtel Wright vient d’être dévoré par les flammes. Il a fallu ce triste événement pour me le remettre en mémoire, et pour que j’apprenne l’origine du pauvre capitaine de bois maintenant anéanti.

Un régiment partit de cet hôtel pour la guerre de 1812. Au retour, c’est aussi de là que les soldats se dispersèrent ; comme ils aimaient leur chef, le capitaine Prévost, ils voulurent lui témoigner, à leur façon, leur reconnaissance. Ils rapportèrent de la forêt un beau tronc de pin, y sculptèrent son effigie. La statue peinte, ils l’élevèrent au coin du toit où elle se trouvait encore avant l’incendie, il y a quelques jours (mars 1932).

C’est là que, de ma première à ma dixième année, tous les jours j’ai vu le capitaine de bois. Pour nous, c’était le plus curieux et le plus intéressant des personnages. D’abord, nous lui supposions une espèce de vie. Puis vite, nous avions appris que c’était une poupée, mais nous aurions donné beaucoup pour qu’on la descendît et nous la prêtât.

Au bord du trottoir, devant l’hôtel, des hommes flânaient toujours, jouant aux dames, assis dans des chaises brunes à dossiers arrondis et à barreaux. Ils riaient de nos petits nez en l’air, se moquaient, nous disaient :

— Il faudra venir quand il descendra.

Ils nous assuraient qu’il descendait une fois par année, pour des raisons plus ou moins distinguées. Nous nous sauvions en rougissant.

Devant l’hôtel, dans le terrain qui rejoignait le chemin du bord de l’eau, des murailles se dressaient déchiquetées. L’on y voyait encore le cadre de nombreuses et très grandes fenêtres. Nous errions là parmi les débris de mortier, intrigués par le mystère de ces ruines autant que par le petit capitaine de bois.

Je n’ai jamais su non plus ce qu’elles avaient été. L’histoire détaillée de mon village natal, est-elle écrite quelque part ? Et je suis partie si jeune que je ne connais même pas l’histoire orale.

Déjà, pourtant, les vieilles maisons que contenait L’Assomption me fascinaient. Je repense à celle des Viger. Elle rasait le trottoir, elle avait de nombreux contrevents lourds que retenaient de grands S en fer rouillé. Son jardin enclos de hautes murailles se prolongeait jusqu’à la rue en arrière, où, continuant les murs, s’élevait un petit pavillon sans fenêtre visible, en grosse pierre des champs, surmonté d’un étage et d’une terrasse. Rien ne me parut jamais plus romanesque. Deux enfants vêtus de velours se penchaient parfois à la balustrade. Comme jamais je ne les vis sortir, je les croyais séquestrés.

Toute la rue qui menait à la seigneurie et au palais de justice était d’ailleurs parsemée de maisons qui semblaient recéler de très vieux secrets.

Les laisserais-je toutes périr, sans rien leur demander ? Comme le pauvre capitaine de bois ?

Le pauvre capitaine de bois que je revois mieux, un soir où, dans la petite rue si étroite couverte de gros nuages gris, un vent fou s’engouffrait et faisait monter cinq ou six cerfs-volants. Je n’avais qu’un morceau de journal attaché à un bout de ficelle, mais j’étais si heureuse de vivre que pour une fois, je le plaignais d’être sur le toit à jamais immobile.

Nous étions là une dizaine d’enfants…

Que sont devenus garçons et fillettes ? Tous aujourd’hui atteignent l’âge mûr ; quelques-uns sont morts, hélas, longtemps, longtemps avant le petit capitaine de bois…

III

JOURS DE MER,
JOURS DE MONTAGNE,
JOURS DE LAC…


Aux champignons

Pour un rien, en idée, Lucette retourne là-bas…

Pour ce parfum d’un petit coussin bourré d’aiguilles de pin ; pour une phrase dans le volume ouvert sur ses genoux : « Contre ce sapin aux branches étalées bas sur une traînée de champignons… »

Elle laisse tomber le livre ; ses mains distraites pétrissent le petit coussin, l’odeur résineuse pénètre ses narines, et Lucette pourrait se croire endormie et rêvant : le film se déroule, en couleurs que jamais ne copiera un film réalisé par des humains : en couleurs changeantes et magiques, si vives d’ailleurs que sur l’écran vous les croiriez exagérées…

Et la douceur des pas, sur ce sentier de la montagne ! Il monte, mais le cœur s’y fait et bat à l’aise. La chaleur est bonne à l’abri des arbres. Lucette laisse glisser son manteau. Elle se penche. « Contre les branches étalées bas » de ses chers sapins, voici la trainée de champignons, de jolies chanterelles jaunes, poussées en rond, gaiement, abondamment. Elle se penche et cinq minutes après son panier est plein. Elle n’est encore qu’au pied de la montagne, à ce petit carrefour d’où partent trois chemins ; deux qui montent différemment au sommet du mont Sainte-Anne ; l’autre, qui, sous la fraîcheur plus profonde du bois, va jusqu’à la grotte.

Elle hésite. En se détournant, elle voit toujours la mer, la mer d’un bleu incroyable !

Les pêcheurs viennent de rentrer, les goélands affamés s’abattent sur ses vagues, volent, tournent, plongent, virevoltent, ou, en nuée, planent, leurs grandes ailes blanches lustrées de soleil. Dans ses rêves les plus magnifiques, jamais Lucette n’avait rien vu de plus merveilleux.

Elle reprend le sentier. Au parfum de la résine et des champignons, une brise de mer vient mêler l’odeur saline de l’eau. Elle aspire, gourmande. Levant les yeux, elle voit le ciel entre les têtes pressées des conifères : des épinettes de deux teintes de vert ; le bout des branches est bleuté ; elle en brise un petit rameau, et triturant la blessure du bois, elle parfume ses doigts.

Miracle. Ce parfum, comme un philtre, la rend soudain indiciblement heureuse. Elle ne voit plus nulle part de souci qui vaille qu’elle s’y arrête. Toute cette nature est si belle, si bonne ; elle l’enveloppe, la tient, la préserve, la console comme l’amour ou l’amitié, l’enivre assez pour qu’elle oublie le monde, ses mesquineries, ses misères ; elle remercie le bon Dieu, elle le félicite. À certains moments, déjà, elle a eu grande envie de lui en vouloir un peu, de discuter la sagesse de son administration. L’heure radieuse maintenant lui explique tout. Elle se répète : « Quand tu seras malheureuse ou ennuyée, revois cela, et souviens-toi de ce que tu as ressenti ».

Son petit sentier est devenu abrupt. Il n’y a plus de champignons ; dans les fourrés luisent de grosses framboises ; tout est silence, à part le bruissement de la brise dans les feuilles, et le murmure des vagues au loin. Le sentier oblique et soudain c’est le sommet : la mer bleue de nouveau et le vent retrouvé ; le grand rocher qui semble petit ; l’île Bonaventure qui ne semble plus qu’un ovale de verdure allongé sur l’eau. Lucette regarde vers la baie des Chaleurs. Elle reconnaît les anses, par des points de repère ; la forme d’une montagne ou d’un banc de sable, ou d’un quai. Elle resterait bien longtemps, étendue dans l’herbe à regarder ; mais le village est aussi à ses pieds ; ses chemins roux, le damier propre de ses champs, les habitations. La cloche des pêcheurs sonne midi. L’église aussi sonnera tout à l’heure. De la maison de Lucette monte une fumée mince. Le poêle s’allume pour le prochain repas. Il l’appelle avec ses champignons…

Elle redescend. Mais on dirait de nouveaux sentiers, de nouveaux paysages. Dans des éclaircies, elle aperçoit maintenant le golfe, la masse du Mont Blanc à sa gauche, et en face, le Pic de l’Aurore qui se dresse blond sur la mer bleue. Puis le village reparaît, gracieux comme un village de chanson. Lucette voudrait être poète.

En bouffée lui arrive plus forte, l’odeur iodée de l’eau, et les sapins embaument sa route. De nouveau, Lucette se dit :

— Que c’est bon, mon Dieu, que c’est bon… Jusqu’au plus profond de mon âme, le paysage sème sa béatitude. Et c’est de cela, il me semble, qu’il faut remercier : d’avoir des yeux, de bien voir et d’aimer et de sentir.


Le « Goblin »

À sa proue, on lit encore : The Goblin. Un temps, il fut le roi de la baie. Sur de vieilles cartes postales de l’endroit, vous verrez l’image de ses jours heureux. Au fond de l’anse pittoresque où s’appuient le quai et la dentelure de la falaise, toutes voiles dehors, il posait alors, brillant de jeunesse.

Puis il prit la mer et la prit si bien qu’un jour, y restant, il la but. Il s’était heurté à une roche aiguë ; on eut juste le temps de sauver les gens qu’il promenait. Deux ans il sommeilla au fond de l’eau, puis, son mât dépassant, on décida de le renflouer. Il revint au port, piteux, sans voiles et, dans l’anse qu’il avait éblouie de sa magnificence, il se coucha sur le flanc, brisé.

C’est ainsi qu’en arrivant au pays nous l’avons vu. Les enfants voulurent admirer de près les beaux restes de sa splendeur. Il était énorme et l’on voyait qu’il avait eu de belles couleurs. Son grand mât était impressionnant, et aussi sa cabine à deux hublots. Un jour nous avons vu qu’on le radoubait. Et aujourd’hui, dimanche sombre, ennuyeux, lourd, avec la pluie qui menace et ne tombe pas, nous regardons la mer sans trop d’enthousiasme, quand soudain les enfants s’écrient : « Une goélette au quai ! »

Nous irons donc au quai, puisque nous n’avons rien de mieux à faire. Ô surprise, la goélette, c’est notre Goblin rafistolé. On l’amarre comme nous arrivons, et nous n’apprenons pas par quel pouvoir il s’est rendu là, car il n’a ni moteur, ni voiles. Mais il en aura, s’il faut en croire le nouveau propriétaire. Une douzaine de gamins et d’hommes surveillent l’accostage. Sur le bateau, deux mousses improvisés ricanent, et le patron, au milieu des « capitaine » qui pleuvent en risée, raconte sa transaction, ses projets, ses espoirs.

— La coque est bonne. C’est tout du beau pin rouge. Y avait un trou dedans, mais je l’ai bouché. J’ne connaissais pas ça, j’avais vu faire le père Sirois autrefois, j’ai essayé de faire pareil. Et vous voyez, y prend pus l’eau.

— Eh non, y prend pus l’eau ! dit narquoisement l’un des mousses, qui sort de la cale deux seaux pleins au bout des bras.

Un éclat de rire gouailleur secoue l’assistance. Les quolibets pleuvent. On écrase de moqueries le capitaine. Pareil pour l’Île-Verte ? Pour Tadoussac ? Il ne se fâche pas. Il s’est assis, fume sa pipe. La vague de la mer très haute berce ses ambitions. On dirait un héros de Conrad.

— Vous pouvez rire, mais vous verrez. Y a encore d’l’argent à faire avec… La coque est ébarrouie, mais ça va renfler à l’eau. Et c’est grand là-dedans, vous savez. J’peux me coucher, mettre un poêle, une table…

— T’as une salle de bain, j’suppose ?

— Et combien de « Miquelon »[1] pourrais-tu transporter ?

— Pas mal de caisses, allez…

Les mousses vident, vident la cale qui à mesure se remplit. Chaque seau fait fuser les rires. Puis on déplace les amarres d’un poteau à un autre. Les gens du quai s’en mêlent. On tire en ricanant.

— Halez, mais halez donc…

On le hale jusqu’au nord du quai, et le capitaine entreprend, après avoir congédié ses mousses, d’enrouler les câbles à son goût. Il les enroule si serrés qu’une voix charitable l’avertit :

— Donne-z-y-en un peu, tu vois pas qu’à marée basse y va se pendre !

— Y sera pas icitte. C’est en attendant.

— Oui, t’as peur qu’on te le vole ?

On s’esclaffe. Le dimanche n’est plus ni lourd, ni ennuyeux. La vague, ironique elle aussi, balance avec entrain le Goblin déchu, comme si, au lieu d’être au port, et pour toujours, il attendait en passant avant de reprendre le large…

Sournoisement, la mer se retire. Le soir, le pauvre bateau, basculant dans le varech de la grève nue, lamentablement, appuie son grand mât sur le bord du quai.

Cacouna, août 1930.


Misère

Sur la véranda, je regardais jouer ma petite fille. Au clic-clac de la porte du jardin, je levai les yeux. Une jeune femme, pauvrement mise, montait l’allée. Je crus qu’elle me demanderait la charité, mais elle me dit d’une voix timide dans un bon anglais :

— M. X… m’a envoyée vous voir. Je voudrais retourner à Ottawa. Si vous aviez besoin d’une bonne, peut-être pourriez-vous m’essayer à votre service ici, et me ramener ensuite.

À son doigt brillait une grosse alliance d’or usé, ses bas, ses souliers étaient dans un affreux état. La misère masquait la jeunesse de son visage aux traits réguliers sous le hâle foncé. Deux brèches déparaient sa bouche, dents qu’un médecin de village avait sans doute extraites sans aucun égard pour sa beauté ; parce que, si loin du monde, nul autre remède n’existe. Elle n’habitait pas à Percé, mais, à l’autre bout de la péninsule, un hameau de quelques maisons.

L’air s’agitait d’une brise excessivement douce, le ciel et la mer rivalisaient de couleur, et dans la baie toute bleue, devant chez nous, un grand bateau blanc était ancré. Autour, tournaient d’innombrables mouettes. Le paysage était un état d’âme heureux, mais cette jeune femme de si triste mine l’assombrissait. Que faire pour elle ? Je n’avais pas besoin de bonne. Alors, elle s’excusa de m’ennuyer. Sa voix était douce et me priait de lui parler de sa ville natale.

— C’est l’Exposition sans doute, en ce moment. En avez-vous eu des nouvelles ? Savez-vous s’il y a eu des courses de natation, cette année aussi ? L’an dernier, ma petite sœur a eu le premier prix. Nous habitons près du canal, rue Sunnyside.

Sunnyside. C’était, je pouvais me souvenir, une jolie rue. Je ne sais pas interroger, amener les confidences. Elle me faisait pitié ; sa robe de miséreuse la classait faussement. Je le voyais maintenant dans sa voix, son accent, ses manières délicates, polies, et ce sentiment profond de nostalgie qui la faisait s’attacher à me parler, uniquement parce que je venais d’Ottawa.

J’en venais. Et je n’avais aucune hâte d’y retourner, de voir l’été fini, de quitter la mer, l’air pur, les montagnes, les délicieux sentiers sous bois ! Elle, vivait dans toute cette fraîcheur, mais n’en sentait rien, parce qu’elle souffrait trop. Les sept cents milles qui la séparaient des siens étaient le cauchemar terrible que le réveil ne dissipe pas. Elle n’avait aucun moyen de les franchir.

— Vos parents vivent encore ?

— Oh ! oui, mais je ne peux pas retourner chez nous sans être assurée d’une situation. Je ne veux pas être à leur charge.

Dans la baie, le bateau cria, une fois, deux fois. C’était un spectacle de bonheur magnifique, ce beau bateau blanc sur l’eau bleue, et les oiseaux aux ailes irisées de soleil, qui passaient et repassaient dans l’éclaircie entre les arbres du jardin d’en face. Je dis :

— Dieu, que c’est beau !

Et elle, se murmurait :

— Peut-être, à bord, y a-t-il des gens qui retournent à Ottawa…

J’aurais bien voulu être riche, la secourir. Mais, au fond, l’argent ne me semblait pas suffisant. Sans savoir, j’imaginais de l’irréparable, des chaînes la rivant à cette côte.

— L’été, c’est beau, mais l’hiver, si vous saviez comme c’est désolé et triste.

Et elle m’interrogeait encore sur sa ville qu’elle avait quittée depuis sept ans. La ferme expérimentale, Rockcliffe, la rue Rideau, était-ce changé ? Elle me nommait des gens, et si, par hasard, sur un nom, je savais quelque chose, cela semblait pour elle comme un peu de nourriture pour un affamé.


La bonne vint chercher ma petite fille qui jouait à nos pieds. C’était l’heure du repas.

— Je retourne par le train, ce soir…

Elle me demanda le nom d’un taxi, pour se rendre à la gare.

Elle ne me chargea d’aucun message pour ses parents, et elle s’en alla. Ses souliers éculés faisaient légèrement crisser le sable de l’allée. Un trou dans son bas noir laissait voir son talon. Comment aurais-je pu l’engager sur cette apparence qui parlait contre elle ? Et d’ailleurs, puisque je n’avais pas besoin de bonne. Et son alliance ? Où était le mari ?

Le soir, je vis M. X. Il n’en savait pas grand’chose. Elle était venue au chef-lieu porter plainte contre son mari qui la maltraitait. Dans son hameau, elle était organiste. Elle avait vingt-cinq ans, et trois enfants. Je ne m’étais pas trompée. Son cauchemar n’était pas celui dont le réveil nous tire. Et dans le mystère de cette vie qui ne m’avait que frôlée j’essayai d’imaginer les circonstances premières.

Elle avait dû se marier à dix-sept ans, sans le consentement de ses parents — et avec le premier venu, — venu de si loin ! Il l’avait amenée à cette formidable distance de chez elle. Pour commencer, l’amour avait dû faire passer la chaumière, le manque de confort. Et, tranquillement, cet amour cruel, instable, trompeur, s’en était allé. L’homme qui avait été son héros était redevenu un homme brutal, vulgaire et ivrogne en plus. Elle s’était réveillée, malgré elle, de son beau rêve éphémère, dans cette réalité affreuse, inextricable : horreur incroyable de sa gigantesque désillusion, pauvreté, douleur de voir s’effondrer sa foi en la vie ; et la misère physique et morale s’était mise à lacérer sa pauvre jeunesse manquée. Par contraste, son passé, sa ville natale se décoraient dans son imagination des couleurs du paradis perdu…

Et sa nostalgie grandissait comme un arbre géant, sur le sol fertile de ses malheurs…


La pluie

Enfin la pluie ! Une petite pluie d’argent, douce, fine, tranquille, que nous ne connaissions plus depuis deux mois ; une pluie apaisante, berceuse, qui chante sur le toit et gratte aux vitres, une pluie qui me semble tenace et amicale à la fois…

Si amicale que je n’y tiens plus, je sors. Mon béret loin sur mes cheveux, comme au temps de ma jeune jeunesse, mon imperméable rouge serré jusqu’au cou, je m’en vais, le nez au vent, heureuse et fredonnant… Et la petite pluie d’argent, qui frappait timide sur mes vitres, frappe doucettement sur mon front, sur mes joues, et, taquine, amusante, remplit mes oreilles, et de mes cheveux qui se mouillent se met ensuite à couler plus lourde, mais toujours tiède et bonne.

Elle pèse sur mes cils, le vent s’en mêle, m’aveugle, je ferme les yeux un moment. En les rouvrant, je vois rouler deux, trois gouttes brillantes comme des gouttes de mercure. Ah ! que je plains ceux que délecte le coin du feu ! Je me sens forte, et fraîche et si bien ! La pluie s’anime, me baigne, m’amuse, comme je m’amusais autrefois, quand je désobéissais et, sans protection, courais d’une rue à l’autre, sous les gouttières en cataractes…

Mais je ne pense pas qu’il est triste que le passé soit mort, il ne pleure pas dans mon cœur, je ne suis pas Verlaine. J’irais, il me semble, jusqu’au bout du monde sous la douce ondée d’argent… J’irais dans la montagne, dans les sentiers glissants, sous les sapins qui secoueraient leurs branches, sous les sapins où demain pousseront les beaux champignons jaunes… J’irais aussi en bateau, par ce temps, si je n’avais qu’à m’écouter. En barque, et à l’avant ! d’où je regarderais l’étrave fendre les belles vagues grises, gonflées, au creux desquelles le bateau retomberait, frémissant. Il balancerait, ferait des sauts, des plongeons, il danserait comme un bateau ivre, comme un fou…

Et je n’aurais ni peur, ni froid, je ne serais que contente. Que la pluie est fraîche sur mon visage, qu’elle lisse comme une caresse, qu’elle est bonne, vivifiante ! Je vais souriant toute seule, et je me sens miraculeusement, tellement plus jeune et sans souci ! Et je bois l’eau qui maintenant ruisselle, je bois l’air si pur, si neuf…

Mais je reviens enfin. Il faut revenir. Je ne suis pas libre. Je n’ai plus vingt ans. En claquant la porte du jardin, j’aspire une grande fois l’air iodé, violent, bon comme un breuvage. Je regarde l’eau qui luit sous les verdures repeintes, le chemin mouillé qui rougit. J’entrerai, mais je n’en ai guère envie. Mes enfants me font signe de la fenêtre. Je ris. Plus tard, probablement, ils penseront à moi, comme Marcel Proust pensait à sa grand’mère, qui trouvait un crime de ne pas boire incessamment l’air marin, quand on l’avait à sa portée…

La mer, pareille à du plomb fondu, claque le rivage et les goélands passent et repassent au-dessus, comme s’ils dansaient une ronde…

Je les envie, je soupire et j’entre…


Une tempête en Gaspésie

L’embrun, poussé par un vent d’une rapidité effroyable, mouillait le village comme une pluie ; comme cette pluie cinglante qui l’hiver succède parfois à une poudrerie, et continue en rafale ; comme une violente pluie horizontale.

La nuit, la brise, que la veille on avait signalée d’est, tourna brusquement au sud-ouest ; et les trente barques que les pêcheurs confiants avaient mises à l’abri dans la baie du sud, se trouvèrent menacées. Le fracas de la mer grandit dans l’obscurité et le sifflet du vent, comme une sonnerie d’alarme se fit plus lugubre.

À la pointe du jour, déjà, une amarre s’était brisée et un pauvre bateau en dérive vint se morceler sur les arêtes rocheuses de Mont-Joli. Au réveil, toute la population affolée monta vers les caps et s’échelonna sur la falaise, pour un guet sans espoir. Il n’y avait rien à faire. Toutes les barques se perdraient, si la furie des flots ne se calmait pas. Aucune ancre ne résisterait.

La marée qui montait, rendait la lame plus traîtresse. En haut de Mont-Joli, où se trouvait le meilleur poste d’observation, les gens s’étaient allongés dans l’herbe mouillée, ne pouvant se tenir debout, même cramponnés au fer de la balustrade, tant le vent avait de force. Couchés, l’embrun mêlé de sel, les frappait quand même cruellement au visage et pour pouvoir regarder, de leurs mains ils se faisaient une visière.

Le sel entrait dans la bouche, brûlait la peau, l’air trop violent faisait suffoquer. L’écume des vagues bondissantes, jaillissait jusqu’à cette hauteur de près de deux cents pieds, en se brisant tout près sur le grand Rocher Percé, si étonnant, si immuable sous les coups de cette mer démontée. Le spectacle était à la fois grandiose et terrible. Le matin, le ciel n’était pas encore tout gris ; à l’est, des bandes de bleu séparaient les nuages fumeux ; avant midi, une clarté de soleil voilé se devinait à travers l’embrun et, se reflétant dans la mer, marbrait quelques vagues d’une transparence glauque.

Mais à midi, aucune lumière ; un bonnet de plomb dur couvrait le ciel. La mer n’était plus qu’une armée affreuse de houles se poursuivant grises, monumentales, menaçantes, pointues, et qui longtemps avant d’atteindre le rivage, se brisaient en cataractes grondantes.

Et les barques alors commencèrent à mourir. On voyait venir la lame plus forte, rapide et inévitable ; les barques éperdues qui dansaient sur ce flot déchaîné, disparaissaient un instant dans le creux du chaos, et comme elles allaient remonter, la vague se dressait et s’écrasait soudain comme un Niagara ; deux ou trois bateaux chaque fois tournaient, finis, quille en l’air. Quelques moments plus tard, détachés, ils s’en venaient vers la rive, se déchiquetant en chemin sur les récifs.

Les pêcheurs, moins atterrés parce qu’ils subissaient tous le même sort, suivaient la marche du malheur. En bottes, en cirés, ils attendaient pour servir. Mais il n’y avait aucune occasion de servir. Tout à coup, cependant, deux barques, sans verser, brisèrent le lien qui les retenait et bousculées, mais sûres d’elles, s’en vinrent au rivage. Elles plongèrent de vague en vague sans faiblir, jusqu’à ce qu’un dernier coup les jetât presque sans mal à la côte.

Alors les pêcheurs et tous les hommes qui étaient là descendirent, et s’attelant à un câble, firent l’œuvre du cabestan, mirent les deux bateaux à l’abri, les tirèrent le plus loin possible vers la terre. Sous le souffle du vent furieux, les vagues tonnaient, léchaient tous ces hommes jusqu’à la taille, les poursuivaient, montaient comme un raz de marée, dépassaient la ligne de grève, s’infiltraient sous les hangars les plus proches.

Il semblait que ce cataclysme serait sans fin. Des trente bateaux si heureux la veille sur l’azur du flot, seules restaient trois barques affolées qui sautaient sans trêve les collines aiguës de l’onde tumultueuse.

Mais enfin, la marée dut descendre et cesser de molester les pauvres coques jetées à la côte. Et le calme revint avec le soir envelopper le monde.

Vingt-deux barques étaient détruites. Vingt-deux pêcheurs avaient perdu leur gagne-pain. Quelques autres restaient avec des coques éventrées, des mâts cassés, des voilures déchirées ; et dans cette épreuve, ceux-là se réjouissaient au moins de leur moteur retrouvé.

La nuit suivante, le vent s’en alla, si loin qu’on ne l’entendit plus. Seules les vagues marquaient encore le temps de leur rythme insondable.

Le soleil se leva rose sur la mer belle et bleue. Une grande lumière baigna le matin le plus splendide qui fût. Un matin semblable dut marquer la fin du déluge.

Les contours et les lignes incomparables de Percé se montrèrent sous leur jour le plus coloré, le plus joyeux. La grève semblait à l’infini plus plane, plus blonde, et si douce à l’œil, avec la ceinture éclatante de la vague blanche. Mais entre le grand Rocher roux immuable et l’île Bonaventure, la baie était nue et déserte. Les barques heureuses ne s’y balançaient plus. Tassés près des falaises, les débris des bateaux morts rappelaient tragiquement le grand désastre ; proues en pièces, mâtures brisées, agrès de pêche, bidons défoncés…

Et le contraste était gigantesque de cette mer bleue et pure qui semblait avoir tout oublié, de ce soleil bienfaisant, de ce paysage de paradis ; et du mal qui venait d’être fait à ces pauvres gens qui n’avaient plus rien…

Percé, 17 septembre 1932.


Il y a vingt ans…

I
Presque le paradis

Entendre toute la journée battre les vagues sur la grève ! Habiter une belle maison, bien ouverte pour voir l’horizon immense, l’horizon tour à tour gris ou bleu, et lumineux à l’extrême ! Être loin du monde et près du bon Dieu. À côté de l’habitation, avoir un bijou de chapelle, une chapelle fine, claire, calme ; y priant, voir par les fenêtres, des sapins aux rameaux capricieux, se découper sous le ciel pur ; et puis, en se détournant un peu, voir encore la mer, la grande mer, qui est là, le plus près possible, et qui parle, comme une voix divine ; avoir un petit bois pour s’y promener lorsqu’on est fatigué de la grève, un petit bois d’épinettes, de sapinage, et vert, vert, infiniment vert ! Savoir qu’ailleurs l’automne est commencé. Ne pas le sentir autour de soi, et croire grâce à ce bosquet merveilleux à un éternel été ! Cheminer dans le sentier charmant qui le traverse ; admirer les nuances du bleu au ciel, et de tous côtés, les teintes diverses de l’eau ; car le bois étroit et long, s’étend sur une langue de sable entre la mer, et l’eau calme d’un barachois.

Un peu plus tard, si le jour est nuageux, repasser par les sentiers exquis. L’eau dormante et bleue du matin, la retrouver d’or, et voir à travers le rideau transparent des arbres, le soleil brillant se coucher. Le vent fraîchit : regagner la maison : entrer : dans la cheminée rustique regarder flamber des bûches. S’approcher, tendre ses mains à la chaleur. Observer la flamme qui lèche le bois craquelé et noirci ; voir filer des étincelles, voir se tordre des branches dans le brasier qui crépite.

Avoir chaud, aller s’asseoir dans un fauteuil moelleux, et jouir autrement du foyer, et encore de la mer, qui remplit la vue et paraît s’étendre tout de suite devant les grandes portes vitrées ; écouter ensemble le bruit des vagues qui se brisent et les murmures du feu qui pétille dans la cheminée.

Avoir ce spectacle à soi presque seule, à certains moments ; et à d’autres, en profiter avec des voix qui plaisent, en souriant à des visages amis. Plus tard, avant le sommeil, avoir au coin de l’âtre, à l’unique et douce lumière du foyer, une causerie plus intime. Philosopher un peu. Aimer la vie, comme un bienfait.

J’ai rêvé à des choses pareilles lorsque j’étais petite fille. J’ai rêvé à des châteaux, à la mer, à une chapelle recueillie et silencieuse, dans la forêt. Mais j’en rêvais, comme on rêve aux robes de madame Peau d’âne, ou aux maisons merveilleuses qui naissent sous des baguettes de fée…

Un matin, j’ai vu tout cela et pour un peu de temps, j’habite dans ce rêve.

Et je regarde aller et venir les personnages de mon rêve, comme on lit un livre nouveau. Et le livre pourrait finir à la façon des contes : « Ils se sont toujours aimés, ils eurent beaucoup d’enfants et furent heureux toute leur vie. » Mais la vie et les contes sont différents. Je modifie et j’en ajoute : « Ils eurent souvent des épreuves, ils ont porté parfois douloureusement leur devoir, mais ils aimèrent sans cesse le bon Dieu, qu’ils ont placé, pour l’éternité, le premier dans leur cœur. Et vraiment ils ont le bonheur, parce qu’ils l’ont en eux, avant de le prendre dans les choses qui leur sont données par surcroît ! »

Et de mon séjour dans ce domaine qui ressemble aux paysages souhaités dans mes songes d’enfant, j’emporte une leçon et un exemple.

Chandler, août 1920.


II

La petite sacristine

Par hasard, la grande sacristine étant absente, c’est Esther qui ce matin la remplace. Esther, neuf ans, pas beaucoup plus haute qu’une botte, délicate, fine, gracieuse. La messe vient de finir dans la chapelle minuscule, que la lumière du matin envahit, les hautes fenêtres s’ouvrant sur de grands morceaux de ciel bleu découpés et fleuris du feuillage des sapins sombres. C’est calme ; on entend bourdonner au dehors les mouches que la chaleur réjouit. Esther s’est levée et est entrée bravement dans le chœur, pendant que les plus vieux achevaient leur action de grâces. Esther est évidemment ravie de la mission qu’elle a enfin obtenue. Hier soir, parce qu’on refusait de lui permettre d’allumer les lampions, elle pleurait. Ce matin, elle triomphe.

Elle va et met d’abord l’Évangile dans son étui. Elle agit avec sagesse, lentement, le visage aussi grave que possible. Mais un visage d’enfant est un beau livre ouvert. Elle bat des paupières, s’efforce de voiler la lueur qui scintille dans ses si grands yeux bruns ; l’éclair luit quand même, et au coup d’œil furtif qu’elle jette sur les assistants, on reconnaît qu’elle est heureuse et toute pénétrée de son importance. Pensez donc. Marcher si près du bon Dieu, multiplier les génuflexions, éteindre des cierges hauts qu’on n’atteint qu’avec peine même dressée sur la pointe des pieds, ranger l’autel, le recouvrir du tapis de feutre, et mettre ce tapis bien droit, en s’appliquant… Elle penche la tête à droite, à gauche. Elle est contente de son rôle, mais ne se doute pas qu’elle est fine à regarder, pour chacun de ses gestes. Elle n’est pas fière de ses épais cheveux bruns dont elle n’apprécie pas la couleur trop pâle, ne pouvant pas savoir à son âge, que ces reflets blonds qui les ondulent sont une véritable richesse. Elle ne se soucie pas de ses yeux, de ses yeux extraordinaires, frangés de cils touffus, frisés, comme on en voit souvent sur les images, mais jamais, ou presque, dans la réalité. Elle ne sait pas qu’elle est une distraction pour ceux qui l’aiment, dont elle interrompt l’action de grâces, qui se prennent à suivre avec attendrissement ses pas menus, son attention qui touche, sa douceur d’attitude, et sa joliesse…

Quand ils sont sages, les petits enfants, quand ils mettent toute leur âme dans leurs mouvements, quand ils posent pour nous sans le savoir, on pleurerait à les voir, tant il y a de grâce pure, et de charmes en eux. Esther ne pense pas à la parole de Jésus, à son « Laissez venir à moi… », mais Jésus sans doute suit avec nous les gestes de sa petite sacristine, la bénit, et lui pardonne d’avoir, pour procéder plus tôt à cette importante fonction, écourté ses prières, et récité son chapelet en disant : « Je vous salue Marie » sur un grain, et « Sainte Marie » sur un autre.

Août 1920.

III

La fin d’un conte

Il fait soleil sur la mer, et la minuscule chapelle qui regarde la grève, les portes grandes ouvertes, se laisse inonder de lumière. À côté, le bosquet de sapins respire l’air bleu. C’est silence profond. Mais dans l’allée de cailloux vient tout à coup Grisette l’ânesse traînant à son plus grand trot, dans sa charrette jaune, deux fillettes en robes claires. On dirait une image d’été, et c’est l’automne. Marthe la blonde, debout, tient énergiquement les cordeaux. La charrette cahote. Le silence se trouble. Esther, la plus petite fille, saute sur le sol en criant pour exhorter Grisette à l’obéissance, Grisette qui s’entête et refuse d’arrêter.

Grisette cède enfin. La voiture est toute remplie de feuillages. Marthe et Esther ont dépouillé la forêt de mousses velues et de courants délicats. Et à pleins bras, elles jonchent de verdure le perron de la chapelle recueillie.

Elles parlent, s’interpellent. Le silence a fui, mais la vie est plus belle encore que le silence. Ah ! les jolis gestes de deux petites filles gracieuses qui s’empressent à dérouler des feuillages, devant la mer, dans le soleil, à l’entrée d’une chapelle.

La moisson déposée, les fillettes remontent dans leur équipage. Grisette veut regagner l’écurie. Marthe agite autour de ses oreilles un beau fouet neuf, cependant qu’Esther, doucement encourage l’ânesse : « C’est pour les noces, Grisette, avance donc, pour les noces ! »

Et Grisette à la fin repart, et prend une route serrée par des rangées de sapins en longue file ; et, pour voir passer l’équipage et les lutins qui les mènent, il semble que les arbres se rapprochent encore.




C’est la fin d’un beau conte, qui se prépare. Il y a longtemps, longtemps, un petit garçon et une petite fille s’aimaient. Ils s’aimaient sans le savoir, sans le vouloir, sans y penser, mais ils s’aimaient et depuis toujours. Ils avaient dans les mêmes paysages, passé tous leurs étés, et sans cesse partagé les mêmes jeux. Et Grisette, déjà, en ce temps-là vivait en leur compagnie, vivait pour eux, et soumise, s’il lui plaisait de l’être.

Grisette a vieilli. Les petits enfants grandis ont passé Grisette à ceux qui venaient derrière eux. Un jour, que le soleil brillait plus, ou un soir que la lune s’était levée plus rouge sur la mer obscure, à un moment plus poétique, à une heure plus touchante, après la prière dans la chapelle pieuse peut-être, le petit garçon et la petite fille d’hier, qui s’aimaient toujours, ont senti qu’ils s’aimaient autrement. Et dans la chapelle qui les a vus passer de l’enfance à la jeunesse, ils vont s’unir demain.




Des fées travaillent à la hâte autour de la Vierge bleue de l’autel. Et les courants enlevés à la forêt, s’allongent en guirlandes, se mêlent aux fleurs blanches, et donnent peu à peu au sanctuaire un aspect de fête. Dans la maison, on dispose partout des bouquets ; du cristal brille sous les lumières ; dans de belles coupes posent des roses à profusion à côté d’argenteries qui s’étalent en telle quantité qu’on les dirait venues soudain, sous la puissance de miraculeuses baguettes ; et dans la cuisine, tout un monde s’agite autour de plats merveilleux.

Et demain vient. Et demain passe. La chapelle illuminée et fleurie, le geste de la mariée blanche et belle qui reçoit l’anneau, les chants pieux, les attitudes recueillies, la joie de la jeunesse agenouillée, la gravité émue des mères, tout passe. On va tourner la page. L’histoire du petit garçon et de la petite fille qui s’aimèrent toujours est finie !

Mais ne commence-t-elle pas plutôt ?

Septembre 1920.


À la douce mémoire…

Je ne l’aurai pas vue morte et toujours je l’imaginerai vivante. Elle était si belle, si ardente encore, si splendide avec ses longs cheveux blancs soigneusement coiffés, son teint resté frais comme ses grands yeux gris, clairs et vifs, étaient restés jeunes. Je l’enviais de vieillir élégante et devenant plus jolie. On disait d’elle : Elle a l’air d’une reine, et sa taille superbe et ses mains fines justifiaient à merveille la comparaison.

Je me dis bien que c’est fini, que sa vie brusquement s’est éteinte, mais je la revois quand même avec son expression coutumière, un peu de rose sur ses joues s’opposant au gris-bleu de ses yeux interrogateurs, la bouche animée. Elle aimait les jeunes, les comprenait, leur faisait part de son expérience sans leur déplaire, sans rabrouer leurs illusions, amusée plutôt, intéressée par leurs idées, leurs histoires, leurs aventures ; leur grande aventure surtout, le roman qui allait fixer leur vie.

Que de confidences elle a encouragées, au coin de l’âtre rustique, là-bas dans sa maison de la mer où nous étions autrefois toujours, tant de jeunes filles. Tricotant des laines pâles, elle nous écoutait, plus gaie que nous souvent. Ah ! tous ces souvenirs de sa vie et de la nôtre à pleurer, que les douces heures écoulées dans ce salon fleuri de cretonne ! L’heure du thé quotidien, qui nous réunissait, bavardes, animées, et les soirs où elle nous trouvait presque trop étourdissantes, nos voix aiguës, nos rires se mêlant au chant terrible et beau de la vague toute proche.

C’était une femme heureuse, malgré les inévitables tracas de l’existence, malgré la grande part qu’elle prenait aux alarmes des siens (elle fut grand’mère à quarante-six ans) et de ceux que par amitié elle avait adoptés. Elle était heureuse et c’est plus triste à cause de cela qu’elle soit morte. Choyée par les siens, et par tous les autres qui comme moi l’aimaient, entourée d’égards, de délicatesse, possédant dans sa famille des trésors d’âmes, elle ne pouvait pas ne pas chérir la vie qui sans l’épargner, lui avait laissé tant de fleurs à respirer.

Et elle demeurait jeune, gardant une certaine candeur qui était le plus grand de ses charmes. Elle faisait des projets, elle avait une tournure d’esprit vaguement romanesque, un enthousiasme sans pareil, pour toutes sortes de choses : les gens, le talent, les paysages, les livres, les voyages. Et elle essayait quelquefois par pudeur, d’atténuer cette exaltation, en disant : « Ah ! mais vous savez ; qu’à mon âge, rien n’est beau comme au vôtre ! »

Je l’entends encore. Il y a si peu de temps qu’elle était venue, et que dans ce fauteuil, près de moi, sous ma lampe jaune qui baignait de lumière l’ondulation de ses cheveux blancs, elle me souriait, magnifique, ayant l’air, avec son teint frais et ses yeux brillants, d’avoir blanchi ses cheveux pour s’amuser, comme une marquise d’autrefois. J’admirais sa vivacité tenace, sa personnalité si attachante, son intelligence ; et elle était droite, franche et originale dans la discussion. Chrétienne, elle interprétait la vie dans son sens unique, mettant Dieu et notre salut avant tout. Elle n’aimerait pas que notre chagrin soit une révolte, elle désire sans doute de là-haut que nos regrets ne soient point amers, elle veut que nous disions avec elle : « Que voulez-vous ? quand c’est la volonté divine, c’est pour le mieux ! »

Mais c’est horriblement triste, sa mort subite, en pleine vigueur, en plein rayonnement. Et je voudrais qu’un miracle consolât ceux que ce deuil va tant affliger, et que ma peine allège leur grande douleur.

12 juillet 1928.


Fin de semaine

L’autobus reparti, tous les quatre demeurent un instant immobiles sur la route déserte. Puis, Lucette, la main en écran au-dessus des yeux, sonde l’avenue et dit en riant :

— Évidemment, elles n’ont pas reçu ma lettre, et ne nous attendent encore que demain. Sans cela, la voiture serait ici. Je connais mes amies…

— Alors, nous arriverons bien !

— Ah ! mais elles seront quand même contentes.

— Vous êtes sans prétention, Lucette.

— Il n’y a pas de prétention à cela ! Ah ! Dieu, est-ce assez amusant !

Lucette rit de nouveau. Comment ne pas rire ? La mer bat d’un petit mouvement paresseux la plage que longe le chemin. Le temps est bleu, un vrai temps de rêve. Et Lucette et son mari sont en vacances ensemble, pour la première fois depuis une éternité. Plus de soucis, plus d’enfants. Un répit qui sera bref, mais qu’il faut rendre parfait.

— Nous avons tout de même l’air d’émigrés ! déclare Maryse, qui aime mieux d’habitude voyager en taxi, et qui trouve un peu sans dignité d’arriver ainsi au château.

Ils se sont alignés tous les quatre de front, et s’emparent de la route. Jean porte une valise. On lui avait bien recommandé pourtant, de ne prendre que son maillot de bain. On le plaisante. Il prétend n’apporter que des livres, mais sûrement, c’est faux. Sans cela, comment aurait-il risqué les intempéries du lendemain, tout en blanc comme un prince ? Lucette et Maryse n’ont que des sacs à ouvrage ! Quand on arrive en bande, il ne faut pas avoir l’air d’arriver pour quinze jours !

— Et nous avons une route d’un mille et quart à parcourir, beau Jean. Louis, tu lui aideras à porter sa valise ? même s’il ne le mérite guère ?

Nez au vent, heureux et fredonnants, ils avancent. Lucette n’a pas les longues jambes de ses trois compagnons, mais l’enthousiasme y supplée. Retourner dans ce royaume qu’elle connaît mieux que les autres, est-il rien de plus émouvant ? Y retourner avec son mari, y déterrer des heures de sa jeunesse qu’il n’a pas connues, qui éclaireront Lucette d’un jour nouveau, est-ce à dédaigner ? L’habitude a tant rongé les joies et l’admiration primitives après dix ans de ménage, l’affection a beau demeurer fidèle…

Ils dépassent la petite gare endormie au soleil, et tout de suite commence la propriété. Ils s’enfoncent bientôt dans le sentier qui troue la forêt comme un tunnel, mais entre les troncs droits des conifères, ils continuent à voir la mer…

— Dire que l’eau n’a pas de couleur et qu’elle est si bleue !

L’automne approche en beauté. Les fruits rouges des quatre-saisons couvrent le sous-bois. À l’odeur du varech se mêle l’arôme des résineux.

En approchant du tennis, ils appellent pour avertir de leur présence. Mais le bruit des vagues empêche leurs voix de porter. D’ailleurs, personne n’est dehors. Ils retrouvent à leur gauche la longue grève blonde et voici l’allée bordée d’une haie qui conduit à la chapelle, d’abord, puis à la maison.

Lucette revoit tout avec exubérance ; la petite chapelle en bardeaux brunis, ses hautes fenêtres encadrées de blanc, son clocheton, son toit d’un beau vert mat, olivâtre ; l’immense maison de même teinte, presque posée sur la grève, le visage nu dans son bonnet de sapins pour ne regarder que la mer.

La mer, la plage, la ceinture serrée et odorante de la forêt isolent cette clairière et le soleil l’emplit.

Jean déclare :

— C’est vrai que c’est unique.

Lucette se pend au bras de son mari qui lui dit :

— Tu es heureuse ?

Puis elle prend les devants, pousse une des trois portes-fenêtres qui éclairent le grand salon.

La bonne venait justement d’apporter le thé. Marie, qui servait, se précipite pour embrasser Lucette. Les autres entrent à leur tour, et c’est un brouhaha d’exclamations, de rires, d’explications.

Puis on s’installe.

Marie, Esther, deux invitées, Rita et Ro­lande, une tante, une cousine habitent présen­tement la maison que Lucette a connue si rem­plie, quand vivait la mère de ses amies.

Lucette ne revient jamais sans s’imaginer qu’elle la reverra vivante, que ce fut un mauvais rêve, qu’elle n’est pas morte, cette femme aux cinquante ans si frais, à la figure rose sous les beaux cheveux blancs. Le sourire des yeux gris que Lucette n’a toujours vus que joyeux, le visage de bonheur soudain lui réapparaît, précis comme une vision, au seuil de cette visite ; vision qui se lève aussi dans le souvenir d’Esther et de Marie, parce que Lucette est la seule amie d’autrefois que les circonstances ramènent aujourd’hui.

Le thé poursuit son cours, au coin du grand foyer où flambent de grosses bûches. Bientôt, l’esprit pétille, étincelle comme le feu, et de nouveau, les rires fusent. La fin de semaine est commencée.

Le soir, l’ancienne routine règne encore. Après le dîner c’est toujours l’heure d’aller à la poste. Esther conduit en chantant la voiture dont les phares éclairent l’avenue.

Que ne verrait-on pas, songe encore Lucette, si ces phares, comme la lampe magique d’un cinéma, illuminaient un film qui s’appellerait : le passé ?

Mais le passé n’est pas vraiment mort. Il recommence. Ici, il y a des années, Lucette attendait nerveusement des lettres de ses amoureux : anxieuse, impatiente, elle attendait l’avenir. Ce soir, Rolande reçoit de loin une boîte de bonbons, et disparaît au retour du village, pour lire une épaisse lettre à l’abri des regards indiscrets. Esther ne révèle pas ce qu’elle pense, mais sans doute qu’avec ses vingt ans, des projets se forment dans son cœur.

Comme d’autres avant lui, Jean se propose d’être un grand personnage et il énumère à tue-tête et les hauts faits qu’il accomplira et sa juvénile indignation devant les malhonnêtetés humaines. Et Maryse ne dit rien, ne dit jamais rien et rêve, et laisse voir, — quand elle oublie que les autres sont là, — qu’elle est triste parce que la vie ne donne pas ce qu’on en veut, que tant de choses ne sont pas ce qu’on les voudrait.

Lettres et journaux sont partagés. Marie se plonge dans un livre qu’elle a reçu. Le silence règne un court instant, mais la tante, — obsédée elle aussi par la pensée des jours enfuis, — demande soudain :

— Aimeriez-vous, mes enfants, à recommencer le passé ?

Voilà la discussion ouverte pour la soirée entière.

— Merci pour moi, répond Esther avec fougue, abandonnant lettres, journaux, lâchant tout, tout de suite animée, ses extraordinaires yeux bruns brûlant dans leur fouillis de longs cils. Merci pour moi, ma tante, je veux avancer et non pas reculer ; je veux vivre et je veux mourir. Et j’ai hâte. Pensez-en ce que vous voudrez. Je suis curieuse. J’ai hâte de tout voir. Je ne serai jamais tranquille avant ! Recommencer la vie, à quoi bon ? C’est toujours la même histoire ; un jour elle est bonne, le lendemain elle est mauvaise. Nous sommes sur la terre pour gagner le ciel, et Dieu sait si tout vient à point pour que nous le gagnions. Non, merci, pas de recommencement avec moi. Je veux finir au plus tôt !

— Mais, ma pauvre nièce, quelle horreur à ton âge, parler ainsi !

Lucette maintenant défend le point de vue d’Esther :

— Si Esther parlait ainsi, et si elle était triste, plaignarde, morose, ce serait différent. Mais elle est gaie, toujours en train, elle profite de tout ce qui passe, elle s’enthousiasme pour un rien. Alors, je la comprends et je l’approuve. Je pense comme elle. Je suis heureuse de ce qui est bon et beau. Je suis heureuse ce soir. Vous m’offrez d’ailleurs l’image du parfait bonheur humain…

Les fauteuils sont en rond autour de la cheminée. Étendu sur des coussins, à terre, Jean fume sa pipe rêveur. Louis écoute et s’amuse en silence. Lucette continue :

— Mais le bonheur humain est toujours fugace. On espère toujours des choses qui ne se produisent jamais ; si elles se produisent, elles nous déçoivent. Rien ne dure, que notre religion. Alors, Esther et moi, nous ne sommes pas dépitées, aigries, mais nous jugeons les choses de ce monde à leur juste valeur. Nous savons pourquoi nous avons été créés et mises au monde, et nous serions heureuses d’avoir au plus tôt la clé de tous les mystères. J’approuve Esther. Elle sait à quoi s’en tenir. C’est ce qui manque à ceux qui maugréent sans cesse contre la vie.

— Tout de même, mes enfants, à vingt ans, il me semble qu’il vaut mieux voir la vie en rose.

— Ma tante, ma tante !

C’est Marie qui sort à son tour, du livre qui la passionne tant, pour protester. Il y a toujours un livre qui passionne Marie plus que tout au monde, plus que la vie, et elle connaît tant de livres pour une aussi petite personne que cela fait parfois scandale.

Mais Jean soudain pousse un cri :

— La lune, la lune !

Tous se détournent. Par les larges portes-fenêtres, la grande plaque d’argent sur la mer éclaire comme un réflecteur. La lune est déjà haute. De tout petits nuages tout brillants l’entourent.

— Allons nous baigner, supplie Lucette, allons nous baigner ?

Jean est tout de suite debout. Esther se dresse du même élan, ses yeux flambent de nouveau comme un feu, dans la forêt de ses cils ; les autres moins braves suivent sans enthousiasme, frissonnants d’avance.

Peu après, les voilà nageant dans une mer calme comme un lac et dont l’eau est moins froide que d’habitude.

— Du phosphore, voyez le phosphore.

Des bulles semblables à des diamants se posent sur eux, ils en ont au bout des doigts ; ils les secouent et les diamants s’en vont, puis reviennent dans leur sillage, grossissent soudain comme des cabochons et se posent sur les épaules, sur les dos.

Ils nagent, enthousiasmés du prodige. Ils ne sentent plus le froid de l’eau. Ils flottent, heureux et gais, la lune en plein visage, et la mer doucement les berce.

— Non, mais la vie est belle, s’écrie Lucette.

— La vie est belle ce soir, approuve Esther.

Elle l’est encore ensuite, au coin du foyer, autour d’un bon café fumant. Elle est si belle que même les paresseux ne songent pas au sommeil.

Maryse, entre deux éclats de rire, reprend parfois ses airs tristes. Désire-t-elle la présence de quelqu’un ? Pourquoi faut-il que Jean ne soit pour elle qu’un camarade amusant ? Lucette songe qu’autrefois, elle aurait rêvé à Louis, avec ces yeux perdus ! Et aujourd’hui, ils sont côte à côte, assez contents l’un de l’autre. Mais ils puisent leur bonheur actuel dans les choses qui les entourent, non uniquement dans la joie d’être ensemble.

C’est à cause de cela que Lucette désire la fin des fins ! Puisque rien ne peut être parfait, ici-bas, pas même les meilleurs sentiments.

Ils sont bien heureux, bien gais pourtant ce soir. Quelqu’un place des disques qui tournent et qui tournent, accompagnant les rêveries ou les conversations. La bûche crépite dans l’âtre. Mais l’esprit qui pétille, le clair de lune, la mer sous les rayons d’argent, tout cela finira, tout cela s’en ira, comme tout à l’heure, les diamants du phosphore…

Et Lucette voit déjà, au bord de la baie bleue, la fumée blanche du train qui viendra, les prendra, les ramènera chez eux.

La fin de semaine sera passée.


La maison d’oiseaux

D’avance, je pensais à cette maison sur la dune, avec délices ou inquiétude. Avec délices, lorsque j’imaginais la mer toute proche, la douce grève, le chaud soleil. Avec inquiétude, lorsque je pensais à la nuit et à la tempête, et que je revoyais la maison toute seule, avancée comme la proue d’un navire, au bout du banc de sable solitaire et fouetté des vents et des vagues.

Nous serions loin du monde, en un petit désert mouillé d’eau salée, de brouillards, avec autour de nous, comme sentinelles, quelques sapins, quelques épinettes, sur la pointe desquelles des corneilles, croassantes, se poseraient. Et moi qui n’ai jamais eu peur, moi qui n’ai jamais connu la douceur d’être rassurée, je me sentais pourtant tout à coup traversée d’un bref frisson d’angoisse.

Du dehors, je connaissais bien cette maison ; mais toujours je l’avais vue fermée, les volets hermétiquement clos, aveugle et inhospitalière, et blanche comme un drap sur le champ vert. La large cheminée dépassant la pente du toit m’attirait cependant. À sa vue, mon imagination partait pour un beau rêve ; un feu dans l’âtre, la mer qui bat, que faut-il de plus au bonheur ? Et j’avais fait le tour du cottage avec un peu d’envie et de rancune ; pourquoi demeurait-il vide, dans ce bel été, quand nous l’aurions habité avec un tel plaisir ?

Eh bien, nous allions l’habiter. Le trajet du train longeant la baie des Chaleurs produisait son ordinaire effet d’enchantement ; mer bleue, blancs oiseaux, champs d’iris. Après les rochers et le pont, ce serait le banc de sable perdu entre le miroir lisse du Barachois et la mer… Et j’aperçus là, la maison sur la dune ; ses fenêtres ouvertes, traversées par la lumière, elle ne se ressemblait plus. Elle ressemblait à une maison d’oiseau tombée de son perchoir dans un champ de marguerites. Des épinettes se dessinaient foncées sur sa blancheur de drap. Elle souriait, la mer et le ciel passaient par ses vitres d’un travers à l’autre, lui faisant des yeux bleus.

Même le souvenir de mon inquiétude s’évanouit comme une fumée, et nous entrâmes déjà heureux, dans la maison d’oiseaux.

Une nappe bien blanche était étalée ; un beau bouquet d’iris et de marguerites ornait la table, qui s’appuyait à la fenêtre du côté de la mer ; un goéland passait et repassait au-dessus de l’eau. À cette table, nous ferions un continuel voyage en bateau… Un feu brûla bientôt dans l’âtre, éclairant la pièce à mesure que le jour tombait.

D’avance, avais-je réellement eu peur ? Une grande sérénité avec le beau ciel enveloppait ici le monde. Il me sembla qu’il ne ferait jamais noir. Des pinsons chanteurs gazouillaient ; le bruit rythmé de la mer accentuait le silence… L’été, dont j’avais tant rêvé, la mer, que j’avais tant désiré revoir, tout était là ; je pouvais m’endormir ; aucune obscurité ne m’effrayerait plus jamais. Dieu était trop bon de m’accorder ainsi la réalisation d’un rêve…

Nous étions dans la maison d’oiseaux. Nous habitions la maison d’oiseaux. Elle ne serait peut-être pas la maison du bonheur, mais elle serait la maison des clairs matins, la maison où l’on dirait, bien des fois dans l’été : « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » !

La maison d’oiseaux, celle où seul « le bel aujourd’hui » compterait ; celle d’où volontairement, je repousserais toute pensée soucieuse, toute peine, la maison du repos, de la paix.

Chandler, 21 juillet 1938.


Passé, avenir

Il est difficile d’imaginer tant d’années écoulées. Les choses n’ont pas changé.

La mer bat du même rythme la même plage de sable fin. Du large perron de la villa, que les gens du pays appellent « le château », on voit les mêmes chalets, sur la dune qui forme croissant ; la même forêt de sapins, et au bout de la dune, dressé comme un arc de triomphe, le pont de fer.

À côté du « château », la chapelle s’ouvre comme autrefois. La même Vierge domine l’autel de pin, que garnissent les mêmes vases de Limoges blancs, marqués d’or. Les murs sont encore couleur d’ivoire, faisant ressortir la belle couleur chaude et rousse des boiseries et de l’autel. Les hautes fenêtres encadrent toujours du ciel, des rameaux de sapins, et un peu de l’eau lisse du barachois, poli comme une glace, et par la double porte vitrée, entrent la mer et l’horizon.

Mais l’Hostie n’est plus dans le tabernacle ; les prie-Dieu bien rangés restent vides ; quatre au plus sont parfois occupés par ceux qui jadis s’y agenouillèrent tant de jours…

C’est tout seul, le plus souvent, que l’on vient maintenant s’appuyer à la balustrade ; tout seul pour prier Dieu toujours là, puisqu’il est partout ; tout seul, le front dans les mains, le cœur étreint par les souvenirs qui s’éloignent, la souffrance des vides multipliés, l’irrépressible course du temps. Tout seul, pour sentir tout de même soudain, que ceux qui sont morts ne sont pas morts véritablement, que dans la petite chapelle déserte on les retrouve, on les revoit vraiment, priant eux aussi, le menton dans les mains ; ou encore, doux et chers fantômes allant d’un pas respectueux, des fleurs de l’autel au porte-évangile…

Dehors, pourtant, tous les pas semblent bien effacés sur le sable. Les pas de cette petite enfant trop sage, aux yeux d’Orientale ; les pas d’une fillette belle comme un pastel avec ses boucles d’or ; les pas d’une frêle adolescente, que déjà les choses de l’esprit dévoraient, qui restait seule avec son trop jeune âge, ses livres, ses rêves, parmi la kyrielle des jeunes filles déjà en fleurs, dont l’avenir se dessinait, se tissait sur la plage où des jeunes gens marquaient aussi la grève de leurs pas plus lourds. Jeunes gens, jeunes filles qui, dans l’émouvante petite chapelle, priaient chaque matin pour leur cœur en peine ou en joie, qui appelaient avidement et incessamment le bonheur.

Le bonheur ! Le bonheur qu’ils possédaient sans le savoir, eux qui, chaque matin ouvraient les yeux quand l’aube rose s’opposait à une immense mer lilas ; eux qui sortaient des mousseuses vagues, quand la cloche de huit heures les appelait à la chapelle ! Pourquoi, enivrés de pareilles délices, leur fallait-il souffrir quand même du mal incurable de la jeunesse, désirer à tout prix savoir ce que serait leur avenir ?

La mer bleue, la mer variable et merveilleuse, les couchers de soleil, les levers de lune, les plaisirs d’excursions diverses, les joies de cette existence de luxe dont la générosité de leurs hôtes les gratifiait ; tout ce qui formait pour leurs vingt ans ce présent unique, ils le goûtaient, mais sans cesser d’être obsédés par leur marche triomphale vers l’inconnu du lendemain. Et ils allaient dans ce beau rêve du présent, enlacés, aveuglés par le rêve d’illusoires félicités futures. Ah ! savoir, savoir ce que serait l’avenir, chantaient-ils dans leur âme…




Ils l’ont su. La vie les a dispersés. La vie les a rendus parfois très heureux, mais parfois aussi tristes ou malades ; la vie les a faits pauvres ou brillants, ou médiocres ; la vie les a ballottés. Elle a cent fois pour eux changé la face du monde ; la vie a comblé leurs cœurs de souvenirs ensoleillés et aussi de souvenirs douloureux.

La mort parmi eux, prématurément a fauché ; et pour les autres se continueront sans trêve les inégales destinées.

Quelques enfants, insouciants et gais, mettent aujourd’hui leurs pas dans les pas effacés de ceux qui eurent ici vingt ans ; ils sèment leurs propres souvenirs dans le beau cadre qui n’a pas changé. La mer bat du même rythme la même plage de sable fin ; et, pendant que cette enfance brûlée de soleil court vers les vents du large, les parents regardent, dans un prisme invisible pour les autres, reparaître, un à un, et tout éclairés, les beaux jours, les grands jours enfuis.

Passé, avenir, pourquoi l’homme ne sait-il vraiment vivre que dans l’un ou dans l’autre, au mépris du présent ?

Chandler, août 1938.


Israël

De l’Anse-aux-Canards, tous les matins il nous arrive, depuis que les bleuets sont murs. Il est maigre et mal vêtu, — à peine vêtu, plutôt, à travers les trous de son chandail ! — sa peau est brunie par l’air, ses cheveux roussis par le soleil.

Au premier abord, nous n’avons vu en lui qu’un enfant malingre, parmi d’autres aussi miséreux. Puis, nous avons regardé ses yeux bien coupés, couleur de mer, ses cils noirs, ses sourcils fins, son nez délicat. Et nous avons dit après son départ :

— Mais il est beau, cet enfant, et il est intelligent !

Car, si jeune, il avait tout de même su nous arracher la promesse de l’attendre pour acheter des bleuets, de ne jamais en prendre de personne d’autre…

Pourtant, Dieu et nous, savons s’il en passe, des petits vendeurs, et de bon matin ! Ils commençaient à heurter la porte à six heures, six heures et demie… Ils nous éveillaient et ils étaient fort mal reçus. Alors, nous avons cloué cette belle affiche :

« Défense de frapper avant sept heures et demie. »

Depuis, lorsque nous sortons au réveil, pour notre premier bain de mer, nous trouvons notre petit homme sagement assis sur les marches du perron, notre petit homme et son gallon de bleuets.

Le voyant ainsi chaque jour, nous apprenons peu à peu son histoire. Sa tante l’élève. Il n’a ni père, ni mère. Il s’appelle Israël. Il vend des fruits pour avoir les moyens de s’habiller et d’aller à l’école.

Nous avons par hasard regardé ses pieds. Ils sortaient, minces et nus, de vieux souliers de tennis, trois fois trop grands ; des souliers dont seules subsistaient les semelles tenues par l’empiècement des lacets, empiècement attaché d’une corde.

Les chaussures que nous mettons parfois pour descendre à la mer, traînaient sur la véranda. Une petite paire n’était vieille que parce qu’elle était démodée et sans boutons. Nous la lui avons essayée. Elle faisait. Israël est parti ravi.

Hier, pour nous récompenser, il est arrivé souriant de toutes ses dents, fortes et blanches ; souriant, parce que, pour la première fois, il nous apportait des framboises.

Comme il en recevait le prix, il a ri, et nous lui avons dit :

— Tu vas devenir riche.

Vingt-cinq sous de framboises l’après-midi ; trente sous de bleuets de bonne heure le matin ; le prix de six morues, une fortune, ma foi ! Et puis, nous voici tellement attachées à Israël que, même si nous n’avons besoin de rien, nous achetons. Il y aura des mauvais jours, sans doute, où il ne viendra pas. Nous mangerons alors nos confitures.

— Mais Israël, à quelle heure peux-tu bien te lever ? — lui avons-nous demandé, comme nous sortions plus tôt, un matin, pour le trouver déjà à attendre.

— À six heures, je crois.

— À six heures ! Tu dois te tromper. Tu as déjà ramassé tes bleuets et tu es ici à six heures et demie !

Alors, il a avoué qu’il ne savait pas, vraiment, à quelle heure il se levait.

Nous étions à conclure que les horloges devaient être rares chez lui, lorsque nous l’entendîmes ajouter :

— C’est si beau, le matin.

Nous avons soudain aperçu sa richesse…

Il se lève à l’aurore pour cueillir des bleuets. Il voit la forêt toute brillante encore des toiles d’araignée tissées la nuit ; il voit les couleurs neuves de l’aube, et il s’en vient sans hâte vers nous dans le silence, sur la plage douce et lisse et pure de toute trace de pas… Parfois, l’aube est toute blanche et la mer luit sous un laiteux brouillard. Parfois le ciel est rose, le soleil rouge, la mer bleu foncé. Parfois tout est lavé et verni ; la petite île du Barachois est verte comme une pierre de prix, sur l’eau de la lagune si calme qu’on la dirait solide, et la mer, de l’autre côté du banc de sable, paresseuse, nonchalante, bat la plage d’un mince friselis de mousse éclatante. Au large, les bateaux de pêche, immobiles, se dressent debout sur l’horizon.

Et Israël étrenne le jour et à neuf ans, il sait que le matin est beau.


Premier Septembre 1939

Sans électricité, sans auto, sans radio, isolés sur notre dune comme dans une oasis, nous ne savions rien encore du tumulte croissant du monde. Le matin s’était levé calme, bleu, doré. Seul, le vent plus frais nous avertissait que ce matin était un matin de septembre. Et peut-être aussi les montagnes à l’horizon, que l’atmosphère, déjà d’automne, rendait plus nettes, plus foncées, mieux peintes et mieux dessinées. Comme une glace au tain parfait, le Barachois sans rides mirait fidèlement leurs couleurs, leurs courbes, et en relief et à l’envers, quelques maisons aux toits clairs.

Alors il faisait si beau que nous n’avons presque plus pensé à la guerre. La veille, les rumeurs venues jusqu’à nous n’étaient-elles pas plus rassurantes ?

La mer brillait au soleil et battait la plage de son rythme accoutumé. Des goélands volaient oisifs et nonchalants.

Il était sept heures d’abord. Puis il fut huit heures, puis neuf heures. C’était vendredi, jour de marché. Il fallait aller au village. Une auto vint nous chercher. Nous avions aussi à voir la couturière. Du coin, en descendant chez elle, c’est la voix quotidienne de Jovette Bernier que nous reconnûmes, dominant le souffle de la machine à coudre. Tant mieux. Tout était donc normal, tout allait comme les matins de tous les jours. Il faisait si beau.

Mais deux secondes plus tard, nous savions :

— Hitler a attaqué Dantzig, il bombarde la Pologne.

Notre cœur bondit. La couturière ne donnait la nouvelle que comme un fait divers un peu plus alarmant que les autres ; un fait divers lointain, qui dans sa vie paisible ne dérangerait probablement pas grand’chose, qui ne pouvait encore nous attrister que superficiellement.

Elle sembla surprise de notre consternation. Mais nous savions les craintes qui habitaient nos cœurs, et quels amis très près le malheur allait atteindre. Nous savions aussi comme il nous faudrait prier, supplier le Ciel, pour que notre propre pays fût épargné, pour que les nôtres ne fussent pas entraînés à augmenter un peu plus le chaos du monde, sous le prétexte splendide de sauver la civilisation. Au retour, même dans notre oasis, l’alarme avait aussi sonné. Le laitier promenait la mauvaise nouvelle avec ses bouteilles. Pourtant, l’oasis gardait sa sérénité extérieure, son immobilité heureuse. Nous étions à pied maintenant, et attentives à la tranquillité des choses, pendant que notre pensée approfondissait la grandeur du cataclysme. Notre gorge se serrait. Nous ne pouvions plus parler.

Un petit hangar au bord de l’eau, blanchi, avec un toit rouge, brillait devant nous de fraîcheur et de joie au soleil ; et à côté son ombre se découpait, nette, plaquée, dans l’herbe au bord du barachois.

Et l’ombre et l’eau du barachois paraissaient absolument solides comme la terre sous nos pieds.

Et il me sembla que jamais nous ne pourrions oublier cette paix inouïe du paysage, au moment où déjà, là-bas, recommençaient les massacres, les courses dans le feu, le flot de sang…


Notre jardin

Nous avons le plus grand, le plus beau des jardins, et le plus grand des jardiniers : le bon Dieu.

Le plus beau des jardins, allongé entre la nappe bleue de la mer et l’eau du barachois lisse et brillant comme une glace. Voulez-vous un bouquet ? Le plus varié des bouquets ? En juin, nous n’aurions pu vous offrir que du muguet sauvage, des quatre-saisons et de modestes boutons d’or. Puis, les pois de mer ont marqué de pourpre et de violet la verdure du jardin qui bientôt après s’est aussi garni d’iris mauves.

Il en reste encore, et qui disparaissent à présent dans l’éclatant, dans le riche fouillis des autres fleurs ; les courants des pois s’entrelacent à ceux du jargeau bien fleuri et, joue contre joue, se tassent les trèfles, roses, blancs ou rouillés. Mais c’est en ce moment par-dessus tout le triomphe des marguerites…

Jamais dans les jardins soignés de main d’homme, jamais vous n’en verrez d’aussi belles. Elles sont hautes comme des petites filles, la collerette de leur uniforme est large, immaculée, bien repassée ; leur visage doré est tout sourire… Elles sont heureuses, elles sont curieuses et vives, et peut-être coquettes, car elles dominent de haut les autres fleurs et font des grâces à tous les vents.

Pourtant, elles ne sont pas les plus belles. Venez avec moi voir celles qui les dépassent ; là-bas, près de la clôture, vous apercevez tout ce rose ? Nos églantiers en sont couverts. Nulle part ailleurs vous ne reverrez tant de pétales couleur d’aurore. Admirez ; les boutons si merveilleusement pliés sont presque rouges. Penchez-vous. Respirez-en le parfum. Mais ne les cueillez pas, je vous prie. Vous vous piqueriez inutilement les doigts. Nos roses sauvages sont délicates et farouches. Au moindre souffle, ou par timidité, elles s’effeuillent. Dans l’herbe il y a déjà de quoi faire une moisson de pétales tombés. Laissons aux fragiles fleurs leurs courtes heures de beauté, allons plus loin, voir de près l’or des épervières. Ces fleurs sont-elles assez haut perchées sur leurs longues tiges ? Admirez vite leur face ouverte, car, au crépuscule, tous ces petits soleils s’éteindront avec le grand…

Dans l’air, sentez-vous l’odeur de nos trèfles mêlée à l’odeur sucrée des résineux ? Et tenez, voici l’épée rose de quelques épilobes qui déjà s’épanouissent… et à côté un grand sureau. Et ce n’est pas tout. Ah ! vous désirez savoir le nom de ce petit arbrisseau à la tige rugueuse et rouge, qui fleurit si joliment ?… Vous admirez les corolles rondes et brillantes, d’un pâle jaune… Eh bien, c’est peut-être de l’onagre, je ne sais plus. Je sais seulement que le parfum de ces belles fleurs m’est désagréable, je ne les aime que de loin… M’écouter, je demanderais même à notre bon jardinier de les détruire, mais ce serait un peu gênant, vous pensez bien… Ce serait même ingrat. Il nous a donné de si belles choses. Regardez encore au bord de la route, et qui essaient de se faire voir, les exquises campanules. Sont-elles bleues, sont-elles mauves ? Qui pourrait le dire ?

— Mais retournons, voulez-vous ? et marchons sur notre beau tapis d’argentine ; marchez sans crainte ; la floraison des toutes petites étoiles n’en restera pas moins fraîche. Il en pousse, il en pousse toujours de nouvelles. Elles sont d’un beau jaune, aussi. Le jaune, en définitive, cela doit être la couleur favorite de notre Jardinier. Il en a mis partout.

Ah ! et j’ai oublié de vous montrer que notre jardin se prolonge jusque sur la voie ferrée, et qu’il y a là des trèfles nains, couleur de soleil, si serrés, si touffus, qu’avec leur délicat feuillage, ils font des coussins splendides entre les traverses. On voudrait s’y coucher.

Quand toutes ces fleurs seront passées, nous aurons les immortelles, et nous aurons surtout les verges d’or. Ici, elles sont d’une teinte aussi joyeuse que celle des mimosas, tant chantés ailleurs. Notre Jardinier est bon, allez, c’est le meilleur des jardiniers !

— Votre Jardinier ? Mais c’est le jardinier de tout le monde. Des jardins comme le vôtre, n’appelle-t-on pas cela tout simplement des champs ?

— Tout simplement des champs, si vous voulez. Mais peut-on voir pareille beauté, et se taire et ne pas remercier Celui qui soigne ces innombrables fleurs et nous les donne ?

Chez nous, c’est peut-être que nous ne connaissons pas mieux, mais nous admirons du matin jusqu’au soir.

Du matin jusqu’au soir, la mer chante au soleil, le barachois luisant et calme reflète les montagnes, l’île ronde, les nuages. Du matin jusqu’au soir, dans nos épinettes glorieuses de leurs pousses neuves, des pinsons chanteurs répètent leur joie.

Leur joie, que nous partageons du matin jusqu’au soir, jusqu’au moment des journaux et de la prière, où, soudain, nous retrouvons la pensée des tracas que donne le monde à notre bon Jardinier, tracas dont en ce moment Il nous préserve.

Alors, de nouveau, émus et tristes de l’inquiétude de l’univers, mais toujours entourés de la beauté et de la joie de notre grand jardin, un peu confus d’avoir été tout le jour si heureux, nous demandons à Dieu de faire que cette félicité vécue parmi ses fleurs, Il veuille qu’elle soit méritoire, qu’elle soit même expiatoire, puisque nous la lui offrons, et que nous brûlons de reconnaissance.


Heureux ceux-là…

Parmi les catastrophes, les douleurs de la guerre, dans le chaos du monde, heureux ceux qui croient fermement en Dieu !

Heureux ceux qui ne perdent pas un instant confiance en Lui, en sa puissance, en sa bonté !

Heureux ceux qui comprennent que, — comme des parents justes punissent leurs enfants, ou leur font avaler, pour les guérir, d’amères pilules, — ainsi, Dieu a le droit et le devoir de rappeler à l’ordre par des douleurs le monde qu’il a créé ; le rappeler à l’ordre, à l’humilité, à la foi, au respect ; le rappeler au véritable sens de la vie.

Heureux ceux qui pratiquent les évangiles ; heureux ceux qui se répètent chaque jour avec un abandon absolu : « Pas un seul cheveu de ma tête ne tombera sans qu’Il le veuille… »

Heureux ceux qui s’inclinent devant sa volonté, et prennent dans leurs deux mains cette épreuve dont Il les afflige, et la Lui offrent de bon cœur, et la subissent de bon cœur, pour la France qu’ils aiment, parce qu’ils croient à la communion des saints, et croient aux mérites, comme s’ils en voyaient grossir le poids, — après leur offrande, — dans la balance divine…

Heureux ceux qui regardent les hommes tenter seuls d’arrêter le fléau, par leurs propres moyens matériels ; qui les regardent, les plaignent et prient pour eux ; prient pour que ceux qui gouvernent voient clair, ne commettent pas d’irréparables erreurs, et que l’Esprit-Saint vienne pour eux avec ses langues de feu.

Heureux ceux qui savent qu’ils ne recevront que ce qu’ils méritent, ou ce dont ils ont besoin pour remplir les mystérieux desseins de Dieu sur eux. Heureux ceux qui transforment en valeurs spirituelles tous les sacrifices que cette guerre les oblige à faire : sacrifices de sang, de temps, d’argent ; tous seront centuplés comme force, si c’est pour Dieu qu’on les offre, qu’on les supporte, pour l’apaiser, pour lui plaire, et parce qu’il a voulu ces choses pour nous.

Heureux ceux qui, dans l’affolement général, parmi ceux que la peur aveugle, s’en vont sans crainte extrême, la main tendue vers leur Père céleste, avec la tranquillité de l’enfant qui sait, qui croit que tant qu’il tient cette main, rien de funeste, même dans les pires catastrophes, ne l’atteindra.

Heureux ceux-là ! Ils savent que lorsque Dieu est avec l’armée, la force de l’ennemi devient nulle. Ils savent que lorsque Dieu le voudra, un contre dix, cent contre mille, pourront gagner ; les prodiges s’accompliront, la victoire étendra ses ailes.

Heureux ceux qui savent que les hommes, seuls avec leur orgueil, jamais ne réussissent définitivement, que le diable peut aider le triomphateur, mais qu’il fuira, lorsque nous aurons obtenu de Dieu qu’Il pardonne les fautes, se mette à la tête des armées, les conduise et les délivre.

Heureux ceux qui croient au surnaturel ! Heureux ceux qui ont la foi. Que tout de suite et longtemps ils se prosternent et demeurent à genoux, pour remercier de ce grand don !

Chandler, juillet 1940.


Au bois magique…

Trois jeunes filles cherchaient des fleurs. Septembre commençait. Dans les prés mouillés d’embrun, seules poussaient encore d’éphémères campanules bleues, et des verges d’or rouillées de sel. Leur faudrait-il, pour leur table de fête, avoir recours aux jardins mieux abrités du village ?

Comme elles cherchaient toujours, en causant elles atteignirent l’entrée d’une forêt. Une route large s’engageait dans le bois d’abord assez clair, qui laissait voir entre ses arbres, des échappées sur le monde des alentours, la mer, le village. Des sapins, des épinettes par petits groupes, étalaient des rameaux riches et parfaits. Il avait plu. Ils étaient d’un vert qui luisait même sous le ciel gris. Le sol humide et mousseux, feutré d’aiguilles résineuses, était doux aux pieds. Imperceptiblement, la route rétrécissait ; elle fit bientôt place à une sente étroite, sinueuse, et les branches frôlaient les robes pâles.

Alors, soudain, le bois devint magique. La terre sentait bon et les sapins mouillés exhalaient un arôme puissant comme un parfum. L’heure fuyait, les jeunes filles avançaient toujours, attirées irrésistiblement par la profondeur verte de la forêt, la forêt silencieuse, recueillie, déserte et qui devenait mystérieuse à mesure que les arbres grandissaient, se resserraient.

Et c’est ainsi que, surprises, elles arrivèrent au pays des champignons. Elles aperçurent d’abord de fausses oronges, isolées, et puis tout à coup, le bois fut enchanté. Sous tous les rameaux étalés bas, — où coulait et s’étendait une étonnante lumière, — le monde des champignons surgit ; un monde jaune, rouge, rose, un monde violet, blanc, orangé, grisâtre, couleur de fumée, couleur de soleil, couleur de fruits !

Trois par trois, d’énormes bolets sur leur pied gonflé arboraient un chapeau charnu et rond, brunâtre et gluant ; et, près des énormes bolets, de tout petits perçaient la mousse de leur tête où collaient encore des aiguilles d’épinettes ; des lycoperdons neigeux, brillaient ; d’inquiétantes russules semblaient vouloir se mêler à des familles qui ne les aimaient pas. Des chapeaux étaient ronds, ou s’ouvraient en parasols, ou se creusaient en entonnoirs, ou déformés se rompaient ; celui des hydnes sinués ou pieds de mouton…

Toujours surgissaient de nouvelles espèces et disposées dans la mousse comme pour une exposition, ou pour illustrer un conte. Les jeunes filles poussaient maintenant leurs exclamations enthousiastes d’une voix étouffée. Il leur semblait nécessaire de parler bas, pour ne pas voir s’évanouir ce pays enchanté. Penchées, elles surveillaient le sous-bois, pareil à un souterrain mystérieusement plein de lumière et de couleur ; les fausses oronges au chapeau serin marqué de verrues blanches, grandissaient de plus en plus, fières de leur puissance mortelle ; ailleurs toute une colonie de chanterelles invitait à un festin de roi ; de beaux cortinaires violets restaient enveloppés d’un demi-voile ; des russules rousses, pourpres, violacées faisaient les belles sur leur pied si blanc, mais jamais les jeunes filles n’avaient vu ces champignons aussi nombreux, aussi colorés, aussi lumineux, aussi gigantesques ; quelque chose s’y ajoutait ; cette forêt était de celles dans lesquelles se jouent les contes de fées ; et personne n’aurait été surpris de voir soudain s’animer ces parasols, d’entendre parler ces fantastiques petits êtres. Charmées elles continuaient à marcher, sans souci de l’heure, sans souci du passé, sans souci de l’avenir, les yeux grands, l’oreille attentive, émues d’être pour une fois admises au pays des merveilles.

Le sol du sous-bois tour à tour s’élevait et s’abaissait légèrement ; et les champignons aux chapeaux de soleil étaient sur ces minuscules collines comme sur un amphithéâtre, pendant que d’autres, au fond de l’arène paraissaient jouer une scène. Puis, les jeunes filles aperçurent sur une butte des touffes de monotropes qui se cachaient près d’un tronc. Jamais la ressemblance de cette fleur fantôme ne les avait tant frappées. Les tiges minces, longues, blafardes, un peu de noir à la tête, représentaient bien une phalange de revenants lilliputiens, qui, ayant peur d’être vus des vivants, droits, élancés, se serraient dans leur suaire lumineux, argenté ; suaire pâle, qui noircit si on le touche, mais qui brillait d’un indescriptible éclat, dans l’étrange jour du sous-bois.

— Le soir, se dirent presque tout bas les jeunes filles, cette forêt sûrement doit s’animer. On doit y entendre des voix, à l’abri des rameaux de tant d’arbres de Noël parfaits…

Car cette forêt était de sapins sans défauts ; quelques-uns poussés deux ou trois ensemble, formaient un seul arbre magnifique, aux branches bien symétriques descendant de la pointe fine dessinée sur le ciel, jusqu’au sol où elles protégeaient comme un toit, le peuple magique des champignons et des fleurs fantômes.

Un cri de train, perçant, ramena les jeunes filles au monde réel. Elles regardèrent l’heure. La forêt continuait sans fin ; il leur fallait retourner à la vie…

Plus loin, auraient-elles découvert un étang, des libellules bleues, un château où la Belle au bois dormait ? ou bien auraient-elles rencontré le prince charmant, charmant, et qui serait toujours charmant ?


Finies, les vacances…

Joyeux, ils regardaient l’été étendu devant eux : deux mois et demi.

Soixante-dix-neuf jours ! Ils avaient pris la peine de les compter.

Mais tout de suite ils virent que les jours passaient vite, que les semaines passaient vite, et cela, quand pour une fois, personne ne désirait autre chose que le présent.

Le beau présent ! matins clairs, chauds, lumineux ; plongées rapides dans la mer transparente ; repas matinal et copieux, devant les fenêtres ouvertes sur la plaque d’argent éblouissante que jetait sur l’eau le soleil ; le soleil qu’ils avaient juste en face ; ils mettaient en riant leurs lunettes fumées et leurs visières et ils s’amusaient de ce voyage en bateau, qu’ils faisaient sans bouger de leur table.

Parfois ensuite, ils oubliaient qu’ils étaient devenus grands et ils bâtissaient dans le sable de la plage des forteresses ou des quais ; ou bien, ils bûchaient, ou flânaient, en regardant l’horizon d’où pouvaient toujours venir des navires.

À la moindre fumée aperçue de très loin, comme larrons ils se rejoignaient, et du même enthousiasme, enfourchant leurs bicyclettes, ils pédalaient rapides vers le quai. Le Miron L. ou le Méchin accostait ; ou quelque gros cargo venu pour la pulpe ; ils restaient auprès tout le temps du déchargement, et pour un instant ils cessaient de vivre uniquement dans le beau présent et désiraient partir pour un long voyage en mer…

Ou encore, qu’ils fussent dans la maison ou sur la plage, ils dressaient l’oreille comme de jeunes chiens, dès qu’un bruit de train se faisait entendre, et toujours ils couraient le voir passer. Un jour même l’aîné des deux fut invité à monter sur un petit bout de train de sable qui allait de Chandler à New Port, et revenait en reculant. Au retour il proclama avec exaltation que ce voyage en wagon découvert avait été le plus beau de sa vie, que c’était pour lui le seul moyen de vraiment voir et d’apprécier la Gaspésie…

Puis venaient les heures de midi, le second bain, le tennis… Et puis il y avait encore les fins de jour sans lampe, étendus devant le foyer où les bûches se consumaient, véritables châteaux en Espagne. Il y avait les visites chez les chers voisins, le phono qu’on leur laissait monter, les belles symphonies qu’ils choisissaient, et les rengaines amusantes dont ils ne se lassaient pas ; il y eut d’exceptionnel la pêche au saumon ratée, mais mouvementée comme une page de feuilleton, avec les douze milles de marche, la cueillette des noisettes, le passage à gué de la rivière… et les douces petites truites rapportées au bout d’une flexible branche… Et tous les jours il y eut la pêche aux moules, sur les rochers glissants, et les délicieuses promenades en forêts, et tout le temps, la mer.

Le beau bruit de la mer, les belles couleurs de la mer du matin, de la mer du midi, de la mer du soir ; il y eut la mer calme, satinée, il y eut la mer furieuse, la mer toute grise et blanche, la mer écumante qui léchait à chaque vague toute la plage, et la laissait couverte d’une mousse exactement comme une neige. Il y eut les bains dans ces vagues énormes, fouettantes qui lançaient soudain les baigneurs et les couchaient de gré ou de force, en plein sable. Il y eut des heures et des heures, inoubliables, splendides ; mais avec effroi, ils virent le calendrier des vacances s’épuiser ; et bientôt, le présent fut teinté d’angoisse, de regrets ; cinq jours encore, quatre, trois, deux…

— Et il est venu le sinistre matin, déclara le plus jeune tout navré.

Le train vient de les emporter vers le collège. Peut-être déjà sont-ils redevenus gais ? Mais la maison est grande, silencieuse et toute triste.

De trop belles vacances portent leur rançon ; de trop violents regrets.


Ô doux été…

Je sais bien de quoi nous parlerons, quand nous nous retrouverons cet hiver…

Un feu malingre, un feu de ville brûlera dans l’âtre autour duquel nos fauteuils feront cercle. Tout de suite songeurs, nous reverrons notre foyer d’ici, où tout un tronc d’arbre tient à son aise ; un tronc d’arbre apporté par la mer, écorcé, blanchi, et qui a séché à notre porte, un tronc d’arbre qui brûle capricieusement, avec des lueurs bleues, des lueurs jaunes, des lueurs vertes ; des lueurs fantaisistes comme des rêves.

Et nous reverrons les matins blonds sur la plage, les enfants courant vers la mer, les bras des nageurs battant l’eau dorée de soleil ; et les lentes et agréables promenades sur la grève allant de notre haute maison à votre chalet bas, nu-pieds sur le sable chaud si doux ; riant, plaisantant, ou commentant anxieusement le sort du monde, mais en nous sentant pleins de reconnaissance envers le Ciel qui nous protège encore.

Dans l’âtre de ville, la petite bûche de hêtre jettera soudain plus d’éclat. Gardant le silence nous continuerons notre promenade parmi ce qui sera devenu des souvenirs. Nous reverrons le sous-bois, le sentier feutré et moussu, où nous nous en allions en file indienne ; nous reverrons la mauvaise digue du barachois… Aurons-nous alors découvert ce que nous rappelle l’odeur des énormes poutres de pin qu’il faut enjamber ? Reverrons-nous, de l’autre côté de la lagune, la belle pente boisée qui mène au tennis ? Réentendrons-nous le choc des balles sur les raquettes, les cris de triomphe ou de colère des jeunes ? Ah ! le doux arôme qui se dégage des sapins chauffés par le jour ardent ! et l’aspect du ciel entre les troncs noirs, et de cette lointaine montagne bleu foncé qui s’appuie à l’horizon, et qui, en réalité, n’est que la mer au delà de la dune.

Nous reparlerons de tout cela. Notre bûche de ville pétillera de son mieux. Mais ce sera l’hiver. Il n’y aura probablement plus de fleurs dans les vases, et nous repenserons aussi aux jours où nous revenions de nos promenades les bras remplis de verges d’or, de grandes feuilles de sureau.

Puis le feu diminuera, s’éteindra. La soirée finira gaiement, je le sais, autour d’une tasse de café. Tout de même au fond de nous persistera le regret.

C’est que, seuls de l’été, les beaux tableaux subsisteront. Nous ne nous rappellerons aucun des contretemps ; ni les petites maladies des enfants, ni les bicyclettes brisées, ni les maillots de bain volés, ni les matins où il pleut quand nous désirons le beau temps, ni la vie terrestre ordinaire qui, dans le beau décor, nous atteint quand même de ses soucis, de ses nostalgies.

L’été, devenu le doux passé, aura rejeté tout cela. Il ressuscitera dans notre souvenir, film parfait illustrant le paradis que nous rêvons pour toujours.

Chandler, 31 août 1940.


À Sainte-Adèle-en-haut

I
Le petit lac

Qu’il est beau, le petit lac. Grand comme un jeu, sauvage d’aspect, et cependant entouré de maisons cachées par des arbres serrés et forts. Qu’il est beau, qu’il est charmant. Presque rond, comme une glace au cadre bossué, cossu, il s’étale gris ou bleu, au creux des montagnes fleuries, flambantes des premiers feux de l’automne.

Ni le cadre, ni la glace ne se séparent. Le lac serait beaucoup moins beau sans les montagnes ; les montagnes beaucoup moins belles sans le lac. Au soleil, c’est un bijou royal, ce rond d’azur jeté entre les pentes boisées, imposantes, aux couleurs magiques. Quel tissu approche en richesse le velours nuancé de ces bois grimpants ? Quelle tapisserie offre des dessins plus variés, plus fins ? Une longue rangée de conifères trace une diagonale sombre, du pied d’un mont à son sommet, que décore une étonnante forêt vieux rose ; ailleurs, des feuillages jaunes, orangés, cramoisis, mordorés, violacés, s’alignent, surprennent, éblouissent et émerveillent. Ou encore, auprès d’un bel érable complètement rouge, ondule sous le vent la chevelure blonde, légère, des merisiers, qu’on dirait tissée de blés mûrs. Et quel est là-bas cet arbre violemment orangé, dont la ramure compose un bouquet si parfait ? Et cet arbuste écarlate, qui surgit comme un tison, entre toute une ligne d’épinettes noires, minces, fines ?

Vraiment, nul petit lac au monde ne possède cadre plus splendide, plus luxueux, plus enviable. Le grand ciel bleu au-dessus s’étend lisse et pur, et par contraste monotone. Le petit lac fièrement fait oublier que c’est de ce ciel qu’il tire sa belle couleur ; il en reflète tant d’autres.

Tout au bas de la montagne, s’opposant aux tons chauds et vifs de la forêt, de gros saules, solides, en boules énormes, d’un vert éteint et tendre, en groupe de cinq ou six, se penchent vers la petite nappe d’eau bleue et semblent lui dire orgueilleusement : Nous non plus, nous ne changeons pas. Pour nous, c’est l’été.

L’été ? Un papillon jaune très pâle vole juste au-dessus de l’eau limpide, finement ridée, comme le sable du rivage. Il vole très haut, vient-il de loin ? Il fait froid, comment vit-il encore ? Et soudain, il vient choir près de notre embarcation. C’est une feuille de merisier, mince, légère. Il n’y a plus de papillons. Les feuilles des saules, un peu plus tard suivront leurs sœurs. Le petit lac s’attristera.

D’ailleurs son eau que figera le gel ne sera plus agitée, mais glacée comme du verre… Et le grand cadre des montagnes, bossué, cossu, battu par le vent, la pluie, s’écaillera, se ternira, ses bouquets s’effeuilleront, la grande splendeur d’aujourd’hui s’éteindra.

Quel ton prendra le petit lac ? Sans son écrin, sera-t-il autrement, toujours joli ? Il est si petit, si étonnamment petit, grand comme un jeu…


II

Le tremplin

Le soir, dans l’eau lisse et luisante de la baie qui s’assombrit, avec son ombre, le tremplin ressemble à une grande bête aquatique : un crocodile, gueule large ouverte.

Quand des yachts passent, le crocodile, nonchalant, passif, endormi, paresseux, se laisse balancer, de l’avant à l’arrière, d’un côté à l’autre sur la vague ; lentement, il se contente de tourner sur lui-même.

Il se repose.

Car, trois fois par jour, et parfois encore à la veillée, quand il a fait très chaud, le tremplin subit l’invasion des barbares ; baigneurs et baigneuses l’envahissent, le secouent, le penchent sous leur poids ; à chaque coup de pied d’un plongeur, il tressaute ; et pour s’amuser les baigneurs se rangent tous à un bout, où l’eau les submerge, et avec eux, le tremplin qui s’incline à sombrer. Mais brusquement, les baigneurs se laissent couler à pic et le tremplin soupire et remonte. Un jeune dieu de bronze, aux jambes droites comme des colonnes, au dos poli bien luisant, prend alors un vigoureux élan, monte dans l’air, puis comme une flèche entre ensuite dans la bonne, la belle eau bleue du lac… Pendant qu’il ressort ruisselant et bat la surface ridée et douce du mouvement rythmé de ses longs bras, un autre adolescent pirouette et plonge à l’envers.

Les baigneurs qui nageaient ou flottaient autour du tremplin reviennent alors tous ensemble et recommencent le jeu de balançoire ; parfois, quatre, cinq sautent ensemble ; les uns avec art, les autres maladroitement. L’eau claque, jaillit, pendant que les cris fusent en chœur.

Un oiseau passe très haut à tire d’ailes. Des baigneurs, ou de l’oiseau, lequel est le plus heureux ? L’air est-il meilleur que l’eau ?

L’eau est meilleure, pensent les baigneurs qui reviennent, assaillent de nouveau le plongeoir mouillé, ballotté, secoué ; il craque, il gémit, il enfonce, il va couler. Les maillots rouges, bleus, verts, les maillots noirs les uns après les autres s’élancent, sautent et enfin s’éloignent pour tout de bon. Le bain est terminé.

Le tremplin tranquillement reprend son aplomb ; et, grisâtre, la gueule ouverte, le crocodile se sèche le dos, se repose sur les rides emmaillées d’or de l’eau ensoleillée…


III

Ô nature…

Ah ! la vilaine pluie qui détruit notre beau royaume. La vilaine pluie qui emporte nos belles feuilles, nos feuilles blondes, nos feuilles rousses, nos feuilles d’or.

Elles volent toutes ensemble, comme des oiseaux migrateurs mais elles ne volent qu’un peu de temps et tombent, jonchant les jardins, jonchant les bois, jonchant la rue, jonchant le fond du lac où tristement elles se noient.

Les pauvres feuilles ! Elles étaient si belles, si indiciblement belles. Elles faisaient des arbres les plus splendides bouquets du monde et, avec ces bouquets, tendaient sur les montagnes une inimitable tapisserie.

Qui aurait osé parler de la mélancolie de l’automne ?

L’automne était l’apothéose de toutes les saisons, l’automne réunissait toutes les couleurs, toutes les richesses, toutes les pierreries même. Car le ciel, et le lac, et la petite rivière au fond de la vallée creusée entre les formidables et flamboyantes montagnes, tout cela devenait bleu comme des turquoises, du lapis lazuli.

Ah ! c’était beau, je vous le jure, l’automne sur ce merveilleux pays, l’automne vu de notre village haut perché.

C’était beau, il y a dix jours, c’était encore beau hier. Nous avons traversé la forêt montante, quitté le paysage de lac, de champs, de maisons étagées aux flancs escarpés des collines, pour ne plus voir que ce qui semblait une belle avenue dans un beau bois d’érables, de hêtres, d’ormes et de bouleaux.

Ah ! le feuillage tendre de ces bouleaux. Et ces érables qui se dressent à part des autres, et de loin ne sont que rouille, et de près révèlent leurs feuilles au cœur jaune clair, bordées du plus bel écarlate. Nous nous arrêtions, éblouis : tant de feuilles, et si fraîches dans leurs robes vertes, résisteraient encore indéfiniment…

Mais tant d’autres étaient tombées ! Nos pieds crissaient en s’enfonçant dans leur masse séchée, brunie, où éclatait ici et là le ton chaud de quelques feuilles rouges fraîchement perdues dans cette brousse. Le bois embaumait, de cette odeur indéfinissable d’automne, qui nous revient des jours d’enfance avec son cortège d’impressions joyeuses. La large avenue escaladait doucement la montagne, sans autre vue que la forêt dense, aux troncs minces, blancs, droits ; et soudain, à travers, il nous sembla voir un lac ou une mer, d’un bleu de rêve, pastel, ouateux…

Nous connaissons encore peu la région ; était-ce bien de l’eau, ce bleu qui apparaissait là-bas entre les arbres, ce bleu pastel étonnant ? Nous quittâmes l’avenue et marchâmes vers ce spectacle. Mais ce qui de loin nous avait semblé de l’eau n’était qu’une vapeur fine qui enveloppait les montagnes. Elles s’estompaient sous cette buée bleue et translucide, et la vallée avait tout à coup un aspect nouveau. Les monts gigantesques semblaient soudain irréels, et pareils aux pics neigeux qu’échafaudent parfois, au bord du ciel, les gros nuages du couchant.

Insensiblement, nous avions atteint l’autre pente de la montagne. Ces maisons luisantes, était-ce Piedmont ? À notre gauche, deux cheminées d’usine identifiaient Mont-Rolland.

De la forêt, nous avions entendu comme un bruit de torrent. Au creux, nous aperçûmes, produisant ce bruit, la route couverte d’autos qui roulaient incessamment, à une vitesse vertigineuse, armée folle, absurde, en fuite éperdue.

Et nous qui nous plaignons parfois d’être sans voiture, nous aspirions avec délice l’air parfumé de la forêt devenue blonde et toute trouée des rayons du soleil tombant. Nous n’étions pas pressés. Nous allions en regardant toutes les nuances, en savourant ces tableaux.

Et ces tableaux restent maintenant suspendus en notre souvenir pendant que la pluie matinale secoue les feuilles et change de nouveau l’aspect des monts.


IV

Promenade

Vous marchez dans l’étroite rue. Vous longez la maison verte, la maison jaune, les maisons grises et blanches qui penchent sur le trottoir leurs galeries et leurs ombres ; leurs ombres immobiles que dépassent vos ombres mouvantes, glissant sur la terre ensoleillée du chemin.

La rue s’allonge, déserte, au pied des villas les yeux éteints pour l’hiver. La rue s’allonge, déserte et silencieuse, d’un grand silence parfait, reposant, prolongé jusqu’au calme sommet des montagnes, un silence immense et riche.

Croisant la rue déserte passent d’autres petites rues aussi vides, aussi muettes, qui montent vers l’église blanche, le couvent rouge ; ou descendent vers la plaque bleu dur du lac nu, qui se voit à présent de partout, à travers les balais défeuillés des trembles, la fine ramure des bouleaux, la touffe échevelée des branchettes du saule.

Au bout du lac brillent des façades blanches, que le soleil frappe et dont les vitres semblent de mica. Ces maisons se mirent dans l’eau où les feuillages auparavant les empêchaient de se voir. Elles se reflètent avec une exactitude parfaite, qu’aucune ride ne modifie, car l’eau a froid. La réalité et son reflet sont si semblables que vous croiriez un monde à l’envers.

Puis la rue déserte traverse la petite rue qui conduit à l’autre rive du lac, le lac est fini. Des fenêtres habitées vous regardent ; quelques magasins, deux restaurants ; vous continuez ; vos ombres dévient sur le sol blond, la rue déserte tourne, semble se fermer. Une maison blanche paraît rejoindre une belle façade jaune, de l’autre côté.

Mais vous découvrez vite que la rue, au lieu de finir, plonge abrupte, au fond d’une grande vallée où des routes se croisent, où fume parfois le train, où s’alignent des chalets aux couleurs vives au bord du ruban bleu et noué de la Rivière-du-Nord.

Et la petite rue déserte, de son sommet dévale émerveillée vers ce grand creux qu’entourent de si imposantes montagnes pelées par l’automne, jumelles ou diverses, épointées, arrondies, touchant le ciel ou se dessinant sur d’autres cimes qui, plus loin, se dressent d’un extraordinaire bleu. Çà et là se niche un toit dans la vaste solitude, et, le soir, une lampe marque de sa lumière le grand cirque assombri.

La lumière dans la montagne, la lumière dans la montagne déserte, immense et noire, où règne souverain, le grand, le riche silence…

8 novembre 1935.

V

Les pas perdus

Je n’ai aucune peine à me rappeler la route, cette route que nous suivions le plus volontiers en quittant la Chaumière pour la promenade. C’était une route large, sinueuse, montante, bordée un moment par le lac, et qui s’enfonçait ensuite entre les montagnes. Les derniers jours, un peu de neige la blanchissait ; les premiers jours, une multitude de feuilles jaunes la doraient.

Un trottoir la festonnait jusqu’à cette longue maison grise, dont les habitants inconnus et étrangers nous semblaient des heureux. Par les fenêtres aux rideaux clairs, nous apercevions le grand feu qui brûlait dans la cheminée. Un valet passait d’une salle à l’autre en vareuse blanche. Un jouet d’enfant traînait parfois dans l’allée et le grand jardin descendait en pente douce vers le lac.

La route montait, tournait. Toutes les autres villas étaient closes et la route s’allongeait déserte. Même très froid l’air avait une douce saveur ; il allégeait, rendait content. Des mélèzes qu’en septembre nous avions tant admirés, se dressaient enlaidis et nus ; mais les bouleaux sont aussi merveilleux sans feuilles ; voyez le dessin souple, divers, de la dentelle tissée par leurs branchettes et l’éclat de leurs troncs blancs.

Dépassant une luxueuse villa en bois rond, qui trop loin du lac, possède sa propre piscine, dans le cadre fleuri de son jardin, nous cessions ordinairement d’avancer pour jeter en arrière de nous un nouveau regard amical. De là, le lac se montrait tout rond, tout lisse, bleu ou gris suivant son humeur. Quand le soir venait, les maisons autour accrochaient à leurs fenêtres les couleurs du couchant, comme des lanternes. Le creux des montagnes en était tout égayé. Nous reprenions la montée. Au retour nous n’aurions qu’à redescendre, nous pouvions bien poursuivre encore notre promenade. Et sent-on jamais la fatigue dans un aussi beau pays ? Le chemin continuait entre ses innombrables arbres et les maisons maintenant espacées. Nous arrivions à un carrefour. Une route rurale à droite s’enfonçait vers je ne sais quelles profondeurs. Une affiche promettait à deux milles une superbe propriété à vendre.

Un jour, un lendemain de pluie, nous avons succombé au désir d’aller la voir. Nos souliers s’enfonçaient dans la boue épaisse. Nous traversâmes très longtemps un bois marécageux ; ces deux milles se révélaient des milles « d’habitants », ou mesurés à vol d’oiseaux. Nous marchâmes au moins deux heures, pour nous trouver à la fin enfermés dans un vallon triste où gîtait une maison à vendre. Une mince fumée sortait de sa cheminée. Solitude parfaite, d’un silence complet. Un peu avant de l’atteindre, nous avions croisé la voiture du docteur qui cahotait dans le chemin crevé. À côté du jardin, un torrent mugissait, et en face, la montagne s’élevait abrupte comme une falaise. Tout en haut, on construisait une maison ; les planches neuves luisaient entre les branches. Pourquoi ne pas nous rendre à ce futur nid d’aigles ? La vue devait y être splendide.

Glissant, enfonçant, dans le chemin défait et escarpé, nous montâmes…

— Quelle idée, disais-je, de bâtir sa demeure en un pareil désert. Ils ne pourront pas se baigner.

Et nous montions encore. Nous avons bien monté à cinq cents pieds.

Au sommet, déception. La vue reculait. Ce n’était encore que la forêt fermée.

Déjà, les pierres d’un foyer s’étageaient. Ce chalet aurait de larges balcons. Et il serait tout à fait suisse, à pareille altitude. À la même hauteur que nous, là-bas, brillait la croix de Sainte-Adèle, au faîte de sa montagne.

Mais je répétais : Ils ne pourront pas se baigner…

Nous avançâmes, intrigués, pour découvrir entre une véritable clôture de bouleaux minces, drus, trop serrés, un lac si petit que je crus qu’il n’était qu’un étang. Un petit lac sauvage, personnel, et que la forêt emmurait. Ces gens auraient donc leur piscine à eux, en plein air…

— Eh bien, qu’en penses-tu ? Ils se baigneront, ils auront l’air des montagnes pour eux seuls, ils verront la croix de Sainte-Adèle, ils seront loin du monde, loin des autos, des cris, de tout. Ils pourront bûcher des bouleaux, pour permettre aux autres de mieux grandir, de grossir. Ils pourront…

Les raisins étant verts, j’interrompis :

— Ils sont trop loin de l’église. Je n’en voudrais pas de cette maison.

Quelques jours plus tard, M. le Curé annonçait la mort de madame X. Nous sûmes qu’elle habitait cette propriété à vendre, si seule et dont le silence se coupait des mugissements du torrent. C’était de chez elle que revenait le docteur lorsque nous l’avions rencontré. Comme nous avions marché deux heures dans la boue pour arriver là, il nous sembla que cette mort avait été comme celle de la mère Chapdelaine… dans le désert, dans l’abandon…

Ce petit lac, d’ailleurs, que nous avions vu et qui serait la piscine de la maison nouvelle, savez-vous comment il s’appelait ? Le lac Vaseux.

Non, je ne l’aimais pas. Il me rappelait l’étang triste et tragique de Sarn,[2] il m’aurait fait croire aux sorciers. N’importe quoi, avouez-le, pouvait apparaître, entre les barreaux de cette prison de jeunes bouleaux, aux troncs minces, blancs comme des fantômes, et sur cette eau que la nuit allait noircir ?

— Non, je ne plongerais certainement pas dans le lac Vaseux, non, merci !

Nous redescendîmes ; la même boue, dans le bois, recolla à nos pieds, mais bientôt nous rejoignîmes, avec des sentiments d’amis, notre route bien dure ; les lumières de Sainte-Adèle s’allumaient, le feu flambait rouge et joyeux dans le salon de nos voisins inconnus et riches…

Et la Chaumière chaude et agréable, nous accueillit.

Du thé, des livres, de bons fauteuils, de la paix. C’était déjà beaucoup.

Et notre lac, décidément, était plus beau, plus sain, plus franc que le lac Vaseux.




Mais notre lac n’est plus notre lac. La Chaumière a clos ses volets. Peut-être ne remettrons-nous jamais les pieds dans les mêmes pas…

IV

EN VILLE


Soir d’un jour de ski

Marie voudrait dormir. Dieu sait si elle est heureuse et lasse, après cette course d’une journée en montagne, mais elle a beau fermer les yeux, elle voit plus clair que s’ils demeuraient grands ouverts. Elle n’a quitté ni la campagne, ni les sentiers blancs, ni l’odeur de la neige, ni l’éclat du soleil. Malgré elle, et tout éblouie, elle recommence et recommence la promenade.

Une impression de béatitude suave et forte à la fois, persiste en elle. Ah ! l’eau fraîche et pure de l’air sur les joues, l’émerveillement du paysage, la plongée exaltante du haut des collines ! Depuis qu’elle est au monde Marie a goûté bien des bonheurs ; elle a vibré à bien des senti­ments. Mais toujours en elle subsiste une attente : insatisfaction, hâte, anxiété, désirs, regrets, l’empêchent de savourer en paix les plus beaux instants des jours. Seule la joie du ski, pour elle efface momentanément tout. Quand elle glisse sur la moelleuse neige, elle ne sent plus le passé, elle ne sonde plus l’avenir. Le tourment de vivre cède enfin à la plénitude blanche et bénie du présent. Marie peut alors comprendre ce que sera le ciel. Elle le possède.




— L’auto, quelle merveille ! se sont-elles écriées en partant.

Une demi-heure après avoir quitté la ville, elles étaient à douze cents pieds d’altitude, ayant laissé le sale printemps des rues, pour retrouver en haut un hiver tout neuf.

— Faites une prière, leur avait recommandé au départ la vieille bonne.

Quelle sainte invoquer pour patronner le ski ? Le plus sûr, n’était-ce pas la douce et bien-aimée vierge Marie ? et aussi leurs anges-gardiens ? Ainsi accompagnées, comment pourraient-elles revenir sur une civière ?

Leur joie avait éclaté lorsque, dans le paysage blanc, la voiture montait encore entre deux haies de neige et une forêt de pins.

Leur joie les submergea lorsque sur leurs skis, elles pénétrèrent ensuite dans la haute futaie. De jeunes arbres minces, noirs, gris ou blancs, masquaient la vue de la montagne comme une claire-voie. Un soleil éclatant régnait au-dessus d’elles, semblait les attendre sur le plateau qu’elles atteindraient tout à l’heure. Le sentier montait d’abord dans l’étonnant silence, l’étonnante et divine paix. Mais même l’effort leur paraissait exquis. Respirer un air si pur ! Voir un paysage si pur ! Puis elles redescendirent, glissèrent au seul bruit léger des skis rayant la neige neuve. Marie se sentit dans l’espace, soudain détachée du temps, et elle savoura son bonheur sans désir et sans regret, et la légèreté de son cœur. Même la vie semblait définitivement facile.

Elles allaient seules parmi les arbres. Les sentiers étaient tracés, ils avaient des noms : Dunlop road, Skyline trail, etc. À mesure qu’elles avançaient, les jeunes arbres cédaient la place à une riche forêt : de gros bouleaux à l’écorce blanche toute dessinée d’yeux noirs, des hêtres au tronc lisse couleur de fumée, des chênes qui voisinaient avec d’innombrables conifères. Le parasol des pins bruissait. De jeunes ormes avaient tout l’hiver conservé leurs feuilles jaunes ; recroquevillées en forme de cornet, elles chantaient dans le silence une musique éolienne.

Un tout petit écureuil effarouché, se précipitait d’un arbre pour courir se cacher dans un trou de neige. Il sortait la tête, avec précaution inspectait les alentours, puis disparaissait de nouveau, parce que les skieuses demeuraient un moment à le guetter.

Elles ne sentaient pas le vent qui passait, mais elles voyaient tomber la neige, quand il secouait les cimes. Les montagnes les entou­raient de toutes parts ; des montagnes amies, bienfaisantes, toute beauté, joie, sourire, nuances sous le soleil de mars.

Puis, elles virent en haut d’une colline, une longue maison, canadienne de ligne, blanche avec un toit et des volets rouges. C’était camp Fortune, ce club dont elles entendaient parler depuis si longtemps. Elles étaient au but.

Mais avant d’aller se faire du thé, sur les gros fourneaux toujours chauds, elles rayonne­raient autour du camp, sur toutes ces immenses côtes baptisées en anglais : The Canyon, Tra­veler’s Hill. Comment Marie se souviendra-t-elle de tous ces noms ?

Ce qui l’empêche de dormir, malgré sa lassi­tude heureuse, c’est de se revoir sur les sommets, dominant les descentes blanches gardées par l’armée des arbres sombres et glorieux ; et c’est de retrouver en elle ses impressions de joie, de fierté et d’enthousiasme tempéré d’un soupçon de peur ; jamais auparavant elle ne s’était lancée jusqu’au bas de collines aussi longues et aussi inconnues. Et elle recommence et recommence en imagination, l’affolante plongée, elle bondit de nouveau dans l’air, retombe sur le sol ouaté, rebondit un peu plus loin, de plus en plus exaltée et joyeuse.

Quand, en bas, la pente s’adoucissait, elle se redressait, contente.

D’autres fois, elle tombait. Et ce sont encore ces descentes plus difficiles qu’en pensée elle essaie de refaire sans chute. Mais elle voudrait tout de même bien s’endormir enfin, elle voudrait se reposer, obscurcir le kaléidoscope de sa mémoire.

Pourtant, tard dans la nuit, les sentes blanches, pailletées d’or sous le ciel bleu, les sentes, un peu plus tard, qui rosissaient sous le soleil couchant, les longs dos des montagnes bleuissantes, les sapins pleins de joie dans la neige, le farouche petit écureuil, tout reparait sans trêve, tourbillonne, sous ses paupières fermées.

Marie voudrait dormir. Mais comment se plaindrait-elle d’une insomnie heureuse et colorée, d’une insomnie éblouissante comme un feu d’artifice ?


Printemps

Le soleil insistant, indiscret, trop matinal traverse les stores les plus épais, vous éveille. Dans la rue, les laitiers entrechoquent des bouteilles. Les grenouilles de l’étang voisin ont cessé de chanter.

Vous entendez plus loin le tramway heurter les rails avec une espèce d’allégresse. Impossible de songer à redormir. D’ailleurs, vous n’en avez plus envie. Tout de suite vous pensez  : mes muguets !

Ces muguets que vous aviez cru tués par l’hiver, et que soudain, après les dernières pluies, vous avez découverts, minces pointes perçant d’abord la terre et qui se déplient et montrent la grappe odorante déjà formée…

Vous descendez. Un vent chaud souffle doucement ; le sol humide, miraculeux, a fait dans la nuit des merveilles. Les lis, les iris ont grandi de façon incroyable ; les passeroses grossissent presque trop ; la bergamote embaume et progresse.

Depuis deux jours, vous pouviez cueillir pour votre table quelques violettes et des pensées. Ce matin, sous la boule de feuillage, cent violettes sourient de vous surprendre autant, bien ouvertes, d’un mauve tendre, petites mais combien belles ! Et de grandes pensées jaunes, violacées, vous regardent de leur beau visage de velours.

Et la pivoine ! Non, ce n’est pas possible ! Il y a une semaine, des pousses roses pointaient à peine ; aujourd’hui, vous pourriez déjà compter les boutons.

Votre inexpérience s’amuse, s’étonne de tout. Jamais vous n’auriez cru, pauvre citadine ignorante, que faire un jardin réservait de pareils délices.

Les cosmos ont levé d’un doigt.

Et les capucines, — qui, d’après l’enveloppe, ne doivent être semées qu’à la mi-mai, et que dans votre empressement vous avez risquées, — les capucines étendent une tige et deux minuscules feuilles bien reconnaissables.

Ô joie. Exaltation même !

Vous mordez le bâton acide d’une rhubarbe. Vous regardez avec contentement autour de vous. Votre jardin n’est pas grand, mais il est juché sur une terrasse et domine les alentours. Dans la rue en bas, un orme splendide, géant, déplie avec soin ses tendres feuilles. Des gazons frais lavés, piqués de tulipes, grimpent la colline boisée ; bientôt vous verrez à peine les maisons des autres. Au clocher de l’église proche la messe sonne. Allez. Vite.

Allez remercier du printemps, du printemps venu tout à coup, chaud comme l’été, un peu déconcertant. Mais tous les matins maintenant, vous descendrez et ferez ce tour de votre jardin ; rien ne grandira à votre insu ; tout vous remplira d’un émerveillement chaque jour renouvelé. Qu’importe un peu trop de chaleur…

Et dans la maison, les vases seront vivants, les vases deviendront des poèmes.

Et vous avez hâte de voir, — comme l’an dernier, — ce bol de cuivre éclatant, si beau, quand il déborde de rieuses, vives, chatoyantes, éclatantes capucines ; du jaune, de l’orangé, du rouge, du soleil, et tout cela doublé, illuminé par une grande glace !


Bonheur gratuit

Il y a toujours des peines latentes, c’est inévitable ; il y a des épreuves tenaces, temporaires ou perpétuelles. Il y a aussi la pensée des misères humaines, des méchancetés humaines, des guerres inhumaines…

Mais il y a tous les matins un grand ciel bleu, au-dessus des arbres d’un vert tout neuf ; il y a de vastes gazons reposants et beaux ; il y a eu des buissons de lilas mauves ou blancs, des masses de chèvrefeuilles roses et odorants ; il y a eu les iris, les pivoines, les tout petits lis jaunes au parfum si doux ; il y a toutes les fenêtres ouvertes, et la légèreté de l’air, et la longueur des jours, avec plus de beauté le soir, plus de beauté à l’aurore.

Sans autre raison, en regardant tout cela, nous devrions être heureux. Il y a les rivières aussi qui reflètent le ciel ; qui le mirent, le promènent dans leurs courants ; il y a beaucoup de jeunes jardins ; des lacs, des montagnes, la mer, … il y a les vastes champs où les futures moissons germent…

Il y a l’air du matin, frais, léger, limpide même en ville. Il y a l’air du soir, un peu plus lourd, un peu chaud souvent, mais si coloré par ce soleil jaune qui se couche dans un beau lit violacé. Il y a tout le jour le triomphe de la lumière sur d’inimaginables teintes ; le triomphe sur le monde, d’ineffables parfums, le triomphe de l’été étendu devant vous, paré de ses plus splendides atours.

Et cela peut combler de joie même les plus pauvres ; ces spectacles sont gratuits ; cet air, n’importe qui peut en savourer la jeunesse ; la voix des oiseaux, tout le monde peut l’écouter ; cet air, ce soleil, ils font pousser partout des fleurs, autant dans les champs que dans les plus riches parterres ; ils en font pousser dans les jardins et en vous-même…

De la moindre promenade, ne rentrez-vous pas ébloui, enthousiasmé ? Heureux malgré les peines latentes, les constantes et incurables peines, heureux de marcher d’un pas allègre ? heureux d’avoir des yeux, de respirer ? heureux comme dans la jeunesse, même si vous avez fini d’en vivre les âges joyeux ? Ne rentrez-vous pas avec un panier de fleurs ?

Mais les autres, hélas, pourquoi ne veulent-ils pas voir comme vous que ces fleurs sont magiques ? Pourquoi ne sentent-ils pas en eux la confiance qui est en votre âme, qui nait en vous parce que le monde est vert et le ciel si grand, si bleu ?

Pourquoi tous ne sont-ils pas convaincus qu’à la fin tout sera merveille, joie, triomphe ? Pourquoi la foi au Ciel sans limites n’est-elle pas à tous facile, devant le monde, quand le monde est ainsi neuf et beau ?

Quand le monde ainsi crie alleluia, alleluia ?


Souhait

Je voudrais habiter la campagne, — une maison aux larges fenêtres à espagnolettes, qu’on ouvre à deux battants, pour recevoir tout le vent du matin, tout l’air de la nuit ; pour voir sous un ciel très bleu, matinal, les ramures des arbres dressées, toutes couvertes de givre, brillantes comme de géants candélabres en cristal.

Je voudrais être très tranquille ; je voudrais, mes soucis endormis ou en allés, n’avoir plus qu’à lire, qu’à écrire.

Ma table de travail serait près d’une fenêtre d’où je verrais une rue blanche, une rue de village calme, dominée, bénite, — et moi avec ! — par un clocher.

Personne ou à peu près ne dérangerait de son ombre mouvante cette rue ensommeillée. Rien ne distrairait l’inspiration. À deux mains, je puiserais dans le trésor amassé en moi par la vie ; trésor toujours vivant, coloré, de paysages, de lieux, de foyers, de figures. Trésor où se sont accumulés tous les temps, tous les vents, tous les sentiments ; toutes les sortes de joies, d’extases, d’enthousiasmes ; toutes les sortes de peines et de désespoirs, dont seule la Foi consolait ; toutes les couleurs de jours : jours brumeux, jours ensoleillés, jours de mer, jours de montagnes, jours noirs où le front se colle aux vitres froides, où la mort semblerait douce ; jours lumineux et d’or, où soudain l’on ne souffre plus de rien, où l’on savoure l’air à grands coups, la beauté du soleil, le ciel bleu, où l’on glisse en skis sur les collines, comme volent les anges avec leurs ailes… Jours intellectuels, où, au soleil du salon ou de sa lampe, on déguste un livre, la main tendue vers un autre livre qui tout à l’heure à son tour charmera. On peut dire le délice des choses de l’esprit, ou ressusciter, ou revivre, ou bien créer à leur image, — tant de personnages, tant de visages passés, connus, aimés…

Maintenant que le monde et la vie m’ont donné tous leurs trésors de bonheurs ou d’épreuves, de soucis et de contentement, de laideurs et de beautés ; maintenant que j’ai vu tant de lâcheté, de turpitude, de duplicité ; tant de légèreté, d’insouciance, d’inconséquence, d’audace mauvaise ; et par ailleurs tant d’amitié, de douceur, de bienveillance, de saine tendresse ; maintenant que j’ai connu le grand souffle de l’amour maternel, qui vous dévore de peur. Ah ! ces petits, qu’ils n’appuient jamais leur front sur les vitres froides, les yeux brûlés de larmes…

Maintenant que je sais tout, il me semble, il faudrait l’écrire ; écrire tout puisque, pour moi, c’est une façon de servir Dieu. Le dégager du chaos des désordres humains. Le montrer. Si nos vies, si toutes les vies se réglaient sur ses lois, le monde ne serait-il pas bien meilleur ?

Ah ! méditer, à la campagne, dans une maison aux larges fenêtres à espagnolettes, qu’on ouvre à deux battants, pour recevoir tout le vent du jour matinal…

Et incliner ensuite son front lavé d’air pur au-dessus de la petite table où vous invite le papier encore blanc…

 FIN
  1. Alcool de contrebande.
  2. Roman de Mary Webb