La Maison dans l’œil du chat (Crès, 1917)/Avertissement à Bel-Gazou

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Georges Crès (p. vii-ix).

AVERTISSEMENT À BEL-GAZOU
ET
AUX AUTRES LECTEURS



Bel-Gazou, ma petite fille qui es née douze mois, juste, avant la guerre, tu ne sais pas encore lire. Je te garde ce livre, le premier sans doute que tu liras. Il est écrit par une enfant et tu n’y trouveras rien de la frivolité des grandes personnes.

Les grandes personnes, ô Bel-Gazou, attendent toujours qu’il soit trop tard pour écrire un livre d’enfant. Lorsqu’elles se mettent à l’œuvre, elles ont oublié que l’enfance est grave, souvent, méprise la farce et prend en pitié le conte extravagant. Tu composeras sans doute, vers dix ans, un livre qui me fera rire et songer ; — mais moi je n’ose pas inventer une histoire pour toi. C’est trop difficile.

Laisse cette page, tourne-la : tu vas trouver l’image et le mot qui manquent à ton rêve. Celle qui converse puérilement dans ce livre avec le Chat et la Grenouille, n’hésite pas à chanter les Étoiles, ni à suivre les pas de la Nuit, de la Fumée, du Rayon, et se penche familièrement sur l’Éternite. Elle adjure le Bateau de la conduire vers « les forêts indomptables » qui ont des constellations dans leurs branches. En même temps que l’œuf tiède, la fraise, la poupée, elle exige « l’horizon tout entier », et les villes d’or que le feu dresse et consume dans l’âtre, elle nomme le navire son frère et le monde un « jeu immense et prenant », elle se sait « riche comme la vie » ! Tu vois bien, tu vois bien que c’est une vraie enfant, celle qui écrivit ce livre. Un cœur d’enfant seul se sent assez grand pour posséder l’univers.

Tu aimeras ce livre, Bel-Gazou. Tu l’aimeras peut être assez pour qu’il soit le premier secret, le premier livre que je trouverai caché sous ton oreiller.

Je te demanderai pourquoi il est là, et je t’approuve à l’avance de me répondre, avec cet air distant dont tu décourages déjà les indiscrets : — Ah… je ne sais pas… je ne sais pas…


Colette.