La Maison dans l’œil du chat (Crès, 1917)/La Maison dans l’œil du chat

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Georges Crès (p. 65-74).




X

LA MAISON DANS L’ŒIL DU CHAT


LA MAISON DANS L’ŒIL DU CHAT



La maison était seule au bord du Vide qui avait enveloppé son petit jardin.

La maison était seule au bord du Vide, comme toutes les maisons, auxquelles personne ne pense et que personne ne voit.

Le Vide montait jusqu’au ciel, qui n’était plus le ciel mais l’éternité ! Et si l’on s’était retourné assez vite, on aurait peut-être vu du seuil de la maison : la vie tout entière précédée du passé et suivie de l’avenir.

Dans la maison, la vie banale et particulière suivait son cours.

Une famille (comme toutes les familles) faisait ses préparatifs pour aller passer l’été dans une campagne qu’elle désirait infinie et tranquille.

Le père préoccupé consultait l’horaire.

La mère remettait du linge dans une malle déjà pleine.

Le fils fermait les volets.

Et la fille descendait de sa chambre, avec un sac de cuir jaune, qu’elle allait poser dehors sur les autres colis.

Elle ouvrit la porte de la maison et le petit jardin bien fidèle revint du fond de l’éternité et l’éternité bien fidèle refléta l’image exacte de sa pensée, dans le petit jardin qu’elle aimait.

La jeune fille s’arrêta alors au bord de la maison et des fleurs poussèrent tout de suite sur les plates-bandes : des capucines et quelques tulipes pâles.

Une petite pluie très fine tombait sur la pelouse. Et des souvenirs ! Et des souvenirs ! montaient dans l’âme de la jeune fille. « C’était là, cette année, qu’elle avait vu le printemps venir. Le printemps un peu fou, qui avait couvert l’herbe de pâquerettes, la terre d’iris, le mur d’églantines et de ce jasmin qui restait encore. C’était là qu’elle avait lu, par des journées d’or pâle : Shakespeare, qu’elle aimait tant : Balzac et son premier Zola. C’était là qu’elle avait vu tous ces crépuscules, comme de grandes ailes d’anges, ourlées d’ombres bleues, venir frôler la terre avant d’aller au ciel. Et c’était fini tout ça !

Pourquoi ? Parce que l’été était venu, un vilain été pluvieux qui avait noyé toutes les petites fleurs du printemps… Toutes les petites fleurs ! Puis, elle songea que la campagne l’attendait, une campagne si douce ! où IL était depuis un mois déjà. Alors, elle fut heureuse ! Le jardin lui sembla rempli de soleil ! Elle sortit dans la rue… et le Vide se reforma derrière elle.

Le fils, quand il eut fermé tous les volets, sortit brusquement de la maison, regarda le jardin, insignifiant pour lui, dans son gris-vert monotone, puis ses yeux allant bien plus loin, il vit la mer, la plage, le tennis dont il avait déchiré et réparé, à ses frais, le filet l’année dernière. Puis il revint au jardin, fixa un moment le trapèze, où il avait failli se tuer et saisissant une valise, il courut dans la rue. La porte resta entr’ouverte, et un passant vit le jardin, qui lui sembla « grand pour Paris » et la maison qu’il trouva « laide ». Ce fut tout. — Le Vide.

Le père et la mère sortirent ensemble.

Le père ferma la porte de la maison. La mère pensa qu’elle n’avait toujours pas retrouvé ses ciseaux dans la pelouse. Elle vit la pelouse.

« Si le chat revient, il abîmera les dernières tulipes. »

Elle vit les tulipes. Elle passa.

Le père dit : « J’aime mieux que la pluie se soit calmée, ça abîme les bicyclettes. » Il mit les clefs dans sa poche, ne vit pas le jardin, ferma la porte de la rue.

Et le jardin resta là, un moment encore. Puis l’éternité revint dans l’ombre infinie de la solitude ; il n’y eut plus qu’un ciel, de bas en haut, dont les contours étaient l’infini.


Au-dessus de la terre, un ciel clair, semé d’étoiles. La terre est très lumineuse. À l’endroit où la famille a laissé la maison, il n’y a RIEN. Des âmes, peut-être ? et des souvenirs… Mais si, pourtant, le Vide s’écarte, le ciel apparaît admirable, d’une pureté divine. Puis la maison haute ! haute ! comme une cathédrale. Puis le jardin ; avec une pelouse comme un champ, et les allées, comme des routes de campagne.

Qu’y a-t-il ? Il n’y a rien. Mais si, par terre, un peu au-dessus du sol, deux étoiles sont suspendues : les yeux du chat qui regardent la maison. Le chat est là et pour lui, tout revit. Le chat se promène : c’est calme. Il va doucement, près d’un soupirail : il entre, les étoiles illuminent la cave, qui est toute blanche comme le couloir d’une abbaye. Le chat ronronne en marchant. Il est tranquille, rien n’est changé chez lui. Il ressaute sur la route de campagne et va se promener dans le champ. Le chat passe en revue : toute la nuit. Aux fenêtres des maisons, des vitraux scintillent. Le chat se couche sur une marche de la maison. Devant lui le Vide revient. Ses yeux deviennent très grands, il voit dans le néant !