La Maison dans l’œil du chat (Crès, 1917)/Sur le lac

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Georges Crès (p. 49-53).


SUR LE LAC



File dans l’eau bleue « mon navire ».
Coupe le lac en deux « mon navire ».
Légères aux mains sont les rames fines !
Le bois mouillé sent bon le plein air.
Et je suis mon seul Capitaine ! mon Second !
Mes mousses ! le mât de misaine,
tout à la fois : ô liberté !
Fendons l’onde.
Mettons-y bien d’aplomb

les deux ailes de notre coque
comme deux ailes d’oiseaux dans l’espace !
comme deux ailes de mouette sur le lac !
L’horizon tout entier ô « mon navire »
nous appartient.
Chaque brassée de tes rames vigoureuses
qui nagent… presque aussi bien que moi,
nous y porte en conquérant !
Le monde n’est pas un fantôme effroyable
ni un revenant !
Mais un jeu immense et prenant
qui s’offre !
Don inestimable…
et nous y allons tous les deux,
Toi, me portant plus docile qu’un cheval
moi ! te conduisant et t’insufflant
par le bois des rames
mon âme pleine de curiosité et d’amour.
Et nous allons ! entreprenant dès aujourd’hui
le grand voyage…

celui que les infirmes appellent
la lutte pour la Vie !
Mais nous sommes solides,
construits avec les durs et noirs sapins des montagnes,
la résine pleine et odorante
coule dans nos veines
et nous sommes le produit de la terre et du ciel.

Ce n’est pas pour rien que les vents les plus âpres
— sur les sommets où nous fûmes plantés —
ployèrent et harcelèrent nos branches basses
et nos branches élevées !
Ce n’est pas pour rien que le soleil de midi
fit bouillir notre résine
et craquer notre écorce.
Ce n’est pas pour rien que les constellations
se mêlèrent à notre branchage,
posant dans l’ombre des aiguilles,
le scintillement des étoiles
qui sont, elles aussi, des mondes !

Ce n’est pas pour rien que les loups hurlèrent
les nuits de neige et d’hiver
et frôlèrent nos troncs
avec leurs poils rudes de bêtes affamées.
Ce n’est pas pour rien que le bûcheron nous prit ;
ce n’est pas pour rien qu’après de longs stages
dans les usines grinçantes
avec des ouvriers,
nous en sortîmes enfin !
façonnés et polis
pour lutter avec l’onde
riche comme la Vie.

Ô « mon navire » ! mon frère,
toi qui as sur moi la supériorité
de ta vie placide d’arbre !
conduis-moi vers l’horizon,
où sont d’autres forêts indomptables,
avec aussi des constellations
dans les branchages,

la nuit.
Conduis-moi !
Je suis ton Capitaine
neuf et émerveillé.
Je suis le mât de misaine
et le phare allumé.
Allons ! file dans l’eau bleue
« mon navire ».
Coupe l’onde en deux.