La Maison dans la dune/03

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Albin Michel, Éditeur (p. 33-48).
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III


Après avoir déposé Tom dans l’épicerie d’Adinkerque, Sylvain, en goût de flânerie, résolut de pousser, tout en se promenant, jusqu’aux environs de Furnes, puisqu’il n’avait rien d’autre à faire cet après-midi.

Par les champs, il arriva jusqu’à proximité de Furnes, la vieille ville flamande au beffroi dentelé, portant très haut, dans le ciel d’un bleu pâle, le bulbe de son clocheton d’ardoises.

Sylvain n’alla pas plus loin. Il entra dans une petite boutique, au milieu d’un hameau, | pour acheter du pain et du jambon. Et, tout en goûtant, il revint par le canal de Furnes à Dunkerque, il longea le cours d’eau lente et calme en achevant son pain de bon appétit. En retournant vers Dunkerque, la route est à gauche du canal. Mais Sylvain n’aimait pas y marcher. Les autos vous forcent trop souvent à vous garer. Et ce long ruban monotone, déroulant à l’infini sa perspective de macadam goudronné, et qui sentait le bitume, lui déplaisait. Il aimait mieux suivre le côté droit du canal, où, dans l’herbe, se dessinait à peine une sente capricieuse et douce aux pieds. Et il marchait là, bien tranquille, respirant avec bonheur l’air frais, dans la détente agréable de cet après-midi d’oisiveté, quand il découvrit le vieux cabaret.

Il est ainsi des coins dont, on ne sait pourquoi l’aspect vous charme, vous prend sans résistance, vous fait soudainement reconnaître et aimer la beauté. Souvenirs inconscients, rappelés obscurément dans les profondeurs de la mémoire ? Rappel de vieilles images ? Réalisation d’un idéal lentement formé au fond de l’être ?

Sylvain ne savait pas où il avait déjà vu ce coin, pourquoi il le reconnaissait, l’aimait, en retrouvait avec plaisir les détails. Mais indiscutablement, tout cela lui était familier. Il en avait dû rêver déjà. C’était dans ce décor que se passaient les histoires que jadis on & racontait à son enfance. Tout était comme il fallait que ce fût.

Et, sans étonnement, Sylvain quitta sa route, descendit le chemin herbeux qui menait à l’auberge, et s’assit sur une chaise rustique, devant une vieille table de chêne dont le bois raclé au verre se creusait et se vallonnait par place. Et il attendit l’aubergiste, il laissa errer son regard autour de lui, sur ces choses inconnues et cependant familières. Il lui semblait être soudain entré dans le cadre d’une de ces gravures anglaises, où l’on voit une grand’route, un coche arrêté, avee deux chevaux blancs qui fument, un gros postillon jovial qui vide un verre de gin et, sur l’herbe, dansant au son d’un crin-crin de rencontre, deux ou trois couples de jeunes seigneurs et de jolies dames.

Le coche n’était pas là. Lui seul, avec les personnages, manquaient dans le décor.

Sylvain attendit cinq minutes. L’aubergiste n’arrivait pas. Et Sylvain n’appelait pas, jouissait de cette quiétude.

L’auberge était bâtie au bord du canal, le long d’un large pavé abandonné, comme une sorte de grand’route qui s’arrêtait brusquement, à pic, au-dessus de l’eau. À mieux regarder, Sylvain comprit que c’était là un ancien grand chemin, qui jadis traversait le canal sur un pont maintenant détruit. Le nouveau pont s’apercevait d’ailleurs à trois cents mètres de là.

De grands arbres bordaient cette voie morte, encadraient l’auberge et tout ce petit coin dans un décor d’épaisses frondaisons. Cela faisait comme un îlot touffu de verdure, au milieu de la nudité monotone du pays environnant. Et Sylvain, habitué à la stérilité de sa lande sablonneuse, aux arbres étiques et rabougris que le vent de mer secouait et tourmentait autour de sa demeure, subissait inconsciemment l’attrait de cette végétation puissante, de cette force paisible et noble qui semble émaner d’un bel arbre.

L’auberge, étouffée sous cette luxuriance, paraissait toute petite. C’était une vieille maison, bâtie en briques de sable, que les ans avait patinées d’une grisaille de pierre. Elle était très basse, comme enfoncée dans le sol. Et un immense toit de tuiles rouges pesait sur elle, descendait sur ses fenêtres, où de frais petits rideaux bleus et blancs mettaient quelque chose de pimpant et de gai, comme la charmante et discrète coquetterie d’une aïeule. Sur les appuis des fenêtres, il y avait aussi des caisses, peintes en gros vert. Là poussaient des fushias et des asparagus, assouplis autour de bâtis légers en bois blanc. La porte ouverte de la vieille demeure accueillante semblait une invitation à entrer dans la fraîcheur de la pénombre qui emplissait l’intérieur.

Dans les joints des pavés de l’ancienne grand’route, l’herbe avait poussé. Entre les branches des arbres, le soleil filtrait, projetait sur le sol des ronds de lumière blonde. Et cela faisait dans l’air d’innombrables faisceaux de rayons, une brume, un poudroiement lumineux qui prêtait à ce coin une atmosphère féerique. Très bas, au pied du talus à pic, qui terminait le pavé, l’eau murmurait, avec des clapotis, de lents frissons dans les joncs.

Dans la maison, il y eut un bruit de pas. Quelqu’un parut sur le seuil. Avant que Sylvain se fût retourné pour demander une consommation, il entendit pousser une exclamation de surprise. Et il vit une toute jeune fille qui le regardait avec étonnement.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ? demanda-t-elle.

— Assez longtemps, oui.

— Et vous n’avez pas appelé ?

— Mais non, j’étais très tranquille, vous voyez.

Il rit, content, sans trop savoir pourquoi, de se sentir là, plein d’une vague et douce quiétude.

La jeune fille le regardait. Et elle rit aussi.

— Ça vous paraît donc toute une affaire que je sois ici, continua Sylvain. On dirait que vous n’en revenez pas.

— C’est qu’il n’est pas dimanche, dit l’autre.

— Et vous n’avez de clients que le dimanche ?

— Oui. Des gens qui viennent pêcher, ou qui veulent se reposer.

— Vous ne ferez pas vite fortune, je pense, si vous chômez toute la semaine.

De nouveau elle eut un beau rire, jeune, frais, — un rire de petite fille, pensait Sylvain émerveillé. Et elle répondit naïvement :

— Oh, non. Mais il y a beau temps que nous ne comptons plus faire fortune, non plus. Depuis qu’ils ont supprimé l’ancien pont, vous comprenez…

— Alors, vous êtes ainsi tranquilles toute la semaine ?

— À peu près. On ne m’aurait pas laissée toute seule, vous pensez bien, si on avait cru qu’il viendrait du monde.

— Vous êtes toute seule ?

— Oui. Mon oncle et ma tante sont partis pour Furnes.

— Ce ne sont pas vos parents qui demeurent ici ?

— Non. Ils sont morts.

Une ombre de tristesse passa sur ses traits, sans les endeuiller longtemps. On sentait en elle un débordement de jeunesse, une allégresse de vivre, un candide émerveillement devant les choses, qui l’empêchait de rester triste longtemps.

— Alors, reprit-elle d’un air embarrassé, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Vous ne pourriez pas me faire donner quelque chose à boire ?

Sylvain n’osait pas, sans qu’il sût pourquoi, envisager qu’elle-même pût le servir. La jeune fille, d’ailleurs, parut consternée à cette demande.

— Je ne l’ai jamais fait, avoua-t-elle. Je n’ai jamais servi les che) je ne connais pas les verres, ni les prix. Il n’y a pas longtemps que je suis ici.

Il y eut un silence.

— Écoutez, reprit-elle enfin, le mieux, ça serait que vous partiez…

C’était si drôle que Sylvain dut rire.

— Mais j’ai soif, protesta-t-il. On ne met pas ainsi les clients à la porte.

La jeune fille était de plus en plus perplexe.

— C’est vrai ? insista-t-elle. Vous avez vraiment soif ?

— Ça oui ! Soit dit sans vous froisser, vous me semblez faire une étrange commerçante.

Elle rit aussi, de nouveau.

— Alors, qu’est-ce que nous allons faire ? reprit-elle.

— Hé bien, vous avez tout de même de quoi boire, chez vous, quand ça ne serait que pour le dimanche ?

— Oui. Il y a de la bière, du vin, du sirop de groseilles.

— Bon. Je vais me servir moi-même.

— C’est vrai. C’est le plus simple. Venez au comptoir. Vous choisirez.

Sylvain se leva, entra dans l’auberge. Il n’en avait jamais rencontré de pareille. C’était une vaste pièce, basse, sombre, éclairée par de petites fenêtres. Le plafond bruni, le dallage de pierres bleues, les murailles enfumées, créaient là une atmosphère spéciale, une sorte de clair-obscur agréable et frais, que traversaient d’un rayonnement brutal les deux jets de lumière vive qui tombaient des fenêtres. Les yeux s’y accoutumaient vite. Et Sylvain vit que c’était là, bien plus qu’une salle d’auberge, une sorte de grande cuisine, une pièce où toute la maisonnée devait vivre habituellement. Contre le mur du fond, il y avait une large cheminée, telle qu’on en voit encore quelquefois dans les vieilles fermes des Flandres. Très haute, elle montait en se rétrécissant jusqu’au plafond. À mi-hauteur, un manteau la coupait transversalement. Et toute une série de casseroles, des marmites, une lampe de cuivre, une statuette de la vierge, étaient disposées sur cette planche. L’immense ouverture de cette cheminée avait été murée. On n’y avait laissé qu’un trou, par où passait la buse d’un petit poêle flamand à pot rond, orné de barres nickelées, et soigneusement passé à la mine de plomb. Il y avait de chaque côté de ce poêle un fauteuil de tapisserie dont l’affaissement indiquait un service quotidien. Sur celui de droite dormait un petit chien roulé en boule. Au milieu de la salle, sous une suspension à grand abat-jour de papier peint, était une table carrelée de faïence blanche. Contre le mur, un buffet à vitraux colorés, sur le haut duquel s’alignaient des boîtes à épices. En face, contre l’autre mur, une vieille horloge arrêtée, son balancier de cuivre immobile dans sa longue gaine de bois brun, et son cadran d’émail blanc dépourvu d’aiguilles. Dans le coin de la fenêtre de gauche un petit comptoir, avec une étagère où l’on voyait quelques bouteilles et des verres propres, le fond en l’air. C’était la seule chose qui rappelât qu’on était dans un cabaret.

Sylvain n’eut pas le temps d’en voir davantage. Le petit chien roux s’était réveillé, et se précipitait sur lui en aboyant furieusement.

— Jim, Jim, veux-tu ! cria la jeune fille. Et elle courut autour de Jim, elle essaya vainement de l’atiraper.

— C’est qu’il est méchant, disait-elle, effrayée. Il va vous mordre.

— Laissez-moi faire, dit Sylvain. J’ai l’habitude.

Il ne bougeait pas, se laissait flairer par le petit animal, qui, le poil hérissé, s’approchait de lui avec méfiance, dérouté par cette immobilité. Sylvain, lentement, porta la main à sa poche, en tira un morceau de sucre, l’éleva jusqu’à sa bouche, fit semblant de le mâcher longuement. Jim leva la tête, pointa les oreilles d’un air intéressé. Le poil de son dos se rabaissait lentement. Sylvain cassa le sucre en deux, en offrit la moitié à la petite bête. Jim l’accepta, la croqua avec satisfaction, agita la queue. Alors Sylvain lui donna le reste du sucre. Et Jim parut avoir fait la paix, et vouloir accepter l’intrus !

— C’est extraordinaire, dit la jeune fille. Il est si méchant. Vous n’avez pas peur des chiens, je vois.

— Non, dit Sylvain, amusé, je m’entends un peu à les dresser, au contraire.

— Avec Jim, personne n’a jamais su rien faire. Il est trop méchant.

— Si j’en avais le temps, je lui apprendrais bien quelques petits tours, tout de même.

— Sans lui faire de mal ?

— Au contraire, avec beaucoup de sucre.

— C’est dommage que vous ne veniez pas souvent par ici, vous lui apprendriez à donner la patte et à faire le beau. J’ai une amie, son chien sait faire tout cela… C’est gentil…

— À l’occasion, quand je repasserai par ici, j’essaierai.

Sylvain alla au comptoir, se servit un verre de vin blanc, l’emporta au dehors, et le posa sur la vieille table, à l’ombre. La jeune fille l’y suivit, s’appuya au mur de la vieille maison, et regarda le jeune homme avec une curiosité si naïve qu’elle n’en était pas blessante. On la sentait intéressée par cet homme qui arrivait à l’improviste, qui se servait lui-même, qui domptait la fureur de Jim et parlait de lui enseigner des tours.

— Alors, vous n’êtes pas venu pour pêcher ? redemanda-t-elle.

— Mais non, pour me promener, simplement. Je me repose un peu, voyez-vous.

— Vous ne travaillez pas ?

— Ah si, quelquefois, tout de même.

— Vous n’êtes pas cabaretier ?

— Moi ? Pourquoi ça ? Parce que j’ai su déboucher une bouteille et me servir un verre ? Non. Je fais de… l’exportation. Et vous, vous ne faites rien, ici ?

— Non, pas grand’chose. J’aide ma tante à tenir son ménage, je me promène, j’arrange le jardin. Il n’y a que cinq mois que je suis ici. Avant, j’étais à Nieuport, avec ma mère. Mais elle est morte, et mon oncle m’a prise avec lui.

Sylvain la regardait tandis qu’elle parlait. Elle était toute jeune, pouvait avoir quinze ou seize ans, tout au plus. On le devinait au dessin enfantin de ses lèvres, qui riaient très vite, pour la moindre chose, à la hardiesse encore candide de son regard bleu, qui vous fixait profondément, sans insolence, avec une sorte de naïf étonnement. Elle avait des cheveux d’un or roux, qu’on sentait destinés à brunir, à se transformer en un châtain ardent, mais qui, pour l’instant, gardaient encore de chauds reflets cuivrés. Elle les tirait de chaque côté de son visage, les empêchait impitoyablement de se boucler, de s’envoler en mèches folles, les nouait en une grosse pelote, très bas dans le cou. On devinait là les conseils sévères d’une maman rigide. Mais cela ne l’enlaidissait pas, dégageait au contraire son front pâle et droit, lui donnait quelque chose de franc et de pur. L’âge, plus tard, accentuerait sans doute le dessein de ses narines, mais pour l’instant, elles avaient encore cette petitesse, cette mobilité de l’enfance.

Sylvain, devant elle, se sentait gauche. Il ne savait de quoi parler. Tous ses mots, tout son vocabulaire à lui, lui paraïssaient avoir quelque chose de brutal, de grossier, qui devait choquer cette enfant. Lui qui disait avoir l’expérience des femmes, qui n’en rencontrait pas une sans penser tout de suite à l’amour, et sans tâcher de lui plaire, quelquefois même inconsciemment, il se sentait ici désarmé, désemparé. La simplicité, la candeur de cette fillette le déroutaient. Chez les autres femmes, d’ordinaire, il sentait des pensées qui correspondaient aux siennes, intérêt, curiosité, sympathie ou hostilité amoureuse. Ici, rien de tout cela. Et cette fraîcheur, cette jeunesse, l’émouvaient. Il n’osait pas soutenir longtemps son regard. Il lui semblait injurieux de la dévisager, de lui laisser voir les pensées qu’elle lui inspirait. Il regardait son corsage, à peine dessiné encore, comme la poitrine d’une adolescente. Elle portait une petite robe d’indienne, dont le décolleté croisé dégageait seulement la naissance de la gorge, et remplissait Sylvain d’un trouble chaste, où rien d’impur ne se mêlait. Elle symbolisait pour lui la jeunesse. Éprouver en la voyant une pensée malsaine lui eût semblé honteux. En imagination, il la comparait à quelque chose de pur, d’immaculé, comme une neige blanche où il aurait hésité à imprimer la souillure de son pas.

— Et votre oncle, et votre tante, il y a longtemps qu’ils habitent ici, bien sûr, reprit-il.

— Depuis toujours. Ils sont vieux tous les deux, presque aussi vieux que la maison, je pense. Ils se disputent du matin au soir, et ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. C’est drôle, dites ?

De nouveau, elle eut son beau rire jeune, que Sylvain eût aimé entendre longtemps.

— Ils ne doivent pas faire beaucoup d’affaires, dans ce coin, dit-il pour parler, pour la faire répondre, et voir encore, sur son frais visage, le reflet changeant et charmant des émotions intérieures.

— Oh non. Il y a très longtemps, la route passait par ici, à ce qu’il paraît, du moins. Mais on a démoli le pont pendant la guerre, et on l’a rebâti plus loin. Moi, je ne le regrette pas. On est plus tranquille. Et mon oncle dit comme moi. Il n’y a que ma tante qui s’ennuie quelquefois, parce qu’elle aime bien parler, je dois dire…

— Vous ne lui ressemblez pas un peu, de ce côté-là ?

— Vous l’avez deviné ? Oui, c’est vrai, je suis une grande bavarde, mon oncle le dit toujours. Et vous, vous n’aimez pas parler ?

— Avec vous, j’aime beaucoup…

Et tout de suite, il se repentit d’avoir lâché cette galanterie fade, qui allait effaroucher, froisser peut-être la jeune fille.

Mais il fut rassuré. Elle n’avait pas deviné l’intention, et elle continuait :

— Alors, vous allez bien vous entendre avec ma tante. Mon oncle, lui, ne parle jamais. Les hommes, en général, sont comme ça. C’est drôle. Vous partez ?

Sylvain tirait sa montre.

— Oui. Il est temps. J’ai une longue route à faire.

— Vous allez loin ?

— En France. Près de Dunkerque.

— Vous ne venez pas souvent par ici, alors ?

— Je viens très souvent, au contraire.

— Alors, si une fois vous repassiez par notre maison, vous pourriez peut-être venir apprendre quelque chose à Jim ?

— C’est entendu. Je n’oubierai pas. Au revoir !

Sylvain reprit son chapeau, fit encore une caresse à Jim, définitivement conquis, et, lentement, il quitta le frais asile, il retrouva son chemin et prit à nouveau la direction de la France.

Il n’avait pas fait cinq cents mètres qu’il se souvint brusquement : il avait oublié de payer.

— Je reviendrai, pensa-t-il.

Et il continua sa route vers Dunkerque.