La Maison dans la dune/18

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Albin Michel, Éditeur (p. 219-229).
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XVIII


Lourges sut garder pour lui son humiliation. Il était de ceux que l’attente ne rebute jamais, et qui savent avec patience espérer une occasion. Il savait que le temps travaillait pour lui. Par la femme, il finirait par avoir l’homme. Dix fois il avait joué ce jeu-là. Il ne se souvenait pas qu’il eût échoué.

Quand il revit Germaine, après la perquisition avortée, il ne lui fit que des reproches aussi modérés que sa colère le lui permit. Car au fond, il avait du mal à digérer cet insuccès. Il s’était fié aux paroles de Germaine. Il avait mis en branle tout l’appareil compliqué que nécessite une perquisition à domicile. Il avait affirmé à ses chefs, avec une assurance absolue, qu’on ferait une belle prise. Et voilà que toute l’affaire ratait. Il avait ainsi perdu un peu de la confiance aveugle que ses chefs avaient en lui. Il avait subi devant Sylvain un nouvel échec, une humiliation à laquelle il ne pouvait penser sans une rage sourde. Et sa haine contre son rival avait encore grandi, ainsi cinglée par la moquerie non dissimulée de Sylvain.

Mais Lourges avait maintenant un atout puissant dans son jeu : Germaine.

De jour en jour, la femme s’attachait davantage à son amant. Elle en était envoûtée. Chaque jeudi, dans la chambre qu’ils louaient pour la soirée à madame Jeanne, ils avaient des rendez-vous dont elle sortait lasse, la chair épuisée de plaisir, mais non rassasiée, affamée davantage au contraire. C’était une débauche de luxure, une conquête mutuelle par les sens. Et Germaine ne vivait plus maintenant que dans l’attente ardente de ces après-midi du jeudi.

Elle était prise tout entière par Lourges. Elle reportait sur lui la passion qu’elle avait jadis éprouvée pour son mari. Sylvain, par contre, lui répugnait, maintenant. Elle le prenait en grippe, en dégoût. Elle finissait par le haïr. Elle lui en voulait de ce qu’il la faisait travailler, de ce qu’il la négligeait, a présent. Elle sentait bien que leur réconciliation n’était qu’apparente, que Sylvain restait avec elle par lassitude, parce qu’il était maintenant comme un corps sans âme, aussi bien ici que là. Mais derrière cette façade, un fossé les séparait. Il ne s’intéressait plus à elle. Elle lui était suprêmement indifférente, comme tout le reste. Et cela, elle le sentait. Elle en rageait. Elle se donnait à Lourges avec une frénésie où il entrait autant de haine pour Sylvain que d’amour pour le douanier. Et elle en venait à pousser Lourges, à l’exciter contre son mari, à le provoquer et le blesser, pour accroître la vindicte dont elle le sentait tout plein, sans qu’il voulût l’avouer. Elle aurait pu trahir encore Sylvain qu’elle l’aurait fait tout de suite. L’amour qu’elle avait eu pour lui se changeait en une rage d’aversion et de vengeance.

Un jeudi après-midi, enfin, elle arriva au rendez-vous tout illuminée, si radieuse que Lourges devina immédiatement du nouveau. Elle le pressa de monter en haut, dans la chambre qui leur était toujours retenue pour ce jour-là. Et là, sans prendre le temps de se dévêtir, tout de suite, elle entraîna Lourges sur le lit, s’assit auprès de lui. Elle rayonnait.

— Ça y est, cette fois, mon loup, s’exclama-t-elle. On le tient. Tu vas l’avoir.

— Sylvain ? comprit Lourges, immédiatement.

— Oui.

— Tu sais du nouveau ?

— Beaucoup. Et des choses intéressantes. Tu vas pouvoir faire un beau coup, grâce à ta petite femme chérie. Si tu savais comme je suis contente !

Lourges la calma. Il ne pensait plus à l’amour. Plus fort que tout, le métier le reprenait, et sa haine pour Sylvain.

— Voyons, dit-il, explique-toi bien vite. Je ne comprends pas.

— Écoute : demain soir, Sylvain passe la frontière.

— Où ?

— À Ghyvelde. Entre le canal et la ligne du chemin de fer.

— Il te l’a dit ?

— Oui. Le maître fraudeur est venu chez nous pour s’arranger avec lui. Et je les ai entendus.

— Il sera tout seul ?

— Oh, non. Ils seront six.

— Six !

— Qui. Ils passent avec une camionnette.

Lourges siffla.

— Coup dur, alors. Pourquoi Sylvain risque-t-il ça ? Je le croyais plus malin.

— Mais ils ont un douanier avec eux.

Lourges se releva d’un bond. Il était bien loin de penser à l’amour, maintenant.

— T’es sûre ?

— Tout à fait sûre. Ils passeront à l’heure où ce douanier prend la garde.

— Et pourquoi, alors, se mettent-ils à six ?

— Parce qu’ils passeront par les champs. Il paraît qu’il faudra pousser l’auto par-dessus des fossés. Ils ont mille francs chacun, pour ce coup-là.

— Ça les vaut. Mais tu es sûre, cette fois-ci ? Faudrait plus me refaire le coup de la fois passée, hein ?

— Absolument sûre. J’ai tout entendu.

— Cré nom… s’exclama Lourges. Cette fois-ci, je le tiens.

Il fit, de long en large, quelques pas dans la chambre. Son exaltation l’empêchait de tenir en place.

— Alors, reprit-il en se retournant vers Germaine, il faudrait bien une dizaine d’hommes ?

— Je pense.

— Oui. Et tu dis qu’ils passent dans les champs ? Bon. On fera une embuscade. Qui est-ce le douanier qui les laissera passer ?

— Un appelé Leret, Laret…

— Lorret ! Ah, le bougre ! Ça ne m’étonne pas, il a une maîtresse… Je vais l’avoir. Je vais le faire poster à une belle place, je la vois d’ici. Ils sont forcés de tomber dans le panneau !

Et dans sa joie, il revint à Germaine, il la serra dans ses bras, pris d’une soudaine exubérance, d’un besoin de se dépenser. Germaine, heureuse, se serrait contre lui :

— Hein, ce qu’on sera heureux, à nous deux, après, dit-elle.

— Ça, oui. Plus rien, plus personne pour nous embêter ! Je voudrais déjà que l’affaire soit en route.

— Et moi, qu’elle soit finie ! Pouvoir rester avec toi toute une nuit ! À propos, je ne suis plus si pressée, ce soir. J’ai le temps, aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— Sylvain est parti.

— Frauder ?

— Non, chercher Tom.

— Tom ?

— Oui, son chien. Il l’a envoyé au tabac, hier, et on ne l’a plus revu.

— Ah, il fait ça aussi, ton homme ?

— Oui. Depuis qu’on a disputé, il a recommencé. Il se fait de la bile parce que c’était le chien de César. Il l’aimait bien.

— Tout ça finira, dit Lourges. Allez, houp, maintenant, au pieu. On n’est pas venu ici pour parler de la douane !

Sylvain, en effet, était parti aussitôt après le dîner, pour aller à la recherche de Tom.

Il l’avait monté en Belgique la veille, et comptait le voir rentrer vers minuit, comme d’habitude. Mais le chien n’était pas rentré.

Sylvain était très inquiet. Jamais Tom n’avait eu plus d’une heure de retard. Un chien dressé rentre toujours directement chez le maître, aussitôt lâché. Et Tom était de longue date accoutumé à ce travail. Il y avait beaucoup à parier que sa carrière était finie.

Jamais un fraudeur ne s’en va rechercher son chien. Il serait trop facile pour le douanier de l’attendre et de le pincer. Un chien qui ne revient pas, on en fait son deuil. On en dresse tout de suite un autre et on n’en parle plus. Mais pour Sylvain, Tom n’était pas un chien comme les autres. Il y avait trop longtemps qu’ils travaillaient ensemble. Et puis, c’était l’héritage et le souvenir de César.

Sylvain était donc parti à vélo pour la Belgique.

Il se rendit d’abord dans l’épicerie où, la veille, il avait amené le chien. Le patron lui expliqua qu’il avait laché l’animal vers dix heures du soir, comme d’habitude. Il lui montra la route par où était partie la bête, tués gaillarde sous son fardeau.

Sylvain n’avait pas de raison de suspecter l’homme. Depuis toujours, ils travaillaient ensemble. Et puis, Tom était connu pour son humeur. Ce n’était pas un chien qu’un nouveau maître pourrait aisément domestiquer. Le marchand n’avait pu penser à le cacher pour le revendre.

Sylvain se fit donc clairement expliquer le chemin qu’avait pris Tom. Et il reprit son vélo, s’en alla dans cette direction.

Il quitta le hameau, s’enfonça dans la campagne, suivit d’étroits sentiers limitant les champs. D’instinct, il se dirigeait vers la frontière, sans un repère. Il tâchait seulement de deviner la route qu’avait dû préférer Tom. Et il revenait souvent sur ses pas, pour ne pas négliger un coin de route par où le chien avait peut-être passé.

Il franchit la frontière sans s’en apercevoir, dans cette plaine plate et nue, aussi vide que la voûte immense du ciel qui la couvrait. C’étaient ce qu’on appelle ici les « moers », terre conquise lentement par les hommes sur la mer, et qui garde dans sa nudité désertique, dans la monotonie de ses horizons rasés, dans ses étendue uniformes où le vent se rue librement, quelque chose encore de la grandeur et de la mélancolie de son passé marin. Des champs de seigle et d’avoine, des pâturages divisent cette plaine. Et l’eau, l’ennemie qu’il faut sans cesse contenir, sourd de partout, imprègne la terre, se laisse deviner, immédiate, sous le sol sablonneux et pauvre. Des ruisselets innombrables bornent chaque enclos, reçoivent l’eau des rigoles et des drains, s’étalent encore ça et là en mares où boivent les bestiaux. On les devine, sur le tapis uni des prés, à la végétation vigoureuse, roseaux, joncs, herbes d’eau, qui pousse dans leur lit. Et on s’étonne, en traversant ce pays, de le voir ainsi régulièrement morcelé et comme partagé par ces ruisseaux au cours rectiligne, géométrique, se coupant les uns les autres à angles droits. Ils sont comme un vivant quadrillage, dessiné par l’homme pour drainer le pays.

Sylvain, dans ce réseau, avançait lentement. Il était tout seul. Autour de lui, le vent passait avec une force soutenue, une chanson perpétuelle qui bruissait aux oreilles. On le voyait de loin accourir, à l’ondulation infinie qui passait comme une vague sur les avoines et les herbages. À ce grand souffle rude et constant, on sentait que la mer était proche.

Sylvain franchissait les ruisseaux sur des planches, disposées par-ci par-là. Ou bien il jetait son vélo par-dessus, et ensuite sautait lui-même. À la profondeur de l’eau, il tâchait de découvrir les gués qu’avait dû préférer Tom. Et quand il voyait au loin une tache sur l’herbe, il faisait un détour, il s’en approchait, pour voir si ce n’était pas son chien. Une lassitude, un découragement le prenait. Il avançait de plus en plus en territoire français. Bientôt, il lui faudrait renoncer à la recherche, s’il ne voulait pas être vu du poste de douane.

À ce moment, il aperçut, dans une prairie à la végétation haute, un chemin tracé dans l’épaisseur de l’herbe. Quelqu’un avait dû passer là récemment. L’herbe ne s’était pas encore redressée.

Sylvain s’engagea dans cette sorte de chemin. Il arriva à un élargissement, où les tiges écrasées marquaient la place d’un combat. Puis la piste devenait très large et très confuse, comme si plusieurs hommes ou bêtes étaient passés par là.

Sylvain la suivit encore. Et il retrouva Tom. Le chien était couché sur le flanc. Il n’avait plus de nez. Un coup de vent le lui avait arraché. À la place était un trou horrible. Vingt déchirures dans sa peau montraient qu’il s’était défendu avec courage, avant de mourir. Un douanier avait coupé sa patte droite, pour toucher la prime.

Sylvain regarda son chien une minute. Il ressentait une peine aiguë dont il s’étonnait. Jamais il n’avait eu envie de pleurer pour un chien. S’il avait eu un outil, il l’aurait enterré. Mais avec les mains, il ne fallait pas y songer.

Avant de s’en aller, Sylvain regarda encore une fois Tom.

— C’était une brave bête, dit-il tout seul.

Et il partit, abandonnant son chien mort dans cette plaine démesurée et triste, peuplée seulement de la plainte éternelle du vent…