La Maison de Molière

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La Maison de Molière
Œuvres complètes de François CoppéeLibrairie L. HébertThéâtre, tome II (p. 153-157).

LA
MAISON DE MOLIÈRE

poésie

Jadis, quand à travers le Maine et la Bretagne
Il traînait après lui ses acteurs de campagne,
Plus d’une fois, surpris en plein champ par le soir,
Molière a dû frapper aux portes d’un manoir ;
Et là, passant suspect, voyageur qui dérange,
Peut-être a-t-il parfois dû coucher dans la grange
Qu’ouvrait en maugréant quelque insolent valet.
Seul, le sublime fils du grand Shakspeare, Hamlet,
Aurait vu sur ce front la marque souveraine ;
Seul, il eût fait accueil à la troupe foraine
En leur disant à tous, avec beaucoup d’honneur :
« Soyez les bienvenus, messieurs, dans Elseneur ! »
Les temps sont bien changés ; et Molière, à cette heure ,
Donne asile en sa grande et célèbre demeure
Aux maîtres du passé comme aux maîtres présents :
Aujourd’hui même elle est vieille de deux cents ans.

Et dans cette maison, son œuvre, son idée,
Que plus que le Grand Roi son génie a fondée
Et qui pour la pensée humaine est un besoin,
Le rêveur, qui jadis étendu dans le foin
Peut-être méditait déjà Le Misanthrope,
Ce soir, à tout Paris, à la France, à l’Europe,
Au monde, où ses chefs-d’œuvre en tous lieux sont connus,
Peut dire avec orgueil : « Soyez les bienvenus ! »

Deux cents ans ! Songez-y… Quelle éclatante gloire
Demeure intacte après deux siècles dans l’histoire ?
Presque aucune. Quel roi, quel césar, quel tribun
Reste debout après deux siècles ? Presque aucun.
Le souvenir s’en va des gagneurs de batailles,
Comme leurs fronts laurés s’usent sur les médailles ;
La voix qui fit tomber les murs de Jéricho
S’éteint dans l’avenir profond et sans écho ;
L’herbe pousse en cachant la colonne abattue
Et l’échafaud se dresse où planait la statue :
Tout disparaît. L’art seul a l’immortalité !
Et le plus clair esprit qui jamais ait été,
Molière, dont sans cesse une foule empressée
Acclame, en s’enivrant du vin de sa pensée,
Le nom toujours plus pur, plus illustre et plus beau,
Il a son temple, lui qui n’a pas de tombeau !


Mais il n’est pas jaloux. Il reçoit dans ce temple
Tous ceux pour qui son œuvre est l’éternel exemple ;
Et quand Louis Quatorze autrefois ordonna
Qu’avec Tartuffe on pût jouer Phèdre on Cinna,
Et que l’on réunit pour la même besogne
La maison de Molière à l’hôtel de Bourgogne,
Son ombre fut heureuse, elle tendit les mains
Au plus tendre des Grecs, au plus fier des Romains ;
Et, par notre immortel Molière présidée,
La grande trinité classique était fondée !

Aussi c’est, protégés par ces trois noms égaux,
Que, depuis lors, Regnard, Voltaire, Marivaux,
Le Sage, Beaumarchais, Sedaine, et tant de maîtres
Qui restent grands encore après de tels ancêtres
Et dont le vieux logis conserve, hospitalier,
L’œuvre sur le théâtre et le buste au foyer,
Éloquents prosateurs, poètes pathétiques,
Se sont transmis, ainsi que les coureurs antiques,
La tradition sainte et le flambeau sacré
De l’Idéal par qui le monde est éclairé !

Vous pouvez être fiers, ô classiques de marbre !
Car votre œuvre grandit toujours comme un vieil arbre
Qui, lorsque vient l’avril, pousse dans tous les sens

La robuste fraîcheur de ses rameaux puissants,
Tout heureux d’abriter sous ses vertes ombelles
Tant de jeunes oiseaux et de chansons nouvelles.
Là le moindre poète est utile, et tout sert
À l’admirable accord du sublime concert :
Dès qu’une voix se tait, une autre voix s’élance !
Le ciel de l’Art fut plein d’un douloureux silence
Lorsque le chant amer et tendre s’éteignit
De Musset, rossignol trop tôt tombé du nid.
Mais on ne suspend pas l’effort de la nature :
Chaque couchant prédit une aurore future,
Et l’on ne doit jamais douter du lendemain.
Comparez l’Océan et le génie humain,
Tous les deux sont régis par une loi conforme :
Après les petits flots vient une lame énorme ;
Un silence plus long suit son écroulement
Et l’eau beaucoup plus loin recule en écumant ;
Sur la grève elle s’est, en râlant, retirée ;
Mais rien ne contiendra l’assaut de la marée.
Et tu le sais, ô siècle éternellement fier
De voir l’œuvre d’Hugo monter comme la mer !

Quant à nous, ce n’est pas sans un sentiment triste
Que nous parlons ici de gloire qui résiste.
L’acteur périt avec le public qui l’aima !

Les plus vieux d’entre vous ont-ils pu voir Talma ?
Andromaque et Le Cid sont illustres de reste,
Mais qui créa Rodrigue et qui jouait Oreste ?
Pourtant, des grands auteurs interprètes fameux,
Lekain, Mars ou Rachel n’ont-ils pas, tout comme eux,
Conservé, purs de toute influence mauvaise,
Le charme et la grandeur de la scène française ?
Et, comme nos anciens, sommes-nous pas encor
Les gardiens vigilants du noble et cher trésor ?
N’avons-nous pas servi cette langue chérie
Qui mieux qu’un étendard résume la patrie,
Ce doux langage auquel on ne renonce pas,
Là même où l’étranger force à le parler bas ?
Sa gloire, avec respect nous l’avons conservée !
Aussi, modestement, mais la tête levée,
Nous osons nous tenir devant nos grands patrons.
Hélas ! c’est tout entiers que nous disparaîtrons.
— Mais, en donnant l’amour des beaux vers et du style
Nous aurons fait, du moins, œuvre d’art, œuvre utile,
Et rempli dans le monde un devoir assez beau,
Nous, les humbles soldats qui gardons le drapeau !